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dimanche 10 août 2025

Jérôme VILLEDIEU « Moralès »

 

Moralès est un soldat de retour d’une guerre sur son cheval. Il observe, voit l’inéluctable : le monde court à sa perte. La maladie s’immisce partout dans ce retour à la civilisation d’un être marqué, ayant perdu toute illusion sur le champ de bataille. « Quel monde, je n’y comprends plus rien ». Moralès déambule, erre dans les villes et les forêts, par n’importe quel moyen de transport. Des images, terribles : « La vision d’un mort sur le siège avant, nette, lentement aperçue. Le monde s’il continue ainsi ». Moralès scrute une société désormais pressée, toujours en mouvement, provoquant un désastre écologique en cours après que l’homme se soit gavé. Car aujourd’hui comme hier, tout se monnaye. Il faut produire pour faire consommer. Moralès découvre ce monde-là, à petits pas, comme s’il plongeait un orteil pour vérifier si l’eau est bonne.

« Moralès »est un long poème halluciné et désenchanté où un ancien soldat soliloque sur l’état du monde, de l’humain. « Les communicants ont-ils remplacé les artistes ? ». C’est aussi un journal d’errance et un cri de désespoir hurlé en un souffle devant le constat d’une société devenue nihiliste, en des séquences décousues se succédant comme en une poésie expérimentale. « Moralès » est un rejet du monde moderne, où les forêts mystérieuses et violentes pourraient pourtant s’avérer être un refuge, mais rien n’est moins sûr. « Je suis encore soldat mais n’ai plus d’autre patrie que ces mondes ardents dont les boucles démultiplient les frontières au point qu’elles s’effacent ».

Ce livre très grand format est littéralement porté par les dessins remarquables, colorés ou en noir et blanc, de la talentueuse Elza Lacotte. Des « pleine page » qui font leur petit effet ! Une sorte de bestiaire onirique célébrant la nature et tranchant peut-être radicalement avec le texte. Elza Lacotte donne vie à un texte sombre d’une civilisation ayant perdu tout repère. Par ses couleurs, elle fait pétiller un récit désabusé.

« Moralès » vient de paraître aux éditions Le Ver à Soie, dans la collection Voyages graphiques. Ce voyage-là est sans issue, mais rendez-vous sur le site de l’éditrice, le catalogue est varié grâce à de nombreuses collections qui ont chacune leur identité propre.

https://www.leverasoie.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 6 août 2025

Jean-Claude IZZO « La trilogie Fabio Montale »

 


Les trois tomes de cette saga furent écrits et publiés dans les dernières années du XXe siècle, et ils font aujourd’hui autorité sur l’image sociologique qu’ils donnent de la ville de Marseille de cette époque. J’étais parti pour lire un tome, et puis l’élan m’a amené jusqu’à la dernière ligne du troisième. Jean-Claude Izzo (1945-2000) est aujourd’hui une référence en romancier « polar politique français de gauche » aux côtés de pointures comme Jean Meckert, Jean-Patrick Manchette, Didier Daeninckx et quelques autres. Cette trilogie est présentée dans le cadre de la célébration des 80 ans de la collection Série Noire de Gallimard. Les trois volumes furent ultérieurement regroupés en un seul format poche, « La trilogie Fabio Montale ».

« Total khéops » (1995)

 

Premier signe de qualité : l’épigraphe est signée Jim Harrison. Total khéops signifie Bordel immense, comme nous l’apprend une chanson du célèbre groupe rap marseillais IAM. De bordel et de Marseille, il va plus qu’en être question. Fabio Montale, ancien truand marseillais à la petite semaine, devenu flic pour se ranger, voit deux de ses anciens plus proches amis malfrats, Manu et Ugo, se faire tour à tour dessouder. Le tableau de chasse est un peu funèbre. Montale continue à avoir quelques relations dans le milieu, ce qui déplaît fortement à sa hiérarchie. Pourtant, grâce à ses connaissances, il obtient de précieux renseignements sur l’enquête visant à retrouver les assassins de ses potes.

Fabio fréquente aussi beaucoup les femmes, et l’on finit par s’y perdre dans les prénoms de toutes celles qu’il a aimées ou qu’il va aimer. Car s’il joue les gros bras, c’est aussi un cœur d’artichaut le Fabio. Entre amours déçues et immersion au coeur de bandes rivales, ce roman est on ne peut plus dynamique, tout comme les armes lourdes qui ont fait leur apparition dans la cité phocéenne, notamment dans les quartiers nord, malfamés et salement réputés, alors que la Camorra napolitaine commence à mettre le grappin sur divers trafics.

Fabio veut à tout prix identifier les tueurs, ceux qui ont refroidi ses amis. Il va chercher au fond de ses tripes, de son cœur, des souvenirs qu’il exhume, avec pudeur et gorge serrée. Mais les cadavres vont encore s’amonceler et à nouveau le toucher de près. Mais le véritable héros de ce roman est bien sûr Marseille, que Jean-Claude Izzo nous fait parcourir jusqu’à la moindre ruelle, avec ces lieux historiques, son évolution jusque dans la fin des années 1990, les débuts de sa gentrification. Marseille cosmopolite, ses bandes rivales parfois issues de communautés différentes, Marseille et les années 1970, le développement industriel passant par l’embauche de main d’œuvre étrangère, les tensions entre immigrés, une jeunesse désorientée, sans travail.

Marseille ressemble de plus en plus à une poudrière, et cette trilogie en est le témoin, en une analyse sociologique fouillée. Izzo nous sert de guide touristique autant qu’historique et c’est passionnant, même si quelques pages, pour respecter le cahier des charges du roman noir dans toute sa splendeur, sentent les testostérones et l’après-rasage parfum musqué. Du très bon harboiled influencé par celui des Etats-Unis bien sûr. Quant à Montale, il finit par démissionner, écoeuré de toutes ces magouilles. C’est ainsi que nous le retrouverons chômeur dans le deuxième volet, « Chourmo », toujours avec ces accents à la fois marseillais et libertaire, le tout dans une mélancolie palpable.

« C’était ça, l’histoire de Marseille. Eternité. Une utopie. L’unique utopie du monde. Un lieu où n’importe qui, de n’importe quelle couleur, pouvait descendre d’un bateau, ou d’un train, sa valise à la main, sans un sou en poche, et se fondre dans le flot des autres hommes. Une ville où, à peine le pied posé sur le sol, cet homme pouvait dire : ‘C’est ici. Je suis chez moi’ ».

« Chourmo » (1996)

« Le chourmo, en provençal la chiourme, les rameurs de la galère. À Marseille, les galères on connaissait bien ».

Fabio a démissionné de la police. Maintenant âgé de 45 ans, il est chômeur, il erre dans les rues de Marseille, « son » Marseille adoré autant que haï. Sa cousine Gélou, 48 ans, refait surface. Son fils Guitou, 16 ans ½, a disparu, elle demande l’aide de Fabio. Qui ne va pas tarder à retrouver le gamin… assassiné. Puis c’est le tour de Serge, son pote éducateur des rues. Une méchante série noire qui démarre pendant que la montée de l’islamisme fondamentaliste semble inexorable dans les rues de la ville, avec notamment l’implantation du F.I.S., Front Islamiste du Salut, et du G.I.A., le Groupe islamique Armé.

Et on oublie trop facilement que la France a appelé ses ressortissants aujourd’hui encore considérés comme immigrés quand elle avait besoin d’eux : « Nous on est Français. Le grand-père, il a fait la guerre pour la France. Il a libéré Marseille. Avec le régiment de tirailleurs algériens. Il a eu une médaille pour ça (…). Marseille n’avait jamais remercié les Algériens pour ça. La France non plus. Au même moment, d’autres officiers français réprimaient violemment les premières manifestations indépendantistes en Algérie. Oubliés aussi les massacres de Sétif, où ne furent épargnés ni les femmes ni les enfants… Nous avons cette faculté-là, d’avoir la mémoire courte, quand ça nous arrange… ».

On fait connaissance avec Pavie, camée et pute, amie de Arno, mort. Rapprochements du banditisme local avec des pays d’Europe de l’est, d’autres du Moyen-Orient, et bien sûr avec la mafia. Le moral de Montale ne s’arrange pas. S’il garde des contacts avec la police, il sont parfois tendus puisqu’il est en quelque sorte repassé du mauvais côté de la barrière. Et ses amis tombent les uns après les autres, comme si une malédiction s’acharnait personnellement contre lui.

« Chourmo », moins ample que « Total khéops », se laisse néanmoins lire plaisamment avec son ambiance si particulière, mélancolique, froide, parfois teintée d’un rien de nostalgie. « J’ai l’impression qu’il y a en toi quelque chose qui tient du sablier. Quand le sable est complètement descendu, il y a forcément quelqu’un qui vient le retourner ».

