Leonid ANDREÏEV a écrit durant sa carrière une quarantaine de pièces de théâtre, certaines paraissent aujourd’hui définitivement perdues, d’autres difficiles à dénicher, notamment en langue française. Heureusement, les éditions Mesures sortent de leur chapeau magique « La vie de l’homme », une pièce de structure originale et désarmante.
En cinq tableaux, c’est toute la vie d’un homme qui nous est donnée à découvrir. Une femme accouche en d’affreuses souffrances. « Ça, ça ressemble plutôt au hurlement d’un animal. On sent de la nuit dans ce cri ». De vieilles dames commentent au loin l’acte de maternité tandis qu’une bougie se consume. Cette bougie, tenue par un énigmatique « Être en gris » au visage de pierre représente l’espace temps, elle va brûler tout au long de l’action. Jusqu’à s’éteindre.
L’homme est désormais marié, lui et sa femme sont miséreux (« Comme ils sont pauvres ! Comme ils sont heureux ! ») mais font des projets, envisagent un avenir radieux que l’on croit fantasmé. Et pourtant, nous les retrouvons riches, organisant un bal faste et somptueux pour lequel sont présents de nombreux convives, tous impressionnés au milieu d’un buffet abondamment garni.
Mais la vie pouvant réserver de vilains écueils, l’homme et la femme, devenus subitement vieux et usés sont de nouveau pauvres. Témoins de l’agonie finale de leur fils, ils implorent le ciel. Puis survient l’inéluctable fin de l’homme. Extinction de la bougie.
ANDREÏEV désirait écrire un théâtre non académique, loin des règles en vigueur. Par cette pièce, il démontre son talent hors normes. Si le texte est bien divisé en cinq actes, c’est pour mieux le découdre et le faire parfois évoluer vers une structure purement romanesque qui bouscule le lectorat. Lors de ces extraits, il n’est plus possible de savoir qui parle car, contrairement au théâtre classique, le nom de celui qui prend la parole n’est soudainement plus écrit, et le texte bascule vers une fiction romanesque avant de réintégrer sa structure première plus aérée. Quant à la bougie, témoin de cette vie, elle en est en quelque sorte le personnage principal, alors qu’elle n’apparaît qu’en de rares occasions. Elle fait figure de métronome.
Un autre témoin de cette descente aux enfers conjugale est « La petite vieille » qui vit chez eux. « Vous vous demandez où est passée la richesse – je ne sais pas, peut-être que c’est étonnant, mais j’ai passé toute ma vie chez les gens, j’ai vu comment l’argent partait, comment il disparaissait, peu à peu, comme dans des fentes. Maintenant, c’est pareil chez mes maîtres. Il y en avait beaucoup, après il y en a eu moins, après, plus du tout ; il y avait des clients qui venaient et faisaient des commandes, et puis ils ne sont plus venus. Un jour, j’ai demandé à Madame comment ça se faisait, et elle m’a répondu : « Ce qui plaisait ne plaît plus ; ils n’aiment plus ce qu’ils ont aimé ». – Comment ça se fait, que ce qui a plu puisse cesser de plaire ? Elle n’a pas répondu et elle s’est mise à pleurer, mais pas moi. Ça m’est égal. Ça m’est égal ».
ANDREÏEV semble jouer avec les situations, par des phrases ou images à double sens. Il fait preuve d’une grande innovation tout en rendant la forme poétique. Cette pièce – sa troisième, les deux précédentes ayant été touchées par la censure - écrite en 1906 fut montée en Russie dès 1907 par Vsévolod MEYERHOLD notamment, mise en scène qui va provoquer une brouille entre les deux hommes. C’est dans une postface détaillée d’André MARKOWICZ que vous connaîtrez la teneur de cette dispute. Le traducteur du présent ouvrage propose de longs extraits de la correspondance entre ANDREÏEV et MEYERHOLD mettant en avant leurs profonds désaccords. Ce livre somptueux est paru en 2020 aux éditions Mesures à 500 exemplaires, mais une réimpression de 100 copies fut mise en œuvre dès la toute fin de 2021. Pour parachever le travail, le volume s’achève avec une très instructive chronologie de l’auteur.
Si Leonid ANDREÏEV représente une quelconque importance littéraire pour vous (s’il ne représente rien, nous n’avons plus rien à nous dire !), inutile de préciser qu’ils vous faut vous jeter sur cette pièce de théâtre. Pour finir et vous faire un peu plus languir, j’ajoute que visiblement cette pièce n’était auparavant parue qu’une seule fois en France, c’était en 1930…
(Warren Bismuth)
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