Pour la 500e publication du blog, il fallait un poids lourd pour marquer le coup, un génie littéraire passionné, investi d’une mission intransigeante. Ce cap est franchi, après un peu plus de quatre ans d’âpres efforts, avec Nikos KAZANTZAKI et son époustouflant « Le Christ recrucifié ».
En 1922 à Lycovrissi, petit village de la banlieue d’Athènes, se tiennent les préparatifs de la fête consacrée à la Passion de Christ, organisée tous les sept ans lors de la semaine sainte et prévue l’année suivante. Sont désignés les futurs acteurs qui joueront Jésus, Judas, les apôtres et Marie Madeleine. Mais soudain surviennent les habitants d’un village incendié par les armées turques.
Alors que d’âpres négociations s’ouvrent concernant la demande d’asile de la part des fuyards, l’une des leurs s’écroule inanimée, morte. D’après les gens de Lycovrissi il s’agit de la lèpre. De peur d’être contaminés, ils refusent l’accueil aux nouveaux migrants qui, la mort dans l’âme et considérés comme impurs, vont s’installer sur la montagne de la Sakarina tout à côté afin de fonder une communauté.
Après l’assassinat d’un homme et la menace de voir tout le village pendu âme par âme tant que meurtrier ne se sera pas dénoncé, les langues se délient peu à peu, provoquées par la peur, et de nombreux péchés sont confessés par des habitants pressés de se mettre en règle avec Dieu. Mais surgissent aussi les premières dénonciations de péchés commis par d’autres dans un passé plus ou moins lointain. Chacun pour soi et le bon Dieu pour tous ! Les croyances ancestrales ne sont pas non plus en voie de disparition.
Dans cet immense roman de 1948, le crétois KAZANTZAKI offre un scénario original, puissant et mystique. Il le reprendra en partie six ans plus tard lorsqu’il écrira « La dernière tentation » consacré au parcours historique ou supposé du Christ (devenu « la dernière tentation du Christ » sous la caméra de martin SCORSESE en 1988). Ce combattant de gauche cherche la foi par ses personnages magistralement dépeints, ce Manolios choisi pour jouer le rôle du Christ pour la reconstitution de la crucifixion, ces futurs apôtres Yannakos, Costantis et Michelis, tiraillés par leur foi, cette Katerina pressentie pour endosser le personnage de Marie Madeleine ou ce Pannayotis, ce traître tout trouvé pour incarner Judas. Tous s’imprègnent d’ores et déjà de leur figure théâtrale à venir. N’oublions pas le merveilleux père Photis, porte-parole de la tribu errante des villageois persécutés.
Le trait est éblouissant sans jamais tomber dans le superlatif indigeste. Chaque scène se perçoit comme une ample toile aux multiples facettes, aux couleurs et expressions ensorcelantes. L’écriture de KAZANTZAKI est envoûtante par sa dimension omnipotente, sa profondeur, sa grandeur. Épopée démesurée où des hommes se donnent entièrement, comme KAZANTZAKI a su le faire pour la littérature, les souffrances de ses protagonistes sont palpables, abondantes, effarantes.
Dans cette fresque épique se dessine l’ombre de DOSTOÏEVSKI : cette foi que le russe a cherché toute sa vie sans jamais la trouver, tandis que KAZANTZAKI semble l’apercevoir à son corps défendant, faisant cependant pour sa part évoluer son action le plus souvent en plein air alors que son aîné Pétersbourgeois choisissait généralement des décors en intérieur dans un espace ramassé et suffocant, dans des huis clos d’anthologie. « Le Christ recrucifié » est peut-être une sorte de « Frères Karamazov » grec, avec toutefois des instants pour respirer. Il est un chef d’œuvre absolu qui se lit la boule au ventre, dans la passion, peut-être pas celle du Christ mais bien celle que le style et l’habillage de KAZANTZAKI imposent.
