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dimanche 24 avril 2022

John DOS PASSOS « Milieu de siècle »

 


La saison 2 du challenge « Les classiques c’est fantastique » organisé par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores se termine déjà, avec ce thème « Un siècle à l’honneur ». Et lorsque je pense au mot « siècle » en littérature, je ne peux m’empêcher de l’accoler à la figure tutélaire de John DOS PASSOS, qui a construit son œuvre sur des livres amples balayant souvent en un même volume de nombreuses décennies (voir notamment la trilogie « U.S.A. »).

Un John DOS PASSOS de ce calibre ne se résume pas. Dans ce « Milieu de siècle », il y a plusieurs moyens d’attaquer le monstre : le lire dans l’ordre avec la quasi certitude de se perdre à un moment ou un autre, ou bien prendre chaque histoire individuellement, comme s’il s’agissait à chaque chapitre d’une seule monographie au sein d’un livre mal assemblé. Car voyez-vous, cette oeuvre est une véritable poupée gigogne, renfermant plusieurs histoires sur plusieurs styles. Mais mon préambule est bien brumeux…

À l’instar de « Manhattan transfert » (1925) et de la trilogie « U.S.A. » comprenant « 42e parallèle » (1930), « 1919 » (1932) et « La grosse galette » (1936), « Milieu de siècle » est un ahurissant exercice de style ou plutôt de forme. Il survole plusieurs décennies de l’histoire des Etats-Unis, tantôt par le biais romanesque (oui, mais plusieurs romans semblent ici assemblés avec de longs chapitres disséminés dans ces 600 pages), tantôt par de brèves biographies de personnages ayant marqué les mêmes Etats-Unis, tantôt par le prisme journalistique puisque de nombreux chapitres sont en fait des coupures de journaux relayées sans explication de l’auteur. La structure est donc similaire à celles de « Manhattan Transfert » et « U.S.A. », faisant de DOS PASSOS l’un des écrivains les plus originaux, les plus vertigineux, les moins classiques et les plus novateurs du XXe siècle (je pense à KAFKA, PESSOA ou BECKETT qui ont dynamité la littérature du siècle passé).

DOS PASSOS se balade de manière parfois ombrageuse entre la fin du XIXe siècle et le milieu du XXe (« Milieu de siècle » fut son dernier roman achevé en 1961), il réécrit une histoire politique et sociale des Etats-Unis avec quelques trames de fond d’envergure. Tout d’abord le syndicalisme, omniprésent dans ce volume complexe, le sentiment pour le lectorat de suivre un documentaire déguisé en une suite de romans apparemment sans aucun point commun. Ce livre est aussi celui de la technologie, où les avancées sont plus qu’évoquées, notamment par la conquête spatiale et les premiers balbutiements des futures nanotechnologies. DOS PASSOS est l’écrivain de la fin du rêve américain, il paraît à la fois fasciné et dubitatif quant à l’avenir que nous réserve le progrès…

Les portraits défilent, interrompus par de courts chapitres appelés « documentaires » (les fameuses coupures de journaux), des biographies de quelques pages, à la fois resserrées, froides, distanciées et drôles (car peut-être mieux que dans tout autre de ses livres, DOS PASSOS manie ici l’humour). Les portraits fictifs (mais le sont-il vraiment ?), ce sont ceux de personnages typiquement états-uniens, de leur époque, c’est-à-dire regardant vers l’avant, vers la conquête inévitable du capitalisme outrancier. Qu’ils soient pour ou contre, tous représentent un courant de pensée dans une spirale littéraire déconcertante. L’auteur se permet même d’aller parfois à la ligne en pleine phrase, comme pour en complexifier un peu plus la lecture.

Les figures de ces quelques brefs romans (j’en ai recensé cinq) regroupés dans le désordre en un seul et même volume sont celles de rescapés de guerre (la première comme la deuxième guerre mondiales), de révoltés, de paumés ne trouvant pas leur place dans une société qui évolue trop vite, mais aussi d’opportunistes aux dents longues près à vendre père et mère pour faire fortune. C’est aussi une ébauche de psychanalyse sur le monde tel qu’il se présente à la fin des années 1950. Il y a forcément ceux qui nous mettent le feu, par leur beauté intérieure qui nous touchent particulièrement. Je pense à ce Blackie Bowman, anarcho-syndicaliste borgne finissant ses jours à l’hospice après une vie remplie. Il fut notamment matelot durant la deuxième guerre mondiale, a vibré auprès de Thelma (formidable bien que bref portrait féministe).

