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mercredi 29 mars 2023

Erri DE LUCA « Grandeur nature »

 


D’ores et déjà, l’année littéraire 2023 restera comme celle d’Erri DE LUCA. Fort d’un copieux recueil de plus de 1000 pages, « Itinéraires – Œuvres choisies » sorti très récemment et proposant des romans, recueils de nouvelles, pièces de théâtre, etc. cueillis dans l’impressionnante oeuvre de l’auteur, mais faisant aussi la part belle aux textes inédits (j’y reviendrai très prochainement par le biais d’une chronique), le napolitain dégaine également son tout nouveau livre, « Grandeur nature », un recueil de neuf nouvelles aux atmosphères diverses.

Offrant un parallèle entre la toile du peintre Marc (Marek) CHAGALL « Le père » de 1911 et le cruel et tragique destin d’Abraham et Isaac, l’auteur intimise ensuite son propos en dévoilant la modestie de ses parents, l’absence de rapport de son père avec l’argent (sans employer le terme de « Décroissance », il en est pourtant fortement question ici, et je lui préfère d’ailleurs nettement le terme de « Sobriété volontaire »).

Erri DE LUCA déroule ses histoires, comme toujours lentement et méticuleusement, avec des images très fortes qui restent longtemps gravées (il n’a pas son pareil pour cet exercice), dans son style poétique et épuré où chaque mot constitue une entité propre imbriquée dans un texte charpenté sans aucune superficialité. Dans ce recueil, on retrouve une réécriture actuelle du roman « Le tort du soldat », texte ici peut-être encore plus puissant, sur le passé nazi d’un père que sa fille rejette tout en essayant de le comprendre. L’auteur en profite pour distiller intelligemment et sans jamais le signifier des bribes de sa propre vie : « Puis j’ai descendu les marches qui menaient aux chambres à gaz, qu’on avait fait sauter avec les fours crématoires attenants, dans le vain espoir d’effacer les preuves. Pouvoir remonter ces marches était le privilège de l’invité en retard ».

Le lectorat va ensuite faire connaissance avec les pavés de 1968 mais ceux de Rome, puis avec un berger sourcier avant une immersion dans les écritures saintes dont DE LUCA est un spécialiste reconnu. Le tout se termine par une très brève biographie d’un héros anonyme du ghetto de Varsovie. Car l’Histoire n’est jamais bien loin dans les récits de DE LUCA.

DE LUCA sait placer avec justesse ses propres et parfois lointains souvenirs : « J’ai appris la démocratie des assemblées, l’éloquence des mots d’ordre, les votes à main levée. Une jeunesse nouvelle de fond en comble prenait la parole et ne tolérait pas qu’on la lui retire même dans une salle d’audience, où elle était jugée par groupes ramassés dans la rue ». Car DE LUCA fut et reste un combattant, militant infatigable des causes justes, d’une force morale exceptionnelle, peut-être surhumaine. À 72 ans il maintient le cap, continue à informer et à faire rêver en même temps, il est de ces rares écrivains quasi intemporels semblant issus d’un ailleurs jamais caressé.

La cohérence est l’un des maîtres mots de son œuvre. Ici par exemple, derrière ces quelques nouvelles, c’est bien la filiation qui est en filigrane. Chaque récit en est un volet, dans des registres divers dont l’auteur a le secret. C’est aussi un recueil sur la portée de voix, sa prépondérance qu'il exprime dans une lumineuse préface. Je ne saurais pas l’expliquer, mais je considère toujours comme un immense privilège le simple fait d’ouvrir un nouveau livre d’Erri DE LUCA. Alors quand deux se télescopent dans l’actualité, ma joie en devient peut-être incontrôlable, en tout cas démultipliée, dans cette tendresse infinie que j’éprouve pour l’artisan de cette œuvre, et je garderai ma vie durant l’image de son regard d’une profondeur vertigineuse plongé dans le mien, ébahi et ébloui, lors d’une rencontre littéraire. Ce souvenir est précieux, comme beaucoup des scènes parsemant son œuvre, il est tellement marquant qu’il écrase peut-être tous les autres, et nous ramène à cette notion que jamais nous ne devrions perdre de vue : l’humilité.

 (Warren Bismuth)

dimanche 26 mars 2023

Virginia WOOLF « Une chambre à soi »

 


Au menu du mois de notre challenge « Les classiques c’est fantastique » piloté par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores , un seul plat : Virginia WOOLF. C’est d’un pas feutré et pas franchement en terrain connu que Des Livres Rances est allé dégoter « Une chambre à soi ».

Ce livre est un recueil de six conférences données par Virginia WOOLF en octobre 1928. J’alerte d’emblée : ne vous laissez pas étouffer ni démotiver par le premier texte, il explique tout le reste, bien qu’il paraisse un brin nébuleux.

L’objet de ces conférences est le rôle de la femme dans la littérature, en particulier anglaise. Le texte, tout en étant pédagogique, multiplie les références historiques fort pertinentes, extirpe quelques phrases d’auteurs ou spécialistes hommes de la littérature, qui écorchent sans aucune modération la Femme jusqu’à la caricature, arguant d’une prétendue infériorité chez la gente féminine. Charmant…

Virginia WOOLF revient sur le fait que moins de 50 ans plus tôt, les femmes n’étaient pas propriétaires de leur propre argent. Quant au droit de vote, il est alors récent pour elles. L’autrice développe peu à peu ses réflexions, entrant dans le vif du sujet, faisant progresser sa pensée. « Peut-être, lorsque le professeur insiste d’une façon par trop accentuée sur l’infériorité des femmes, s’agit-il non de leur infériorité à elles, mais de sa propre supériorité. C’est cette supériorité qu’il protège avec tant de fougue et d’énergie parce qu’elle lui semble un joyau d’une exceptionnelle valeur ».