« Solea » 1998

Le tome de trop. La redite dispensable. Le bégaiement inutile. « Solea » (du reste une chanson de Miles Davis) tient de ses deux aînés, « Total khéops » et « Chourmo ». Trop. Mêmes scènes mêmes circonstances. Montale est toujours cet ancien flic devenu chômeur qui navigue entre les autorités policières et les petits caïds. Et la faucheuse a, toujours et peut-être encore plus que dans les deux précédents volets, la fâcheuse tendance à lui prendre ses proches. Et Montale s’enfonce dans une déprime sans nom. Marseille semble ici en partie abandonnée, moins décrite, moins arpentée. Ce qui faisait la force du premier et dans une moindre mesure du deuxième tome, est ici presque absent. Montale pense surtout à ces femmes qu’il a convoitées, convoite ou convoitera. Il en ressort un romantisme paradoxalement un peu plombant.

Derrière le rôle social du bistrot dans sa globalité (déjà développé dans les précédents livres), il est difficile d’accrocher au scénario. Babette, journaliste et amie de Montale, sort avec un avocat spécialiste de la mafia, Gianni. Pendant ce temps, Montale rencontre Sonia, en tombe amoureux en une seule nuit malgré un éthylisme avancé, et la découvre dézinguée dès le lendemain. On ressort ici les grosses ficelles de l’amie tuée, de Montale sur les lieux du crime juste après (ou même parfois pendant un assassinat), un Montale qui paraît de plus en plus avoir le don d’ubiquité. On en arrive aux limites du scénario, où Izzo réchauffe les plats, ne sert plus rien de nouveau sinon des séquences d’une sentimentalité un peu mièvre. Tout semble déjà avoir été écrit dans les deux premiers romans, et la perte d’inspiration dans l’ultime est palpable. Tout comme l’impuissance de la police devant l’implantation de la mafia (car c’est le volume où la mafia est la plus présente).

En parlant de, les ramifications s’étendent jusqu’à la mafia varoise, alors qu’il est question de l’assassinat de Yann Piat, députée du Var, en 1994. Ce sont les pages les plus intéressantes du roman, hélas l’auteur ne persévère pas et ne donne que d’infimes renseignements et pistes sans rien exploiter davantage (les anciens se souviendront de « L’encorné » et « Trottinette », que Izzo n’évoque pas). On referme le volume, la tête encore pleine des deux tomes précédents, ce dernier assaut glissant comme une quasi inexistence, comme la course manquée.

« La cruauté des images de génocides, hier en Bosnie, puis au Rwanda, et aujourd’hui en Algérie, ne faisait pas descendre dans la rue des millions de citoyens. Ni en France, ni ailleurs. Au premier tremblement de terre, à la moindre catastrophe ferroviaire, on tournait la page. Laissant la vérité à ceux qui mangeaient de ce pain-là. La vérité était le pain des pauvres, pas des gens heureux ou croyant l’être ».

(Warren Bismuth)

dimanche 3 août 2025

Daria SERENKO « Les filles et les institutions »

 


Un récit de vie plus qu’un roman, tel est ce livre bref de Daria Serenko. Une femme travaillant pour la culture publique en Russie Poutinienne raconte simplement son quotidien. Certes, depuis le stalinisme, les moeurs ont changé, les femmes sont devenues plus libres, en tout cas moins asservies, peut-être plus visibles, mais les hommes semblent s’être figés. Mais attention, les coups bas entre femmes ne manquent pas, les trahisons sont quasi routinières.

Car la tension est à son comble. L’Etat russe contrôle toute vie des fonctionnaires, jusque sur les profils de comptes Facebook et les photos publiées (un bout de corps est mal venu, tout propos déplacé est sanctionné). Puis il y a cette photo de Poutine distribuée aux institutions, photo couleur à photocopier et suspendre dans chaque pièce d’un bâtiment. Lors d’événements, le langage se doit d’être policé, lui aussi est surveillé et scruté. Tout est sous contrôle de l’Etat. « Ce matin par exemple, nous avons reçu par mail des instructions accompagnées de fichiers vidéos. Les instructions stipulaient que les fichiers vidéo devaient être téléchargés et utilisés comme écran de veille sur tous les moniteurs de notre établissement ».

La nostalgie de l’ère soviétique est parfois palpable, le vote obligatoire, pour Poutine bien sûr, avec photo du bulletin à l’appui, tandis que tout événement homosexuel est banni et que les syndicats sont corrompus. Pour les fonctionnaires, il est interdit de participer à toute manifestation sous peine de sanctions. Leur vie professionnelle est marquée par les fêtes nationales, à célébrer sur le lieu de travail : jour du drapeau national (tricolore depuis 1994), jour de la Russie, jour de la langue russe. Entre autres.

Et ces femmes fonctionnaires en ont assez, fatiguent. Le texte est rythmé par des chansons russes ou soviétiques, car il faut tout de même un peu de gaîté dans ce monde sans espoir. « Chères filles, nous avons tous besoin, semble-t-il, d’une grève mortelle. Vivre est devenu insupportable ».

« Les filles et les institutions » est paru en 2023 chez Sampizdat éditions. Traduit par Sylvia chassaing, il est préfacé par Laura Poggioli, il est une tranche de vie bureaucratique post-soviétique, c’est-à-dire un espace sans espérance ni autonomie, dans une attente de lendemains qui chantent.

https://www.sampizdat.org/

 (Warren Bismuth)

mercredi 30 juillet 2025

Annie ERNAUX « L’autre fille »

 


Annie Ernaux a 10 ans lorsqu’elle apprend l’existence d’une sœur aînée. Enfin, non pas l’existence mais plutôt la mort, survenue en 1938, à 6 ans, deux ans et demi avant la naissance de la cadette qui s’était toujours jusque là crue fille unique. Par ce livre de quelques dizaines de pages, cette cadette entreprend la rédaction d’une lettre à la sœur qu’elle n’a pas connue, et pour cause.

L’autrice découvre de vieilles photos sur lesquelles figure la sœur, celle qui n’avait jamais eu de visage. Cette lettre, pourquoi l’écrit-t-elle ? « Est-ce que je t’écris pour te ressusciter et te tuer à nouveau ? ». Mais c’est aussi une sorte de thérapie dans laquelle elle dévoile ses propres malheurs, de santé notamment, d’enfant choyée mais solitaire. Car elle aussi a failli mourir, et là c’est l’engrenage dans son esprit. Sans se comparer à sa sœur qui pour elle est une inexistence, elle se demande pourquoi ses parents ne lui ont jamais rien dit à propos de ce fantôme. Car ce n’est pas de leur bouche qu’elle a appris la nouvelle. D’ailleurs, il n’en sera jamais question avec eux, jusqu’à leur mort.

Annie Ernaux s’attache à tenter d’entreprendre le bref parcours de sa sœur, aidée par six photographies, c’est peu. Photographies qu’elle scrute, qu’elle fait parler. Et des questionnements qui surgissent : les parents ouvriers étaient-il trop pauvres pour permettre à leur jeune enfant de survivre ? Puis viennent les doutes : « T’écrire, ce n’est rien d’autre que faire le tour de ton absence ». Est-ce que la sœur décédée aurait transmis de manière post-mortem la force de vivre à sa cadette ? Cadette qui, en quelque sorte l’a remplacée, la seconde fille unique a supplanté la première. Aucune des deux n’aura connu la sororité. Alors qu’elles sont issues du même sang.

Soudain, le roman « Jane Eyre » s’invite au menu, Annie Ernaux croit y reconnaître sa sœur dans l’une des protagonistes. Troublant. Cherche-t-elle à placer sa sœur là où elle n’est pas alors que « je ne peux pas te mettre là où j’ai été », comme un constat sombre. Quant au but de la lettre, il reste flou : « Peut-être que j’ai voulu m’acquitter d’une dette imaginaire en te donnant à mon tour l’existence que ta mort m’a donnée ». Le style, froid comme un bac à glaçons, distancié autant qu’épuré, d’une âpreté vertigineuse, donne la chair de poule. Les phrases laconiques mais ô combien précises et finement construites parachèvent un travail remarquable. « L’autre fille » est paru en 2011 aux éditions Nil, dans la collection les Affranchis, où des auteurs prennent la plume pour écrire une lettre à qui ils le souhaitent. Et celle de Annie Ernaux est un modèle du genre.

(Warren Bismuth)

dimanche 27 juillet 2025

Francisco COLOANE « Cap Horn »

 


Chic, on rempile ! Début de la saison 6 donc, pour le challenge mensuel « Les classiques c’est fantastique » du blog Au Milieu Des Livres (à partir du dernier lundi du mois, chroniques s’étalant sur une semaine). Et déjà un thème ô combien roboratif : « Les récits insulaires », ce qui m’a permis d’ouvrir ce recueil de nouvelles du chilien Francisco Coloane.

Francisco Coloane (1910-2002), est un auteur chilien surtout connu pour ses nouvelles maritimes, souvent comparé à Joseph Conrad et Jack London par exemple. Le ton est cependant un rien différent dans ce recueil de 14 nouvelles de 1941, dont l’immense majorité ne se déroulent pas en mer mais bien sur la terre ferme, sur la Terre de Feu pour être tout à fait exact. Cette région, la plus australe du globe, est on ne peut plus austère avec une nature sauvage et capricieuse, hostile aussi. Alors les hommes tentent de s’adapter.

