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dimanche 11 mai 2025

Scott WEIDENSAUL « Le monde à tire d’aile »

 


Embarquons maintenant pour un voyage fascinant : celui du monde des oiseaux migrateurs, dans cet épais volume accessible mais pouvant se faire ardu dans quelques chapitres. Depuis tout petit, l’étasunien Scott Weidensaul est passionné par les oiseaux. D’un hobby il en a fait un métier, et il arpente les terres du bout du monde afin de rendre compte de l’état de santé des espèces.

La science ayant développé de nouvelles technologies pour l’analyse des données statistiques sur la faune, les ornithologues s’en emparent. Ainsi, ils capturent de tout petits oiseaux migrateurs pour leur arrimer un minuscule géolocalisateur. Pour la première fois de l’Histoire, certains passereaux migrateurs vont enfin révéler leur secret sur leur(s) parcours de migration.

Au fil des continents traversés, Scott Weidensaul nous fait part de ses données, de ses réactions, avec dans la plume ce fin équilibre entre réalité de la destruction immense en cours pour la biodiversité, destruction dont font les frais les oiseaux migrateurs. Mais aussi cette pincée d’espoir, car ce dernier est nécessaire pour ne pas s’écrouler en pleurs devant certaines statistiques.

L’auteur revient avec méticulosité sur l’activité humaine, principale responsable du désastre, prend des exemples précis et parlants, notamment ce qui se passe du côté de la mer Jaune en Chine. Il développe certaines des conséquences, notamment ces espèces menacées ou en voie d’extinction. Et certaines causes modernes et récentes, parmi elles, le réchauffement climatique.

« Le monde à tire d’aile » est aussi le livre des exploits, les chiffres sont éloquents et laissent rêveur : certains oiseaux de quelques dizaines de grammes vont engloutir des dizaines de milliers de kilomètres, avec parfois cet ahurissant voyage de plus de 5000 (!!!) kilomètres sans escale, des chiffres que l’on a peine à interpréter. « L’automne précédent, certains de ces oiseaux de la taille d’une colombe avaient effectué le plus long vol sans escale de tous les oiseaux terrestres que nous connaissons, soit 11600 kilomètres à travers la partie la plus large de l’océan Pacifique, depuis leurs aires de nidification dans l’Ouest de l’Alaska, jusqu’en Nouvelle-Zélande – un vol ininterrompu de sept à neuf jours ».

Paradoxalement, alors que l’activité humaine est en passe de détruire bien des espèces et d’espaces vitaux à leur reproduction et à leur vie même, ce sont aussi les activités humaines d’une poignée (mais de plus en plus nombreux) d’acharnés et de passionnés qui améliorent leurs conditions de vie avec un travail de fourmi. Pour se faire, il faut des chiffres, et les nouvelles technologies peuvent en fournir, aussi précis que précieux. Comment par exemple remédier à un problème d’envergure lorsque l’industrie a mangé les bords de mer indispensables à plusieurs espèces limicoles.

Mais il y a aussi ces moments de grâce, inexplicables, inexpliqués : des espèces changent radicalement de morphologie juste avant de migrer. Aujourd’hui nous pouvons répondre à de plus en plus de questions grâce à des études scientifiques poussées (encore faut-il qu’elles soient financées), chaque millimètre d’espace analysé, chaque millimètre de l’anatomie d’un oiseau. Ainsi on sait désormais que certains migrateurs possèdent deux hémisphères dans le cerveau, ce qui leur permet de rester éveillés lors d’une migration, les hémisphères se relayant. Mais ceci n’est qu’un infime exemple au sein d’un livre particulièrement copieux. Et passionnant.

On recense aujourd’hui 10300 espèces d’oiseaux dans le monde. Si d’aucunes se portent (très) bien, d’autres sont menacées, une poignée a même déjà disparu de la surface de la terre. Les causes sont diverses, et là encore ce livre les analyse. Car il s’agit aussi d’un ouvrage militant. Prenons les lumières urbaines nocturnes. Elles désorientent les oiseaux, les privent de repères indispensables, beaucoup en meurent. « Une étude radar menée par Jeff Buler a révélé que la densité des oiseaux migrateurs en automne augmentait avec la proximité des sources de lumière urbaines, même si les meilleurs habitats se trouvaient plus loin, dans les régions plus sombres. Les oiseaux sont attirés vers les villes comme des papillons de nuit vers une flamme, vers des zones où il y a moins d’habitats de qualité à utiliser, où le danger de collision avec des bâtiments, des tours de communication et d’autres obstacles est beaucoup plus grand ».

Et ces images, incroyables : « Ici autour de vous, vous avez probablement 50 % de la population mondiale de paruline de Kirtland dans un rayon de 15 kilomètres ». D’autres nœuds stratégiques sont dévoilés, des espaces où la majorité mondiale d’une espèce vient s’agglutiner sur une terre minuscule. Une terre qui d’ailleurs se réduit comme peau de chagrin. En cause, encore et toujours le réchauffement climatique : « En une seule journée, le 1er août 2019, au milieu d’une vague de chaleur record, la calotte glaciaire du Groenland a perdu 12,5 milliards de tonnes de glace, soit suffisamment d’eau pour recouvrir la Floride d’une couche d’une douzaine de centimètres ». Les chiffres donnent la nausée, d’autant qu’ils sont relevés un peu partout sur la planète.

La main humaine, encore. Ces braconnages intensifs sur l’île de Chypre par exemple, très bien expliqués par l’auteur, ou bien cette chasse à la glu, barbare. Mais ce retour en grâce par des séquences légendaires, comme ce site en Inde, supposé être le plus grand rassemblement mondial de rapaces, les faucons de l’amour effectuant la plus longue migration de tous les rapaces en distance, jusqu’à 13000 kilomètres.

Je pourrais donner des tas d’exemples contenus dans ce passionnant ouvrage, je pourrais aussi multiplier côté pile ceux concernant l’impact catastrophique de l’activité humaine sur les oiseaux migrateurs. Côté face je pourrais m’éterniser sur ces images d’une force inouïe, pures pages de nature writing, où des nuages d’oiseaux se rassemblent sur d’infimes espaces côtiers par exemple. Mais je vous laisse découvrir ce monde féerique. Ce bouquin est une mine d’informations sur les oiseaux, mais pas seulement.

Le livre, sous-titré « L’odyssée mondiale des oiseaux migrateurs », est accompagné de photos et illustrations sous forme de cartes retraçant les itinéraires de migrations, c’est aussi un sacré pavé de près de 500 pages. Il est sorti fin 2024 dans la déjà prestigieuse collection Mondes Sauvages de chez Actes sud. Attardez-vous sur cette collection, elle en vaut le détour. Quant à la science sur les oiseaux, si elle a fait un prodigieux bond en avant ces dernières années, il ne faut pourtant pas oublier que « il nous reste beaucoup à apprendre ». De quoi faire germer de nouveaux titres à ce Mondes Sauvages, ce monde sans frontières ni barrières.

https://www.actes-sud.fr/recherche/catalogue/collection/1899?keys=

 (Warren Bismuth)

mercredi 7 mai 2025

Joyce Carol OATES « Mélancolie américaine »

 


Un recueil qui débute par des images choc : de jeunes enfants conditionnés pour avoir peur et haïr, certains animaux par exemple. Ce n’est pas de la science fiction, ça se passe sous notre nez, dans notre monde actuel. Il en est de même pour les expérimentations animales, la sinistre vivisection, soi-disant pour faire avancer la science. Nous pourrions croire que nous débarquons sur une autre planète où toutes les souffrances sont permises et même encouragées. Hélas, nous sommes bien sur la Terre, rappelons-nous par ailleurs les expériences scientifiques passées dites de Pavlov ou encore de Milgram, cette dernière mise en œuvre pour un travail de mémoire collective « parce que l’holocauste n’était pas possible sans continuer jusqu’au bout ». Ainsi, des cobayes humains ont continué à obéir, jusqu’à la déraison. Milgram c’est l’aboutissement de la servitude totale.

Les labos, renfermant des animaux innocents mais aussi des humains, faibles et dépendants. Jusqu’auboutisme de la docilité ou de la folie humaine. Evocation du suicide, contre un monde dans lequel on ne se reconnaît plus, dans lequel on a perdu nos valeurs. Changement de registre avec cette personnification d’un tableau de Edward Hopper. S’ensuivent quelques brefs poèmes « flash ». Dénonciation de la mythomanie, de la violence sociétale, même là on ne les attend pas.

