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mercredi 5 mars 2025

Rick BASS « L’ermite »

 


Ce recueil de dix nouvelles, paru en 2002 et traduit en France en 2004 par Anne Wicke, renferme quelques trésors. Toute l’âme humaine semble ici scrutée, examinée à la loupe, dans des paysages grandioses dont Bass détient le secret afin de les dresser pour un décor toujours somptueux.

Une femme, un homme et des chiens pris au piège sous la glace d’un lac où un nouveau monde s’offre à eux. Ou encore cette femme pétrissant du pain avec amour pour le distribuer à des cygnes tandis que son mari coupe méticuleusement des arbres morts en vue de lui offrir un piano. Et ce pompier volontaire dont l’auteur décrit les interventions et la vie de famille dans un vibrant hommage aux soldats du feu.

Vient cette exploration souterraine d’un couple au cœur d’une mine désaffectée, puis cette personne étonnante qui ramasse du crottin de wapiti et achète des mèches de cheveux aux habitants, sans oublier ce hibou grand-duc coincé dans un canoë sur le toit d’une voiture lancée à pleine vitesse. Autant d’images très fortes qui restent en mémoire. Car l’écriture de Rick Bass, harmonieuse, poétique, envoûte. Il n’a pas son pareil pour conter des anecdotes futiles du quotidien, la force de sa plume entraîne son lectorat sur des terres inconnues comme un témoignage contemporain ainsi que d’un temps révolu.

Rick Bass fait la part belle aux grands espaces, à l’hiver qui s’installe sans partage dans le Montana par exemple. Il dépeint puissamment un monde rural, parfois montagneux, coupé du monde, il met en scène des êtres et surtout des couples fragilisés par la rudesse de leur existence. Chaque nouvelle est un éternel recommencement, Bass ne bégaie pas même si certains personnages d’une nouvelle semblent ultérieurement s’inviter dans une autre, magie de la littérature.

Rick Bass est de ces écrivains d’une adresse redoutable. Il vous prend par le bras et vous entraîne au sein de ses histoires, qu’il n’a d’ailleurs sans doute pas véritablement inventées, tant leur évocation est authentique. Et aussi parce que lui-même connaît très bien les paysages qu’il nous fait traverser. « L’ermite » est un recueil magnifique, porté par des séquences inoubliables au cœur de la nature sauvage. Bass est un écrivain à part, précieux car il a peu écrit de fictions, quatre romans et sept recueils de nouvelles, étant d’ailleurs surtout connu pour ses essais.

Revenons aux nouvelles. Chaque séquence compte car dans le petit rien des petites gens se cache souvent une anecdote forte, un tableau qu’on n’oublie pas. En quelques pages seulement, Rick Bass sait faire vivre des familles, des personnages rustiques, vrais, des couples boiteux perdus dans des paysages grandioses. Ses nouvelles sont parmi les plus fortes que l’on puisse lire dans le style. Il s’encombre rarement sur la longueur sans pour autant précipiter leur fin. Il sait prendre son temps. Hélas, il est assez peu relayé en France, la plupart de ses ouvrages étant épuisés chez les éditeurs.

Avant « L’ermite », je m’étais délecté avec un autre recueil, « Dans les monts Loyauté ». Je ne peux – et ne souhaite - pas tout chroniquer, mais je vous invite à le lire aussi. Quant à moi je continue mon exploration des recueils de nouvelles de Rick Bass, « La vie des pierres » fut un autre voyage étonnant. Je ne vous en parlerai pas, mais le cœur y sera. Sachez que chaque nouvelle est un éblouissement, une empreinte à mon goût bien plus profonde que ses romans car Rick Bass est définitivement un auteur du bref, de l’instant, format qui permet de retranscrire toute l’intensité des scènes. Je me répète et je m’en excuse, mais lisez Rick Bass !

 (Warren Bismuth)

dimanche 2 mars 2025

Joe STARITA « Nous les Dull Knife »

 


C’est en suivant la famille Dull Knife, par son prisme symbolique, que Joe Starita s’attaque à un sujet brûlant : le traitement des nations premières, des autochtones aux Etats-Unis pendant plus d’un siècle, dans une épopée passionnante et documentée qui se termine aux tout débuts des années 1990.

Tout d’abord Guy Dull Knife Senior (il décèdera juste avant la parution du livre, une page lui est dédié en exergue), Sioux Oglala et accessoirement le dernier Lakota encore vivant de la première guerre mondiale. À près de 95 ans, bien qu’alerte, il est l’un des habitants d’une maison de retraite. Joe Starita lui rend souvent visite et sait partir loin dans le temps pour une information, une explication : « Certains anthropologues affirment qu’un bras de terre a jadis traversé le détroit de Béring, reliant ainsi l’Asie à l’Amérique du Nord, et pensent que les premières tribus indiennes sont passées par là il y a environ vingt mille ans ».

Guy a vécu 46 ans avec sa femme, Rose Bull Bear, militante, avant qu’elle décède en 1973. Ils ont eu des enfants, petits-enfants, etc. et en ces années 1990, ce sont quatre générations qui se répartissent au sein de leur famille. Mais déjà l’Histoire est en marche, celle du XIXe siècle et d’une nation décimée ainsi que sa nourriture : « C’est ainsi qu’entre 1872 et 1876, plus de six millions de bisons furent massacrés sur les grandes Plaines. L’armée américaine finit par encourager ce massacre car elle y voyait le moyen le plus rapide et le moins cher d’obliger les Indiens à quitter leurs terres sacrées et à aller s’installer sur des réserves ».

La tribu d’où proviennent les Dull Knife est Cheyenne à la base. Elle fut déplacée en 1877 dans l’actuel Oklahoma. Les tribus indiennes furent victimes de nombreuses famines, épidémies, de mal-être aussi, suite à l’éloignement de leurs terres entraînant une profonde nostalgie. C’est le cas des Dull Knife. « Ils ont survécu. C’est à peu près tout ce qu’ils ont réussi à faire ».

Dans cet ample documentaire de 400 pages, nous suivons plusieurs générations de Dull Knife pour mieux appréhender les changements au sein des Etats-Unis. La famille Dull Knife est devenue lakota par transmission. Après de nombreuses péripéties, elle échoue dans la réserve de Pine Ridge, Dakota du sud, où les enfants sont admis de force dans des pensionnats (le premier pensionnat hors réserve avait été établi en 1879). « Les traités rendaient obligatoire la scolarisation des lakotas âgés de six à quatorze ans et prévoyaient que ceux qui manqueraient à ce devoir se verraient privés de vivres. Les premières écoles de Pine Ridge n’étaient pas gouvernementales mais paroissiales ». Les indiens vont donc être « civilisés », « éduqués » dans la soumission à la pure tradition blanche chrétienne.