À l’instar du climat, les hommes, ainsi que les animaux domestiques, sont rugueux. Ces 14 nouvelles nous les dépeignent dans des lieux différents mais toujours géographiquement proches. Des dépeceurs d’animaux, des putes, des marins en perdition, des sports de combat locaux. Et bien sûr les contrebandiers, l’absence de femmes, la solitude, et le whisky. Et bien sûr l’hiver, long comme un jour sans pain. Et bien sûr la mort. Rodant sur les grandes plaines.

Coloane dépeint des péons solitaires, isolés, en des accents parfois gothiques ou fantastiques, tant les légendes dans cette partie du monde ont la dent dure. Les paysages sont accidentés, hantés par les âmes des anciens naufragés et accentuent une solitude à rendre fou. Coloane est un formidable conteur, qui part d’une histoire toute simple, pour en faire une épopée souvent tragique en quelques pages.

Les animaux ont une place prépondérante dans ce recueil, comme ce cheval alezan qui va se venger de la maltraitance qu’il a subi de la part des hommes. Il y a aussi ces chiens fidèles, ces poules pondeuses et salvatrices, ces phoques redoutés. Et cette amitié entre l’homme et « ses » animaux : « On reconnaît un homme à ses chiens et à son cheval ».

Les lieux ? Le détroit de Magellan, la Cordillère des Andes, Ushuaia et bien sûr l’inévitable Punta Arenas. Des noms qui font rêver les touristes mais beaucoup moins les autochtones. Rudesse de la vie en des anecdotes contées presque avec magie, car le gaillard possède une sacrée plume ! Une plume qui sait se faire empathique, humaniste, poétique, qui transforme une image en une pétillance. Les gauchos deviennent sublimes de courage ou de lâcheté. Coloane décrit des histoires d’hommes. En cela aussi il se rapproche de Conrad et London. Mais sa plume est peut-être moins brutale, moins violente. C’est ma troisième intrusion dans l’œuvre du chilien après « Tierra del fuego » et « Le dernier mousse », c’est aussi celle que j’ai préférée.

Ce recueil pourrait bien tomber à pic pour vous, en plein été caniculaire, histoire de vous rafraîchir un peu, il coche toutes les bonnes cases pour passer des vacances parfaites : des personnages vrais, une nature grandiose, des animaux qui ont un vrai rôle, de la neige, du froid, et bien sûr de l’isolement, celui que nombre d’entre vous redoutent dès qu’ils sont loin de chez eux.

(Warren Bismuth)



mercredi 23 juillet 2025

Jacques RANCIÈRE « Au loin la liberté – essai sur Tchekhov »

 


L’œuvre d’Anton Tchekhov (1860-1904) a déjà été abondamment commentée et continue d’inspirer nombre d’essayistes. Ainsi il en va de Jacques Rancière, écrivain fort prolifique, qui s’intéresse de près au travail de l’écrivain russe. Dans un livre de 110 pages au petit format, il analyse le message particulier ainsi que le processus d’écriture et la structure des textes, notamment des nouvelles de Tchekhov (qui en a écrit plus de 600).

L’une des marques de fabrique de Tchekhov, outre ses formats souvent très brefs, est qu’il prend ses personnages en cours et les abandonne soudainement, terminant son récit en laissant une éventuelle suite en suspens, comme pour faire participer son lectorat, en tout cas pour lui permettre de travailler son imagination.

Tchekhov est né en 1860, soit une année avant l’abolition du servage dans l’Empire russe. Ses personnages sont souvent encore imprégnés de cette pratique, aussi ils peinent à saisir le sens même du mot Liberté. Or la liberté est l’un des concepts charnière de tout l’œuvre du nouvelliste russe. La liberté et la vérité. Le peuple russe est alors toujours soumis à l’autorité, y compris aux lois ancestrales même abolies. Il lui est donc bien difficile d’entrevoir un avenir sans ces jalons qui ont rythmé sa vie. Il lui manque la vérité permettant d’entrevoir la liberté.

Pour parfaire sa réflexion, Rancière s’appuie sur quelques nouvelles, emblématiques de la pensée Tchekhovienne. Il fait même s’entrecroiser plusieurs nouvelles, complémentaires ou au contraire s’affrontant, se contredisant. Car le talent de Tchekhov réside à ne pas s’immiscer dans un dialogue ou un fait, il ne prend pas part au débat, il laisse parler ses protagonistes, sans jamais les interrompre. D’ailleurs, son lectorat ne sait jamais où il se situe puisqu’il se contente de décrire, d’évoquer. Chez lui, il serait vain de dénicher une quelconque morale, elle n’existe pas, même si « La morale de l’écrivain [Tchekhov, nddlr] tient presque toute en deux principes simples et qu’on dirait volontiers simplistes. Le premier est de ne pas mentir. La seconde est de ne pas craindre la liberté. Or la vérité est que la liberté fait peur. Si elle est loin, c’est que la servitude est encore bien là et qu’elle est d’abord dans les têtes. Il est trop simple en effet de la figurer seulement à travers la violence des puissants et de leurs gendarmes. Elle est d’abord dans l’air que l’on respire et les effet qu’il produit sur les cerveaux, ceux des gendarmes, comme celui du vagabond ».

Tchekhov met en scène nombre d’hommes de science, étant lui-même médecin. Là encore, pas de pensée personnelle, mais des joutes verbales, parfois contradictoires. Il peut nous être difficile de nous placer dans un camp ou l’autre, d’ailleurs est-ce le but ? Car Tchekhov ne veut pas être un porte-parole, seulement un passeur. S’il abandonne ses personnages, s’il ne conclut pas au terme de ses récits, c’est pour mieux laisser le débat se poursuivre en son absence, là encore il laisse le libre choix à son lectorat, la fameuse liberté. En bon pragmatique il se tient à l’écart des débats brûlants, sociétaux, il ne fait que retranscrire. Si ses personnages peuvent faire preuve d’une morale, jamais nous ne saurons si Tchekhov l’approuve ou non, car lui a chassé la morale de son esprit.

Alternances de points de vue, discussions parfois stériles, Tchekhov laisse échanger, il est l’écrivain de la consolation et de la compassion. Chaque point de vue peut être entendu. Ce qui ne signifie pas que Tchekhov est un homme froid exempt de sentiments, simplement la pudeur et la tolérance l’entraînent dans un certain mutisme de circonstance. Il se tient loin de l’agitation, tout comme il ne cherche pas à créer une fresque puisque ses récits « sont faits de tableaux qui se succèdent sans que rien ne les lie nécessairement aux précédents et aux suivants ». Ses portraits sont des instantanés, de minuscules tranches de vie dans lesquelles il propose simplement une piste.

Comme Jacques Rancière le fait justement remarquer, la musique joue un rôle non négligeable dans l’œuvre de Tchekhov, elle peut même à elle seule soumettre une idée ou une contradiction aux propos d’un protagoniste. C’est là encore au lectorat de découvrir quel en est le sens. La nature tient une place de choix, même si Rancière ne fait qu’effleurer ce fait, prenant exemple sur la longue nouvelle « La steppe », l’une des plus célèbres de l’écrivain russe.

Chez Tchekhov, pas de bouleversements, ses récits débutent alors que l’histoire a déjà commencé, et se terminent comme suspendus, scrutant l’avenir proche. Peu de violence, seules quelques scènes de crimes viennent rougir les pages. C’est aussi ce qui fait que son œuvre est unique dans la littérature russe, d’autant que ses personnages vivent des existences la plupart du temps ordinaires, bien loin des bouillonnantes aventures écrites par ses contemporains.

Sur la structure même de l’œuvre de Tchekhov, c’est Ivan Bounine, cité dans le livre, qui semble le mieux tirer son épingle du jeu dans son essai « Tchekhov ». Ainsi il résume parfaitement : « Quand un récit est terminé, il faudrait à mon avis supprimer le début et la fin. C’est là que nous mentons le plus, nous autres écrivains ». Et Tchekhov s’est appliqué à ne pas mentir. Certes le texte « pourrait continuer indéfiniment », mais Tchekhov le clôt, le laissant à l‘appréciation de son lectorat.

