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dimanche 6 avril 2025

Charles Ferdinand RAMUZ « La guerre aux papiers »

 


Ramuz surprend toujours, dézinguant les repères stylistiques habituels. Dans ce texte par exemple, et même si le style est précisément moins déconcertant que ses œuvres antérieures, on a l’impression d’entrer en cours de récit, d’avoir loupé quelque chose d’important, de fondamental, comme si on prenait le train en courant une fois le quai quitté, alors qu’un meurtre y a déjà eu lieu.

Dans un village suisse du canton de Vaud paré d’un imposant château, vit « Borchat, Daniel Jean-Etienne, ancien soldat, 42 ans ». C’est lui que Ramuz nous propose de suivre dans cette histoire survenant en 1802. La révolution française a laissé des traces y compris dans les villages suisses isolés. Et quand le gouvernement républicain est prêt à prélever à nouveau la dîme, un impôt féodal pourtant disparu dans le pays, le peuple ne l’entend pas de cette oreille et s’organise pour se révolter.

Réunions clandestines, mise au point d’une attaque de masse. Le but est simple : détruire par le feu les documents attestant des droits féodaux de la dîme. Une longue marche va s’organiser afin d’atteindre Lausanne, lieu renfermant les archives du pays, ainsi que Morges, abritant un arsenal où dorment de précieux canons. Borchat sera au nombre des émeutiers, mais rien ne pourrait se dérouler comme prévu, d’autant que Borchat s’est entiché de la Fanchette, une femme émancipée qui voit d’un mauvais œil ce projet saugrenu.

Qu’importe, le groupe déterminé se rend à Lausanne, muni d’une sommation qu’il compte bien faire respecter, la voici : « Nous, commandant du contingent de Bossenges, agissant au nom du gouvernement provisoire, faisons sommation à Monsieur d’Épendes ou à son représentant d’avoir à nous livrer sur l’heure les papiers concernant la levée de la dîme qui sont en sa possession, étant entendu qu’au cas où il n’obtempèrerait pas, il sera fait usage de la force… ».

Comme souvent chez Ramuz, « La guerre aux papiers », de 1942 (et dernier roman de l’auteur), se sert d’événements historiques réels pour ensuite tisser son texte autour avec ces beaux personnages fictifs. Ici c’est la révolte des Bourla-Papeys (brûle-papiers) de 1802 à laquelle Ramuz rend hommage. La complexité de la besogne était de maintenir un certain équilibre entre un récit quasi insurrectionnel et deux histoires d’amours très romantiques. Ramuz est parvenu à ses fins, même si l’on oubliera rapidement l’historiette à l’eau de rose pour ne retenir que la volonté du peuple émeutier.

« La guerre des papiers » est un petit roman idéal pour découvrir l’univers et la prose singulière de Ramuz, ainsi que pour appréhender l’écrivain dans son engagement. Le texte vient d’être réédité (mi 2024) aux incontournables éditions Sillage, toujours dans les bons coups lorsqu’il s’agit de déterrer des textes oubliés appartenant au domaine public. Plus récemment encore, elles ont republié « Le règne de l’esprit malin » du même auteur, et je ne serais pas étonné de vous en parler dans un avenir plus ou moins proche.

https://editions-sillage.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 2 avril 2025

James WRIGHT « La branche ne se brisera pas »

 


James Wright (1927-1980) est un poète étasunien oublié, c’est d’ailleurs par le biais de ces deux recueils de poèmes la première fois qu’il est traduit en France. Pourtant, sa poésie est somptueuse et ses images envoûtantes. « La branche ne se brisera pas », premier recueil, avec ses villes industrielles, ses tragédies minières (le père de Wright était mineur) sur fond d’alcool sont évoquées en des instantanées d’une Amérique désenchantée. La mort toujours, celles d’animaux ou le souvenir d’un Président américain probablement empoisonné. Que ce soit dans l’Ohio (dont Wright était originaire), le Minnesota, le Wyoming ou les 2 Dakotas, les brefs clichés sont émaillés de désastres, mais de beauté aussi, précisément là où le poète convoque la nature.

Poésie historique avec cette rencontre entre le Président Eisenhower et le dictateur Franco en 1959 en Espagne : « Les sourires brillent à Madrid. / Eisenhower a serré la main de Franco, l’a enlacé / Sous le feu des photographes. / De nouveaux bombardiers bien propres venus d’Amérique étouffent leurs moteurs ». Poésie vagabonde qui rend en outre hommage au poète espagnol Miguel Hernández (qui fut également honoré dans un bref texte de Jim Harrison).

Mais la nature tient un rôle prépondérant par ces arbres, ces oiseaux, ces cours d’eau, ces astres, ces champs où vont trimer les fermiers. Cette nature qui tient compagnie dans un quotidien marqué par la solitude, l’isolement, la déprime. « Pourtant, / il y a de bonnes choses dans ce monde », importance de ce simple mot « pourtant ». Cette solitude qui colle aux semelles, même si elle est en partie choisie et assumée. Et la mort, qui rôde, infatigablement. « Richesses mortes, mains mortes, la lune / S’assombrit, / Et je suis perdu dans les belles ruines blanches / De l’Amérique ».

Le second recueil « Allons nous rassembler à la rivière » n’est pas non plus avare en images fortes, avec cette Jenny, la Femme fantasmée, cette muse, sorte d’idéal féminin perdu dans une atmosphère de suicide, de miséreux du Midwest, que l’auteur dépeint magistralement. « Je veux être emporté / Par un grand oiseau blanc inconnu de la police, / Planer sur mille kilomètres et me cacher soigneusement, / Modeste et doré comme un dernier grain de maïs, / Conservé avec les secrets du blé et des villes mystérieuses / Des miséreux anonymes ». Hommages répétés aux peuples autochtones pour lesquels Wright est empreint d’une immense compassion. Puis le rôle des ombres, rappelant les oubliés. Enfin le rôle des gares, débuts ou terminus d’un voyage éprouvant.

La poésie de James Wright est libre et venteuse, torturée comme contemplative. Ces deux recueils sont d’une beauté saisissante, intimistes comme universels et la présence de Dieu n’y est que discrète. Livre d’une grande sensibilité paru en 2024 aux éditions Le Réalgar dans cette superbe collection de poésie « Amériques », il est traduit par Christian Garcin, agrémenté par une esthétique sobre mais efficace (la couverture est fort réussie), et bien sûr il est à lire et à partager.

https://lerealgar-editions.fr/

(Warren Bismuth)