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dimanche 10 avril 2022

Natalka VOROJBYT « Mauvaises routes »

 


Des anonymes échangent. Sur la guerre, la violence. Ils tenteraient bien de parler d’amour mais les mots, les émotions, les images dérivent sur l’atrocité. Nous sommes en Ukraine après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, en plein Maïdan et la révolte populaire ukrainienne contre l’occupant.

Cette pièce de théâtre ukrainienne est divisée en six courtes scènes, des fragments de tranches de vies dans la campagne ukrainienne. La guerre sanglante, la barbarie sont passées par là, les exactions ont pour longtemps endommagé le psychisme des témoins rescapés. Dès la première scène, le ton est donné avec ce long monologue poétique d’une femme meurtrie à jamais.

Comment s’aimer au milieu des bombes, du sang et de la tragédie en cours ? Des rencontres qui oscillent entre amitié et haine, car ça dépend de quel côté on se trouve, géographiquement mais aussi politiquement. Des armes factices qui n’en sont peut-être pas, des habitants désenchantés, nourris à la haine, à la peur, certains vivent dans des caves pour s‘abriter, ou essaient de passer les block-posts (chek-points). Le froid est glacial dans cette sauvagerie sans nom.

Heureusement il y a les rêves, ceux de chaleur. « Des bottes fourrées… J’en ai vu à ma dernière rotation à Kyïv, sur une petite jeune. Elles étaient brodées de strass et de sequins. J’en ai bavé d’envie. Et, aujourd’hui, j’en ai rêvé. Je les enfilais et j’avais chaud ». Et les rêves de l’intimité, laborieuse celle-ci. Et le retour aux réalités : les intimidations, les exécutions sommaires, l’abomination en cours.

Des amis deviennent ennemis, une chaussée défoncée et rendue quasi impraticable. Ces six fragments peuvent être lus parfois de manière allégorique. Certaines scènes marquent par leur brutalité, physique ou psychologique : « Le fond est plus terrible que la mort. Tu touches le fond et tu te dis : c’est impossible d’aller au-delà… Que dalle. En dessous, il y a un autre fond… Puis un autre… Et en dessous, un ami aux yeux crevés… Qui lui a crevé les yeux ? Un autre homme… Et puis tu vas bouffer de la viande en conserve. Tu bouffes et tu te dis : le prochain prisonnier, je lui crève les yeux. De son vivant. Tu comprends ? ».

Pièce sensible, violente et à fleur de peau, « Mauvaises routes » fut écrite en 2016 avant une première représentation en 2017. Natalka VOROJBYT l’a elle-même adaptée pour le cinéma en 2020. Ici la traduction de l’ukrainien est assurée par Iryna DMYTRYCHYN pour un résultat qui secoue par son atmosphère de guerre, où pourtant l’amour tente de se frayer un (vain) chemin. Ce texte fort vient juste de paraître aux éditions l’espace d’un Instant, il est brûlant d’actualité.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

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