Virginia WOOLF se fait plus offensive, plus directe. Le miroir de l’homme est la femme, il la voit telle qu’il souhaiterait qu’elle soit et non pas telle qu’elle est. L’autrice digresse, mais toujours à bon escient, animée par cette volonté, ce besoin d’accéder à l’égalité, y compris dans les arts et la littérature. Les traces d’écrits de femmes en Angleterre sont rares avant le XVIIIe siècle. Parcimonieux au XIXe, ils tendent à se développer au début du XXe. Pourquoi cet oubli ? Parce que l’homme écrase, dirige, que la femme n’est pas considérée comme son égale, qu’elle doit uniquement s’investir dans les tâches ménagères et la vie familiale. Parce qu’elle n’est pas née pour penser, pour diriger son esprit. Certaines des phrases relevées par Virginia WOOLF font froid dans le dos, elles émanent d’hommes qui cherchent à garder la lumière sur eux, refusant de partager les arts.

Lorsque Virginia WOOLF prononce ces discours, les femmes ne possèdent toujours pas en leur demeure un bureau pour elles, pour écrire dans le calme et la solitude, voilà le sens de ce titre « Une chambre à soi ». WOOLF évoque longuement certaines écrivaines majeures du XIXe siècle : Emily et Charlotte BRONTË (mais faisant abstraction d’Anne, seul point noir du recueil à mon goût), George ELLIOT et surtout Jane AUSTEN qui devait se cacher dans sa propre maison pour écrire. WOOLF imagine les idées qui auraient pu être développées si les femmes avaient obtenu une pièce pour s’isoler, dans le calme.

Vient le tour d’écrivaines du XVIe siècle : lady WINCHELSEA et autre Margaret de NEWCASTLE, sans oublier Aphra BEHN au XVIIe. Ces femmes ont laissé des traces, aussi incroyable que cela puisse paraître, dans la poésie et le théâtre notamment, le roman étant déjà réservé aux hommes, aux mâles dominants. WOOLF imagine si depuis cette période les femmes avaient pu parcourir le monde (si elles en avaient obtenu l’autorisation), rencontrer plus de gens de diverses cultures, leurs textes se seraient étoffés et elles auraient enfin pu être reconnues comme égales des hommes. Il n’en a rien été, l’homme a voulu garder la femme dans l’ombre, dans son giron, loin des affaires artistiques.

Comble de l’insolence, WOOLF convoque un texte, certes peu réussi à ses yeux, mais abordant le lesbianisme au début du XXe siècle, elle y voit le premier récit sur ce thème. Je me permets ici une petite intrusion pour signaler au passage que DOSTOÏEVSKI avait déjà traité ce thème en 1849 (dans le roman inachevé « Nétotchka Nezvanova ») ainsi que Guy de MAUPASSANT en 1881 dans la nouvelle « La femme de Paul », Et il existe sans doute d’autres références. Mais peut-être Virginia WOOLF fait uniquement allusion à l’Angleterre ou aux écrits de femmes de lettres. Quoi qu’il en soit, ce petit aparté lui permet de bien mettre l’accent sur les sujets tabous, dont la femme dans la littérature fait partie.

Virginia WOOLF se permet une succincte et imaginaire biographie de la sœur de SHAKESPEARE qui aurait pu égaler son frangin si elle avait eu comme lui accès au savoir, puis elle revient avec humour sur certaines légendes concernant l’influence des femmes en littérature.

Un constat : Virginia WOOLF note que les hommes et femmes de lettres sont alors en grande majorité (intégralement pour ce est des femmes) issus des classes aisées, bourgeoises ou aristocrates, ce qui donne un ton général peu varié. Puis elle porte l’estocade par le biais de l’exemple du poète fasciste (donc encore plus retors que l’écrivain homme en général), en pleine montée du fanatisme en Italie : « Il est à craindre que le poète fasciste ne soit un affreux petit avorton tel qu’on peut en voir dans les bocaux de verre des musées provinciaux. Cette sorte de monstre ne vit jamais longtemps, dit-on ; on n’a jamais vu ce genre de prodige brouter l’herbe d’un champ. Deux têtes sur un seul corps ne sont pas favorables à la longévité ».

Dans ces textes, Virginia WOOLF fait oeuvre de féminisme, radicalement engagée dans la lutte contre la suprématie masculine au sein des arts, elle voit un avenir certain dans la littérature féminine et/ou féministe, car libérée de certaines de ses contraintes, la femme va enfin pouvoir trouver du temps à consacrer aux écrits. Ce livre est une grande leçon de vie, il permet de mettre le doigt sur ce que, nous les hommes, ne prenons pas toujours bien en compte : l’émancipation de la femme est récente et il a fallu des siècles pour qu’elle puisse plus ou moins librement s’exprimer, nous n’en sommes qu’aux débuts sur le grand calendrier du Temps.

