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mercredi 10 juillet 2024

Erri DE LUCA « Les règles du Mikado »

 


Vers la fin du XXe siècle deux anonymes (l’auteur explique ce choix en préambule) se rencontrent et conversent. Lui horloger, vieux loup solitaire de plus de 60 ans, aimant se réfugier en montagne pour s’isoler volontairement. Elle gitane de Slovénie de 15 ans. Décor : une tente. Tous les deux dedans. La jeune fille a fui de chez elle pour échapper à un mariage arrangé avec un homme de 50 ans. Elle est ce que l’on pourrait appeler une analphabète instruite, et une personnalité typique de l’univers de De Luca. Elle en vient à lire dans les mains du vieil horloger pendant qu’il dort.

Les langues se délient lentement. L’homme évoque à la jeune femme un amour de jeunesse né lors d’une partie de Mikado « Il m’a semblé incroyable qu’elle s’intéresse à moi ». Lui le timide, l’humble, philosophe sur l’espace-temps. Quant à la jeune gitane elle est accompagnée d’un corbeau apprivoisé qui est en même temps son ange gardien et qui sait la prévenir de l’arrivée impromptue de visiteurs. L’homme apprend à la femme la façon de jouer avec les bâtons de Mikado « Chaque chose faite seul est un jeu. Le travail commence quand je suis avec les autres ».

La première partie du livre est une scène théâtrale entre deux êtres que tout semble opposer, rarement interrompus par des visiteurs intéressés, les représentants de l’ordre. Intimisme et profondeur. « Une des règles du Mikado consiste à oublier le tour précédent. C’est le contraire des échecs où les joueurs se souviennent des combinaisons des parties. Le Mikado fait table rase ». L’homme, qui applique pour sa propre vie les règles du Mikado, raconte qu’il est membre actif d’une fondation en aide aux déshérités, comme un indice autobiographique laissé volontairement en vue.

Sur le fond, De Luca saupoudre lentement, avec doigté, des informations sur les passés respectifs des deux protagonistes. Comme pour l’horloger, l’auteur agit « doucement sans attirer l’attention », c’est d’ailleurs peut-être le leitmotiv du récit. Pendant ce temps, l’homme décroche pour la jeune gitane un travail sur un bateau. Ce sont des échanges de lettres qui nous apprennent la suite. Puis vient ce cahier, celui du vieil homme, où tout ce que nous avons appris et cru savoir de cette histoire est remis en cause, où le vieil horloger livre son passé, loin des éclats, du tumulte, de manière quasi anonyme, mais pourtant avec des buts politiques bien précis. Voire dangereux pour sa propre vie. Le récit bascule dans un climat politique et militant, et contredit en partie le dialogue de la première partie. Il est bien sûr traduit par la traductrice attitrée de De Luca, Danièle Valin.

« Les règles du Mikado » qui vient de sortir est un De Luca caractéristique : entre philosophie de vie, sagesse, politique, social, humilité profonde (comme certains devraient en prendre de la graine !), curiosité, pétillance. Peu de personnages, mais de ceux que l’on n’oublie pas tant ils sont peints avec splendeur. Ce texte peut former un tout avec ses dernières œuvres : « Le tour de l’oie », « Impossible » et « Grandeur nature ». La lecture d’un De Luca est toujours un moment hautement privilégié, enrichissant, un moyen de tout laisser sur le bas-côté.

« Bon dimanche, ici c’est le seul jour de la semaine ».

(Warren Bismuth)

2 commentaires:

  1. J'ai découvert cet auteur il y a très longtemps avec Trois chevaux, que j'ai beaucoup aimé. Je l'ai relu assez récemment avec "Impossible", qui m'a déçue (je l'ai trouvé superficiel). A voir donc, pour celui-là...

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  2. J’ai vraiment passé un bon moment avec ce livre ! J’avais aussi aimé "Impossible" que j’ai lu en 2022. Bonne continuation.

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