Puis soudain, la figure de Marlon Brando auquel Joyce Carol Oates en veut beaucoup et le fait savoir. Biographie intime d’un « Mâle prédateur », d’un raté, chute d’une star. Les mots cinglent : « Parce que désemparé par le corps de la belle épouse morte, ridiculement entourée de fleurs, tu pouvais à peine parler, puis parlais trop. Parce que tu étais stupide de chagrin. Parce que tu ne pouvais pardonner. Bas le masque cosmétique ! Tu n’avais pas connu la morte, et tu ne connaîtrais pas la morte, qui ne t’avait pas été fidèle. Tout ce que tu peux connaître est le corps docile de ton amante, bien trop jeune pour toi, et seulement son corps ».

Retour sur des faits divers, des tragédies à la sauce étasunienne. Le viol est abordé comme une omerta, un secret de famille, c’est-à-dire non abordé. Autre image : ce portrait d’un hobo unijambiste qui rentre mourir au pays. Car ces poèmes de Joyce Carol Oates dénonce cette Amérique à qui il manque des bouts, des bouts d’humanisme pour commencer. Heureusement il y a les chats.

L’autrice poétesse dévoile ses racines juives, s’attarde sur la Chine où de jeunes fillettes sont noyées dans les fleuves car par leur seule naissance elles enfreignent la Loi. La Chine toujours où ont lieu des prélèvements de peaux humaines qui rapportent. Business is business n’est-ce pas ? La souffrance avant le grand saut dans le vide, encore et toujours. Histoire vécue, intime cette fois-ci. Le second mari de Joyce Carol Oates, Charlie Gross sur un lit d’hôpital, en phase terminale. Il quitte ce vieux monde malade en avril 2019, juste avant la parution de ce livre aux Etats-Unis. Il clôt admirablement ce recueil marquant.

Poèmes en prose ou vers libres, violents, à fleur de peau, radiographie d’un pays défiguré, dérouté, déshumanisé. Ils dépeignent un monde à l’agonie, absurde, meurtri par les pertes d’idéaux. Paru en France en 2023 chez Philippe Rey, il a été réédité en poche l’année suivante. Ce n’est pas précisément un compagnon joyeux mais il est d’une beauté troublante puisée dans le drame et la détresse, dans la monstruosité, dans l’aberration. Recueil qui gifle et met K.O. mais envoûte, paradoxalement et intensément.

 (Warren Bismuth)

dimanche 4 mai 2025

Dominic COOPER « Nuage de cendre »

 


Ce roman insulaire de 1978 à la structure complexe s’ouvre en 1804 quelque part en Islande, alors colonie danoise. Diverses épidémies ont décimé une grande partie de la population de l’île au XVIIIe siècle. L’histoire se projette rapidement quelques années en arrière au cours d’un interminable hiver puis d’un printemps glacial provoquant de nombreux morts mais aussi misère et famine. Jusqu’à l’irruption gigantesque d’un volcan en juin 1783. L’air devient irrespirable, le ciel s’obscurcit. S’ensuit un hiver encore plus glacial que le précédent, dix mois de brume. En 1788, les cendres de l’irruption volcanique sont toujours présentes dans l’atmosphère. C’est alors qu’une vieille femme mystérieuse réapparaît dans un village qu’elle avait quitté 45 ans plus tôt. Elle est venue y trouver Einar, un homme de 78 ans qu’elle a bien connu jadis.

Le récit s’enfonce un peu plus loin dans le passé, plusieurs décennies d’un coup, avec le profond antagonisme entre deux shérifs d’un même district. L’un d’eux, Thorsteinn, a accueilli en 1731 la nièce de sa femme, une certaine Sólrún, 11 ans. L’autre shérif se nomme Jens Wium. Entre les deux hommes, une partie de bras de fer s’amorce, un combat à la vie à la mort, qui va durer bien après la leur, car se noue une sordide histoire de filiation…

Années 1730, Sunnefa, 16 ans, mère d’un enfant dont le père pourrait bien être son propre frère Jón, 14 ans. Ils furent orphelins très tôt, or l’inceste est puni de mort dans cette partie du monde. Tous deux vont jouer un grand rôle malgré eux. Car c’est autour de la haine entre les deux shérifs et l’affaire incestueuse que va s’articuler le récit, avec des voyages dans le temps à donner la migraine à un calendrier, ainsi que lors d’un procès retentissant qui aura de nombreuses suites.

Dans ce roman ample et singulier, beaucoup de personnages défilent au gré des époques évoquées. La trame est aussi ténébreuse que volontairement embrouillée, la pensée peut se perdre dans les allers et retours dans l’espace temps, mais aussi avec ces protagonistes qui ressurgissent du passé. Pourtant le plaisir est constant lors de la lecture tant l’atmosphère semble vraie, est en tout cas rugueuse et rurale. Elle peut être rapprochée d’un « Hauts de Hurlevent » d’Emily Brontë qui aurait fini par échouer sur les côtes écossaises de la trilogie de Peter May (écrite après le roman de Cooper).

Ce que l’on peut paradoxalement retenir de ce roman, ce ne sont peut-être pas tant les personnages – certains détestables - ou le scénario mais bien la description d’une grande puissance de la nature, du froid, de la neige, les masses liquides. Ces passages sont féeriques, l’auteur étant un immense peintre des grands espaces. Il dilue son histoire on ne peut plus sombre dans de petites perles narratives sur les paysages islandais, qui feraient parfois presque oublier le fil du récit. « Les rivières de ces plaines de sable étaient profondes, tumultueuses et terriblement froides ; et tenter de les franchir à gué revenait toujours à se mettre entre les mains de la providence. Qui savait comment avait changé le lit d’une rivière au cours des derniers jours écoulés depuis la dernière traversée ? ». Car à l’instar de l’intrigue, la nature évolue sans cesse, au gré des saisons, mais elle est loin d’être une alliée, elle-même faisant partie de la mort si présente dans le roman. Elle est hostile autant que libre.

L’écossais Dominic Cooper est le genre d’auteurs que j’affectionne tout particulièrement pour une raison simple : se discrétion a fait qu’il n’a publié que trois romans entre 1975 et 1978. Tous trois de toute beauté bien qu’au climat très différent. Cooper entra en piste avec ce chef d’œuvre qu’est « Le cœur de l’hiver » en 1975. 1977 voit la rédaction de « Vers l’aube », presque aussi réussi. C’est en 1978 qu’il arrête – déjà – sa carrière avec ce beau « Nuage de cendre ». Puis il s’éclipse. Comme les personnages de son ultime roman les uns après les autres. Il n’a rien publié par la suite, jamais. Comme pour « Vers l’aube », « Nuage de cendre » fut traduit magistralement par Céline Schwaller.

Dominic Cooper fut découvert sur le tard en France grâce aux éditions Métailié, en 2006. Les trois romans ont été édités en français dans l’ordre chronologique même s’ils n’ont rien à voir les uns avec les autres, à raison d’un tous les trois ans, puisque « Vers l’aube » sort en 2009 et « Nuage de cendre » en 2012. Cooper est un écrivain rare, car en plus d’avoir si peu écrit, il a créé une atmosphère redoutable, à chaque fois très différente, dans chacun de ses romans. Pourquoi s’est-il motivé à tout stopper presque du jour au lendemain ? Peut-être qu’après trois pareilles prouesses littéraire, un auteur a le droit de se dire qu’après tout il a déjà tout dit et qu’à l’avenir il se répèterait. En tout cas ruez-vous sur ses trois romans, peut-être encore plus les deux précédents que celui-ci qui pourrait fort décourager un lectorat n’ayant encore jamais croisé les phrases de l’écrivain. Découvrez « Le cœur de l’hiver » et faites-moi part de vos retours si jamais. D’autant que Métailié l’a réédité en 2022, cette fois-ci en version poche pour un prix modique.

« Les mouettes poussaient des cris excités au-dessus du fjord et la lumière du soleil tombait d’un ciel limpide. Une brise légère soufflait sur la grève et apportait le goût du sel jusqu’à mes lèvres. Audnir, mon foyer, se trouvait juste de l’autre côté de la colline… Mon Dieu, qu’il était bon d’être vivant ! ».

https://editions-metailie.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 30 avril 2025

Anna AKHMATOVA « Requiem, Poème sans héros et autres poèmes »

 


Après la présentation de la poésie de Marina Tsvétaïeva dans le challenge mensuel « Les classiques c’est fantastique » du blog Au milieu des livres pour le thème « Le XXe siècle à l’honneur », je ne pouvais pas passer sous silence celle qui fut souvent confondu avec sa compatriote, j’ai nommé Anna Akhmatova et son recueil de poésie « Requiem, Poème sans héros et autres poèmes », tant l’œuvre des deux poétesses semble parfois se faire écho et se juxtaposer.