Jacques Rancière termine son essai sur l’un des grands thèmes Tchekhoviens : la liberté comme possibilité, c’est-à-dire comme éventuelle suite au récit. Mais sur ce point, encore une fois, seul le lectorat est capable de répondre, par son imagination, par sa volonté. « Au loin la liberté » est paru en 2024 chez La Fabrique éditions, il n’est en aucun cas une biographie, plutôt en quelque sorte une explication de texte, une analyse pertinente et enthousiaste, même s’il laisse complètement de côté l’aspect théâtral, l’humour subtil ainsi que la place prépondérante de la nature dans l’œuvre de Tchekhov. À son tour il ouvre des voies de lecture pour redécouvrir ce maître de la nouvelle. Il peut être complémentaire du livre de Korneï Tchoukovski « Tchékhov, un homme et son œuvre » de 1967 (paru en 2020 chez Interférences et qui propose une ample analyse de l’oeuvre mêlant de conséquents éléments biographiques) et de celui de Donald Rayfield « Anton Tchekhov une vie », colossale biographie de 550 pages presque au jour le jour, paru en 2019 chez Louison éditions, tous deux déjà chroniqués en ces pages. Avec ces trois références, vous devriez être outillés pour l’hiver prochain.

https://lafabrique.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 20 juillet 2025

Georges SIMENON « Mes apprentissages – reportages 1931-1946 »

 


Maintenant que nous avons en hiver et au printemps fait plus ample connaissance avec le nouveau challenge, annuel celui-ci, « Quatre saisons de pavés » du blog Au milieu des livres (présenter au moins un livre de plus de 500 pages par trimestre), penchons-nous sur ce très gros bouquin de plus de 1000 pages de Simenon, « Mes apprentissages » pour ce troisième rendez-vous du défi, le Pavé d’été.

Simenon n’est pas précisément connu pour sa plume journalistique, c’est bien pourtant dans cette profession qu’il a débuté à Paris tout droit débarqué de Liège. Ici, pas de dépoussiérages de ses premiers articles mais bien une sélection d’articles à partir de 1931 qui court jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale.

Contenu copieux, c’est grâce à ces articles de presse, que Simenon a délivrés comme pour ses romans à une vitesse vertigineuse, que nous apprenons à mieux connaître l’homme. Celui qui par sa fiction était à la recherche de « L’homme nu » se met, inconsciemment, ici lui-même dans le plus simple appareil puisque l’on jauge de ses idées, convictions, contradictions (nombreuses), ses hantises comme ses goûts. Simenon a passé une partie de sa vie à voyager, et c’est par ces voyages qu’il nous dépeint ce qui l’a forgé, que ce soit au bord d’une rivière française ou à l’autre bout du monde.

L’entame est une petite mise en jambes avec des chroniques sur ses voyages fluviaux en France, dressant une fresque du pays dans le début des années 1930. C’est peut-être le compte rendu de sa visite au 36, quai des orfèvres qui suscite les premiers émois. Là-bas, Simenon a suivi des enquêtes de faits divers, c’est sur le terrain qu’il a peaufiné le personnage de Maigret tout en donnant son point de vue personnel sur quelques affaires, dont la célèbre « Affaire Stavisky ». C’est - dit-il en tout cas – qu’a été demandé non à Simenon mais à son commissaire Maigret, ce qu’il pense de cette histoire. Il doit en rendre compte par le biais d’articles. Il se met donc, lui, dans la peau du personnage auquel il a donné naissance pour donner son opinion. Moment totalement à part du recueil, et accessoirement fort réussi.

Simenon a la bougeotte, alors il va et vient un peu partout en France. Il s’intéresse non pas à la nature ni aux paysages – ou si peu - mais à l’homme dans son quotidien. Il dépeint notamment des travailleurs, prolétaires pour la plupart, et il en ressort un certain nationalisme fleurant un rien la naphtaline. Soudain, nouvelle surprise, voilà que Simenon, homme dans ce qu’il a de plus misogyne de manière presque compulsive, écrit sur la Femme. On l’a d’ailleurs connu bien moins rigoureux à prendre fait et cause pour la gente féminine qu’il n’hésite pas à écorcher, humilier ou caricaturer dans son œuvre. Ici il se fait défenseur ardent et même apôtre, mais avec ce rien de machisme sous-jacent qui colle plus à ce qu’il est vraiment. Par ailleurs, dans ces chroniques, il évoque avec fierté les nombreux bordels qu’il a assidûment fréquentés.

Simenon fut peut-être l’un des écrivains les plus contradictoires de son époque. Son racisme latent est ici comme pris à contre-pieds dans une attaque effrénée et sincère contre le colonialisme. « Le colonialisme porte atteinte à la dignité de l’homme » écrit-il. Et là il ne feint pas, on le sent révolté contre le sort qui est réservé aux populations autochtones par des Blancs envahisseurs et esclavagistes. Il se dit même « antiraciste convaincu » alors que nombre de phrases ou situations dans des romans ont sans nuance réfuté cette position. C’est tout l’intérêt de lire Simenon. Car si on le sait très réactionnaire dans ses convictions, très conservateur, « vieux jeu » pour ne pas dire ringard, on découvre par moment un homme sincèrement révolté, lui qui a fait ses premières classes françaises du journalisme aux côtés des anarchistes. On le sent proche d’eux pour certains faits sociaux alors que pour d’autres il se place aux antipodes. Ici il analyse la colonisation avec toute sa rage et son cœur, et il en ressort quelques pages magistrales.

La Norvège en plein hiver, un drame aux îles Galapagos, s’ensuivent de nombreux articles peut-être moins intéressants voire plus soporifiques, sans doute purement alimentaires. Sur un recueil de 1000 pages, il est presque « normal » de traverser par moments des pages plus ennuyeuses où l’écrivain se contente de décrire, tente de peindre une carte postale par sa seule plume. Le drame avec Simenon, c’est que lorsqu’il veut faire reprendre la sauce, il fait aisément d’un exemple précis une généralité, il conclut hâtivement et quasi internationalement à partir d’une scène vue, souvent de quelques minutes, ou d’un entretien qu’il a eu avec l’habitant d’un pays qui lui a raconté ce qu’il avait envie, peut-être d’ailleurs ce que Simenon avait envie d’entendre. Pourtant Simenon entonne le petit refrain modeste : « Je ne veux rien prouver du tout ni rien juger. Je me contente de raconter mes petites anecdotes sans même essayer d’en tirer une morale ». Si seulement…

Par ce livre d’articles, apprend-t-on à mieux connaître Simenon ? La réponse est aussi ambivalente que l’homme lui-même : oui et non. On le reconnaît sous certains traits qu’il a accumulés dans ses romans, par de nombreux « réflexes » d’homme (le mot est important) de son époque, et même par des idéaux politiques qui, même s’il ne développe pas ce thème, peuvent s’apparenter non à un soutien mais tout au moins à aucune répugnance envers le nazisme montant dans les années 30 (tiens, Simenon a croisé Hitler en Allemagne dans un ascenseur). Il ne condamne pas, loin s’en faut, la politique de Mussolini, et jamais il ne se met dans la peau d’un homme de « gauche » sur la politique internationale. Il est attentiste, curieux mais pas affolé. Mais tout ceci est déjà palpable dans son œuvre.

Simenon fait preuve d’un certain nationalisme dès qu’il décrit la France. Plus étonnant : jamais il n’indique tout au long de ces plus de mille pages qu’il est resté citoyen belge, il se revendique français avec des papiers en bonne et due forme, lui qui n’a jamais demandé la nationalité française. Tout comme il apprécie le fait d’être un auteur à part, ce qui l’autorise, dirait-on, à fustiger certains de ses petits camarades d’écriture.

Autant le dire immédiatement, ce recueil est classé par thèmes, non par chronologie. Aussi on peut être perdu quant à l’époque exacte où a été écrit tel ou tel article, même si chaque date est scrupuleusement consignée. Bien vite, le voici en 1945 à Londres, au Canada, aux Etats-Unis où il s’établit pour quelques années (l’idylle, l’exaltation qu’il décrit comme étant la sienne ne dureront pourtant qu’une grosse décennie avant un retour sur son continent natal). Il fuit l’Europe, et pour cause. Car même s’il n’a sans doute pas été un collaborateur actif durant la guerre, il n’a pas non plus farouchement fait preuve ne serait-ce que d’une velléité de résistance, les rumeurs enflent (son frère fut en revanche un proche du régime nazi) et Simenon quitte la piste, direction le nouveau monde. Dans les articles de cette époque, Simenon s’interdit de parler politique (monsieur est prudent, on le serait à moins…). Pourtant, parfois, comme par un vieux réflexe, sa plume fourche. Il parle ainsi de « l’Allemagne occupée » (si si, un lapsus qui en dit long).

La famille Simenon traverse en automobile les Etats-Unis du nord au sud, l’occasion pour le désormais père de famille de créer une suite d’articles consacrés à ce voyage. Là encore les vieux réflexes ressurgissent. Simenon s’extasie sans retenue devant la société d’hyper consommation, d’hyper production, d’hyper capitalisme. Bref, d’hyper tout. Un pays de la démesure égoïste qui semble coller parfaitement avec les idéaux d’un Simenon par ailleurs devenu immensément riche. Ici s’est glissé un texte de 1958, dans lequel par ailleurs il emploie le terme « israélite ». Prudence à nouveau pour celui qui a tant fustigé les « juifs » dans ses œuvres.

Mais revenons en 1931 (vous voyez que le livre, comme ces chroniques, voyage lui aussi, mais dans le temps). C’est un Simenon reporter que l’on perçoit. Il connaît sans aucun doute possible le travail alors fort apprécié de Albert Londres et s’en inspire peut-être directement dans cette série d’articles où il sera notamment question de trafic de tabac à la frontière belge, et ce sentiment de renouer avec Maigret, ce n’est plus Simenon qui décrit, mais le commissaire, comme dans un inconscient dédoublement de personnalité. Ces pages sont émouvantes car elles font revivre en quelque sorte l’atmosphère si particulière des romans de Maigret.

