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samedi 16 février 2019

Charlotte DELBO « La mémoire et les jours »


Une sorte de suite ou de contraction, mais aussi de complémentarité de la trilogie « Auschwitz et après » déjà présentée en nos pages. Cinq textes, cinq longs chants désespérés pourrait-on dire. Charlotte DELBO a connu Auschwitz et Ravensbrück, en est revenue. Enfin, revenue, c’est un bien grand mot. Son corps oui, son âme, c’est autre chose. Toute sa vie, elle a tenu à témoigner, à graver dans le marbre les souvenirs de l’horreur humaine, les déportations, les tortures, les privations, les humiliations, le nazisme. Elle va faire passer la pilule soit par la poésie soit par la prose, mais toujours s’approchant au plus près du théâtre.

« La mémoire et les jours » est le premier texte de ce recueil, il fait bien sûr écho à la trilogie déjà citée, mais peut-être plus particulièrement au troisième volet « Mesure de nos jours », le retour des camps, les images obsédantes, incessantes, la difficulté à revivre, texte présenté tour à tour en prose, en poésie, glacial. Pourquoi certains membres de la famille sont revenus et pas d’autres ? Et les souvenirs, déchirants : « À Paris, au centre d’accueil, j’ai rencontré des espagnols qui revenaient de Mauthausen. C’étaient des combattants républicains qui s’étaient réfugiés en France, à la défaite, et qui avaient été internés dans des camps français, au pied des Pyrénées. Livrés aux Allemands après l’armistice de juin 1940, ils avaient été déportés à Mauthausen. Plus des trois-quarts ont succombé dans la carrière de Mauthausen. Et dans quel état étaient les revenants ! Bien pire que nous, les femmes  de Ravensbrück ».

Le « Tombeau du dictateur » reprend ce plan prose/poésie de la trilogie « Auschwitz » et du premier texte du recueil. Long monologue, longue poésie sur Dame La Mort, celle des guerres, des camps. Puis un texte sur un hôpital en temps de guerre. « On croit qu’on s’habitue à tout. On ne s’habitue pas à voir des hommes coupés en deux ». Puis nouveau texte sur le retour d’une polonaise, varsovienne, de « là-bas », de l’enfer, des camps.

« Varsovie » justement, troisième chant et ville témoin de cette complainte poétique. Pour ce qui est de la prose suivant le poème (DELBO présente un plan assez similaire selon les écrits), c’est la Grèce (Charlotte DELBO y était allée). Sur place, géographiquement parlant, mais aussi par le biais des grecs de l’univers concentrationnaire d’ Auschwitz, les juifs de Salonique et d’ailleurs, comme enterrés vivants dans les camps de la mort, les guérilleros grecs qui ne désarment pas, mais se font déporter. Retour à Varsovie, le ghetto où l’on crève en surnombre, mais dans lequel on résiste pour la postérité :

« La révolte soulève le ghetto
Sursaut d’hommes qui sont prêts à mourir
Mais de mort volontaire,
Pas poussés à l’abattoir »

Puis un convoi de juifs arrive dans un camp en avril 1943, horrible routine.

« Les folles de mai », ces femmes, folles en liberté qui cherchent vainement des traces d’un mari, d’un fils, devenant dingues de ne pouvoir même faire leur deuil. Poésie très courte, percutante, désenchantée. Pas de place pour la prose ce coup-ci.

Le dernier chant, « Kalavrita des mille Antigone » est à la fois le seul des cinq – à ma connaissance – à avoir également été édité seul (un livre en 1979) et peut-être le plus poignant des cinq. Kalavrita, petit village grec (on y retourne) massacré par l’armée nazie en 1943, à l’époque où certaines divisions ne laissaient rien de vivant sur leur passage, tuaient, violaient, brûlaient en masse, anéantissant à tout jamais une génération d’humains avec tout ce qui va avec (nous français pensons bien sûr à Oradour) : « Avec les hommes qui sont tombés ce jour-là, la mémoire du pays s’est perdue. Maintenant il n’y a plus personne pour se souvenir de la manière dont le maréchal-ferrant tenait le fer. Il était réputé pour son adresse. Quand il ferrait une mule, on faisait cercle autour de sa forge pour voir comme il s’y prenait ».

Vient la sordide improvisation pour les survivants du massacre, devant faire disparaître les corps des trépassés. « Puis l’une a dit : ‘Il faut d’abord faire la toilette funèbre. Il faudra ensuite les ensevelir’. Pour la toilette funèbre, chacune sait. Pour l’ensevelissement… Le fossoyeur était là, mort avec les autres. Et quel fossoyeur a jamais enterré mille trois cents morts d’un coup ? Qui creuserait mille trois cents tombes en un jour, dans la terre pierreuse de chez nous ? ». Et comme un ultime coup porté à l’indicible : le souvenir des camps, mais en Sibérie. Car oui, en U.R.S.S. il y avait également des camps de déportation, celui de Kolyma par exemple, raconté si longuement dans l’oeuvre de CHALAMOV.

Ne pas oublier, rien ni jamais. Perpétuer la mémoire, poursuivre le travail amorcé, rendre témoins les générations futures. Ce titre « La mémoire et les jours » est divinement trouvé, c’est aussi un coup de poing dans l’estomac, il appuie sur les tripes, c’est un travail morbidement fascinant par toutes ces voix différentes qui témoignent, ces ramifications, ces spectres hantant la terre, c’est sorti à l’origine en 1985 (juste après la mort de Charlotte DELBO) aux Éditions Berg qui l’ont réédité en 2013 (année des 100 ans de la naissance de Charlotte). Dire que c’est bouleversant serait à coup sûr un euphémisme de mauvais goût, aussi je vous laisse plonger dans ces textes d’une irrémédiable beauté littéraire et d’une redoutable efficacité émotionnelle, sans jamais tomber dans le pathos. À coup sûr une auteure parmi les meilleures ayant écrit sur la déportation et autre nazisme.


(Warren Bismuth)

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