Ce recueil recouvre toute la carrière artistique de la poétesse russe Anna Akhmatova, du début des années 1910 au mitan des années 1960. On constatera qu’une telle édition ne peut être aisée, l’autrice ayant sans cesse remanié ses textes, parfois des dizaines d’années plus tard, aussi certains ne furent jamais présentés en une mouture définitive, furent restés comme en suspens, à l’état de brouillon, malgré leur évident aboutissement.

Des textes, des vers non terminés. Si Akhmatova était perfectionniste dans son art, elle fut – peut-être plus que tout autre – victime de la censure du gouvernement, traquée. À ce propos elle sera interdite d’écrire du début des années 1920 au début des années 1940. Elle qui a vu tant et tant de ses amis partir : suicide, exécution, mort par épuisement, emprisonnement, exil, etc., elle fait figure de rescapée, ayant toujours refusé de quitter son pays, la Russie devenu l’U.R.S.S., malgré un régime on ne peut plus « serré », cette censure omniprésente qui l’oblige à nuancer ses vers, les rendre « lisibles » par le pouvoir.

Les premiers poèmes d’Akhmatova sont tournés vers l’amour et la nature, glaciale mais luxuriante. Déjà l’Histoire rattrape les destinées : « Sur la Néva, les brumes s’évanouissent ; / Et commence la débâcle », les incendies déchirent l’horizon. « Tout au bord de la mer », long poème de 1914 issu du recueil « Troupe blanche », est un puissant texte maritime. Teintés d’autobiographie, ces poèmes mettent en scène une femme en recherche d’amour, ils sont mélancoliques, sombres, évoquant le divorce (celui d’Akhmatova avec Lev Goumiliov).

Puis ce sont les longues années d’interdiction. Lorsque Akhmatova reprend la plume en 1940, de nombreux poèmes sont déjà composés dans sa tête, dans sa mémoire. Lorsqu’elle est autorisée à écrire de nouveau, elle couche enfin ces poèmes sur papier. Les pensées pour Ossip Mandelstam (y compris avant sa mort fin 1938) se font pressantes. Les figures universelles apparaissent, comme celle de Cléopâtre en 1940, et bien sûr l’ombre de Pouchkine qui ne cesse de planer sur les poèmes d’Akhmatova.

1940 voit l’aboutissement du chef d’oeuvre de la poétesse, « Requiem », commencé en 1935. Comme le précise le traducteur et présentateur de l’édition Jean-Louis Backès en note (les notes, nombreuses, éclairent constamment sur le contexte, les conditions d’écriture, etc.), ce cycle de poèmes inséré alors dans le recueil « Roseau » « est dédié à toutes les femmes qui, comme Akhmatova elle-même, ont fait la queue pendant des mois devant la prison « Les Croix » de Leningrad, dans l’espoir d’apercevoir qui un fils, qui un mari, qui un proche, à l’époque où se multipliaient les arrestations inintelligibles ». Akhmatova ne déclare-t-elle d’ailleurs pas : « J’ai su comment les visages se défont, / Comment on voit la terreur sous les paupières, / Comment des pages d’écriture au poinçon / Font ressortir sur les joues la douleur, / Comment les boucles noires ou cendrées / Ressemblent soudain à du métal blanc. / Le sourire s’éteint sur les lèvres dociles / Et la peur tremble dans un petit rire sec ».

Vient le superbe cycle de Leningrad, témoignage sur le siège de la ville entre 1941 et 1944 par l’armée nazie. Les poèmes d’Akhmatova se font plus complexes, plus obscurs parfois, plus combatifs, plus politiques. « On respire mal sous la terre ». Nouvelle évolution ensuite avec des œuvres plus optimistes, plus amples, plus étoffées, et toujours plus énigmatiques, « La dédicace d’un drame que j’ai brûlé / Et dont la cendre a disparu ? ». L’un des sommets de complexité de l’œuvre d’Akhmatova est ce triptyque « Poème sans héros » qui court sur plus de 20 ans (entre 1940 et 1962) et commence par cette phrase du 27 décembre 1940 : « Comme le papier m’a manqué ». On imagine que c’est à cette date précise qu’Akhmatova est à nouveau autorisée à écrire. Elle y convoque ces chers disparus, elle est à la fois nostalgique et lucide.

Anna Akhmatova fut l’une des grandes figures de la poésie russe du XXe siècle aux côtés de Marina Tsvétaïeva, Sergueï Essenine, Ossip Mandelstam, Vladimir Maïakovski et autres Boris Pasternak, elle est aussi réputée pour être l’une des plus complexes et plus intraduisibles de par la richesse de ses trouvailles stylistiques. Ce volume permet néanmoins de redécouvrir son art en langue française, il représente aussi environ la moitié de toute l’œuvre de la poétesse. Les notes reléguées en fin de volume sont particulièrement instructives sur l’évolution des poèmes et le travail de toute une vie. Un recueil de près de 400 pages qui se picore par petits bouts.

 (Warren Bismuth)



dimanche 27 avril 2025

Marina TSVÉTAÏEVA « Insomnie et autres poèmes »

 


Ce mois-ci le challenge mensuel « Les classiques c’est fantastique » du blog Au milieu des livres donne libre cours à notre imagination avec l’ample thème « Le XXe siècle à l’honneur ». Pour DLR, le XXe siècle littéraire, bien que fort productif et varié, est surtout celui des censures, interdictions, exils voire suicides ou assassinats d’écrivains qui ne faisaient que mettre en mots leurs impressions sur ce monde (déjà) malade. Une pensée particulière va presque naturellement vers le sort réservé aux auteurs russes qui ont payé peut-être plus que tout autre leur devoir d’information. Parmi ces parias, les femmes, bâillonnées et discriminées, qui pourtant n’ont pas désarmé. Un XXe siècle de la terreur où la figure de Marina Tsvétaïeva est peut-être l’une des plus iconiques.

Le recueil « Insomnie et autre poèmes » renferme plusieurs cycles de poèmes de Marina Tsvétaïeva (1892-1941) écrits à différentes périodes de sa vie et débute, après une préface de Zéno Bianu, par « L’amie », composé sur une année entre 1914 et 1915. Cycle désenchanté, douloureux sur des amours féminines, entre androgynie et lesbianisme dans un hiver interminable. Tsvétaïeva était alors amoureuse de Sophia Parnok, dite Sonia, qui lui échappait. Ce cycle est une plongée dans l’âme torturée de la poétesse. « Qui était le chasseur ? – Qui, la proie ? ».

Les « Poèmes sur Moscou » de 1916, toujours dans le recueil « L’amie », sont directement inspirés par la poétesse Anna Akhmatova (que Tsvétaïeva ne rencontrera qu’en 1941, quelques mois avant son suicide). Moscou et « La nuée d’églises » est sans conteste le personnage central du cycle. Tsvétaïeva était une amie proche du poète russe Alexandre Blok. Aussi elle lui dédie le cycle « Poèmes à Blok » en 1916 en fin de « L’amie ».

« Insomnie » est un cycle tortueux de 1916 à 1921 sur la peur de mourir si le corps s’assoupit. Mais c’est en fait le besoin de création nocturne, une insomnie provoquée par le devoir d'écrire. Tsvétaïeva y met en scène un immeuble insomniaque lors d’un long travelling. « Nuit, j’ai déjà trop regardé dans la pupille de l’homme ! / Réduis-moi en cendres, nuit, soleil noir ! ». Du même cycle est issu la série de poèmes « À Akhmatova » dont un dédié au poète russe Sergueï Essenine (en 1920), un autre à Vladimir Maïakovski dans ses « Poèmes épars » (les deux poètes finiront par se suicider).

« Après la Russie » écrit entre 1920 et 1925 est un cycle errant, sur les villes traversées par la poétesse durant son exil : Berlin, Prague, autant de lieux qu’elle a parcourus. La présence de Dieu y est forte, tout comme celle des amours déchirées et brumeuses. « Nous les poètes, nous rimons / Avec paria, mais sortis de nos berges / Nous disputons leurs dieux aux déesses / Et aux dieux des vierges princesses ! ».

« Le poème de l’air » de 1927 est un long poème obscur et arraché des tripes. Il est un hommage à la traversée de l’Atlantique en avion la même année par Charles Lindbergh. Puis viennent les « Poèmes des années 1930-1940 », avec notamment ce second hommage à Vladimir Maïakovski, mais cette fois-ci en forme de dialogue imaginaire entre lui et Sergueï Essenine. Dominé par la gouaille et l’atmosphère des rues, ce poème est peut-être le sommet du cycle, également par sa profonde différence avec les autres textes. Poème populaire autant qu’insurrectionnel, il semble être un petit frère des poèmes de Essenine. Puis le cycle évoque l’aube de la seconde guerre mondiale, nous sommes alors en mai 1939.