Retour des « impressions de voyageur » et du journalisme sur le terrain. Interview de Léon Trotski en 1933, voyage en Russie en 1934, où il ne voit que mensonge, corruption, manipulation d’Etat, dissimulation et mise en scène. Mais peut-on lui donner tort ? Il raconte en détails sa difficulté pour pénétrer dans le pays mais aussi… pour en ressortir ! Plusieurs articles sur la Turquie avant une nouvelle série d’instantanés sur de nombreux lieux qu’il a traversés. Ce copieux ouvrage est accompagné de photographies prises par Simenon lui-même. Tout n’est pas intéressant, mais Simenon, on le prend comme il est, c’est-à-dire que ses points de vue sont toujours attendus au virage, ne serait-ce que pour s’auto-alimenter sur le fait que cet homme possédait de nombreuses facettes dont certaines peu enviables ou en tout cas peu glorieuses.

Il faut être Simenophile pour escalader pareille montagne, mais l’effort vaut la peine d’être tenté, même si l’homme n’en ressort pas particulièrement grandi. Il nous aura au moins livré des traits plus humanistes de sa personnalité, par-delà des articles eux-mêmes qu’il qualifiait d’ « anecdotes sans prétention, des petites histoires de partout et d’ailleurs, des instantanés pris aux quatre coins du monde ». Et c’est un fait que nous aurons parcouru le globe en chaque point durant ce long voyage, que nous aurons exploré tous les continents avec émotion car, et il faut bien le reconnaître, Simenon écrit ici en passionné, en vrai témoin de son temps, il nous fait partager cette exaltation permanente et on le sent beaucoup moins désinvolte que dans ses romans. C’est un autre aspect de l’homme, une autre sensibilité qui nous sont livrés, et rien que pour ces détails il est intéressant de parcourir ce pavé.

Alors que l’œuvre fictionnelle de Simenon est sans cesse rééditée dans de nombreuses collections, « Mes apprentissages » ne fut publié qu’à une poignée de reprises, la dernière fois en 2016. La version proposée ici est celle de chez Omnibus datée de 2001. Bon voyage !

(Warren Bismuth)





mercredi 16 juillet 2025

Marie NDIAYE « Rosie Carpe »

 


Née Rose-Marie, Rosie Carpe est une femme qui malgré son jeune âge a déjà vécu maintes vicissitudes. Elle et son fils Titi (Etienne), 6 ans, vont rejoindre en Guadeloupe Lazare, frère aîné de Rosie, après 5 ans de silence. Immédiatement un mystère à propos du passé de la famille Carpe se crée. Rosie est alors enceinte d’un second enfant et ses parents vivent eux aussi désormais en Guadeloupe.

Les souvenirs surgissent et prennent vite une place prépondérante dans le récit : enfance à Brive-la-Gaillarde, déménagement à Paris, juste pour Rosie et son frère, les parents ne les rejoindront que bien plus tard sans toutefois nouer de liens cordiaux avec leur fille qui sombre dans l’alcool et l’apathie, dans le stupre et les sex-tapes.

Rosie revoit donc son frère Lazare en Guadeloupe après de nombreuses péripéties. Il n’est plus le même homme, ayant entreprit un commerce nébuleux avec son ami Abel. Elle fait connaissance avec Lagrand, un noir dont la mère est internée. C’est lui qui incarne à lui seul tout le peuple de Guadeloupe. C’est aussi lui qui s’occupe d’un Titi à l’abandon, notamment lorsque ce dernier tombe malade, tandis que les parents de Rosie semblent désormais mener grande vie, se détournant toujours plus de leurs deux enfants. C’est par le prisme de Lagrand que l’histoire nous est lentement dévoilée, alors que les rebondissements se succèdent en cascades sur fond de racisme « ordinaire » (comme si le racisme pouvait être ordinaire).

« Rosie Carpe » est un roman dérangeant, particulièrement poisseux et malséant, sans doute par le fait que les personnages, hormis Lagrand, sont antipathiques, refermés comme des huîtres, taiseux et/ou manipulateurs. L’écriture froide et distanciée de Marie Ndiaye colle parfaitement à son sujet, grave voire désespéré. Car aucun espoir ne paraît vouloir émerger des protagonistes, écrasés par leur propre existence, ayant en partie cessé de lutter, alors qu’un meurtre se déroule sous les yeux de certains d’entre eux.

Tout semble effrayant dans ce roman paru en 2001 aux éditions de Minuit. Le style de l’autrice, littéraire aux phrases longues et idées imbriquées, contribue à mettre le lectorat mal à l’aise. Rien ne vient sauver ce tableau de quasi naufragés dans un scénario laissant entrevoir une embellie avant de revenir subitement au même point, le tout rythmé par la perversité de personnages se mentant à eux-mêmes. Et la réminiscence de la couleur jaune, celle de la maison de Brive, couleur pourtant si chaude, ne permet aucun souffle salvateur, tout est pourri dans cet environnement familial vicié.

« Rosie Carpe » est un roman de la fuite puis de la non rencontre, de l’abandon à soi-même comme aux autres, c’est aussi une analyse profonde et sombre des relations familiales perverties, de l’échec cuisant de la notion même de famille. Seul ce Lagrand tire son épingle du jeu, il pourrait bien être le seul humain, en tout cas le seul humaniste du récit. Le décor est la Guadeloupe, touchée par la misère, les trafics en tous genres ainsi que le racisme ambiant. La chute, soignée, laisse pourtant entrevoir une lueur d’espoir, mais Marie Ndiaye préfère clore son sujet avant cette éventualité. Roman de la désolation à lire en apnée pour des nuits agitées, il ne se laisse pas apprivoiser facilement tant il sent la bile et possède un persistant goût de nausée. Mais l’expérience, quoiqu’un brin traumatisante, vaut largement le détour. 340 pages à lire lorsqu’on se sent suffisamment armé psychologiquement pour l’affronter par la face nord, la plus froide.

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 13 juillet 2025

Jaroslav HAŠEK « Le guide du « RIEN » et autres histoires »

 


Jaroslav Hašek (1883-1923) est surtout connu pour sa réjouissante trilogie des aventures du brave soldat Švejk, qui est aussi un pamphlet pacifiste et antimilitariste de plus de 1000 pages. Mais l’auteur a également écrit des nouvelles, et les éditions La Baconnière de Genève nous en proposent une nouvelle lecture dans ce recueil paru en 2024. La plupart des 25 textes sont antérieurs à la trilogie, ils furent écrits entre 1904 et 1923, certains sont même posthumes.

Hašek, comme à son habitude, s’avère outrancier, irrévérencieux, et ici c’est surtout le corps religieux qu’ils brocarde et mitraille. Prisonniers, ivrognes, va-nu-pieds, vagabonds, tout ce petit monde évolue au gré des circonstances, dans des récits acérés et burlesques, où le contre-pied à l’injustice est toujours un réflexe humaniste. Contre le cléricalisme, la cruauté humaine, Hašek met en scène une galerie de personnages que l’on pourrait croire issue de la farce russe, d’une nouvelle ou du théâtre de Gogol par exemple.

Hašek a décidé de ne pas faire dans la dentelle. Aussi, ses nouvelles débordent : de mauvais goût mais de bons mots, de mauvaises habitudes mais de bonnes répliques, de mauvais bougres mais de bons cœurs. Car derrière la farce théâtrale se cache un discours pacifiste, humaniste, anarchiste. Derrière le brûlot explosif, c’est un homme sensible qui s’exprime. Sensible mais férocement libre et antiautoritaire. Et accessoirement contre le monde littéraire de son époque : « Ses réflexions furent troublées par un cri venant de la rivière. C’était un de ces cris nocturnes qui font la joie des jeunes poètes et qui leur rapportent 16 sous la ligne – puisque tel est le tarif du ‘cri mystérieux, surgi des profondeurs de l’eau et déchirant le silence nocturne’ ».

Dans des scènes incongrues, des protagonistes improbables se rencontrent et, si tout les séparent, ils font néanmoins un bout de chemin ensemble dans des paysages ruraux d’Europe de l’est. Ces confessions pour expier les péchés, c’est bien pratique, dans une évidente abnégation, une soumission au Seigneur, une peur comme un défi : « Et puis s’il ne nous répétait pas tout le temps qu’on ne devrait plus jamais se battre, ni voler, ni jurer ! Croyez-le ou non, il vient tout juste de débarquer et, déjà, il ne fait qu’interdire ».