Pour finir, une petite digression personnelle. Si Virginia WOOLF fait référence à la littérature plus ou moins contemporaine du pays où elle vit, je vais, et surtout en toute modestie, retourner l’argument, ou plutôt le compléter. Je m’amuse à penser, à partir de cette donnée, à la littérature de mon pays aujourd’hui. Certains écrivains français masculins semblent s’être aujourd’hui étiolés, parlant beaucoup d’eux-mêmes, comme endormis sur leurs lauriers, ils ont souvent un mal fou à engendrer des idées novatrices sur les problèmes actuels et récents, sur notre monde contemporain. Ils baignent dans les clichés. Mieux : ils viennent parfois critiquer des livres écrits par des femmes, souvent de manière inconsciemment mâle (souvenons-nous du tollé masculin sur le dernier Virginie DESPENTES ou des réactions pour le moins déplacées après le prix Nobel de littérature attribué à Annie ERNAUX). Ils ne font plus ni rêver ni réfléchir et je me sens parfois gêné pour eux lorsque je croise leurs arguments, sur les réseaux sociaux ou les interviews notamment. Ils sont sur leur territoire, ont placardé « Chasse gardée », sans même parfois s’en rendre compte. Ils sont exsangues d’innovation, ont perdu de leur envergure, sonnent creux (pas tous fort heureusement) En revanche, dans le même pays, les idées les plus novatrices, les moins nombrilistes émanent de plumes tenues par des femmes. Les exemples sont nombreux. L’Homme de lettres est peut-être sur le déclin, la place est enfin en partie libérée pour que la Femme puisse mettre ses réflexions à exécution.

Ce texte de Virginia WOOLF est d’une grande richesse, il doit être lu, y compris et surtout par nous les hommes, pour nous déconstuire.

 (Warren Bismuth)



mardi 21 mars 2023

Violaine BÉROT « C’est plus beau là-bas »

 


Un texte découpé en six séquences (dont une ultracourte, la dernière) censées se rejoindre, se répondre, se compléter, formant un tout, une histoire, un destin. Tout commence avec la mère qui voit son fils aux infos à la télé, frappé puis kidnappé dans une voiture. Puis ce même fils, prisonnier dans un hangar ainsi qu’un millier d’autres gens. Ce fils dont la route croise celle d’un homme taiseux, puis ce fils acclamé par une foule conquise, sa femme à ses côtés.

Récit énigmatique, qui va permettre à son lectorat d’imaginer. Est-on en France ? On répondrait bien affirmativement par déduction, pourtant rien ne le précise. Ce serait bien dans notre monde contemporain immédiat (2021/2022), mais qui nous dit que ce ne serait pas quelques années plus tard ? Tout est ici déconcertant, le style du texte épuré au maximum, violent, poétique, qui se lit d’une traite, sans respiration (où la trouver ?). Le fils est prof de fac, ceci est acté. Mais qu’a-t-il commis pour être fait prisonnier ? Pourquoi a-t-il été relâché puis idolâtré ? « Mais tu n’aurais jamais cru que l’emprise que tu te reconnaissais avoir sur quelques-uns puisse déboucher un jour sur une telle frénésie, et puis tu n’étais pas le seul à travailler sur ce sujet, et pourtant, sur cette estrade, face à ce public survolté qui attend ta parole comme si elle était sacrée, c’est bien toi et non l’un de tes collègues que l’on acclame ».

Récit étouffant par son atmosphère, son écriture et son style. Chaque paragraphe commence par un mot bref sans majuscule, comme pour entrer directement au cœur de l’action sur une pulsion, suivie de longues phrases ponctuées de virgules. La frustration rajoute à la suffocation : nous sommes amenés à nous poser des questions durant tout le texte, essayer de reconstituer un puzzle. L’homme principal du roman, qui est-il ? D’où sort sa femme, jadis cheveux longs, qui les a coupés aujourd’hui ?

Et puis ces jeunes, interloqués puis galvanisés par leur professeur, ils représentent l’avenir de notre société. Quant à leur prof, qui a semble-t-il construit sa vie autour d’idéaux, il est désarmé lorsqu’il doit enfin faire vivre ses propres rêves, il est comme nous, il ne possède pas les clés. « … comment la belle utopie pourrait être fauchée dans son élan, comment on pourrait la broyer, à quelles atrocités cela pourrait conduire, et tu revois les assauts des forces de l’ordre contre ce qui n’étaient que de simples ZAD, ce déploiement impressionnant d’autorité, ce nettoyage brutal, et tu imagines ce que ça pourrait donner contre un projet sociétal d’envergure ».

Peut-on se passer de son confort matériel ou mental pour plonger au cœur d’une révolte, d’une nouvelle vie ? Notre passé est-il le ciment de notre présent ? Comment passe-t-on sans trop de violence intérieure imposée de la théorie à la pratique ? Dans un époustouflant jeu d’économie de mots, Violaine BÉROT laisse le texte ouvert, comme si nous devions proposer nous-mêmes des solutions, terminer le récit. Elle rend son lectorat actif, forcé de créer un cadre, un tout. Quel est le rôle de l’humain sur la terre du XXIe siècle ? Car l’autrice prévient : « Tu n’en reviens toujours pas que l’on n’ait pas fait le rapprochement entre ces régulations naturelles et les pandémies. Car cette maladie qui affecte brutalement l’espèce n’est pas là pour la décimer totalement, non, mais au contraire pour la sauver en l’obligeant à changer ses comportements ».