« Insomnie et autre poèmes » est un document parfait pour découvrir le travail d’écriture de Marina Tsvétaïeva, tout comme pour s’immerger dans le climat, si particulier, de son œuvre ainsi que l’évolution de son écriture, se faisant plus complexe, parfois plus inaccessible au fil des décennies. Il est aussi un témoignage poignant de la destinée des poètes russes en cette période, une photographie de la vie artistique errante d’alors, autant qu’un portrait de l’exil. Figure majeure de la littérature, de la poésie, Tsvétaïeva est aujourd’hui encore souvent célébrée, de nombreux artistes continuent de lui rendre hommage, c’est dire si son œuvre a marqué. Vaincue par les douleurs, les difficultés, l’incroyance en un monde meilleur, la désillusion absolue, Tsvétaïeva se suicide en 1941.

 (Warren Bismuth)



mercredi 23 avril 2025

Jacques JOSSE « Au bar de l’oubli »

 


Situé en bord d’océan et « Bâti au milieu de nulle part », le bar de l’oubli semble être un phare, un dernier rempart, témoin du temps passé. Il est aussi le lien social de cette région bretonne rurale. Rendez-vous des solitaires, des ivrognes et des insomniaques, il est tenu par un patron féru de littérature, aux murs s’encadrent des portraits d’écrivains plus ou moins reconnus qui semblent observer les « lustreurs de zinc », sans jugement, plutôt dans un rôle d’anges gardiens.

Des écrivains disparus et pourtant toujours présents par leurs photographies, ils hantent les lieux. Si l’auteur ne les nomme pas, il est parfois possible de les reconnaître néanmoins, par une description, un détail. Car, comme souvent dans les textes du grand Jacques Josse, les morts jouent toujours un rôle, celui de témoins et protecteurs, alors que les gosiers en pente s’abreuvent sur un bord de comptoir, que les mégots s’accrochent à la vie et à la bouche, portraits saisissants et tendres de princes de la cuite, qui pour quelques minutes seront au centre d’une conversation. Ce sont ces anonymes qui sont les véritables personnages de l’œuvre de Jacques Josse.

Lui, l’auteur, toujours en retrait, toujours effacé, semble pourtant ici jouer des coudes et des épaules pour se faire une place, oh certes pas énorme, pas écrasante, mais une place de témoin à son tour, en quelques lignes, belles comme un champ de houblon : « Il lui expliqua que la salle était réservée pour une réception privée à laquelle participaient des gens résidant dans la péninsule, invités par un journaliste qui prenait plaisir à fouiner dans la vie des autres. Ne s’intéressant qu’aux solitaires, aux invisibles et aux désemparés, il avait à cœur de cerner leur parcours tortueux et de le remanier légèrement pour le proposer ensuite à ces lecteurs ». Mais chez Jacques Josse, rien n’est certain, tout est suggéré, ce journaliste pourrait fort bien ne pas être lui, ne même jamais avoir croisé son regard. Seul l’imagination crée le plausible ou le potentiel.

Quand soudain, l’actualité, la guerre paraît rattraper le quotidien, les habitudes, le rituel, le sens de la vie personnifié par ce bar de l’oubli, des scènes évoluant dans un espace-temps, comme l’écriture, resserré à son maximum. Texte dont il existe une première version de 2020, ici remanié (en effet, le décès en 2023 de Shane MacGowan, chanteur de The Pogues, est ici évoqué, la musique est d’ailleurs très présente dans l’œuvre de Jacques Josse), était déjà parue dans un recueil collectif. « Au bar de l’oubli » est accompagné de deux brefs textes, des instantanés, l’un se déroulant sur un chalutier (alors que nombre de ses textes s’arrêtent au rivage), l’autre dressant le portrait d’un photographe de bord d’océan qui, suite à une agression, ne se déplace que difficilement, ses photographies voyageant à sa place, faisant découvrir le monde aux curieux de tout poil.

Jacques Josse signe là trois textes où une fois de plus, chaque phrase est poncée, sculptée, jusqu’à ne laisser que l’essentiel, dans des textes visuels d’une grande beauté. À déguster en noir et blanc, comme la belle photo ornant la couverture de ce tout petit livre de 60 pages qui vient de paraître aux éditons Le Réalgar dont c’est ici la sixième – et fructueuse – collaboration avec Jacques Josse. Chaque volume, aussi mince soit-il, y a son importance, le tout formant comme un cycle où chaque séquence est complémentaire d’une autre. On peut en dire presque autant de la presque cinquantaine de livres de l’auteur publiés sur autant d’années.

https://lerealgar-editions.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 20 avril 2025

Véronique WILLMANN RULLEAU « Des aiguilles plein la bouche »

 


Une maison familiale dans l’est de la France garde jalousement des souvenirs intimes. C’est le rôle de la fille de les exhumer, de nos jours, alors que la mère va bientôt finir ses jours. La fille va fouiller, ranger, trier jusqu’au petit recoin, va faire parler les meubles – au sens littéral -, les objets et tenter, enfin, de rompre le silence.

La robuste machine à coudre Singer trône. Elle est à la fois l’ancêtre et le témoin de plusieurs générations. Elle a vu défiler la famille, qui se l’est transmise de mère à fille, comme un trésor. La couture, tâche qui fut celle des générations précédentes, de la grand-mère surtout, de la mère bien sûr. La fille déniche d’ailleurs de vieux bouts de tissus confectionnés par ses ancêtres, patchworks allégoriques du destin familial, ranimés par petits bouts jusqu’à former un tout, Elle continue d'explorer la bicoque, dans laquelle elle répertorie tout un inventaire à la Prévert même s’il est plutôt resserré dans un monde quasi exclusif de la couture.

En plus des meubles, les femmes prennent la parole, l’une après l’autre, pour un dialogue indirect et intergénérationnel, brisant les silences de jadis. Chez la grand-mère, le souvenir de la deuxième guerre mondiale, terriblement marquante, qui en quelque sorte décide de la suite : « Nous devons fuir, fuir la menace d’un péril mal expliqué, les on-dit, les choses racontées, fuir les avions tirant sur les files de fugitifs, des colonnes de fourmis, noires dans le viseur, éparpillées aux premières bombes, inexorablement reformées, reprenant la route, agglutinés bêtement les uns aux autres, cibles faciles sur lesquelles on lance des cailloux du ciel, éradiquer les fourmis, toujours à nouveau réunies par une force contraire les menant à l’abattoir, c’est tellement plus facile de fuir par les routes, fuir l’avancée des forces ennemies ».

Et puis voilà Albert le baigneur, ce poupon abandonné en celluloïd, qui a lui aussi traversé les vies, les drames, les joies et pourrait aisément témoigner de tous les va-et-vient, tous les secrets de la maison. Et les secrets ne manquent pas, comme la grand-mère va d’ailleurs le démontrer…

La même grand-mère s’insurge lorsque sa petite-fille se rase les cheveux, horrible souvenir, l’épuration, un acte anodin qui la renvoie pourtant à son lourd passé, ce passé fait de disette qui a forcément inspiré la cuisine grasse des années moins malaisées, alors que les objets continuent de témoigner, l’armoire bordelaise, la penderie, le lit, la coiffeuse, le buffet.

« Des aiguilles plein la bouche » est un texte hybride et polyphonique qui se transmet de bouche en bouche. Poésie en vers libre, récit de vies, roman intimiste, il est aussi documentaire par sa forte coloration historique dévoilée par trois générations. La filiation du récit est évidente avec ces femmes qui se parlent par-delà la mort, se racontent ce qu’elles n’ont su se dire entre elles, un dialogue indirect quasi théâtral. « Quand on ouvre les portes du buffet, c’est ton monde à toi, que l’on ouvre ».

Pudique et intimiste, ce texte sur la transmission est une succession de poupées gigogne : des boîtes, et dans ces boîtes…, des sacs, et dans ces sacs… De découvertes en trophées, au milieu des objets-témoins, la fille est la porte-parole, la passeuse de cette histoire familiale où sans un mot, l’ancêtre pourtant demande de reprendre le flambeau : « Tenir le compte, garder la main. Ta grand-mère se disait sans doute que cela ne serait pas vain. Recoudre le fil de sa vie, infini effort de combler les vides entre les points, entre les ouvrages ». L’ombre de Annie Ernaux semble parfois planer en ces non-dits alliant douceur, révolte et malentendus générationnels. Il existe une première version, théâtrale (le format s’y prête à ravir) de ce texte, intitulée « En découdre ».