Des tensions décennales aboutissant au  massacre de Wounded Knee fin 1890 et au grand spectacle Wild West Show de Buffalo Bill à partir de 1892, Joe Starita avance méticuleusement dans la tragique Histoire de ceux que l’on a nommés les Amérindiens. Et de celles que l’on oublie trop souvent : les amérindiennes. « Elles n’ont pas baissé les bras et ont pris la relève tout en essayant de maintenir l’unité familiale. Les hommes, au contraire, ont abandonné la partie, plus rien n’avait de sens à leurs yeux. Pour la plupart, les années qui ont suivi Wounded Knee ont été les pires qu’ils aient connues ».

Les enfants indiens se voient peu à peu attribuer des prénoms de Blancs. Mais le peuple tient à garder certaines traditions ancestrales dont la danse des esprits qu’ils pratiquent clandestinement, malgré bien sûr les pires difficultés à allier deux cultures si différentes. Viennent les années 1960, avec leurs nouvelles générations, dont celle des Dull Knife. Guerre du Vietnam, création de l’A.I.M. (American Indian Movement) afin de rendre les droits et la dignité des peuples Indiens. Entre les horreurs, les persécutions, les stigmatisations, viennent poindre des scènes plus légères, touchantes voire presque drôles, notamment cette rencontre impromptue de certains membres de la famille avec… Elvis Presley (que d’ailleurs ils ne connaissent même pas de réputation). Au fil des décennies, cette évidence, frappante : « Après une année à Saint Louis, Guy Junior [Dull Knife, nddlr] rentra sur la réserve de Pine Ridge. Un mois plus tard, une lettre arriva à la maison de la Red Water Creek. Le 28 août 1968, le jeune homme permit à sa famille de contribuer à détenir un record : celui d’avoir participé à toutes les guerres dans lesquelles les Etats-Unis se sont engagés au cours du XXe siècle ». Et pourtant, droits bafoués, identité niée.

La création de l’A.I.M. représente une belle évolution dans les mentalités. Ce mouvement militant marche par exemple sur Washington en 1972, puis sur Wounded Knee pour commémorer le massacre de 1890. La foule est à chaque fois plus nombreuse, les sympathies – y compris blanches – fleurissent, un nouveau combat est en marche. Joe Starita revient sur le rôle du militant Leonard Peltier (dont la peine d’emprisonnement vient d’être commuée au dernier jour de la Présidence de Joe Biden, Leonard est enfin libre, plus de 50 ans après son incarcération, pour raisons de santé). Des statistiques font froid dans le dos : les Sioux Oglalas sont les gens les plus pauvres des Etats-Unis. Mais ils résistent, ils militent. Le livre s’achève sur le centenaire de Wounded Knee en 1990. Le patriarche Guy Dull Knife décède en 1995, juste après la sortie du livre, traduit ici par Hélène Fournier et paru en France en 1997 dans la somptueuse collection Terre Indienne de chez Albin Michel. Il est préfacé, certes très brièvement – en quelques lignes -, par Jim Harrison.

Au-delà de la famille Dull Knife, ce sont bien un peu plus de cent ans d’Histoire Amérindienne ici rapportés, cent ans de souffrances, de privations, de soumission, d’obligations, mais des racines toujours vivaces. Formidable documentaire qui nous en apprend beaucoup, tant dans le global que dans l’intime des peuples amérindiens. Et vous savez quoi ?? Il n’a jamais été réédité ! La France semble peu se préoccuper de la mémoire amérindienne. Mais ce livre existe, et il est précieux, d’autant qu’il est parsemé de nombreuses photos d’époque en noir et blanc.

 (Warren Bismuth)

mercredi 26 février 2025

Hervé LOICHEMOL « Le métro de Gaza et autres textes »

 


Petite information en préambule : les éditions L’espace d’un Instant viennent juste de rééditer, cette fois-ci dans la collection Sens Interdits, « Les monologues de Gaza » du théâtre Ashtar dont j’avais fait une chronique ICI lors de sa sortie en 2017, un livre qui fait forcément écho à celui présenté ce jour.

Plusieurs textes de Hervé Loichemol sont publiés dans ce volume « Le métro de Gaza ». La pièce de théâtre éponyme de 2022 est une descente au cœur d’un métro palestinien inventé par un certain Abusal. C’est dans ce métro qu’en pleine occupation israélienne pénètre Khawla, une palestinienne à la recherche d’un homme qu’elle a rencontré sur les réseaux sociaux, Djamil, un gazaoui qui ne donne plus signe de vie. Son téléphone a été intercepté par quelqu’un d’autre. Khawla se lance donc dans une quête et tombe fatalement sur Abusal, le créateur du métro, dans une ambiance de guerre où les bombes explosent tandis que les portes des voitures du métro s’ouvrent et se ferment, dans ce qui semble être une profonde absurdité. « Vous croyez qu’on ne sait pas lire à Gaza ? Qu’on n’a pas d’écoles, de professeurs, de livres, de théâtres, de cinémas ? Que nous ne faisons pas partie du monde ? Que nous sommes des ostrogoths ? Des animaux ? Des rats ? ».

Oui mais. Ce Djamil existe-t-il vraiment ? Et si oui, porte-il bien ce nom qu’il a donné à Khawla ? Puis intervient une pièce dans la pièce : les comédiens jouant « Le métro de Gaza » se mettent à échanger en aparté, parfois en anglais (il vaut mieux connaître quelques bons rudiments pour suivre les conversations). Texte sur les pertes d’illusions, le traumatisme de l’occupation, le quotidien en temps de guerre. « Je rêve d’un soldat qui aurait refusé de tirer ».

La seconde pièce au titre énigmatique « Les échinides » fut terminée en 2023 après bien des péripéties dont Hervé Loichemol nous entretient en annexe. Texte original et aux multiples têtes, il est d’abord l’anatomie d’un oursin par un homme. Qui finit par discuter avec lui, nommé Le dormeur du sable. Ce dernier évoque le poète palestinien Mahmoud Darwich, puis en récite la poésie. Il incarne Darwich. Non, il EST Darwich. Il défend son poème « Passants parmi les paroles passagères », jadis condamné par l’Etat d’Israël (voir ma chronique de l’affaire du poème ICI, livre récemment réédité par les éditions de Minuit). Le dormeur du sable/Darwich parle de l’occupation Israélienne en Palestine, elle ne date pas d’hier.