Cette énigme dans laquelle on plonge pourtant tête première est sortie en 2022 chez Buchet/Chastel, elle prouve bien tout le talent de Violaine BÉROT à nous balader entre deux points, sans rien nous imposer.

https://www.buchetchastel.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 19 mars 2023

Cyrille LATOUR « Et puis viennent les hommes/et puis viennent les femmes »

 


Ce petit objet littéraire de moins de 100 pages est difficile à identifier. Deux histoires, chacune se lisant indépendamment, du début du livre jusqu’en son milieu. Puis nous retournons le volume, même couverture, et entamons la seconde nouvelle également jusqu’en son centre. On peut commencer par n’importe lequel de ces deux textes. Et pourtant, toute la complexité réside dans le fait qu'ils sont comme jumeaux, une brève tranche de vie vue par les yeux d’un homme, puis la même scène vue par ceux d’une femme. Ou inversement.

L’homme et la femme sont jeunes, se rencontrent sur un ferry en partance de Calais, direction l’Angleterre. La femme entame au fusain un portrait de l’homme qui bien vite refuse qu’elle aille plus loin. Voilà pour la partie commune aux deux textes.

M’est avis que selon votre décision d’approche côté pile ou côté face, votre sensation ne sera pas la même. Aussi je vous livre mon journal de lecture, ayant opté, par un hasard qui force le respect, pour la version de l’homme en priorité.

La mer, les grandes étendues d’eau inspirent ce jeune homme, qui se rêve déjà à bord d’un cargo découvrant des terres vierges. Peut-être parce que cet inconnu est solitaire, ne prétend profiter de la vie que seul, rappelant ainsi la célèbre tirade de BRASSENS : « J’aime mieux m’amuser tout seul, cré nom de nom ! Je suis celui qui reste à l’écart des partouzes, L’obélisque est-il monolithe, oui ou non ? ». Il rêve aussi de musique, de grands orchestres jouant en tous lieux. La comparaison entre musique et bateau serait ici tentante, faire surgir de son chapeau le fantôme du Titanic, mais l’auteur s’en garde bien. « L’homme est pirogue, radeau, barque, voilier, caravelle, bateau à aubes, dériveur, yacht, catamaran, thonier, cargo, pétrolier, caboteur. Le monde est fleuve, rivière, océan, mer. Le monde est liquide ».

Le livre retourné, on découvre le parcours de la jeune femme. A fait l’École des Beaux-Arts, est enceinte. Elle est femme à tout faire embauchée sur le ferry, est invisible aux yeux des passagers, comme inexistante depuis toujours. Cherche-t-elle l’amour ? « Un jour, elle en avait l’intuition, elle réussirait à soumettre son existence tout entière à un seul tempo. Plus la peine de s’expliquer, de se justifier, de s’excuser. Elle n’aurait plus à souffrir de se sentir étrangère en cette vie, en ce corps. Elle serait, elle était l’étrangère ».

La rencontre donc, le portrait au fusain. Et puis, chacun de son côté, les deux protagonistes imaginent la suite, la possibilité d’un mieux. Reprendre la vie à zéro, appuyer sur « reset ». Et puis le face-à-face, en plein milieu du bouquin, alors que les deux textes se chevauchent par rois mots en calque sur deux pages, un texte sur l’autre, comme figurant une étreinte. Futur indéchiffrable. À nous d’en imaginer la signification après ces deux récits laissant la porte ouverte à tout programme futur.

Livre original dans sa structure, il déroute dans un premier temps mais s’apprivoise très vite. Les deux textes sont brefs, d’allure fort poétique, où les arts côtoient la pleine mer, dans un horizon brumeux qui reflète en partie le fond du récit. Ce petit livre attrayant vient de paraître aux éditions Lunatique, chasseuse littéraire en quête d’originalité et tapant souvent dans le mille, comme ici.

https://www.editions-lunatique.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 15 mars 2023

Wael KADOUR « Chroniques d’une ville qu’on croit connaître + Braveheart » »

 

Ce sont bien deux pièces de théâtre syrien qui paraissent dans ce volume. La première, écrite entre 2016 et 2019, relate les difficultés d’adaptation voire tout simplement de survie dans un pays constamment en guerre. L’action se déroule à Damas en 2011. Une jeune fille a pris des photos durant une manifestation puis relayé les images sur les réseaux sociaux. Soupçonnée d’être lesbienne, elle est introuvable, seule son ombre qui flotte dans ce récit, ses proches défilent et conversent sur la situation dans le pays, sur le droit à la différence, à la conviction, s’inquiètent du devenir de la jeune femme.

La deuxième pièce, « Braveheart », pourtant sur le même thème, écrite entre 2020 et 2021, est comme son opposée géogrpahique : elle traite d’un problème majeur, l’exil des syriens (dont par ailleurs l’auteur Wael KADOUR, né en 1981, fait partie). Ici deux personnages réfugiés en France échangent des propos, une femme et un homme, la réminiscence de leurs souvenirs avec des images qui fusent. La femme apprend que l’homme qui l’a torturée jadis dans son pays se trouve actuellement dans la même ville qu’elle. Désormais, elle le voit partout, du moins sa silhouette, ses traits, accumule les crises d’angoisse et de panique. Parallèlement elle rédige un livre dans lequel elle souhaiterait mentionner son bourreau, mais n’y parvient pas et finit par écrire sur l’homme avec lequel elle discute, un agent du renseignement.

« À chaque occasion, tu expliquais en cours ce qu’était la Syrie. Parfois, tu voulais absolument leur montrer à quel point c’était un pays fermé, violent, raciste, corrompu et ignorant. D’autres fois, tu te fâchais s’ils disaient quelque chose de négatif et tu leur expliquais qu’on était aussi civilisés et libérés. Le voile par exemple n’était pas imposé à toutes, on buvait de l’alcool et il y avait des noces mixtes hommes-femmes ».