La nouvelle « Sauvé ! » de 1910 est un modèle contre la peine de mort, où un condamné à être pendu est victime d’une intoxication alimentaire et se trouve choyé jusqu’à ce qu’il recouvre la santé… pour être mieux exécuté, le tout envisagé sur le ton de la moquerie. Car Hašek se moque sans cesse : de la censure, des graphologues, de la gouvernance. Lisez cette merveilleuse nouvelle « La grève du crime » de 1910, petit chef d’oeuvre dans lequel criminels et voyous ont décidé de faire la grève des actions illégales, entraînant le dépérissement de l’État qui doit tout mettre en œuvre pour que les affaires reprennent.

En fin de volume, Hašek se permet des intrusions en Espagne au temps de l’Inquisition, en Chine, non sans nous livrer des images toujours un peu plus farfelues : « un chevreuil s’est pris au filet ; afin qu’il n’empeste pas, deux angelots lui soufflent dans le derrière ». Le recueil se clôt sur « Histoire d’un brave soldat suédois », soldat qui ressemble étrangement au bon Švejk, une nouvelle fortement imprégnée d’antimilitarisme, datée de 1904, alors que l’auteur ne semble pourtant avoir pensé à son héros qu’en 1911 ! Qu’importe, ce recueil de nouvelles est tout ce qu’il y a de recommandable pour rire à gorge déployée sans avoir peur du mauvais goût ni d’un anticléricalisme fortement imprégné des débuts du XXe siècle.

https://www.editions-baconniere.ch/

(Warren Bismuth)

mercredi 9 juillet 2025

Ron RASH « Un silence brutal »

 


Les, shérif d’un comté des Appalaches en Caroline du Nord, s’apprête à prendre sa retraite. Sa fin de carrière pourrait n’être cependant pas un fleuve tranquille. Gerald, vieil homme de 76 ans, veuf indépendant qui a aussi perdu un enfant à la guerre, a décidé d’aller se balader quand il en a envie dans un relais de pêche privé détenu par un certain Turner. Becky, une de ses amies garde forestière, a été traumatisée dans sa jeunesse par une fusillade survenue dans une école. C’est elle aussi qui défend Gerald lorsqu’il est soupçonné d’avoir empoisonné la rivière où de très nombreuses truites flottent le ventre en l’air. « Je grimpe le long de la rivière et le vomi me brûle la gorge comme de la soude. Des truites jonchent les bancs de sable et les berges. Quelques ouïes palpitent faiblement, mais la plupart des poissons sont mort-blanchis, brunes et arc-en-ciel ne le sont désormais plus que de nom ».

Quant au neveu de Gerald, Darby, il s’est lancé dans la fabrication de methamphétamine, la meth. Et son oncle est d’autant facilement soupçonné d’être le pollueur de la rivière qu’il a jadis brûlé la propre maison de son fils. Quand des blessures de jeunesse remontent à la surface (si j’ose dire) de partout et collent aux semelles…

« Un silence brutal », impressionnant de maîtrise narrative, est un grand roman noir dont l’action évolue lentement au milieu de grandes étendues d’eau, Ron Rash étant en quelque sorte l’écrivain des rivières et des cours d’eau. Il dépeint des personnages à visage humain, touchants, pondérés et agréables (y évoluent tout de même de parfaits salauds cupides, on est dans la montagne isolée étasunienne, ne l’oublions pas), même si Becky « perce l’écran » par ses convictions, son énergie, son charisme et sa seule présence. Elle s’empare d’ailleurs régulièrement du fil de la narration pour raconter son traumatisme de jeunesse dans une langue poétique très souple. C’est elle qui est à la manœuvre pour faire de ce récit une pure petite merveille.

Et c’est là tout le talent de Ron Rash : parvenir à la fois à faire cohabiter des dialogues de personnages bourrus dans une langue parfois populaire, y insérer cette Becky flamboyante et poétesse (ces poèmes naturalistes sont peuplés d’une faune sublime), tout en jouant sur la corde raide avec des descriptions de paysages à couper le souffle. Car Ron Rash aime et défend la nature, il livre ainsi un texte écologique tout en finesse (sans par exemple les grosses actions de force décrites rudement par un Edward Abbey), il déplie lentement son intrigue tout en noirceur et vise juste. Car « Un silence brutal » se lit calmement jusqu’à la dernière ligne. Quant à Les, il a un je ne sais quoi qui le rapproche du shérif Longmire de Craig Johnson, ce qui est plutôt gage de très grande qualité.

Le tour de force consiste, outre à faire parler plusieurs personnages dans des styles différents voire opposés, à croiser deux affaires qui n’ont apparemment aucun point commun (la suite nous prouvera le contraire), l’une concernant des dealers de meth bas et avaricieux, de l’autre une pollution de rivière pour laquelle Gerald semble le coupable trop bien trouvé.

La collection Noire peut être vue comme une sous collection de la fameuse Série Noire de Gallimard, en moins polar, plus axée sur l’ambiance du roman noir. Elle fut créée en 1992 (premier auteur proposé : James Crumley) et perdura jusqu’en 2005. C’est ce roman de Ron Rash qui la relance en 2019 et, depuis, elle semble bien se porter (à noter les beaux visuels très reconnaissables). Quant à son aînée, la Série Noire, elle fêtera dignement ses 80 ans à la rentrée, ce titre de Ron Rash est donc une petite mise en bouche avant quelques présentations cet automne de titres véritablement issus de la Série Noire, l’inévitable collection polar de Gallimard, une vraie institution (plus de 3000 titres à son actif depuis 1945, mais je vous en reparlerai).

« Un silence brutal » est un petit joyau de 2015 traduit en 2019 par Isabelle Reinharez dans lequel est insufflée toute la diversité de l’écriture de Ron Rash, un auteur que l’on pourrait rapprocher de Rick Bass, quoique plus sombre et plus « polar ». En tout cas ces deux-là n’ont rien à s’envier tant leur style, original, détonne de la plupart de la littérature étasunienne contemporaine, mais aussi pour Rash dont le style littéraire se démarque de la littérature habituelle du roman noir. Et ils se ressemblent aussi pour les rôles qu’ils donnent aux femmes, jamais mièvres, jamais distribués sous forme de seconds couteaux, mais toujours aux premiers postes, et formidables de détermination. Mieux : il y a indéniablement une sensibilité toute féminine dans leur écriture, est-ce pour cela qu’ils sont souvent traduits par des femmes ? Deux immenses auteurs à ne pas louper. Je reviendrai bien évidement sur l’un et l’autre très prochainement, patience…

 (Warren Bismuth)

dimanche 6 juillet 2025

Dee BROWN « Enterre mon cœur à Wounded Knee »

 


Lorsque paraît « Enterre mon cœur à Wounded Knee » en 1970, son auteur Dorris « Dee » Brown est loin de se douter de l’intérêt et des réactions que va susciter son livre documentaire. La parution est d’abord timide, mais elle s’amplifie rapidement jusqu’à prendre des proportions inespérées, d’autant que le sujet reste tabou dans la société américaine : le génocide des amérindiens 80 ans plus tôt. L’A.I.M. (American Indian Movement) vient de se créer aux Etats-Unis et provoque le débat sur le sort des peuples autochtones, ouvrant ainsi une brèche sur le nécessaire rappel historique, la nécessaire vérité à écrire.

« Enterre mon cœur à Wounded Knee » est l’histoire de la conquête de l’ouest vue du côté des vaincus. Dee Brown détaille et analyse chaque date importante du massacre des Amérindiens, partant brièvement de la « découverte » du continent américain par Christoph Colomb en 1492 pour devenir plus minutieux à partir de la guerre de Sécession.

Dee Brown examine chacun des destins des principales Nations Amérindiennes, leur combat, leur anéantissement. Il en est ainsi des Navajos, des Sioux, des Cheyennes, des Apaches, des Modocs, des Kiowas, des Comanches, des Nez-Percés et de quelques autres. Chaque détail compte, est à sa place, dans une quête de vérité historique vertigineuse. Ce livre capital est entre autres construit autour de nombreux témoignages « sur le terrain », par les Indiens mais aussi par les Blancs. Et des phrases qui, remises dans leur contexte, claquent comme des fouets. À propos de la reddition des Navajos au sud-ouest du pays en 1864 : « cela nous revient moins cher de les nourrir que de les combattre », avant que l’un des derniers chefs de la tribu, Manuelito, finisse par se rendre en 1866.

Contre toutes ces Nations se retrouve le même plan orchestré par les Blancs : des discussions à tout rompre, des intimidations jusqu’à la proposition d’un traité qui, bien sûr, ne sera jamais respecté et penchera toujours pour le bien des Blancs. Quant aux procès des Indiens, ils sont bâclés, les exécutions sont nombreuses, certaines étant même des erreurs, tout simplement.

Au sein de ces nations, toujours, hélas, la même barbarie blanche à leur encontre : tortures, mutilations (ces actes seront d’ailleurs bientôt imités par des Indiens au comble de la haine), attaques éclairs, décimation des chevaux, viols, etc. Les chefs Indiens, lucides, tentent d’éviter le massacre par des pourparlers, des paroles emplies de sagesse et de bon sens. « Le Grand Esprit a fait naître l’homme blanc et l’Indien, déclara Black Cloud, mais je pense qu’il a fait naître l’Indien en premier. Il m’a fait naître dans ce pays, et celui-ci m’appartient. L’homme blanc est né de l’autre côté des grandes eaux, et son pays se trouve là-bas. Depuis qu’ils ont traversé la mer, je leur ai laissé de la place. Et maintenant, je suis entouré de Blancs. Il ne me reste plus qu’un petit morceau de terre. Le Grand Esprit m’a dit de la conserver ».