« Des aiguilles plein la bouche » vient de sortir aux toujours formidables éditions Signes et Balises, petit format classieux et élégant, ne le loupez pas, c’est le deuxième titre de l’autrice publié chez cette éditrice après le déjà très beau « Je ne sais même plus quelle tête il a » en 2021.

https://www.signesetbalises.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 16 avril 2025

Béatrice MACHET « Rafales »

 


55 rafales emplissent ce recueil de poésie. 55 photographies écrites sur les bords du lac Michigan en hiver. La neige le vent sont les héros imposés, « Le vent et ses rafales : éternellement jeunes ! » pour un recueil biberonné au nature writing. Clichés de daims au coeur d’une immensité blanche, des grands espaces toujours mouvants. Et la présence des Amérindiens, de leurs croyances, de leurs rites, et de leur génocide. « Pour les Indiens d’Amérique, l’hiver est / la saison des histoires. Car il suffit / d’écouter le vent. Il est la mémoire de / ce territoire. Il l’a balayé tant de fois. / Tant de fois parti et revenu… ».

Quelques vers en anglais, d’autres que l’on imagine en anishinaabemowin, la langue du peuple Anishinaabe (« mo = oralité, win = énergie de la parole »). Pourtant là-bas, sur les bords du lac, seuls 2 % de la population est de sang indien, ce jadis « peuple de la rivière ». Froid intense, solstice, marche. Car Béatrice Machet a choisi la marche pour décanter, s’extraire du monde et rêver ses vers libres. Spécialiste des premières nations, elle nous fait partager ses connaissances, par petites touches, par des bribes de vies quotidiennes, celles d’avant le génocide.

Poésie libre donc, observatrice, pressurée pour supprimer le superflu et ne garder que l’essentiel, en un jeu de langue très approprié pour le sujet. Cette poésie sait se faire contemplative autant qu’offensive quand il s’agit de défendre les droits des Amérindiens et rappeler quelques cauchemars dont ils furent victimes.

Béatrice Machet, autrice de nombreux livres, construit ici un univers dont elle est spectatrice. Car au-delà de la forme et du contenu, c’est un récit de voyage, masqué, pudique, puisqu’elle s’est rendue sur les lieux, a arpenté intensément les rives du lac Michigan, en a tiré ce livre sensoriel paru en 2024 chez Lanskine.

https://editions-lanskine.fr/

(Warren Bismuth)

 

dimanche 13 avril 2025

Petra RAUTIAINEN « Un pays de neige et de cendres »

 


Dans ce roman historique, deux récits s’imbriquent, s’assemblent et se complètent. Le premier, sorte de journal intime de Vaïno Remes, interprète dans le camp de prisonniers de Inari, Laponie, est vécu quasi au jour le jour durant un espace temps de quelques mois de l’année 1944. Le second, entre 1947 et 1950 est une quête, celle de Inkeri Lindqvist, journaliste photographe, officiellement pour rendre compte de la reconstruction de la Laponie, mais plus personnellement pour retrouver trace de son mari qu’elle avait suivi  au Kenya, c’est là-bas qu’elle s’est spécialisée dans la photographie.

Inkeri fait la connaissance de Olavi, personnage charnière du roman. Tout comme Vaïno il a exercé en qualité d’interprète au camp d’Inari, à la même époque. Les vestiges du camp se situeraient dans le village même où Inkeri s’est installée et où elle forme la jeune Bigga-Marja à la photo. Mais Olavi est un être mystérieux, comme insaisissable, et Inkeri entreprend une enquête discrète à son égard. Vient s’ajouter une nouvelle pièce maîtresse en la personne d’une certaine Saara, qui a vu la vie du camp et pourrait bien détenir des informations capitales. Tout comme Koskela.

La structure de cet ambitieux roman est aussi entremêlée que solide. Entre vie d’un camp de Laponie durant la seconde guerre mondiale et la reconstruction difficile de la même région quelques années plus tard, Petra Rautiainen joue le yoyo entre ces deux époques. C’est pour elle l’occasion de conter la guerre en Laponie, de dénoncer le peuple finlandais du nord, pour qui ceux qu’il appelle les lapons (une insulte en vérité, les habitants de Laponie se revendiquant Sames), et cet objectif démesuré et conquérant : la création d’une Grande-Finlande aux côtés de l’Allemagne nazie.

Des expériences troublantes sur des cadavres humains en vue de classifications raciales se sont déroulées dans le camp, et il se pourrait bien que peu de témoins souhaitent revenir sur cet horrible épisode. Quant au mari de Inkeri, qu’est-il advenu de lui ? Pour finir, percera-t-elle les véritables personnalités de Olavi, Saara, Koskela ?

« Un pays de neige et de cendres » est un beau roman rythmé par la plume froide et distanciée de son autrice, mais aussi le talent qu’elle a pour peindre la nature, les cerfs, la faune, la flore dans cette région reculée. Cette nature qui sauvé des hommes pendant la guerre : « Moi j’ai l’habitude de marcher dans la forêt Mais en temps de guerre, c’est différent. On passe pas mal de temps à grelotter le ventre vide. J’ai tué des rennes, et pas qu’un peu. Je mangeais du lichen. Je cherchais à manger sous la mousse, comme les rennes. J’ai eu des maux de ventre et j’ai cru en mourir ».

Car derrière le discours global, il y a la vie de ces anonymes que Petra Rautiainen s’applique à donner forme. La chute est particulièrement inattendue, elle fait de ce roman une série de tiroirs à intrigues se rapprochant d’un thriller historique. Récit sur la mémoire collective, dans un monde où il faut dénicher des preuves d’un événement malgré la méticulosité des coupables à les faire disparaître à tout jamais. C’est bien sûr avant tout la mémoire d’une région méconnue et abandonnée, tout comme ses habitants, la Laponie. Pétra Rautiainen s’emploie avec raffinement à équilibrer Histoire et fiction, et la recette fonctionne parfaitement. Jamais les paupières ne se font lourdes à la lecture de ce « page-turner », paru en France en 2022 (et déjà réédité en poche) et traduit par Sébastien Cagnoli. Depuis, la jeune Petra Rautiainen a publié un nouveau roman.

(Warren Bismuth)

mercredi 9 avril 2025

Jérôme LAFARGUE « Pamoja ! »

 


Pamoja est un mot swahili signifiant « Ensemble », ce qui aura son importance dans ce nouveau roman de Jérôme Lafargue puisqu’il va nous faire voyager quelque part où la langue Swahili est pratiquée, en Afrique de l’est plus précisément.

Anton, 14 ans, et son chien-loup Windy recueillent une jeune réfugiée noire de 8 ans, Nila, qui vient de s’échapper d’un mystérieux convoi. Anton va frapper à la porte de Gustavo, noir lui aussi, un vieil homme de 74 ans au parcours lourd autant que riche. Ce dernier n’hésite pas à les prendre immédiatement en charge, direction la montagne, pour les planquer.

Ils ont rendez-vous avec Maïtena, officiellement courtière en immobilier, mais plutôt guide clandestine à ses heures perdues. Tout ce petit monde est bientôt traqué par un individu louche qui pourrait bien vouloir récupérer Nila à des fins spéculatives, à moins qu’il soit là pour autre chose ?

Dans ce roman sensible, Gustavo se revoit à l’âge de Anton, alors qu’il était chef de rebelles au Mozambique durant la guerre d’indépendance qui éclata en 1964, une guerre civile anticoloniale dans une région où la Françafrique a joué un grand rôle. Pour Gustavo, c’est aussi le souvenir de sa fiancée, Themba, victime de cette guerre, alors que d’autres souvenirs atroces hantent sa mémoire. Certaines scènes peuvent sur ce point être difficiles à lire par leurs images crues.

Mais revenons au présent. L’homme qui les suivait semble avoir disparu, semé peut-être. La petite troupe en profite pour rejoindre un hameau perdu vivant en autosuffisance. Là y est Alberto, une vieille connaissance de Gustavo, même âge, spécialiste en renseignement militaire, il a jadis sauvé la vie de Gustavo. Aujourd’hui il a un grand service à lui demander…

« Peu avant la tombée du jour, ils parvinrent en vue du hameau. Trois rues dépeuplées et silencieuses. Les volets des maisons en pierre étaient soient fermés, soient manquants. Au premier étage de l’une des baraques, une couette avait été jetée sur un garde-corps. Détrempée par les pluies et battue par le vent, des traces noirâtres d’humidité la martyrisaient, comme des trous d’obus dans un champ enneigé ». Car on en revient souvent aux souvenirs de guerre.