« Lapis Judaïcus, la pierre juive, c’est le nom donné aux épines de certains échinides », enfin est éclairé le titre de la pièce, un texte d’abord abscons, puis se faisant de moins en moins brumeux, de plus en plus net jusqu’à l’explication finale. Sept annexes sont jointes aux deux textes, dont l’une précisément sur les conditions de répétitions de la présente pièce, un mort notamment.

Les autres annexes de ce volume sont des reproductions d’articles sur la position de l’auteur sur l’occupation de Gaza par Israël depuis des décennies, puis sur l’après 7 octobre 2023 et ce qu’il a changé, à la fois dans l’imaginaire collectif mais aussi dans la sémantique de certains médias. L’auteur revient aussi sur l’attaque du Théâtre de la Liberté de Palestine par l’armée Israélienne, les arrestations d’acteurs, de figures du théâtre palestinien.

« Le métro de Gaza », texte ô combien militant, vient de sortir aux éditions L’espace d’un Instant, dans la collection Sens Interdits, 150 pages sans concession, humanistes autant qu’offensives.

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

dimanche 23 février 2025

Jim TULLY « Belles de nuit »

 


Encore un sujet alléchant pour ce mois, avec le challenge « Les classiques c’est fantastique » orchestré par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores, ce dernier se retirant de l'organisation du challenge, l'occasion pour moi de remercier chaleureusement Fanny pour son travail et son investissement remarquables durant toutes ces années. Nous allons rendre hommage aux « Filles de joie », et c’est l’opportunité rêvée pour Des Livres Rances de présenter le septième roman traduit (en 2023 seulement !) de l’états-unien Jim Tully (1891-1947).

Ce titre publié originellement en 1935, « Belles de nuit », fait référence aux fleurs les Belles de jour. Nous allons suivre Leora Blair, jeune fille dont la mère, enceinte pour la énième fois, vient de décéder. Malgré l’amour qu’elle porte à ses huit frères et sœurs dont elle est l’aînée, Leora quitte le domicile conjugal de l’Ohio, aidée par sa cousine Alice, pour échapper à la violence physique et psychologique du père, ainsi qu’à la misère d’une famille nombreuse. La sœur de son père, tante Moll le Rouge, tient une maison close, c’est dire si ce qui va suivre est aussi, bien qu’indirectement, une affaire de famille.

La mort de la mère est pour Tully une occasion rêvée pour défendre l’avortement. Mais Leora existe quant à elle bel et bien et va devoir rouler sa bosse dans un monde dominé par les hommes. Leora aperçoit très vite le pouvoir qu’elle exerce sur les hommes, et sa beauté grandiose n’y est pas étrangère. Aussi elle n’hésite pas à mentir à ses prétendants, en femme calculatrice. Elle possède néanmoins un cœur d’or.

Leora arrive à Chicago chez Mère Rosenbloom, la tenancière autoritaire mais immensément généreuse d’un bordel qu’elle dirige avec maestria. Les clients sont riches et charitables, influents autant que naïfs, il n’en faut pas plus pour la jeune Leora, qui n’hésite pas à mentir sur ses sentiments par appât du gain. Elle devient Leora La Rue. L’ambiance au bordel est détendue, même si « les innombrables contraintes imposées à des millions de femmes n’ont pas aidé la société. Elles l’ont seulement rendue plus hypocrite et malléable ».

« Belles de nuit » n’est pas pourtant précisément un roman féministe. Écrit en 1935, il garde des réflexes masculinistes, avec ces femmes ne voyant que l’argent pour leur bonheur, ou ces hommes prêts à tout pour leur faire plaisir tant qu’ils en ont les moyens. Cependant, il met sur la table le sujet de la prostitution sans la rendre vulgaire ni bassement sexuelle. Comme à son habitude, Tully fait se succéder des personnages. Différents par leur passé, il nous les montrent, pour les prostituées en tout cas, riches de leur expérience de vie, qui fut souvent un naufrage, il ne les présente pas nues à son lectorat et leur rend un hommage sincère, défendant leur cause sans coup férir.

Des portraits des clients (des habitués surtout), il en ressort autant la vanité que l’aridité de tendresse, avec ces hommes séducteurs mais mal dans leur vie malgré leur richesse. Bien sûr, au beau milieu de ce petit monde, Tully offre une peinture d’un vagabond splendide qui semble déchirer le tableau général. Si le style est bien plus classique que pour son Cycle des bas-fonds fort de cinq volumes (que je vous ai longuement présenté, titre après titre), le ton change soudain aux deux tiers du roman, comme si Tully ne parvenait plus à se maîtriser et devait à tout prix se remettre à faire dialoguer ses personnages dans une langue populaire. Et ce petit écart fonctionne parfaitement, tandis que la belle Leora s’entiche d’un juge, pour le meilleur et pour le pire. Mais quels sont ses vrais sentiments ?

Tully décrit, décrypte la vie dans une maison close, ne la prend ni de haut ni avec dégoût. Bien au contraire, il nous partage les doutes et les chagrins des prostituées, leurs échanges sont toujours empreints d’une grande pudeur, jamais Tully ne « montre » une scène sexuelle ni dégradante, bien qu’il eut été facile de déborder, je pense notamment à cette prostituée aimant à se faire fouetter pour un gain financier plus important. Tully mesure ses propos, par respect, avec délicatesse. Les derniers chapitres, je l’évoquais, se rapprochent de l’ambiance de son Cycle des bas-fonds, la gouaille s’élève, Tully entre totalement dans son élément, avant de nous imposer une fin tragique qui donne finalement à « Belles de nuit » une allure de roman noir.

« Belles de nuit » est différent des premières œuvres de Jim Tully. Pourtant il sait leur correspondre quand l’auteur juge le moment opportun, il ne fait pas tache. De plus, il s’attaque à un sujet alors tabou : la condition des prostituées en maisons closes. Je le répète : ce roman ne possède pas une once de vulgarité. Pourtant il fait immédiatement scandale pour son immoralité. Jugé « répréhensible » par un tribunal, il est interdit au Canada et certains de ses exemplaires sont même brûlés par les flics, ces représentants de l’Etat.