Les Indiens sont les premières victimes de la ruée vers l’or, lorsque les blancs se précipitent en masse à l’ouest du pays pour s’y installer, galvanisés par la présence du métal précieux sur des terres jusqu’alors indiennes. Des scènes vont être immortalisées sous forme de pictogrammes par des Indiens témoins. Les exécutions s’amplifient, les bisons, nourriture principale des nations Indiennes, ne vont pas tarder à être éliminés par millions, toujours par les Blancs, afin d’affamer les indiens.

C’est alors que surgit Derrière-Dur, surnom de Custer donné par les Indiens. Il participe au massacre de Wahshita en 1868. Suivent la bataille de Summit Springs en 1869, le massacres de Maris River en 1870 et de Camp Grant en 1871. L’Histoire s’accélère, se fait de plus en plus épouvantable.

Et toujours cette demande des Blancs, apparemment anodine : que les Indiens deviennent agriculteurs, c’est-à-dire qu’ils doivent abandonner leur mode de vie, leurs coutumes pour se ranger du côté des Blancs, et bien sûr délaisser leurs rites pour devenir de bons chrétiens. Les Blancs développent le chemin de fer, ce puissant moyen de transport qui apeure et fait fuir les bisons. Les mêmes Blancs qui kidnappent par milliers les chevaux des Indiens tandis que débute le véritable massacre des bisons au début des années 1870 (trois millions sept cents mille sont tués entre 1872 et 1874). Il en est de même pour les Nations Autochtones. Par exemple, les Kiowas et les Comanches périssent en moins de dix ans alors que de plus en plus d’États fédéraux se créent dans le pays.

Retour sur un traité de 1868 : « Aucun Blanc ou groupe de Blancs ne sera autorisé à s’installer ou à occuper une seule portion du territoire, ou à traverser ledit territoire sans le consentement des indiens ». Dans les faits, c’est l’inverse qui se produit. Les Black Hills (Paha Sapa) sont convoitées par les Blancs car regorgeant d’or. Mais en théorie, et suite au traité, elles appartiennent aux Indiens. Qu’importe, les Blancs sont prêts à tout pour les conquérir. L’armée américaine, les fameuses Tuniques Bleues, se déploie. En face, réaction immédiate des Indiens : tout d’abord mille guerriers parmi lesquels Sitting Bull (Tatanka Yotanka), Crazy Horse et Two Moon, qui deviennent rapidement quatre fois plus nombreux. C’est la bataille de Little Bighorn (de Greazy Grass chez les Indiens), et une victoire éclatante des Autochtones, avec la mort de Custer en prime, qui marque un tournant dans la guerre. Car dorénavant, les Blancs auront soif de vengeance après cette humiliation.

Chaque bataille est passée au peigne fin comme celle de Little Bighorn. Les chefs Indiens sont longuement évoqués, ainsi Crazy Horse jusqu’à son décès en 1877, ou encore Géronimo (Goyathlay), Cochise et bien sûr Sitting Bull (qui s’éteint en 1889), alors que de nombreuses tribus périssent de maladies et que des lois surgissent, toujours plus implacables contre les Autochtones qui tout à coup ne deviennent « pas des personnes au sens juridique du terme ». « Le 3 novembre [1883, nddlr], la Cour Suprême des Etats-Unis statue qu’un Indien est un étranger à la charge de l’État », alors que l’Indien se trouve précisément sur ses terres ancestrales.

La domination blanche s’accentue toujours plus : « Les blancs sont comme des oiseaux, expliqua Crook. Chaque année, ils ont de nombreux œufs et il n’y a pas assez de place dans l’Est, si bien qu’ils doivent aller ailleurs, dans l’Ouest, comme vous vous en êtes aperçus ces dernières années. Et il en viendra toujours plus, jusqu’à ce qu’ils aient envahi le pays tout entier. Vous ne pourrez pas les en empêcher (…). Tout est décidé à Washington à la majorité et quand ces gens arrivent dans l’Ouest et constatent que les indiens disposent d’un immense territoire dont ils ne font rien, ils disent : ‘Nous voulons ces terres’ ». Et ainsi va l’invasion Blanche. Jusqu’à la date fatale de décembre 1890 et l’ultime massacre, celui de Wounded Knee…

« Enterre mon cœur à Wounded Knee » répertorie méticuleusement les grandes dates des guerres indiennes, des années 1860 à 1890, en un conséquent document historique qui a fait changer l’œil du monde sur le massacre des indiens. Ce livre de 475 pages est essentiel, même si bien sûr il est dur puisqu’il s’est donné comme mission de ne rien mettre de côté sur les atrocités commises par les futurs vainqueurs. Il est de ces ouvrages qui marquent, d’autant qu’il est ici préfacé, pour la version publiée dans la majestueuse collection Terre Indienne d’Albin Michel (la traduction originale parut en grand format en 1990 chez Arista pour le centenaire du massacre de Wounded Knee) par Jim Harrison puis Joseph Boyden, dont on apprend ici qu’il fut punk durant sa jeunesse et suivit même des groupes en tournée.

« Enterre mon cœur à Wounded Knee » est un livre majeur sur le génocide Indien, il devrait être étudié dans toutes les bonnes institutions. Il rend hommage à tout un peuple massacré, ne serait-ce qu’en reconstituant son itinéraire, mais aussi en partie son langage, proposant plusieurs « traductions » de lieux ou de chefs. Car là aussi, le Blanc a tout pillé : il a donné son nom, en anglais, à des lieux, à des chefs Indiens, les rebaptisant, se les accaparant, c’est aussi cela la destruction de la culture Amérindienne.

(Warren Bismuth)

mercredi 2 juillet 2025

Sofi OKSANEN « Purge » Version théâtrale initiale

 


C’est un véritable événement que cette publication aux éditions L’espace d’un Instant. Car « Purge » de la finlandaise Sofi Oksanen, qui eut un succès considérable dans sa version roman de 2010, est pourtant à l’origine une pièce de théâtre écrite en 2007. Si la version française existait depuis 2010 également et fut régulièrement lue et jouée en public depuis, jamais elle n’était parue en livre. Le vide est aujourd’hui comblé.

1992, juste après l’indépendance de l’Estonie. Zara, marié à un russe d’Estonie – bien que souvent ce sont les estoniens qui soient allés s’implanter en Russie -, vient, dit-elle, de se disputer avec lui, et échoue chez Aliide, une vieille femme possédant une ferme, un ancien kolkhoze, dans laquelle elle vit cloîtrée par peur des pillages. Dans l’Estonie nouvellement indépendante, une réforme agraire est en cours et promet de rendre leurs terres aux anciens propriétaires, tandis que le pays goûte au capitalisme et que le business international est en marche, au détriment de l’U.R.S.S. devenue Russie, qui de fait perd son influence et son pouvoir, comme le racontent deux mafieux russes, Pacha et Lavrenti.

Bond en arrière, débuts des années 1950 où des anciens soldats estoniens sont traqués pour avoir combattu contre la Russie, leur nouveau pays, durant la guerre. Or, la vieille Aliide a vécu cette période, et 40 ans plus tard, elle garde bien cachés quelques secrets au fond de sa mémoire. Les années 1950 avec les koulaks, les traîtres, les tentions entre pro-russes et pro-indépendance, les terres nationalisées, alors que des déportations massives des prétendus ennemis de classe sont organisées et qu’une part de la population vit dans la clandestinité, ce qui est le cas de Hans, beau-frère de Aliide, elle, fille de koulaks, dont toute sa famille fut déportée sauf elle, pourquoi ?

« Tout éradiqué. Alors mes enfants pourront grandir. Et mes parents, ils pensaient exactement la même chose. Quand Nicolas II les a exilés en Sibérie en tant qu’anarchistes, c’étaient ce qu’ils espéraient. Ils avaient le même espoir et la même foi dans la force du socialisme. Et ils me l’ont communiquée. Et elle était encore en moi quand j’étais emprisonné en tant que communiste. Tous les jours je ne faisais que penser à un avenir meilleur ».

Les va-et-vient entre les années 1950 et le début des années 1990 sont incessants. Connaître le passé pour comprendre le présent. Et le présent, ce sont ces tensions extrêmes dues en partie à la velléité d’occidentalisation d’une partie de la population tandis qu’une omerta plane autour de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986, qui reste dans tous les esprits, tant elle semble avoir précipité la fin d’un régime déjà gangrené. Quant au passé, les souvenirs jaillissent, ceux d’êtres déjà traqués pour leur supposée proximité avec la société pro-occidentale, et qui partent se réfugier en forêt. Les tortures, la mort de Staline en 1953, mais il n’est alors toujours pas concevable de trahir ses idéaux.