Ses deux pièces se répondent, se font écho, sont complémentaires, un pays en guerre vue d’abord par le prisme de l’intérieur, puis de l’exil, par un couple déraciné sur une nouvelle terre, inconnue.  La question de choix sexuel est majeure, tout comme celle de la recherche d’identité, d’une personnalité propre, la recherche d’un nouveau départ, malgré le passé tragique. Elles peuvent être lues comme des témoignages de syriens entre hébétude et volonté d’avenir, entre situation de guerre et recherche d’un monde meilleur. Le livre est présenté par Monica RUOCCO, la première pièce est traduite de l’arabe syrien par Nabil BOUTROS, la deuxième par Simon DUBOIS. Le tout vient de sortir aux éditions L’espace d’un Instant.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

dimanche 12 mars 2023

Niki-Rebecca PAPAGHEORGHIOU « Le Grand Fourmilier – petites proses »

 


De Niki-Rebecca PAPAGHEORGHIOU on ne sait presque rien. Sa vie semble être passée sous tous les radars. Grecque née en 1948 d’un père gréco-russe, elle a décidé de quitter ce monde en 2000. Voilà pour la biographie. Pour l’œuvre c’est autre chose, car la poétesse a publié, certes peu, mais tout de même. Enfin, en Grèce. Car en France, c’est la première fois que ses poèmes sont traduits, dans ce superbe volume de Cheyne éditeur paru en 2017 (il l‘avait été en 1993 dans sa langue et son pays originaux).

 

« Le grand Fourmilier » fourmille de petites trouvailles en prose, d’images gracieuses ou répugnantes. Les textes s’inscrivent dans un monde extérieur et souvent onirique et intemporel. Des bestioles divines ou possiblement amenées par le Diable lui-même. Quelques lignes suffisent pour créer une ambiance, une séquence, pour des fables pouvant s’orienter vers le fantastique, la mythologie, le surréalisme, en particulier dans l’allégorie. Ainsi « Naufrage » : « Le bateau a sombré, corps et biens. La méchanceté des voyageurs surnageait cependant. Un petit poisson en a avalé un peu et s’est empoisonné. Terrifiés, les requins se sont éloignés ».

 

Les images arborent une couleur claire mais leur signification l’est beaucoup moins. Rassuré pourtant, je note qu’il est agréable de se perdre dans les lignes de Niki-Rebecca PAPAGHEORGHIOU, qu’il reste toujours quelque chose de son monde bigarré peuplé de femmes, de forêts, d’être surprenants comme sortis d’un univers parallèle, peut-être un brin kafkaïen, comme ce personnage de « L’invisible », qui se nomme comme le héros de KAFKA, et cette bête sorti d’on ne sait où : « La bête est invisible, me dit K. Prends ce fusil vide et va la trouver. J’errais des journées entières et cherchais dans les sombres forêts. En Amazonie. Derrière les rideaux aux plis profonds. Dans tous les tiroirs fermés à clé. Mais la bête ne voulait pas se montrer. Une nuit, je veillais tout en sueur pensant à elle. Alors elle daigna apparaître sur le rebord de la fenêtre. Une boule touffue, hirsute. Avec de ces oreilles émouvantes. C’est la première fois que je me montre à un être humain, me dit-elle. Pourrais-tu, peut-être, me caresser ? ».

 

Avec une écriture sensible, sensuelle, la poétesse fait de ses 49 scénettes des errances solitaires, faussement candides, dans lesquelles son personnage de La Femme est victime de la violence des Hommes, en des couples irréconciliables, une souffrance habillée en couleurs chatoyantes, rendant tous nos sens en éveil et masquant un féminisme pourtant bien présent par un voile discret. Niki-Rebecca PAPAGHEORGHIOU ne laisse rien au hasard, jusqu’à la chute, profonde, mystérieuse et soignée, avec le dernier texte, bref, coupant, « Exhortation » : « Ô hommes, Athéniens, Corinthiens, psychiatres et autres ! Vous m’avez bien amochée », quelques mots préfigurant la fin même de l’autrice.  Recueil fort, original, il est de ces sortes d’aimants qui vous attirent irrémédiablement.

 

Si vous souhaitez grappiller quelques miettes supplémentaires, sachez que le périodique annuel de poésie « États provisoires du poème », après s’être refait une beauté en 2016 avec un numéro – le 16 – consacré à la Grèce, propose deux textes inédits en français de la poétesse grecque. Et en parlant de ce périodique, après un changement avec ce numéro sur la Grèce, il continuera quelques années en proposant des focus sur un pays : le Japon en 2017, puis un superbe numéro consacré aux Etats-Unis en 2018, l’ultime numéro en 2019 étant un spécial Russie avant de se saborder. Je vous conseille chaudement ces derniers numéros.

 

Mais revenons au présent livre : traduit et merveilleusement préfacé par Evanghelia STEAD, il est éblouissant par sa force à pouvoir nous évader un moment d’un monde devenu trop grand et trop abscons. Il est disponible en édition bilingue dans la superbe collection D’une voix l’autre de Cheyne éditeur.

https://www.cheyne-editeur.com/

(Warren Bismuth)

jeudi 9 mars 2023

Isabelle FLATEN « Un honnête homme »

 


Isabelle FLATEN est sacrément gonflée ! Forte de sa douzaine de romans derrière elle, elle s’attaque avec sa seule plume – mais aussi avec tout le talent qu’on lui connaît - à un monstre sacré de la littérature française : Madame Bovary. Ou plutôt, comme FLAUBERT a déjà fait le boulot, Isabelle FLATEN va s’occuper du mari, Charles, et dresser son portrait. Pas moins.