« Milieu de siècle » est une œuvre colossale dont on ressort désarçonné, ne serait-ce que par la certitude de désormais ne plus jamais retomber sur un bouquin de cette structure littéralement infernale. Roman fleuve qui en regroupe à lui seul une petite dizaine, qui fourmille d’anecdotes de l’histoire d’un pays jeune, celle de son syndicalisme, celle du communisme dans un pays capitaliste (et qui fut fort influent durant l’entre-deux guerre). Le syndicalisme, par ailleurs puissant (notamment grâce à une forte flambée des adhésions suite à la crise financière de 1929), n’est pas précisément peint en forme d’image d’Epinal : coups bas, trahisons, corruption, récupérations par les trusts, syndicats gangrenés par le pouvoir et l’argent, etc., c’est aussi cela l’écriture d’un pays. « Si les riches veulent se vêtir de soie, qu’ils la tissent eux-mêmes ». Car la guerre sociale est enclenchée, elle sera violente et sublime dans son incohérence. Car DOS PASSOS n’attend rien. Il a 60 ans lorsqu’il écrit ce roman, ayant laissé ses vieilles illusions gauchistes sur le bord de la route depuis un certain temps. Il ne prend pas position dans ce livre, même s’il montre une évidence tendresse pour les syndiqués déclassés, ceux de la classe populaire, les prolos, et même s’il tend des pièges à ses personnages bedonnants à cigares phénoménaux.

Et puis sur la fin du livre surgit la silhouette de James DEAN. Homme sans passé, il gravit rapidement les marches de la gloire. Beau en dehors mais tourmenté à l’intérieur, il en veut toujours plus, y compris et surtout dans la vitesse. Passionné de voitures de sport, il aime se mettre en danger. Jusqu’au jour où il meurt dans un accident. DOS PASSOS en fait l’image des U.S.A., aller toujours plus vite par manque d’expérience, sans jamais gérer cette vitesse, pour finir par quitter la piste. Cette allégorie clôt un livre sur la guerre des classes, pas toujours facile d’accès, dans lequel il est aisé de se perdre, mais qui est par sa présentation un sommet du genre, dans une sorte de conclusion à « U.S.A. » (dont « Manhattan transfert » fut le prologue). Il est aussi le dernier roman achevé d’un auteur qui quitte la scène avec la satisfaction du devoir accompli. DOS PASSOS décède près de 10 ans plus tard.

« Pendant toute ma vie j’ai attendu la Terre promise. Nous appelions ça la révolution. Maintenant elle me fait surtout penser à des prisons et des feux de peloton. C’est pour ça que je n’ai rien fait de bon dans ma vie. J’attendais que nous tombe du ciel une grosse alouette rôtie et je ne me souciais pas de l’avenir. Et puis les syndicats ont pris l’affaire en main. Ils ont ouvert la Terre promise à ceux qui cotisent et taisent leur goule. Les cocos ont su discerner la tendance et en profiter. C’est à ça qu’ils doivent leur succès. Ils ont concentré en eux tous les espoirs de l’humanité et en ont fait un camp de concentration. S’ils n’avaient pas existé, d’autres dogmatiques auraient opéré à leur place. Les gens ont besoin de dogmes, d’assurances, du mot passe-partout qui répond à toutes les questions. Nous, les vieux anarcho-syndicalistes, nous répétions que chacun doit penser par lui-même et trouver ses propres réponses ».

PS. : Après une lecture aussi désarmante, on ne peut nous-mêmes que nous perdre dans notre propre travail de rédaction de chronique tant l’impression de vertige nous submerge et donne un résultat peu ou prou illisible. Je ne pense pas avoir failli à la tradition Dos Passosienne dans ce billet…

 (Warren Bismuth)



6 commentaires:

  1. C'est un auteur que je veux lire depuis longtemps et d'autant plus depuis que je m'intéresse un peu plus à la littérature américaine. (Je suis dans une période Fante pour l'instant mais Dos Passos suivra.) Excellent choix une fois de plus ! (Et comme cette saison 2 est passée vite ! Ravie de te compter parmi nous pour la 3e !)

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    1. Merci pour votre super accueil, votre bonne humeur, votre enthousiasme communicatif. Je te souhaite d'apprécier Dos Passos, même s'il faut s'accrocher parfois au pinceau !

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  2. Une lecture exigeante, bravo de t'y être frotté !

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    1. Exigeante oui, mais les challenges (en général) servent aussi à cela ! Merci en tout cas !

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  3. Je ne connais pas du tout 😅 vais devoir me renseigner je pense..

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    1. Pour moi l'un des piliers majeurs de la littérature du XXe siècle.

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