« Belles de nuit » à la couverture fort à propos, roman audacieux et résolument moderne, n’est cependant peut-être pas le plus réussi de Jim Tully, bien que l’auteur s’en sorte plutôt bien dans un sujet glissant et dangereux, il ne verse jamais dans le cliché, son roman est un hommage criant au quotidien difficile des prostituées états-uniennes. Il est cohérent de bout en bout, ses personnages sont crédibles, tout comme l’ambiance générale, aussi puissante qu’intimiste. Paru en 2023 aux éditions du Sonneur, il est le huitième livre de Jim Tully réservé au public français. Gageons que l’exploration de l’oeuvre ne s’arrête pas là tant Tully fut un écrivain important, par ses sujets originaux comme par ses protagonistes charpentés qui semblent issus de la Vraie Vie.

https://www.editionsdusonneur.com/

(Warren Bismuth)



dimanche 16 février 2025

Jean-Patrick MANCHETTE « Nada »

 


Une bande d’anarchistes parisiens s’organise pour kidnapper un gros bonnet : Poindexter, ci-devant ambassadeur des Etats-Unis en France. Les gusses ne sont pas précisément là pour faire de la figuration et vont employer les manières pas toujours les plus douces pour atteindre leur but. Nous sommes au début des années 1970, les groupes terroristes d’extrême gauche commencent à fleurir, parmi lesquels les Brigades Rouges en Italie, la Fraction Armée Rouge en Allemagne ou encore les Tupamaros uruguayens qui semblent ici l’influence du groupe qui décide de s’appeler Nada. Ni les G.A.R.I. ni Action Directe n’existent encore en France.

L’enlèvement se déroule sans accroc ou presque. Il a lieu dans une maison close ou quelques hautes sphères de la société française ont leurs ronds de serviette. Seulement il a été filmé d’une fenêtre par un témoin. Les forces politiques françaises prennent immédiatement position alors qu’un manifeste du groupe Nada est envoyé aux médias. Une rançon de 200 000 dollars est demandée.

« Nada » nous plonge dans le cœur politique de la France du début des années 1970, en plein gaullisme pompidolien dont même le décor est authentique. Un banal fait divers dans une période troublée par de nombreux épisodes terroristes à la sauce extrême gauche. Banal ? Pas tant que ça. Car derrière il y a un indéniable talent, celui de l’auteur, Jean-Patrick Manchette, avec son sens inouï et quasi obsessionnel de l’observation et du détail, son humour corrosif ou absurde, son écriture minutieuse, moderne et dynamique. Ses héros dont il semble bien connaître les convictions et les revendications vont droit au casse-pipe, pour ne pas dire au carnage. Car s’ils sont déterminés, ils ont en face d’eux des flics féroces et sans pitié. Les terroristes partent en planque en pleine campagne, dans une fermette isolée.

Le manifeste du groupe Nada a un but. « L’État avait quarante-huit heures pour donner sa réponse, soit jusqu’au lundi à midi. S’il refusait, l’ambassadeur serait exécuté. S’il acceptait, le manifeste devait paraître dans la presse, être lu à la radio, à la télévision. Et de nouvelles instructions seraient envoyées par le groupe Nada, concernant le versement de la rançon ». Pour les autorités, l’assassinat de l’ambassadeur par les anarchistes serait du pain béni, il entacherait grandement leur image. Il FAUT qu’ils dézinguent l’ambassadeur. L’assaut est ordonné et va faire du dégât.

« Nada » est un pur exemple du roman noir : petites frappes issus de classes moyennes avec ses héros et ses lâches, se mesurant à un appareil d’Etat organisé. La langue est parfois verte, le scénario limpide, prenant exemple sur des faits réels (ou en tout cas sur les situations de son époque). L’énigme, secondaire, est minimale. Le but est d’imposer un climat, une ambiance particulière, un rythme haletant. Et ici il est redoutablement efficace.

Ecrit en 1972, « Nada » déboule en pleine béchamel internationale, avec des gouvernements préoccupés voire débordés par des organisations politiques révolutionnaires sans foi ni loi dans un style tragico-burlesque ou des séquences cocasses dynamitent cet univers d’une noirceur totale. Furieusement radical, « Nada » se lit presque comme une chronique politique des années 1970. Ses personnages, crédibles en diable, ont pour certains un passé de résistant, un présent de fonctionnaire presque insignifiant. Mais des idéaux gros comme ça. C’est un monde anarchiste issu des années 1960 qui se réveille sous nos yeux, et même s’il a parfois une allure de Pieds nickelés, il est ravivé par une volonté de justice de classes.

Manchette a frappé comme sans discernement, c’est ce qui fait tout le jus de ce roman à la fois simple et envoûtant, se déroulant dans un espace-temps resserré à l’extrême (gauche), qui ne laisse pas le ciment séché. Ni le sang. Il fut adapté à l’écran en 1974 par le grand Claude Chabrol qui rend ainsi un hommage à Jean-Patrick Manchette et à sa verve légendaire.

(Warren Bismuth)

mercredi 12 février 2025

Richard WAGAMESE « Jeu blanc »

 


Saul Indian Horse, un indien ojibwé né dans l’Ontario en 1953, a la trentaine lorsqu’il se résout à écrire sa biographie sous la pression de proches, alors qu’il vient d’être admis dans un établissement de soins pour alcooliques. Sa vie fut comme celle de son peuple, entre violence, misère et velléités d’un avenir meilleur.

Saul commence véritablement par le commencement, présentant ses ancêtres, au moment où son peuple vivant encore selon les traditions indiennes, découvre les bienfaits du cheval, qu’il appelle Grand Chien. Puis ce sont les premières rencontres – tendues – avec les Zhaunagush, les Blancs, qui prennent rapidement l’ascendant, kidnappant des enfants pour les convertir à la religion chrétienne. Son frère Benjamin en est indirectement décédé, ses parents sont partis, le laissant seul, lui Saul, avec sa grand-mère âgée qui ne va pas tarder à mourir à son tour.

Saul est admis de force dans un établissement religieux, St. Jerome’s, où nombreux enfants meurent de maladies et de chagrin. « À St. Jerome’s, j’ai vu des enfants mourir de tuberculose, de grippe, de pneumonie et de cœur brisé. J’ai vu des jeunes garçons et des jeunes filles mourir debout sur leurs deux pieds. J’ai vu des fugitifs qu’on ramenait, raides comme des planches à cause du gel. J’ai vu des corps pendus à de fines cordes fixées aux poutres. J’ai vu des poignets entaillés et les cataractes de sang sur le sol de la salle de bain, et une fois, un jeune garçon empalé sur les dents d’une fourche qu’il s’était enfoncée dans le corps. J’ai observé une fille remplir de pierres les poches de son tablier et traverser le champ en tout sérénité. Elle est allée jusqu’au ruisseau, s’est assise au fond et s’est noyée. Ça ne cesserait jamais, ça ne changerait jamais, tant qu’ils continueraient à enlever des jeunes Indiens à la forêt et aux bras de leur peuple ».