On se souvient de « Madame Bovary », le chef d’œuvre de 1857 de FLAUBERT, beaucoup de nous connaissent le destin de cette femme mal mariée. Mais peu sont capables d’épiloguer sur son époux, c’est ce que propose ici Isabelle FLATEN.

Charles Bovary est encore un jeune médecin lorsqu’il est marié, un peu de force par sa mère, à l’étiolée Héloïse, vingt ans de plus que lui, acariâtre et pas vraiment faite pour assurer l’ambiance dans les soirées mondaines. L’idylle est brève, décor campagnard, Héloïse lève les bottines, au grand dam de maman Charles mais au grand soulagement de ce dernier qui vient de rencontrer Emma, une jeune femme qui a perdu sa mère deux ans plus tôt. Charles ne parvient pas à regretter Héloïse. Bien au contraire, il choie Emma, la dorlote, mais pour combien de temps ? Le mariage est en vue, une grossesse peut-être, alors que Emma ne souhaite pas d’enfants…

« Pourquoi certains affrontent leurs erreurs les yeux dans les yeux, prêts à s’amender sans se soucier d’y laisser des plumes, tandis que d’autres se voilent la face, miment le sommeil, s’abritent derrière le mensonge pour tenter d’endormir leur mauvaise conscience ? Un piètre refuge en vérité ».

Isabelle FLATEN met le paquet, sortant la poudre à faire ricaner, car son récit original est d’une grande drôlerie, d’une jubilation certaine. Son lectorat – brièvement - inquiet se dit à chaque page qu’elle va quitter la piste, déraper dans cet exercice périlleux qui consiste à écrire la biographie d’un personnage célèbre de la littérature. Il n'en est rien. Choisissant des extraits (peu, quelle sage décision) du roman de FLAUBERT, elle les commente, les développe, imagine la suite.

L’écrivaine est une plume singulière du paysage littéraire français, par son style qui a bien digéré la littérature classique française du XIXe siècle, avec ses envolées drolatiques à la Jean TEULÉ avant que ce dernier ne s’auto-parodie dans des derniers ouvrages fort dispensables. Les dialogues intégrés dans la narration lui donne plus de souffle, plus d’homogénéité, de cohésion.

« Un honnête homme » n’est pas une réécriture de « Madame Bovary », c’est une réappropriation de son mari, une mise en lumière, un devoir de rétablir la fictionnelle vérité. Charles n’est pas celui que l’on croit, et Isabelle FLATEN lui rend ici ses lettres de noblesse. Elle fait revivre le naufrage d’un couple, cette histoire vieille de plus d’un siècle et demi, un peu d’ailleurs à la manière d’un BALZAC (mais sans son conservatisme je vous rassure), détaillant l’environnement, les vêtements, le décor et tant d’autres. Par son style, elle ne cherche pas à singer FLAUBERT, si bien qu’une fois le roman refermé, on ne sait pas ce qu’elle a bien pu penser du géniteur de « Madame Bovary ». Rien ni personne n’est encensé, sauf peut-être le bon Charles, puisqu’il est au cœur du drame, drame que Isabelle FLATEN rend presque léger par ses tournures de phrases, ses expressions, ses descriptions, ses « mouches dans le lait », sa malice toujours faussement naïve.

Il n’est pas nécessaire d’avoir lu le chef d’œuvre de FLAUBERT pour se lancer dans « Un honnête homme », il n’en est ni une suite ni une copie conforme, il conte tout simplement une histoire différente, en tout cas une trame vue sous un prisme singulier, éloigné du texte de FLAUBERT. Notre honte ? Pouvoir rire du malheur des autres, Isabelle FLATEN en est la seule coupable, qu’elle se dénonce !

« Un honnête homme » vient de sortir chez Anne Carrière, il est à lire, à offrir, à cajoler.

https://anne-carriere.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 8 mars 2023

Cathie BARREAU « L’oiseau blanc »

 


Lucas est un homme qui a parcouru le monde, notamment le Liban et le Canada, vingt années loin de ses terres natales situées dans le bocage, dans l’ouest de la France. Durant vingt ans il a travaillé, aimé, souffert, ses parents et sa sœur sont morts d’un accident de la route alors qu’il était à Beyrouth. Le mal du pays se faisant de plus en plus sentir, Lucas a décidé de revenir, décroche un travail à l’observatoire de l’eau.

Dans une langue soignée et poétique, Cathie BARREAU nous faire vivre le destin de son héros, tour à tour émigré puis autochtone, parsemant ses pensées de souvenirs, délicieuses ou sombres, amoureuses ou désenchantées. Puis s’attarde sur le dérèglement climatique qui entraîne des bouleversements dans le paysage même du bocage, la sécheresse frappant la région. « Septembre avait passé et j’étais lent à trouver mes habitudes dans mon propre pays. Mon poste à l’observatoire de l'eau m’occupait et la sécheresse des mois passés était suffisamment inquiétante pour que je me détourne de mes propres bouleversements. Nous attendions la pluie. Le marais craquait, s’ensalinisait, ne semblait plus grouiller de rien. Les nappes phréatiques étaient au plus bas. On allait restreindre la consommation d’eau ».