« Saint Georges nous a pris sur la croupe de son cheval et nous a amenés ici, sur cette montagne déserte ; et, cette nuit, il est venu me visiter dans mon sommeil, il a étendu la main et a déposé dans la paume de la mienne la graine d’un village, un tout petit village en miniature, qui tenait tout entier dans sa main, avec son église, son école, ses maisons, ses jardins ; et il m’a dit « Plante-la ! ».
Même la nature semble animée de ses mythes et de sa surpuissance, magnifiée par la plume de l’auteur dans un environnement biblique. « Créations du Tout-puissant, roches énormes, et toi, eau, qui ignores le sommeil et jaillis des rochers pour abreuver les martinets et les faucons, et toi, feu, qui dors sous l’écorce du bois et attends l’homme pour te réveiller et te mettre à son service, nous vous saluons. Nous sommes des hommes traqués par les hommes. Martinets et faucons, êtres sauvages et compatissants, réservez-nous un bon accueil ! Nous apportons les os de nos pères et les outils du travail et les semences des hommes ».
Certaines scènes marquent profondément, je pense notamment à cette figure christique que sculpte Manolios dans un mince bout de bois, mais nombreuses sont celles de cette envergure, marquantes aussi par cette perpétuelle ambivalence de la foi, cette perpétuelle recherche de la perfection humaine dans une croyance quasi divine (DOSTOÏEVSKI, une fois de plus, n’est pas loin).
KAZANTZAKI n’oublie pas ses racines politiques révolutionnaires, et lorsqu’il imagine le Christ revenant parmi les Siens, ce n’est pas toujours par son image classique : « Si le Christ descendait aujourd’hui sur terre, sur cette terre telle qu’elle est, que porterait-il sur l’épaule, à ton idée ? Une croix ? Non ! Un baril de pétrole ! ». Car il peut être enfin temps de mettre à genoux ce vieux monde.
D’ailleurs, dans ce roman touché par la grâce, la référence politique n’est jamais loin. Aussi, Manolios et sa représentation du Christ est perçu comme un bolchevik. Détail important : l’action se déroule en 1922, cinq années après la prise de pouvoir des bolcheviks en Russie et juste après que les premiers témoignages d’horreur viennent abonder. Les dirigeants du village, décideurs privilégiés du refus de recevoir les pèlerins demandant l’asile, traitent Manolios de bolchevik. Mais en esquissant un recul historique, ne seraient-ce pas eux, en fait, les tyrans, lorsque l’on connaît la suite de l’histoire politique de la Russie/U.R.S.S. ? Les gouverneurs russes voyaient en effet leurs opposants systématiquement comme des contre-révolutionnaires. La question est posée, elle a le mérite d’exister, même s’il semble que Manolios représente bien ici la figure d’un LÉNINE fascinant KAZANTZAKI. « Ce monde est infâme, agha. Les bons meurent de faim ; les mauvais mangent, boivent et gouvernent, sans foi, sans dignité, sans amour. L’injustice ne peut plus durer ! Je parcourrai les rues, je m’installerai sur les places, je monterai sur les toits, et partout je crierai : « Venez, vous tous, les affamés, les honnêtes gens ! Unissons-nous, mettons le feu, débarrassons la terre des Despotes… ».
« Le Christ recrucifié » appartient à ces romans qui changent un lecteur, qui en bouleversent les certitudes, en s’insérant insidieusement dans une pensée pour ne plus en sortir. Il est tragique, épique, vaste, copieux, excessif dans sa Passion. Quant à la chute, et comme pour nous achever, KAZANTZAKI la soigne au-delà du raisonnable. Il en résulte un roman de près de 600 pages qui laissera une empreinte indélébile. Réédité en 2017 aux éditions Cambourakis qui ressortent par ailleurs l’intégrale fictionnelle (mais pas seulement) de l’écrivain grec. L’exploration ne fait que commencer, elle sera longue et palpitante !
(Warren Bismuth)
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