Dans cet établissement travaille le père Gaston Leboutilier qui va faire découvrir à Saul le hockey sur glace. Et là c’est le choc d’une vie : Saul happé par ce sport veut en connaître jusqu’au moindre secret, devient vite la coqueluche de ses camarades, lui qui apprît à patiner, caché de tous, avec une bouse de vache en guise de palet. « La patinoire était le lieu où tous nos rêves prenaient vie ». Saul monte en puissance dans son talent, mais les ignominies racistes de ses adversaires, du public et même parfois de ses coéquipiers ont raison de sa rage.

À 14 ans, Saul est recueilli par la famille Kelly pour faire enfin valoir son talent sur la glace. Le racisme l’accompagne : « Les Blancs nous avaient refusé le privilège des stades de glace couverts, le confort des vestiaires chauffés, les stands d’alimentation, les patinoires entourées de baies vitrées au-dessus des bandes, les tableaux d’affichage et même un bac pour les joueurs. Nous restions debout derrière la bande, à taper des patins dans la neige pour nous réchauffer les pieds ». Car le hockey sur glace appartient aux Blancs et uniquement à eux. La communauté indienne est une minorité méprisée, haïe.

Saul va devenir professionnel, mais il va devoir rapidement s’enfuir, devenant solitaire, traqué par la vindicte des Zhaunagush. Il rage contre l’injustice tout en faisant connaissance avec la dive bouteille qui va le détruire.

« Jeu blanc » est un très beau roman sur l’assimilation, sur la difficulté pour les Indiens de préserver leur culture face à la violence des Blancs leur imposant la leur – et la peur. Les Blancs cherchent toujours à écraser les Indiens, qu’ils voient encore comme des ennemis. Le scénario se concentre sur la découverte du hockey pour Saul et sur le jeu. Les extraits d’entraînements, de matchs sont très nombreux, émouvants, passionnés. C’est un roman initiatique, y compris dans l’apprentissage de la boisson pour Saul. Roman qui remue aux tripes par le choix des mots, des phrases, des images. Richard Wagamese (1955-2017) était lui-même de sang ojibwé, il n’est pas impossible que cette histoire revête des bribes d’autobiographie. En tout cas, il est clair que Wagamese a souffert de la domination des Blancs sur son peuple. Seuls trois romans de cet auteur ont été traduits en France, c’est dire si « Jeu blanc » est un élément important de l’œuvre.

« Jeu blanc », c’est aussi la rédemption, la sagesse, cette volonté de faire le bien, malgré les souvenirs hantant l’esprit du pauvre Saul qui, nous ne l’apprenons qu’en fin d’ouvrage a, tout le long de sa vie, caché un terrible secret. Que je vous invite à découvrir dans ce roman touchant, traduit ici par Christine Raguet, prenant position du côté des mots canadiens pour les termes techniques ou logistiques du hockey. « Jeu blanc » joue sur la corde sensible de son lectorat pour mieux faire entrer dans nos esprits le calvaire du peuple ojibwé, qui est le fil conducteur du roman.

(Warren Bismuth)

dimanche 9 février 2025

R.M. UTLEY & W.E. WASHBURN « Guerres indiennes, du Mayflower à Wounded Knee »

 


Ce documentaire fourmillant de détails s’emploie à retraverser plus de trois siècles d’Histoire des guerres indiennes sur le territoire des actuels Etats-Unis, débordant même sur le Mexique et le Canada. Le défi est de taille, d’autant que les combats furent nombreux au cours des 370 ans ici scrutés à la loupe.

Tout commence par le meurtre d’un blanc par un indien au début du XVIIe siècle. Puis vient la volonté des blancs de christianiser les tribus indiennes, et accessoirement de leur dérober leurs terres et ce dès l’arrivée en 1622 du bateau le Mayflower en Nouvelle-Angleterre. Partant de ce fait, les deux auteurs déroulent avec un sens époustouflant du détail les combats, les guerres, y compris internes. Car des tribus Indiennes se combattent, des Blancs se font la guerre entre eux, sans compter les alliances entre Blancs et Indiens. Des traités sont signés dès le XVIIe siècle mais, comme les suivants, ils sont sciemment mal expliqués par les rédacteurs et ensuite galvaudés.

Si les premiers chapitres du livre paraissent ardus car méticuleux sur une période lointaine pas toujours étudiée ni bien maîtrisée par le lectorat, la suite est vite plus limpide, notamment à partir de la guerre d’Indépendance et la création de la nation des Etats-Unis en 1783.

Le texte revient abondamment sur les coutumes indiennes, s’attarde sur les différentes tribus, les différents chefs, leurs lieux de vie et conditions d’existence, l’introduction du whisky, dévastateur. Le récit fait en revanche en partie l’impasse sur les grandes heures de la création des Etats-Unis et sur la guerre de sécession, l’essentiel du propos étant ailleurs, les luttes incessantes entre tribus et – désormais – américains. « Comment un Blanc pouvait-il vendre ou acheter de la terre, comme si elle lui appartenait, alors que tout Indien sensé savait que la terre était pareille à la mer, et que tous pouvaient l’utiliser ? À la rigueur, plusieurs tribus pouvaient se choisir des territoires différents, mais jamais un seul homme ne pouvait en être le propriétaire ». Car ce sont bien deux civilisations qui s’affrontent, deux modes de vie, deux pensées aux antipodes l’une de l’autre.

Diverses maladies dont la variole déciment les tribus, certaines ont même été inoculées volontairement par les Blancs, un long massacre se met en route, attisé par la ruée vers l’or du XIXe siècle. Les deux auteurs se focalisent sur les combats, nous les font revivre presque sur le terrain, décrivent les armées déployées ainsi que les techniques militaires, sans nous épargner les tortures ni les assassinats de masse. Il faut parfois avoir le cœur bien accroché pour terminer la lecture d’une scène épouvantable.

Des réserves pour parquer les Indiens sont créées un peu partout sur le territoire. Vient la bataille de Little Bighorn en 1876 et cette éclatante victoire des Indiens s’offrant la mort du célèbre général Custer. Là aussi de nombreux détails sont consignés, analysés, l’exercice est passionnant et toujours « très à cheval » (rires gras) sur le contexte historique. Suite à cet événement majeur, la tension se fait de plus en plus extrême, les déportations massives, les exécutions sommaires banalisées, les destructions de bêtes, plantes et forêts nombreuses afin d’affamer les Indiens.