Lucas souffre d’isolement, a des difficultés à renouer avec ses vieux repères, d’autant que le marais a changé de visage depuis son lointain départ. La vie s’écoule lentement dans l’angoisse du lendemain. On regarde le ciel, l’espérant chargé de nuages, on observe les oiseaux, leur comportement ne semblant plus le même. Soudain ils se taisent... « L’impuissance à dire l’inquiétude, l’indifférence apparente des uns et des autres ne cachaient qu’une frayeur devant le manque de pluie ».

La pluie est enfin prévue, mais elle pourrait prendre la forme d’une tempête et balayer le bocage avec violence et sans pitié. Il faut alerter les habitants tandis qu’ils commencent à s’interroger sur certains permis de construire délivrés en dépit du bon sens. Alors que le calme semble enfin revenu, un homme inconnu du village est retrouvé mort, et pourrait bien posséder un lien familial avec l’une des habitantes, tandis qu’un certain Grégoire confectionne un avion de ses propres mains…

« L’oiseau blanc » (vous comprendrez la signification du titre en fin de volume) est un très beau texte, subtil et délicat. S’il interroge sur l’avenir de notre planète en se focalisant sur un hameau perdu, c’est aussi pour alerter sur le fait que nous sommes tous concernés. Lucas est un personnage désorienté, comme le climat. Son retour sur ses terres se fait alors qu’un changement majeur est en cours dans le paysage, il se sent migrant chez lui : « J’avais retrouvé mon pays mais j’étais entré dans une réalité inconnue ». Ce roman traite du métissage, des racines profondes comme des difficultés à s’intégrer, à être admis dans un cycle déjà ancien. Il est une interrogation sur notre avenir commun, épaulé par des protagonistes bien construits. Il sait se faire mystère, nous poussant à ne pas lâcher le livre. Il est aussi un appel au collectif, au réveil.

La catastrophe climatique est ici représentée par un paysage à la fois austère et aimé, ce bocage qui souffre, craint la sécheresse comme les inondations à répétition. L’allure du bocage change comme celle du monde, à une vitesse toujours plus délirante. Ce texte est un message d’alerte, il ne commet pas l’erreur de prévenir que le drame est bientôt là, il met l’accent sur le fait qu’il est déjà en cours et qu’il sera bientôt trop tard si nous ne protégeons pas la nature. Mais il est aussi une espérance, les dernières pages en témoignent.

« L’oiseau blanc » vient de sortir aux éditions L’œil ébloui, il est à découvrir pour son élégance de style, sa conscience, sa douceur malgré la tragédie, mais aussi pour sa superbe couverture signée Florence MASSIN qui colle parfaitement au récit.

https://www.loeilebloui.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 5 mars 2023

Charlotte MONÉGIER « Ma plaie d’Asie »

 


Les éditions Lunatique nous offre une nouvelle fois un livre hybride et déroutant, entre bref roman, recueil de nouvelles, poésie et récit de voyage. Charlotte MONÉGIER, déjà forte de quatre ouvrages chez cette éditrice, remet le couvert.

Si dans sa jeunesse, l’autrice a parcouru le monde armée d’un simple sac à dos, elle se focalise ici sur un long voyage en Asie, tout d’abord en qualité de journaliste, arpentant plusieurs pays : Thaïlande, Cambodge, Vietnam et Laos, en 2007/2008. Elle est alors une jeune femme de 28 ans, ingénue, prête à escalader des montagnes aux sens propre comme figuré, sans oublier de préciser certaines convictions :

« Je n’aime pas l’idée de frontière.

Une frontière, c’est toujours le rappel d’une guerre,

un tracé offensif sur le bord d’une carte ;

elle a beau suivre des fleuves et des flancs de montagne,

s’ajourner des nécessités de la marche

pour s’imaginer oiseau,

elle n’en garde pas moins son goût du sang.

Mais, une frontière, c’est aussi le début d’un voyage.

La perspective d’un nouveau paysage

dont on ne sait rien des lumières ».

Charlotte MONÉGIER décrit dans un premier temps ce que ses yeux lui révèlent, des yeux qui n’ont pas oublié d’observer avec une âme d’enfant. Certains couples viennent sur ces terres pour l’adoption d’un petit loupiot. L’autrice, à cette époque, n’en désire pas, rappelant ainsi la superbe chanson de Henri TACHAN, « Je ne veux pas d’enfants » (l’un et l’autre finiront cependant par en avoir).

La narratrice – puisque la fiction s’invite en ces pages – tombe d’ailleurs enceinte pendant le voyage au Cambodge. Si l’avortement y est légal depuis 1997, il est cependant peu pratiqué par les médecins du pays, question de religion. Alors il faut s’informer, dénicher une adresse où l’opération pourra être réalisée sans risque. C’est aussi cela que le texte raconte : les lois et coutumes des pays visités, en de brèves scénettes mêlant poésie, contemplation et engagement.

Puis l’horizon se fait plus ample, les yeux se posent sur le destin de femmes mal aimées ou avec une sensation de ne pas être aimées du tout. Charlotte MONÉGIER dépeint, envisage un futur meilleur, une utopie, un manifeste pour un monde plus égalitaire.