« Purge » est une pièce violente, sur le sort réservée à l’Estonie durant 50 ans d’occupation russe, sur l’indépendance survenant bien que le pays soit en morceau. Les face-à-face entre la jeune et la vieille Aliide sont aussi beaux qu’émouvants. Quant à Zara, elle va devoir à son tour se confier, confier ses blessures, ses traumatismes.

Beaucoup moins édulcorée que la version romanesque ultérieure, « Purge » va droit au but, avec violence et lucidité. C’est toute une partie du XXe siècle en Europe de l’est qui est passée au crible. Sofi Oksanen s’y connaît pour faire témoigner ses protagonistes, elle-même fille de père finlandais et de mère estonienne. Ce texte est aussi sombre que puissant, tout en restant focalisé sur l’Histoire. Cette pièce, bien que brutale, est nécessaire pour mieux comprendre les rapports houleux entre l’ex U.R.S.S. et ses régions annexées. « Purge » est superbe de bout en bout, il ne laisse pas indifférent. Et bien sûr il nous rend témoins malgré nous et nous fait inexorablement nous poser cette question : « qu’aurions-nous fait à leur place ? ». Il vient de paraître aux éditions L’espace d’un Instant, préfacé par Tiina Kaartama et traduit – comme toute l’œuvre de Sofi Oksanen – par Sébastien Cagnoli, c’est dire si l’on a affaire à un spécialiste de l’œuvre de l’autrice.

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(Warren Bismuth)

dimanche 29 juin 2025

François SARANO « Le retour de Moby Dick »

 


Les cachalots sont des mammifères encore méconnus chez nous, humains, mais François Sarano tient à combler cette lacune avec ce vaste tour d’horizon de ce cétacé dans un livre passionnant autant qu’accessible.

François Sarano est un océanographe qui se penche depuis des décennies sur les cachalots, en particulier ceux de l’île Maurice dont il va ici nous percer certains secrets, allant bien plus profondément (en apnée) que la révélation de l’existence de poumons et donc d’immersion pour respirer au-dessus de l’eau. Le scientifique étudie entre autres ce jeune Eliot, un jeune de… huit tonnes ! Car chez le cachalot, on ne compte plus en kilogrammes mais bien en tonnes, le poids des mâles adultes pouvant en atteindre jusqu’à vingt, en complément d’autres exploits : « Lui, le mammifère, peut rester une heure et demie sans respirer pour chasser le calmar à plus de 2 kilomètres de profondeur. Là, au cœur de l’abîme, il résiste à une pression deux cents fois supérieure à la pression atmosphérique. Nous, les humains, n’avons que six sous-marins d’exploration capables de résister à une telle pression » (le livre fut écrit en 2017).

Patiemment, François Sarano trace les origines et l’évolution du cétacé à l’ouïe fort développée et à l’immense territoire de chasse. Animal sacré jusqu’au XVIIIe siècle (de nombreuses légendes lui sont consacré), il fut ensuite abondamment chassé, notamment pour son huile et son ambre gris (servant de fixateur de parfum). Cette énorme bête peut vivre jusqu’à 100 ans et fut longtemps réduite au roman de Herman Melville « Moby Dick » de 1851. Le cachalot fut décimé au XIXe siècle, puis au XXe en temps de guerres pour fournir l’huile et la cire servant à fabriquer la nitroglycérine. Il est quasi éteint dans les années 1980.

Ce géant des mers a toujours fasciné et, aujourd’hui encore, dans ce documentaire profond, des spécialistes s’y intéressant de très près livrent des témoignages capitaux et uniques sur son mode de vie, son comportement, ses émotions, sa sensibilité, son psychisme, etc. En outre, il dort en bande… et à la verticale ! Ce prodigieux animal très sociable vit de très nombreuses interactions de groupes, que Sarano analyse afin de nous les décrypter. Et c’est d’un intérêt réel ! Mais le cachalot n’est pas le roi de la mer, son ennemi juré s’appelle Orque !

Sarano livre un aspect philosophique tout animal qui donne à réfléchir : « Parce qu’ils n’accumulent pas de biens, les animaux ont beaucoup de temps libre. Et ils ne font rien. Les animaux n’ont pas besoin d’occuper leur temps, de justifier, d’analyser, de qualifier le temps qui passe : il sont et cela leur suffit. Il faut garder à l’esprit que, contrairement à nous les humains, et bien qu’ils aient une mémoire, les animaux s’inscrivent dans le présent. Ils n’ont pas besoin d’occuper leur temps, ils n’ont pas à le rentabiliser, ils ne le perdent pas, ils n’ont pas de temps à tuer. En conséquence, il ne faut pas essayer de juger leur comportement en fonction de nos exigences et de notre perception du temps qui passe ».

Le cachalot détient le plus gros cerveau du règne animal, soit 8 kg, ce qui n’est pas rien. Dans ce formidable documentaire, à la fois scientifique et technique mais accessible (j’insiste sur ce dernier terme), le lectorat se sent aimanté au sujet, vaste et fort bien amené. Palpitant sur les moyens de communication entre individus, ces codas (ou creaks) faites de clics divers en nombre et en intensité. Jusqu’à cette découverte : comme les humains, les cachalots possèdent plusieurs langues, plusieurs dialectes, selon les régions géographiques, mais aussi selon les clans, même si de nos jours leur manière de communiquer nous est encore en grande partie inconnue.

D’ailleurs, beaucoup de la vie même du cachalot reste à découvrir, car : « l’essentiel de la vie des cachalots, qui se déroule dans les profondeurs, nous reste caché ». Les scientifiques découvrent peu à peu non seulement la sociabilité du mammifère mais aussi le choix qu’il opère pour « apprivoiser » l’autre, incluant l’humain. Ce dernier n’a aucune influence sur le cachalot qui, seul, décide de celui avec lequel il souhaitera « communiquer ». C’est l’un des points admirables de ce livre foisonnant en découvertes.

Et ici, les témoignages deviennent conte de fées : des femmes et hommes (scientifiques, ne l’oublions pas !), qui évoluent au cœur d’un clan de cachalots, racontant non pas seulement ce qu’ils voient mais ce qu’ils ressentent, déduisent. Extraordinaire.

Mais bientôt il nous faut déchanter. Le cachalot, comme de très nombreuses espèces sur terre et sur mer, est à nouveau menacé. La raison ? L’humain bien sûr, l’activité humaine, de plus en plus délirante, entraînant pollutions des terres, des airs et bien sûr des mers, d’où viennent les cétacés. Un exemple : le Dauphin du Yang-tseu fut la première espèce mammifère à disparaître complètement au XXIe siècle, c’était en 2007, c’est-à-dire hier matin (l’alerte sur le danger de leur extinction avait pourtant été lancée dès 1979). D’autres suivront à plus ou moins long terme, mais surtout avec abondance si nous ne faisons rien. Car l’humain possède cette capacité de pouvoir détruire tout très rapidement, mais aussi de réparer, même si là il lui faut beaucoup plus de temps (et d’argent bien entendu). Son expansion est devenue rédhibitoire pour la santé de la planète et de ceux qui la peuplent. Pour rappel, les cachalots ne font que peu d’enfants dans une vie, d’où une difficulté à se repeupler.

François Sarano plaide pour un contrat « Coloca-Terre sauvages » basé sur le respect, le partage du globe en bonne intelligence. Il termine son documentaire par un pamphlet contre la passivité, la cupidité humaine. L’auteur est le co-créateur de Longitude 181, une association militante pour la préservation de l’océan. Leur admirable travail est consultable sur le net.

Un petit tour du côté de l’objet lui-même : outre une remarquable préface de Jacques Perrin, il contient des photos et des illustrations en noir et blanc (signées de la main de Marion Sarano), mais aussi des QR-codes qui renvoient à des vidéos sur Internet, celles de l’exploration des cachalots par l’équipe de Sarano, c’est-à-dire les images filmées de ce que l’auteur décrit dans ses lignes, pour des moments de pure magie ! « Le retour de Moby Dick », sous-titré « ou ce que les cachalots nous enseignent sur les océans et les hommes », fut aussi la première réalisation, en 2017, de la somptueuse collection Mondes Sauvages de chez Actes sud, en collaboration avec l’A.S.P.A.S. (Association pour la Protection des Animaux Sauvages) qui semble hélas s’être retirée récemment du projet (à suivre toutefois). Découvrez cette collection indispensable, suivez cette association tout aussi indispensable. Pour la planète et pour son respect.

« Imaginez un léopard, un ours, un éléphant s’approcher pour faire une offrande à un humain. C’est inconcevable aujourd’hui, parce que l’agression permanente que les humains exercent sur tous les milieux terrestres a totalement perverti la relation homme-vie sauvage. Pourtant, dans  certains territoires du bout du monde, comme les îles subsantarctiques, on peut encore approcher des animaux sauvages sans qu’ils fuient ». Ceci devrait nous faire réfléchir, puis agir…

https://www.actes-sud.fr/recherche/catalogue/collection/1899?keys=

 (Warren Bismuth)