« Vers 1885, il existait cent quatre-vingt-sept réserves, couvrant deux cents quatre-vingt-dix milles kilomètres carrés, où vivaient deux cents quarante-trois mille Indiens. Le bureau des Affaires indiennes, qui n’employait que trois cents personnes en 1850, en comptait maintenant plus de deux mille cinq cents, et avait un très grand pouvoir, presque de vie et de mort, sur l’ensemble des Indiens des Etats-Unis ». Car c’est bien le pouvoir, la cupidité qui fut au cœur de cette bataille de plus de trois siècles.

La « Danse des esprits » allait devenir le tombeau des Indiens, le récit nous raconte en quelles circonstances, notamment cette interception des Sioux au bord de la rivière Wounded Knee par la 7e cavalerie, qui n’était autre que l’ancien régiment d’un certain Custer. S’ensuit l’un des plus grands massacres de toute l’histoire des Etats-Unis, celui de Wounded Knee qui met fin aux guerres indiennes.

Un résumé du livre peut s’avérer totalement inadéquat devant une telle suite d’éléments terriblement précis sur une si longue période. Ce billet ne fait pas exception à la règle, il ne me semble pas retranscrire l’intensité du propos. Si seulement il pouvait vous donner envie de plonger dans ce récit, son but serait néanmoins en partie atteint.

« Guerres indiennes » est un document très éclairant, parfois complexe de par ses descriptions méticuleuses des combats, des forces en présence, de l’aspect géographique, des hostilités nées de rancoeurs. Il n’empêche que c’est un témoignage essentiel pour mieux comprendre le génocide Indien orchestré par un peuple assoiffé de sang et de puissance. Paru dans la somptueuse collection Terre Indienne de chez Albin Michel en 1992 (le texte original date de 1977), il a été réédité en poche en 2021, il est un incontournable de l’Histoire Indienne, et traduit par Simone Pellerin.

« Ils nous ont fait des promesses, dit un vieux Sioux, plus que je ne peux me rappeler, mais ils n’en ont tenu qu’une seule : ils nous ont promis qu’ils nous prendraient nos terres, et ils ont tenu parole ».

 (Warren Bismuth)

mercredi 5 février 2025

Ossip MANDELSTAM « Nouveaux poèmes 1930-1934 »

 


Ce recueil de poèmes fut élaboré à partir du travail de la femme de Mandelstam, Nadejda (ici orthographiée Nadiejda). Mandelstam, ayant perdu l’étoile de la création, n’avait écrit aucun poème entre 1925 et 1930, date à laquelle, quasi subitement, il se remet à composer. Il avait été pour le moins blessé dans une sombre affaire de retraduction (voir « La quatrième prose ») à la toute fin des années 1920, ce qui lui avait fait dire « Dorénavant pour ne pas être responsable de ce que vous faites, je m’interdis d’être écrivain ». En plus de ce scandale littéraire, Mandelstam fut traqué pour son appartenance juive (il fut même interdit d’entrer tout d’abord à l’université de St Pétersbourg pour ces mêmes raisons).

Mandelstam est donc en partie surveillé et seuls quelques poèmes sont autorisés à la diffusion. Le pouvoir veille au grain. D’ailleurs, l’oeuvre proposée dans ce recueil fut reconstituée après les perquisitions dont Mandelstam fut victime chez lui. Pour lui, c’est bientôt le début d’une immense et inéluctable descente aux enfers qui se terminera par sa mort fin 1938. Pour l’heure, il a retrouvé le désir créatif et s’emploie à coucher sur papier ses nouvelles compositions.

Les premiers poèmes du recueil sont empreints d’une nostalgie pour l’Arménie que Mandelstam venait de visiter. Ce qui est frappant d’emblée, c’est la sonorité du texte, y compris dans sa traduction, une traduction selon la musicalité étant absolument impossible. Pourtant ici la traductrice Christiane Pighetti, également formidable préfacière de l’ouvrage, s’emploie avec un immense talent à vouloir reconstituer au plus près cette mélodie.

Après avoir arpenté les terres arméniennes, Mandelstam revient en Russie et à ce qui le préoccupe : sa réputation entachée par la résonance de l’affaire de la retraduction. Alors il dénonce : les traducteurs peu scrupuleux, les éditeurs, le monde littéraire russe en général, comme il l’a fait dans « La quatrième prose » mais avec d’autres armes, celles de la poésie en vers parfois libres, sans oublier ce petit clin d’œil facétieux à la censure soviétique, celui, plus tragique, sur ses comparses écrivains morts, soit exécutés, soit suicidés : « Pétersbourg, attends ! J’ai ici des adresses / où te répondront les voix des défunts » ou bien ce tonitruant « Vivre à Pétersbourg ? C’est dormir au caveau ! » qui peut rimer avec cachot. Inutile de dire que le pouvoir goûte peu certains vers et prises de position de l’auteur.

Mandelstam se souvient de la France, qu’il apprécie, prend le chemin buissonnier du côté de l’Allemagne ou l’Italie, avant de revenir sur terre, les pieds ancrés, la tête préoccupée. « Mais dorénavant j’aime les lois moscovites / et plus ne me languis après les eaux d’Arzni. / Moscou a ses merisiers, ses téléphones, / ses jours notoires pour les exécutions ». Bref, les mouchards sont partout, les jours du poète sont peut-être comptés…

C’est évident, Mandelstam règle des comptes, sans donner de nom, sans « balancer ». Les images sont floutées, parfois obscures, car « Je garde mes distances ». Puis vient le poème qui va sceller l’avenir du poète. Ici sans titre, il est pourtant celui qui deviendra tristement célèbre sous le nom « Epigramme à Staline » écrit en novembre 1933. Lu à des amis en 1934, il arrive aux oreilles du tyran rouge… qui fait immédiatement arrêter Mandelstam. En voici la traduction ici proposée : « Le pays où nous vivons se dérobe sous nos pieds / et nous ne causons plus que dans un chuchotis, / mais où l’on trouve assez à caresser la bouteille / les langues vont leur train sur l’homme du Kremlin : / Ses gros doigts comme des vers, pleins de graisse, / ses dires véridiques comme des poids de pesée, / ses moustaches de cafard qui rient, / ses bottes à tiges qui luisent épanouies. // Petits chefs au cou grêle, la racaille s’empresse / (avec art il en joue de ces demi-portions) / siffle, miaule et chiale à qui mieux mieux, / tandis que seul il tonne, cogne, désigne, / édicte et ferre oukase sur oukase : et vlan ! / dans l’bide, la tête, l’arcade et l’œil. // Tout ce qui est supplices est délices / et bombe le poitrail de l’Ossète ». Cependant, si ce poème a allumé la mèche, un autre, violent, écrit dès l’été 1933 et présentée en ces pages, servit d’appât au régime, en plus de l’affaire concernant sa retraduction que j’ai évoquée plus haut.