La plume de l’autrice, délicate et sensitive (le mot clé de son œuvre générale est sans doute « peau »), hypersensualisée, sait pourtant se faire piquante, s’insurge contre les injustices. En de brefs chapitres comme autant de poésies formant un tout, Charlotte MONÉGIER partage ses émotions, ses amours comme ses désillusions. À Saigon notamment (rebaptisée Ho Chi Minh-Ville en 1975 suite à la fin de la guerre du Vietnam précise l’autrice) :

« Saigon est une ville tentaculaire

aux centaines de marchés ;

une ville aux quartiers d’araignées,

aux soupes odorantes et à la langue inconnue ;

elle est bourrée de vélos et de silhouettes hostiles ».

 

L’enfant qu’elle n’a pas voulu la hante longtemps avant que deux petits bouts de chou viennent, des années plus tard, illuminer sa vie. Une vie qui pourtant bascule de ce fait, il lui faudra désormais repenser les voyages, les remettre à plus tard, les imaginer autrement, dans un futur peut-être lointain.

Ce livre est un peu l’aboutissement de tous les textes de la poétesse parus chez Lunatique, il en convoque tous les thèmes, dans une langue à la fois très sensuelle, érotique, féministe et contestataire. Charlotte MONÉGIER accomplit parfaitement le challenge imposé par elle seule. Elle nous guide avec une immense délicatesse vers les traces de son passé, réel comme imaginaire. En 120 pages, elle nous balade dans son sac à dos, nous permettant de lever le nez avec elle sur l’état du monde, de son monde, et c’est beau, tout simplement. Livre paru tout récemment chez Lunatique, il se clôt par 14 photos couleur prises au cours de son séjour, de quoi mettre une image sur les écrits, en dévoiler le décor réel.

https://www.editions-lunatique.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 1 mars 2023

Marlène TISSOT « Life is a Beatles’ song »

 


Au registre des originalités et autres curiosités, attardons-nous un instant sur ce petit livre de 120 pages décrivant 50 scénettes du quotidien, une moyenne de deux pages par instantané. Pour chacune d’elle, un titre. Mais jamais pris au hasard. En effet ils sortent tous de la discographie des Beatles, le groupe britannique peut-être le plus célèbre de la planète (derrière les Stones diront les détracteurs).

L’inventivité de ce recueil est de ne dire aucun mot sur les Scarabées de Liverpool tout en les citant indirectement 50 fois. Leur chiper leurs titres. Et à partir du titre choisi, inventer (ou retranscrire ?) une brève tranche de vie dans une ambiance en adéquation avec le titre sélectionné. Et l’on obtient un résultat surprenant car varié autant dans les thèmes que dans l’écriture.

Marlène TISSOT jongle avec les situations. Souvent des couples, pas toujours assortis d’ailleurs. Et d’un mot du titre de la chanson des Beatles naît une scène. Mais attention, non dénuée d’humour, l’autrice prévient en préambule : « Aucune chanson n’a été blessée durant la rédaction de ce recueil. Seuls les titres ont été sollicités. Les paroles n’ont pas été disséquées et aucune prélèvement verbal n’a été pratiqué ». Donc nul besoin de connaître la carrière du groupe pour entrer dans la danse.

Les thèmes sont resserrés en majorité autour de la notion de couple, dans son incommunicabilité malgré la complicité, dans sa définition du terme « aimer ». L’atmosphère se fait tour à tour drôle, absurde ou mélancolique, désenchantée, l’écriture parfois poétique, parfois orale, toujours dans une veine littéraire très ancrée. L’arme féministe entre en piste : « Ces hommes-là sont tellement prévisibles. Tout ce qu’ils veulent c’est une petite fille avec laquelle jouer, un morceau de pâte à modeler, de grands yeux dociles, des joues timides, un ventre à percer. Ils veulent une petite fille, et j’en suis une pour l’éternité. Une petite fille trouée et mal recousue, des manières de poupées, mais un monstre sous la peau ».

L’autrice entre par moments dans une certaine introspection, pas sûre d’apprécier le monde qui lui est imposée, pas sûre de bien vouloir y vivre dans ses règles et ses obligations, ses craintes. Alors un pas de côté, immersion dans une bulle protectrice, masque d’enfant, cocon garanti.

Certains de ses textes flirtent avec le fantastique, d’autres sont empreints d’un profond onirisme, nous laissant entrevoir des mondes parallèles, créés, merveilleux, utopiques. Fuite de la réalité, besoin de rêves, remarques pertinentes, même devant la violence du quotidien, le moment où tout semble nous échapper. « Non, vraiment, ça ne tourne pas rond. La vie, partout, ressemble à une publicité savamment calibrée ou à une maison témoin, joliment aménagée, mais sans âme. J’en viens à me demander si on ne m’aurait pas enfermée dans le tiroir d’un paradis artificiel ». Tant qu’à faire, autant choisir son paradis, se le créer à sa dimension.

Ces 50 courtes séquences passent à la vitesse de l’éclair, l’autrice sachant jongler avec les changements de décors, ce qui se révèle ici une force d’écriture. Non seulement nous prenons plaisir à découvrir ces petites scènes, mais nous nous précipitons sur la prochaine dès la présente achevée, la recette fonctionne parfaitement. Paru en 2020 aux éditions Lunatique avec un « yellow submarine » en couverture, ce petit bouquin est à découvrir pour son originalité, sa fougue, sa variété et sa fausse naïveté.

« De quelle hauteur faut-il tomber pour espérer parvenir à s’envoler ? ».

https://www.editions-lunatique.com/

(Warren Bismuth)