Jérôme Lafargue navigue entre passé insurrectionnel et présent incertain où pointe le transhumanisme, dépeignant quelques événements de la guerre d’indépendance du Mozambique par le prisme de Gustavo, les technologies dangereuses et redoutables actuelles par celui de Alberto. Anton est ce jeune garçon plein d’espoir qui s’est donné une mission : celle de sauver Nila à tout prix des griffes de ses bourreaux. Jérôme Lafargue excelle dans la description de la nature, des oiseaux, des arbres, des torrents, une arme qui permet de décompresser, de souffler malgré la tension du roman. Dans une écriture simple autant que précise et fluide, il déroule ses séquences une à une, dévoilant au compte-gouttes des secrets enfouis de chacun des protagonistes.

« Pamoja ! » joue avec les espaces temps, entre passé révolutionnaire et futur (présent ?) libertarien où quelques bonhommes richissimes semblent vouloir faire ce qu’ils veulent de la planète sans aucun garde-fou. La silhouette de Elon Musk apparaît d’ailleurs, brièvement. Le texte est traversé par différents climats : le conte par les descriptions de la nature ou quelques scénettes entre Anton et Nila, le roman historique pour les épisodes de la guerre d’indépendance du Mozambique, le roman futuriste pour les inventions glaçantes et destructrices en passe d’être réalisées. Il est aussi roman filial avec les portraits de Gustavo et Alberto, deux durs à cuire qui ont un héritage à transmettre. Maïtena est la plus impénétrable, veut-elle le bien ou travaille-t-elle pour le mal ? Enfin, la conclusion du roman le rend tout à fait dystopique.

« Pamoja ! » vient de sortir chez Quidam éditeur, la richesse de tons qu’il propose pourrait fort trouver son lectorat.

https://www.quidamediteur.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 6 avril 2025

Charles Ferdinand RAMUZ « La guerre aux papiers »

 


Ramuz surprend toujours, dézinguant les repères stylistiques habituels. Dans ce texte par exemple, et même si le style est précisément moins déconcertant que ses œuvres antérieures, on a l’impression d’entrer en cours de récit, d’avoir loupé quelque chose d’important, de fondamental, comme si on prenait le train en courant une fois le quai quitté, alors qu’un meurtre y a déjà eu lieu.

Dans un village suisse du canton de Vaud paré d’un imposant château, vit « Borchat, Daniel Jean-Etienne, ancien soldat, 42 ans ». C’est lui que Ramuz nous propose de suivre dans cette histoire survenant en 1802. La révolution française a laissé des traces y compris dans les villages suisses isolés. Et quand le gouvernement républicain est prêt à prélever à nouveau la dîme, un impôt féodal pourtant disparu dans le pays, le peuple ne l’entend pas de cette oreille et s’organise pour se révolter.

Réunions clandestines, mise au point d’une attaque de masse. Le but est simple : détruire par le feu les documents attestant des droits féodaux de la dîme. Une longue marche va s’organiser afin d’atteindre Lausanne, lieu renfermant les archives du pays, ainsi que Morges, abritant un arsenal où dorment de précieux canons. Borchat sera au nombre des émeutiers, mais rien ne pourrait se dérouler comme prévu, d’autant que Borchat s’est entiché de la Fanchette, une femme émancipée qui voit d’un mauvais œil ce projet saugrenu.

Qu’importe, le groupe déterminé se rend à Lausanne, muni d’une sommation qu’il compte bien faire respecter, la voici : « Nous, commandant du contingent de Bossenges, agissant au nom du gouvernement provisoire, faisons sommation à Monsieur d’Épendes ou à son représentant d’avoir à nous livrer sur l’heure les papiers concernant la levée de la dîme qui sont en sa possession, étant entendu qu’au cas où il n’obtempèrerait pas, il sera fait usage de la force… ».

Comme souvent chez Ramuz, « La guerre aux papiers », de 1942 (et dernier roman de l’auteur), se sert d’événements historiques réels pour ensuite tisser son texte autour avec ces beaux personnages fictifs. Ici c’est la révolte des Bourla-Papeys (brûle-papiers) de 1802 à laquelle Ramuz rend hommage. La complexité de la besogne était de maintenir un certain équilibre entre un récit quasi insurrectionnel et deux histoires d’amours très romantiques. Ramuz est parvenu à ses fins, même si l’on oubliera rapidement l’historiette à l’eau de rose pour ne retenir que la volonté du peuple émeutier.

« La guerre des papiers » est un petit roman idéal pour découvrir l’univers et la prose singulière de Ramuz, ainsi que pour appréhender l’écrivain dans son engagement. Le texte vient d’être réédité (mi 2024) aux incontournables éditions Sillage, toujours dans les bons coups lorsqu’il s’agit de déterrer des textes oubliés appartenant au domaine public. Plus récemment encore, elles ont republié « Le règne de l’esprit malin » du même auteur, et je ne serais pas étonné de vous en parler dans un avenir plus ou moins proche.

https://editions-sillage.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 2 avril 2025

James WRIGHT « La branche ne se brisera pas »

 


James Wright (1927-1980) est un poète étasunien oublié, c’est d’ailleurs par le biais de ces deux recueils de poèmes la première fois qu’il est traduit en France. Pourtant, sa poésie est somptueuse et ses images envoûtantes. « La branche ne se brisera pas », premier recueil, avec ses villes industrielles, ses tragédies minières (le père de Wright était mineur) sur fond d’alcool sont évoquées en des instantanées d’une Amérique désenchantée. La mort toujours, celles d’animaux ou le souvenir d’un Président américain probablement empoisonné. Que ce soit dans l’Ohio (dont Wright était originaire), le Minnesota, le Wyoming ou les 2 Dakotas, les brefs clichés sont émaillés de désastres, mais de beauté aussi, précisément là où le poète convoque la nature.

Poésie historique avec cette rencontre entre le Président Eisenhower et le dictateur Franco en 1959 en Espagne : « Les sourires brillent à Madrid. / Eisenhower a serré la main de Franco, l’a enlacé / Sous le feu des photographes. / De nouveaux bombardiers bien propres venus d’Amérique étouffent leurs moteurs ». Poésie vagabonde qui rend en outre hommage au poète espagnol Miguel Hernández (qui fut également honoré dans un bref texte de Jim Harrison).

Mais la nature tient un rôle prépondérant par ces arbres, ces oiseaux, ces cours d’eau, ces astres, ces champs où vont trimer les fermiers. Cette nature qui tient compagnie dans un quotidien marqué par la solitude, l’isolement, la déprime. « Pourtant, / il y a de bonnes choses dans ce monde », importance de ce simple mot « pourtant ». Cette solitude qui colle aux semelles, même si elle est en partie choisie et assumée. Et la mort, qui rôde, infatigablement. « Richesses mortes, mains mortes, la lune / S’assombrit, / Et je suis perdu dans les belles ruines blanches / De l’Amérique ».

Le second recueil « Allons nous rassembler à la rivière » n’est pas non plus avare en images fortes, avec cette Jenny, la Femme fantasmée, cette muse, sorte d’idéal féminin perdu dans une atmosphère de suicide, de miséreux du Midwest, que l’auteur dépeint magistralement. « Je veux être emporté / Par un grand oiseau blanc inconnu de la police, / Planer sur mille kilomètres et me cacher soigneusement, / Modeste et doré comme un dernier grain de maïs, / Conservé avec les secrets du blé et des villes mystérieuses / Des miséreux anonymes ». Hommages répétés aux peuples autochtones pour lesquels Wright est empreint d’une immense compassion. Puis le rôle des ombres, rappelant les oubliés. Enfin le rôle des gares, débuts ou terminus d’un voyage éprouvant.

La poésie de James Wright est libre et venteuse, torturée comme contemplative. Ces deux recueils sont d’une beauté saisissante, intimistes comme universels et la présence de Dieu n’y est que discrète. Livre d’une grande sensibilité paru en 2024 aux éditions Le Réalgar dans cette superbe collection de poésie « Amériques », il est traduit par Christian Garcin, agrémenté par une esthétique sobre mais efficace (la couverture est fort réussie), et bien sûr il est à lire et à partager.

https://lerealgar-editions.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 30 mars 2025

Toni MORRISON « Délivrances »

 


Le challenge mensuel « Les classiques c’est fantastique » piloté avec maestria par le blog Au milieu des livres propose un thème unique ce mois-ci : l’autrice Toni Morrison. Pour Des Livres Rances, le choix est forcément vite fait puisque en 2015 paraissait l’ultime roman de Toni Morrison qui a pour nom… « Délivrances » ! Le hasard n’existe pas.