Mandelstam rend deux hommages très marqués à l’écrivain André Biély (le second écrit juste après ses obsèques) et revendique une véritable fascination pour le poète français du Moyen-âge François Villon. Pour le reste du message, s’il peut paraître énigmatique, c’est qu’il est crypté afin de contourner la censure, accentué par des mots d’argot, langue à laquelle le poète s’était intéressé.

Recueil riche, varié, il est peut-être ce qu’il faut retenir de Mandelstam, un cri de révolte en même temps qu’une totale consécration à la littérature, tout en optant pour un éloignement avec ce monde fourmillant. Ce recueil est une occasion en or pour découvrir le poète Mandelstam, d’autant que Christiane Pighetti nous livre les clés par sa préface et ses notes afin de mieux en comprendre le message. Cette version, revue et corrigée, fut publiée en 2010 (2023 propose – déjà – un quatrième tirage) aux éditions Allia.

https://www.editions-allia.com/fr/

 (Warren Bismuth)

dimanche 2 février 2025

Basim KAHAR « Oranges »

 


Ils sont deux, Jeannette et Rabah, elle ancienne choriste de cabaret, lui poète des rues, un peu vagabond un peu vague à l’âme. Ils discutent, échangent. Sur leur relation, leur passé respectif, et surtout à propos d’une photo, qu’ils contemplent tant et plus, le seul cliché les unissant, il est le fil conducteur de la pièce. Jeannette revient sur son itinéraire amoureux, Rabah sur un séjour à l’hôpital en temps de guerre. Car ils sont irakiens. Et la guerre, bien sûr, fit partie de leur quotidien.

« À cet instant, j’ai commencé à entendre les bombes et les roquettes comme une tornade qui se rapprochait, mes forces m’ont abandonné, mes jambes se sont mises à trembler, je me suis sentie vaciller, la terre tremblait, les soldats couraient dans tous les sens, les vitres volaient en éclats, mes oreilles sifflaient, et ce sifflement se mêlait à celui des sirènes, sirènes d’alerte, sirènes des pompiers, et tout a pris la couleur de la cendre, j’ai enlevé mes chaussures noires et brillantes, et avec toutes les forces qui me restaient j’ai couru vers chez moi… Là, j’ai compris que mon rêve était parti en fumée. De moi, il ne restait que des lambeaux, comme ces ponts, ces immeubles et ces toits qui s’effondraient. Ils ont fait la guerre à mon rêve… à cette boule de lumière qui devait éclairer ma vie… Ce jour-là, ils ont fait la guerre pour que je ne sois pas chanteuse… Ensuite, pendant de longues années, j’ai attendu de pouvoir chanter, au lieu de compléter la chanson d’une autre… ils ont mené une grande et longue guerre pour que je reste une figurante… une pièce de rechange parmi les choristes ». Car le drame de Jeannette se situe là : le déclenchement de la guerre a empêché un examen d’avoir lieu, a empêché Jeannette d’obtenir un diplôme pour être chanteuse.

Rabah raconte son propre parcours, parle de la vie, notamment par le prisme de Don quichotte. Quant tout à coup, cette confession intimiste aux accents oniriques s’accélère. Le lectorat comprend qu’il y a eu la guerre avec tout ce que cela entraîne. Et cette photo, comme hantant les deux personnages, d’autant que Jeannette aurait dû y tenir une orange. Or, cette orange est absente sur le cliché.

« Oranges » convoque la mémoire individuelle pour reconstituer les souvenirs collectifs, et les silences qu’elle impose en font partie. La pièce est volontairement lacunaire : sur la relation exacte entretenue ente les deux protagonistes, sur l’espace-temps, sur le nom de la guerre évoquée. Car l’action pourrait se figurer en tout temps, en toute période. Mais peut-être pas en tout lieu… « Oranges » est en tout cas une évocation de la perte de repères, de racines, de l’oubli et de l’abandon. Jeannette et Rabah s’attirent autant qu’ils se repoussent. Et cette orange a disparu…

« Oranges », pièce de 2019 traduite de l’arabe irakien par Marguerite Gavillet Matar, propose en exergue une biographie professionnelle de Basim Kahar (nationalisé australien) en une préface signée Awwad Ali, elle vient de paraître aux éditions L’espace d’un Instant.

« Toute embrassade marque le début du dressage… L’amour et tout se qui s’ensuit sont des formes de soumission ». Pourtant l’amour tente ici, dans cette pièce, de se reconstituer.

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

mercredi 29 janvier 2025

Sergueï ESSENINE « Le dit de la grande campagne »

 


Il apparaît évident que, hormis dans quelques chaumières, le poète Sergueï Essenine ne sera pas célébré cette année. Il est plus que partiellement oublié. Pourtant 2025 marque les 100 ans de sa disparition, à 30 ans. Presque par coïncidence, par hasard, ce petit livre m’est tombé entre les mains… qui ne l’ont plus lâché. Nouvelle coïncidence, 2025 marque les 300 ans de la mort de Pierre le Grand, empereur de Russie, disparu en 1725. Justement, ce poème pour le moins épique le met en partie en scène alors qu’à l’évidence Pierre voulait singer l’Allemagne pour bâtir « sa » Russie. On dit de cet homme qu’il ne craignait pas de s’enivrer. Poème construit à la manière d’un fabliau, il montre un souverain diminué : « Et j’ai peur de mourir / Ni guère envie de vivre. / Qui donc dorénavant / Veillera sur ma ville ? » tandis que son peuple, rural, pauvre, s’insurge contre sa toute-puissance : « Tu as graissé la haute, / La ministraille, / Pour eux, sur notre sang, / la ville as construit ».

Le roi défuncte, deux siècles passent, les gueux bien déterminés à prendre enfin leur revanche. « Nous balaierons les aristos, / Pan sur la calvitie, / À la lanterne / Nous les pendrons ! ». Deux siècles plus tard, leurs vœux sont exaucés. Seulement l’orage gronde entre les bolcheviks et leurs adversaires à défaut d’être leurs ennemis : les mencheviks. Et la paysannerie est en crise sous la collectivisation alors que le cœur des villes devient rouge du sang des victimes, les combats font rage, la bourgeoisie est traquée.

