Une maison familiale dans l’est de la France garde jalousement des souvenirs intimes. C’est le rôle de la fille de les exhumer, de nos jours, alors que la mère va bientôt finir ses jours. La fille va fouiller, ranger, trier jusqu’au petit recoin, va faire parler les meubles – au sens littéral -, les objets et tenter, enfin, de rompre le silence.
La robuste machine à coudre Singer trône. Elle est à la fois l’ancêtre et le témoin de plusieurs générations. Elle a vu défiler la famille, qui se l’est transmise de mère à fille, comme un trésor. La couture, tâche qui fut celle des générations précédentes, de la grand-mère surtout, de la mère bien sûr. La fille déniche d’ailleurs de vieux bouts de tissus confectionnés par ses ancêtres, patchworks allégoriques du destin familial, ranimés par petits bouts jusqu’à former un tout, Elle continue d'explorer la bicoque, dans laquelle elle répertorie tout un inventaire à la Prévert même s’il est plutôt resserré dans un monde quasi exclusif de la couture.
En plus des meubles, les femmes prennent la parole, l’une après l’autre, pour un dialogue indirect et intergénérationnel, brisant les silences de jadis. Chez la grand-mère, le souvenir de la deuxième guerre mondiale, terriblement marquante, qui en quelque sorte décide de la suite : « Nous devons fuir, fuir la menace d’un péril mal expliqué, les on-dit, les choses racontées, fuir les avions tirant sur les files de fugitifs, des colonnes de fourmis, noires dans le viseur, éparpillées aux premières bombes, inexorablement reformées, reprenant la route, agglutinés bêtement les uns aux autres, cibles faciles sur lesquelles on lance des cailloux du ciel, éradiquer les fourmis, toujours à nouveau réunies par une force contraire les menant à l’abattoir, c’est tellement plus facile de fuir par les routes, fuir l’avancée des forces ennemies ».
Et puis voilà Albert le baigneur, ce poupon abandonné en celluloïd, qui a lui aussi traversé les vies, les drames, les joies et pourrait aisément témoigner de tous les va-et-vient, tous les secrets de la maison. Et les secrets ne manquent pas, comme la grand-mère va d’ailleurs le démontrer…
La même grand-mère s’insurge lorsque sa petite-fille se rase les cheveux, horrible souvenir, l’épuration, un acte anodin qui la renvoie pourtant à son lourd passé, ce passé fait de disette qui a forcément inspiré la cuisine grasse des années moins malaisées, alors que les objets continuent de témoigner, l’armoire bordelaise, la penderie, le lit, la coiffeuse, le buffet.
« Des aiguilles plein la bouche » est un texte hybride et polyphonique qui se transmet de bouche en bouche. Poésie en vers libre, récit de vies, roman intimiste, il est aussi documentaire par sa forte coloration historique dévoilée par trois générations. La filiation du récit est évidente avec ces femmes qui se parlent par-delà la mort, se racontent ce qu’elles n’ont su se dire entre elles, un dialogue indirect quasi théâtral. « Quand on ouvre les portes du buffet, c’est ton monde à toi, que l’on ouvre ».
Pudique et intimiste, ce texte sur la transmission est une succession de poupées gigogne : des boîtes, et dans ces boîtes…, des sacs, et dans ces sacs… De découvertes en trophées, au milieu des objets-témoins, la fille est la porte-parole, la passeuse de cette histoire familiale où sans un mot, l’ancêtre pourtant demande de reprendre le flambeau : « Tenir le compte, garder la main. Ta grand-mère se disait sans doute que cela ne serait pas vain. Recoudre le fil de sa vie, infini effort de combler les vides entre les points, entre les ouvrages ». L’ombre de Annie Ernaux semble parfois planer en ces non-dits alliant douceur, révolte et malentendus générationnels. Il existe une première version, théâtrale (le format s’y prête à ravir) de ce texte, intitulée « En découdre ».
« Des aiguilles plein la bouche » vient de sortir aux toujours formidables éditions Signes et Balises, petit format classieux et élégant, ne le loupez pas, c’est le deuxième titre de l’autrice publié chez cette éditrice après le déjà très beau « Je ne sais même plus quelle tête il a » en 2021.
https://www.signesetbalises.fr/
(Warren
Bismuth)
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