Lula Ann est née noire, mais de deux parents blancs, métis pour être exact. Le père quitte le foyer familial à la simple vue de sa fille tandis que la mère, la mort dans l’âme, s’en occupe, tout en la détestant uniquement pour sa couleur de peau qu’elle ne supporte pas. D’ailleurs, Lula Ann n’est pas autorisée à appeler sa mère « Maman », mais « Sweetness ». Adulte, Lula Ann devient Bride, comme pour effacer son douloureux passé. Elle a réussi sa carrière professionnelle, est devenue directrice d’une entreprise de cosmétiques. Mais son conjoint Booker l’a quittée.

Enfant, Bride (Lula Ann donc) a dénoncé une institutrice qui, dit-elle, avait abusé de petites filles. Sofia Huxley, la coupable, a fait plusieurs années de prison. Quand elle sort, Bride la prend en pitié, cherche à l’aider… et se fait passer à tabac par la même Sofia et en reste bouleversée et traumatisée. Elle se confie à son amie Brooklyn qui, rapidement, cherche à connaître la vérité. Bride lui a évoqué un viol…

Roman polyphonique où tour à tour des femmes ainsi que la narratrice prennent la parole : la mère Sweetness tout d’abord, suivie de Bride, puis de Brooklyn, avant que Sofia ne s‘exprime à son tour. Chacune raconte son histoire. Pour Bride il s’agit bien sûr de traumatismes suite au racisme ambiant en vigueur aux Etats-Unis, avec des lois Blanches pour les Blancs, des lois où les noirs sont défavorisés, discriminés voire persécutés.

Lorsque la narratrice s’empare de son temps de parole, c’est en partie pour dépeindre l’itinéraire de Booker, l’homme qui a quitté Bride. Alors tout s’enchaîne, s’imbrique. Il est hélas impossible de dévoiler quoi que soit de cet assez bref roman sans vous en gâcher la lecture. C’est un texte purement étasunien qui en raconte la violence raciale à la fin du XXe siècle et au début du XXIe, violence de la population mais aussi celle des dirigeants, des gouvernants. Bride a souffert plus qu’à son tour, et malgré son succès professionnel (elle évolue dans un milieu plutôt bourgeois) elle reste cette femme noire, meurtrie car non désirée ou en tout cas pas avec cette couleur de peau. Non désirée par la société, mais aussi par ses propres parents.

« Booker l’interrompit. ‘Scientifiquement, il n’existe rien de tel que la race, Bride, donc le racisme sans race est un choix. Enseigné, bien sûr, par ceux qui en ont besoin, mais c’est tout de même un choix. Les gens qui le pratiquent ne seraient rien sans lui’ ».

Toni Morrison (1931-2019) achève son œuvre par ce roman simple et limpide où on sent qu’elle y a mis une part d’elle-même. Roman juste et vite lu, il est une pièce, comme son autrice, de la longue et nécessaire littérature noire étasunienne. Et même s’il ne laissera pas forcément de trace à long terme, il est agréable à lire et à déguster.

 (Warren Bismuth)



mercredi 26 mars 2025

SÉVERINE « L’insurgée »

 


La sulfureuse Séverine, née Caroline Rémy en 1855 (et morte en 1929), est issue d’une famille bourgeoise. Femme complexe, amie de Jules Vallès, elle tente de se suicider en 1880. Toute sa vie elle lutte contre l’oppression, les inégalités, se dresse pour les figures réfractaires de son époque. Ses relations ne sont toutefois pas toujours celles de la société purement révolutionnaire, ainsi elle gardera une tendresse insubmersible et même une admiration pour le général Boulanger, ce dont ses camarades lui tiendront rigueur. Libertaire et irrévérencieuse, elle profite de la grande qualité de sa plume pour écrire des articles parfois séditieux en tant que journaliste. Dans ce recueil, ce sont 45 d’entre eux (sur plus de 6000 qu’elle a produits !), rédigés de 1886 à 1921 qui constituent une « autobiographie journalistique ».

Séverine a repris – brièvement – le journal « Le cri du peuple » lancé par Jules Vallès. Dans celui-ci, mais aussi dans d’autres périodiques, pas toujours ancrés à gauche, elle signe des articles au vitriol ou emplis de tendresse, notamment sur des figures du mouvement révolutionnaire d’alors. Elle rend par exemple un hommage appuyé aux quatre pendus anarchistes de Haymarket (Etats-Unis) exécutés en 1886 (auxquels on doit la fête internationale du Premier Mai). « L’exécuteur les a saisis. La corde ignominieuse s’est nouée autour de leur cou, les trappes ont joué – et les quatre corps se sont balancés dans l’espace, comme quatre grands battants de cloche sonnant le tocsin des représailles dans l’air épouvanté… ».

Les textes rassemblent des biographies succinctes mais néanmoins profondes de militants, souvent anarchistes : Auguste Vaillant, Jean Grave, Ravachol, Jean-Baptiste Clément, Francisco Ferrer (condamné à mort, il sera exécuté quelques jours après la parution de l’article de Séverine), Jules Bonnot (qu’elle mitraille sans fioritures), Louise Michel, etc. Si elle peut être qualifiée de rassembleuse, il n’en reste pas moins qu’elle attaque des figures majeures de son époque, notamment Jules Ferry, sur lequel elle écrit une courte nécrologie particulièrement véhémente.

Séverine n’a pas la langue dans sa poche, même si elle ne s’est pas affranchie de ses racines bourgeoises qui ressortent dans quelques réflexions purement aristocratiques. Elle s’insurge contre la condamnation d’un livre antimilitariste de 1889 de Lucien Descaves, « Sous-offs », signe parfois ses articles d’un seul prénom : Jacqueline, ou encore Renée. Quelques-uns de ses textes apparaissent dans le Gil Blas.

Séverine, bien que ne se revendiquant pas féministe (elle s’en explique), défend l’I.V.G. dès 1890. Militante, elle revient sur l’odieuse tuerie de Fourmies du 1er mai 1891 (neuf morts). Séverine n’est pas pour la violence de classe, du moins pas la violence physique, se classe plutôt du côté des pacifistes, condamnant les bombes lancés par ses camarades : « Il me semble que je suis arrivée à un carrefour empli de ténèbres : que toute clarté s’est éteinte, en moi comme au-dehors ; que la fumée de ces bombes, abattant des femmes, des enfants, en voilant de deuil le soleil, a fait la nuit sur tous mes espoirs, toutes mes vaillances, toutes mes convictions ! Et je trébuche dans cette opacité affreuse, les mains en avant, les pieds tremblant de heurter quelqu’une des victimes dont les cris me déchirent le cœur ! Où est ma route ? Quel est mon chemin ?... ». Si Séverine peut douter, elle repart pourtant toujours à l’assaut avec sa plume puissante et redoutable.

Dans une guerre sociale enclenchée, elle prend partie pour les travailleuses. Mais elle défend aussi la cause animale, fustige la devise « Liberté, Egalité, Fraternité » ainsi que la colonisation. Elle est de toutes les justes causes. En infatigable militante, elle rejette, dénonce, défend. Le dernier article proposé dans cette anthologie porte sur Louise Michel, et la boucle est bouclée.

Séverine adhère au Parti Communiste Français en 1921, mais elle s’en écarte rapidement pour reprendre sa liberté. Elle n’a de cesse de rebondir sur l’actualité, contre l’oppression sociale. Anarchiste, elle prend pourtant parfois position pour les adversaires de ce mouvement, tout en expliquant son choix.

Ce livre, paru en 2022 dans la formidable collection Lampe-tempête des éditions L’échappée, est une manière fort originale d’approcher le travail et la pensée d’une contestataire libre, non inféodée, féministe souhaitant garder un ton d’indépendance. Si elle est un personnage un peu oublié de nos jours, ce recueil lui rend enfin justice.

https://www.lechappee.org/collections/lampe-tempete

(Warren Bismuth)

dimanche 23 mars 2025

Arno CAMENISCH « Ustrinkata »

 


Ce court roman loufoque est extrait du « Cycle grison » fort de trois brefs volumes, cycle dont chaque titre peut se lire indépendamment. Arno Camenisch redonne vit à toute une population rurale montagnarde vivant dans le canton des Grisons, le seul de Suisse où la langue romanche est encore pratiquée, ce qui aura son importance lors de la lecture de la trilogie.

