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mardi 20 octobre 2020

Anne SIMONIN « Les Éditions de Minuit 1942-1955 – Le devoir d’insoumission »

 


Pavé conséquent et particulièrement impressionnant pour plonger dans l’histoire des éditions de Minuit. Conséquent car fort de plus de 500 pages grand format peu aérées. Impressionnant car agrémenté de plus de 1300 (!) notes de bas de pages. Ce livre est le résultat d’une thèse qu’Anne SIMONIN a consacré aux éditions de Minuit dans les années 90 avec, excusez du peu, Jean-Pierre AZEMA en directeur de thèse ! Jérôme LINDON et l’équipe des éditions ont donné accès à leurs archives.

Minuit est tout d’abord une maison clandestine fondée en 1941 par Pierre de LESCURE et Jean BRULLER (qui ne va pas tarder à devenir VERCORS) et publiant sous le manteau dès le début de l’année 1942 (le premier ouvrage sera « Le silence de la mer » de VERCORS). La motivation principale est la suivante : il est indéniable que pendant l’occupation les écrivains ne pourront plus exercer leur art en totale liberté, il faut donc trouver une parade intellectuelle pour affronter l’ennemi nazi. Entre 1942 et 1944, vingt livres paraîtront ainsi aux éditions de Minuit clandestines sous le nom de la Collection « Sous l’oppression », six seront « Hors collection ». Si les publications de Minuit ne sont pas les premières à être clandestines en France pendant l’occupation, elles le sont cependant en tant que maison d’édition. Leur ligne éditoriale est particulièrement ancrée : ne pas faire de l’antinazisme primaire mais proclamer une Résistance pacifiste et intellectuelle, un humanisme très marqué, le tout par le biais de récits ou poèmes.

La présente thèse expose au millimètre non seulement les difficultés pour faire survivre une telle maison d’édition (trouver par exemple du papier ou de l’argent n’est pas le plus aisé en pleine occupation), avec des tensions au sein des protagonistes, mais c’est aussi un panorama très précis de l’édition française en général durant la deuxième guerre mondiale.

Après la Libération, l’ambiance devient délétère au sein de Minuit. Devenir maison d’édition officielle (elle le devient précisément le 3 octobre 1944, entraînant une lutte des chefs assez violente), oui mais à quel prix ? Cette guerre interne après une guerre mondiale, Anne SIMONIN la décortique de manière scrupuleuse. Minuit a toujours voulu, y compris après sa version clandestine, se démarquer du Parti Communiste Français. Or, ce dernier aimerait voir son empreinte au sein de ces éditions devenues légales. Les crises internes se succèdent, le PC donne des coups. Et en prend.

Minuit obtient le statut d’entreprise le 15 octobre 1945. Vont s’ensuivre des années de vaches maigres, des frictions très importantes, notamment avec les éditions Gallimard, mais aussi un « divorce » très brutal entre Pierre de LESCURE et VERCORS, ce dernier récupérant les rênes de la maison, mais pour combien de temps ?

Si cette thèse est bien sûr focalisée sur l’historique des éditions de Minuit, elle se permet quelques débordements forts instructifs sur les maisons d’éditions ou les librairies collaborationnistes, et leur volonté de se redécouvrir virginales au lendemain de la Libération.

Quant à Minuit, ce sont les bouquins de VERCORS qui les font vivre. Juste après la guerre et pendant une poignée d’années, ses ouvrages représentent la moitié des ventes de l’éditeur. Des collections vont naître au sein de la maison, avec quelques échecs retentissants, certains dûs à des guerres d’ego. LESCURE va s’en aller, VERCORS va vouloir tenir le gouvernail d’un navire en péril, maison déficitaire qui ne jouit plus que de l’image de son passé clandestin. Le débat sur la littérature et l’épuration prend une place prépondérante dans l’édition, les vagues montent, VERCORS semble obsolète, il faut rafraîchir la ligne éditoriale, pousser VERCORS au fossé, déchirer ce bout de sparadrap marqué « Résistance », les éditions ne peuvent pas continuer avec cette seule étiquette. C’est alors qu’apparaît Jerôme LINDON.

LINDON devient Président Directeur Général de l’entreprise en mars 1948. Un nouveau départ s’amorce. Mais Minuit reste en faillite. VERCORS est définitivement évincé, la lutte est âpre et sans concessions. Il faudrait un véritable miracle pour que Minuit se relève. Il arrive pourtant aux débuts des années 1950, il se nomme Samuel BECKETT…

Ce livre n’est pas que l’histoire de Minuit, il est aussi celle, comme nous l’avons vu, de l’édition, de la littérature, des librairies sous l’occupation, mais il est également l’occasion de dresser les portraits des protagonistes principaux au sein de Minuit, avec des sortes de courtes biographies, par ailleurs fort intéressantes, de VERCORS (que le livre ne manque pas d’égratigner à maintes reprises), LESCURE ou autres LINDON. Si le titre de l’ouvrage stipule les dates 1942-1955 comme durée d’étude du présent ouvrage, la conclusion vole jusque 1957, avec l’engagement actif de Minuit pendant la guerre d’Algérie et un sentiment de retour de l’histoire rocambolesque de la période clandestine.

Bref, vous l’aurez compris, si vous êtes passionné.es par les éditions de Minuit, si vous avez du temps devant vous, si vous souhaitez connaître chaque détail de cette maison d’édition jusqu’en 1955, si vous désirez vous instruire sur une maison d’édition clandestine en temps de guerre, armez-vous de patience ! Car ce livre de 1994, que j’ai pu dégoter dans les réserves d’une bibliothèque, devient difficile à trouver. Mais il vaut de l’or pour les informations qu’il renferme. Comble du bon goût : il n’est pas sorti chez Minuit mais chez IMEC Editions. Il est une mine. Pointue, complexe, ardue, mais une mine !

(Warren Bismuth)

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