« Zer ner », le premier volet, revenait sur le travail paysan proprement dit, fort de quelque 300 instantanés sur la vie à la ferme, non sans humour et dérision, mais dénué de dialogues. « Derrière la gare » est quant à lui le regard posé par un jeune enfant sur la vie des adultes de son village, avec cette écriture si particulière, ces mots déformés, « infantilisés », et une immense pétillance doublée d’une fausse innocence, le tout servi encore par l’humour généreux et communicatif de son auteur, ainsi que les nombreuses situations cocasses. Mais arrêtons-nous sur le troisième volume, « Ustrinkata », peut-être le sommet (montagneux) de ce cycle.

Dans un village grison, l’Helvezia est un bar de proximité tenu depuis soixante ans par la Tante (par ailleurs tante du jeune narrateur de « Derrière la gare »). En ce lieu haut et en couleurs, il est fortement déconseillé de boire de l’eau sous peine de se faire houspiller. Chaque geste des habitués est savamment scruté et comme décortiqué, en une langue verte, populaire, voire dialectique. Arno Camenisch redonne vie à un monde semblant englouti, à une atmosphère unique et surannée. Les piliers de l’Helvezia sont à eux seuls des personnalités, d’un pittoresque vrai.

Ici l’on se souvient du fameux éboulement de 1927 qui avait englouti un village, tandis qu’on engloutit les verres à un rythme soutenu. Chacun y va de son commentaire entre deux bouffées de cigarette, un jadis lointain et brumeux car « Regarder ça veut pas dire forcément qu’on voit ». Dans un lieu clos où les mouchoirs sont des torche-morve, les langues sont bien pendues et l’air enfumé, les ivrognes gouailleurs ne laissent aucun répit à la Tante qui doit être sur le front sans arrêt pour les servir.

La puissance du récit est dans l’écriture qui restitue à merveille des expressions typiquement suisses, des mots oubliés, et même des bouts de phrases empruntés au romanche, dans une immense farce parfois sinistre lorsque les convives se souviennent des trépassés, auxquels d’ailleurs ils rendent hommage par des tournées ponctuées de « Viva ». Le dialogue est ininterrompu et même Arno Camenisch semble avoir bien du mal (mais en toute maîtrise) à trouver une ouverture pour décrire une scène.

La Tante garde les coupures de journaux d’époque pour prouver la date exacte d’un événement passé dans le village ou à proximité. Car ici on vit en vase clos, loin des villes et de leur tumulte, on prend le temps, sauf pour finir un verre. Et ces moments forts peuvent être de toutes petites historiettes apparemment sans importance mais qui font la vie et le sel d’un village : « Mais après, une fois qu’on l’avait enterré, la tombe elle avait été refermée, l’était toute couverte de jolies couronnes et des fleurs qu’on avait mises dessus, tout joli tout beau, quand là on remarque qu’on avait enterré le maître avec son salaire. Pardi, son salaire, dans la poche de sa veste qu’il l’avait. Alors y a plus eu le choix que de ressortir le maître de sa tombe pour le repiocher dans la poche de son veston ».

Des habitants sont partis ou vont partir à l’étranger, d’autres sont morts mais pas oubliés car les traditions n’ont pas de prix, y compris celles de la longue cérémonie à la divine chopine. Et interdit de passer outre ! « C’est quoi ce carnaval, tu acceptes ça dans ton bar toi, un qui boit pas, tu peux pas imposer ça aux autres hein, je te dis ça me rend nerveux quand il boit pas ». L’écriture est tassée, car il faut partager le maximum de situations en un minimum de place, de temps, c’est ainsi que Arno Camenisch réussit une véritable prouesse stylistique.

Trilogie verte et dépaysante où les points d’interrogations ont été bannis même après une question, ce « Cycle grison », s’il est dominé en mon sens par ce « Ustrinkata », est à lire devant une chopine à la terrasse d’un bistrot. Rendons ici hommage au travail exceptionnel de traduction signé Camille Luscher, tant il fut sans doute difficile de restituer ces expressions, cette gouaille, ces inventions de mots (je pense à l’admirable quasi novlangue de « Derrière la gare »), ces expressions paraissant à première vue intraduisibles. En France la trilogie fut publiée en seulement quelques mois et en de splendides couvertures en 2020 par Quidam éditeur qui offre ici trois textes parmi les plus beaux de tout son catalogue. Viva !

https://www.quidamediteur.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 19 mars 2025

Julie GILBERT « On disait les Indiens »

 


Texte hybride, entre poésie libre et performance théâtrale (il fut d’ailleurs joué sur les planches), il peut aussi être lu comme un témoignage historique au vitriol. L’autrice Julie Gilbert, franco-suisse, a vécu une vingtaine d’années au Mexique où elle a côtoyé les nations autochtones.

 

La narratrice de ce magnifique texte, une anonyme mais qui pourrait fort bien être un double de l’autrice, se rend au Nord du Mexique tout près de la frontière états-unienne, avec sa mère après qu’elles aient quitté le pays quarante plus tôt après y avoir séjourné six mois. La narratrice n’y a plus de souvenirs, elle n’avait alors qu’un an. Elles sont de descendance Yaqui, une tribu de la région, implantée près de Sonora. C’est là-bas que les légendes renaissent.

 

La narratrice et sa mère revoient un village (celui où elles ont vécu) vieilli et baignant dans son jus. « Et c’est comme si ce qu’on était venu chercher / S’était volatilisé / Effacé / Que tout ça n’avait pas eu lieu / Que tout cela appartenait définitivement au passé / À nos mémoires de femmes blanches / À nos mémoires de femmes étrangères ».

 

Texte révolté comme clamé en un seul souffle, il dénonce l’injustice devant le sort qui fut réservé aux autochtones par les Blancs, en particulier près de ces terres où les deux femmes retournent. Description d’un paysage pollué par des usines états-uniennes implantées là et pompant l’énergie des femmes qui travaillent, les déshumanisant, et puis ces gazoducs traversant les terres Yaqui de part en part, terres prêtées contre quelques billets aux populations locales. Les Yaqui étaient redevenus propriétaires de leurs terres en 1937 mais devant l’urgence financière, ils ont dû se résoudre à les louer. Aux Blancs. Dans cette région poussent aussi les casinos, les jeux d’argent sont un triomphe.

 

Au départ, la narratrice envisageait de tourner un film sur la spiritualité des peuples autochtones, mais eux ne désirent pas échanger sur ce thème qu'ils gardent jalousement pour eux. Leur spiritualité, ils ne désirent pas la confier. La narratrice reprend la route à plusieurs reprises. Diverses étapes dans de petites villes isolées d’altitude où l’empreinte capitaliste est pourtant clairement visible jusque dans les réserves Indiennes, même si d’évidence une résistance anti-états-unienne subsiste.

 

Arrêt à Window Rock, siège du gouvernement Navajo, l’occasion pour Julie Gilbert de rappeler que ce terme de navajo fut inventé par les Blancs, les autochtones se définissant de leur côté comme Dinés (le peuple). Dans les réserves, dans les bourgs comme partout, alcool, drogues hallucinogènes font des ravages. Le Blanc a encore réussi sa mission de destruction, d’anéantissement. « Cannibale enragée / Mangeant l’Indien / Mangeant tout / Mangeant ses terres / mangeant son corps / Notre cannibalisme ne semble pas avoir de fin / Et maintenant, nous voilà / En troupeau ».

 

Retour sur le traité de Fort Laramie de 1868, attribuant les Black Hills aux nations autochtones. Mais très vite les Blancs se sont rendu compte que le sol renfermait de grandes quantités d’or. D’où la révision du traité. Retour sur les pensionnats religieux qui ont « éduqué » les jeunes Indiens, les ont rendus à l’état d’esclaves, par la violence, le viol. Le tout est ponctué de chants et contre-chants. En peu de pages, Julie Gilbert retrace par des images fortes tout le calvaire du peuple autochtone au fil des générations. Des portraits de résidents croisés sont brossés, ils sont beaux, vrais.

 

Ce livre engagé est une vraie belle surprise, contant avec colère mais tendresse, violence mais poésie, la destinée des Dinés et Navajos qui, comme toutes celles des nations premières, est une tragédie extraordinaire. Le texte fut écrit puis mis en scène en 2018. La version papier, ici présentée, est parue en 2024 aux éditons Passage(s) (devenue Passage(s) et traverse(s) ???) et vaut le détour par la mine d’information qu’elle renferme et le profond respect qu’elle dégage.

https://www.passages-et-traverses.com/

(Warren Bismuth)