En quelques pages Essenine réussit l’exploit de peindre une fresque remarquable de puissance, balaie 200 ans de l’Histoire russe, ou plutôt relie deux histoires, deux peuples, à deux cents ans de distance. Pierre le Grand semble le gardien de cette épopée insurrectionnelle. Les vers le sont également, insurrectionnels, la langue choisie est populaire, bien pendue, gouailleuse au possible, elle « parle » fort, ne s’interrompt jamais, faisant de ce poème un exemple parfait de l’image du poète paysan libre (Essenine était lui-même fils de paysans). Texte quasi paradoxal, rendant hommage à la Sainte Russie tout en mobilisant les moujiks pour s’en prendre à son pouvoir.

D’un côté un patriarche usé, par la vie et par son règne, d’un autre une Révolution, celle d’octobre, neuve mais visiblement vouée à l’échec. Telle est la trame d’un poème unique, violent autant qu’ambitieux, bref et percutant. Chef d’oeuvre de 1924, écrit un peu plus d’un an avant le suicide de l’auteur, il est ici traduit par Guy Imart, proposant sur la page de gauche le texte orignal en langue russe, il est de ces poèmes éternels qui ne laissent pas indifférent. Paru en 2021 aux éditions Alidades dans leur Petite bibliothèque russe, il coûte juste quelques piécettes, alors ruez-vous dessus et lisez-le à haute voix !

http://www.alidades.fr/

 (Warren Bismuth)

dimanche 26 janvier 2025

Nikolaï KOSTOMAROV « La révolte des animaux »

 


Ce challenge « Les classiques c’est fantastique » des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores réserve décidément de bien belles surprises. Ainsi, ce thème du mois : « Les animaux ces héros comme les autres », très inspirant pour proposer une littérature autre. Des Livres Rances est allé débusquer un texte ombrageux d’un quasi inconnu : le russe Nikolaï Kostomarov afin d’illustrer sa participation avec ce titre qui ne pouvait que célébrer le défi du mois : « La révolte des animaux ».

Cette surprenante nouvelle est un texte épistolaire, plus précisément la « Lettre d’un propriétaire de Petite Russie à un ami de Pétersbourg », la Petite Russie désignant alors l’Ukraine. L’auteur de la lettre s’inquiète d’une récente révolte d’animaux domestiques dans une ferme ukrainienne tandis qu’un certain Omelko, paysan illettré, possède le don de comprendre le langage animal. « Nous avons l’habitude de considérer tous les animaux comme des êtres dénués de parole et donc de raison. Vu sous l’angle de nos conceptions humaines, cela paraît logique : ils ne savent pas parler comme nous parlons entre nous, par conséquent, ils ne pensent pas et ne comprennent rien ! Mais en est-il réellement ainsi ? ».

Un taureau hostile et fougueux prend la tête d’une future révolte animalière. Dans un discours éloquent il fustige le pouvoir des hommes sur les animaux, s’insurge contre la condition animale imposée par des êtres tyranniques. Les mots frappent, les animaux se préparant à une immense insurrection contre leurs tortionnaires, les humains, qu’ils souhaitent renverser au propre comme au figuré. Les animaux de ferme ne veulent plus être traités en esclaves et s’organisent comme en syndicat pour une révolte imminente.

Ce texte, écrit par un illustre inconnu, historien, ethnologue et folkloriste, est saisissant de modernité. Car tout le jus réside dans la date de sa conception. Probablement écrit en 1880, cinq ans avant la mort de son auteur (né en 1817, il disparaît en 1885, il y a très exactement 140 ans), il décrit précisément le calvaire enduré – aujourd’hui encore - par les animaux de ferme : les travaux des champs entraînant une grande fatigue, mais aussi le lait tiré du pis des vaches alors qu’il aurait dû être destiné à leurs veaux, qui eux-mêmes seront abattus dans de sinistres abattoirs, sans oublier les œufs extorqués aux poules, ou les poussins tués par milliers, les exemples ne manquent pas dans ce texte, véritable réquisitoire de libération animale avant l’heure.

« Les humains traient nos mères et nos femmes, privant de lait nos petits veaux, et que ne fabriquent-ils pas avec notre lait ! Or ce lait, c’est notre bien à nous, et non celui de l’homme ! Au lieu de nos vaches, ils n’ont qu’à traire leurs femmes à eux ! Mais non ! Apparemment, ils ne trouvent pas leur lait aussi bon, le nôtre, le lait de vache, est bien plus savoureux ! Mais ça, ce ne serait encore rien. Nous, les bovins, nous avons bon cœur, nous nous laisserions traire, pourvu qu’on ne nous fasse rien de pire. Eh bien non ! Regardez ce qu’ils font de nos malheureux veaux. Ils chargent les pauvres petits sur des carrioles, ils leur attachent les pattes, et ils les emmènent ! Et où les emmènent-ils ? Ils les emmènent se faire égorger, ces pauvres petits arrachés aux mamelles de leurs mères. Le tyran avide aime bien leur chair, et c’est peu de le dire ! Ils la considèrent comme la meilleure des nourritures ».

« La révolte des animaux » est d’une troublante modernité. Il amorce des sujets qui ne seront développés dans nos sociétés occidentales que plus d’un siècle plus tard. Il paraît presque un texte prémonitoire, en tout cas unique en son genre si l’on veut bien le replacer dans son époque. Avec humour mais gravité, Nikolaï Kostomarov dénonce la condition des animaux de ferme, les abattoirs, la spoliation des biens animaliers par l’homme. Cette nouvelle pourrait avoir été écrite de nos jours, elle est stupéfiante de clairvoyance dans ses moindres détails. Si le taureau est le meneur de cette révolte, il n’agit pas en autoritaire, il défend les causes de ses collègues animaux, il est un orateur hors pair et ne craint pas la punition humaine.

Quelques mots sur l’auteur de ce texte quasi extra-terrestre. Né en 1817, il se consacra à la science et à l’écriture, rédigea ses essais en russe et ses fictions et poésies en ukrainien. Membre d’un cercle pour l’avènement d’une fédération des peuples slaves, il fut emprisonné une année dans la forteresse Pierre et Paul de St Pétersbourg (tout comme Dostoïevski, également pour ses opinions politiques) puis surveillé par les autorités, interdit de publier et d’enseigner.

Sur le texte à présent. « La révolte des animaux » fut donc vraisemblablement écrit en 1880, au crépuscule de la vie de l’auteur. Il ne fut retrouvé dans ses papiers personnels qu’en 1917 puis immédiatement publié, soit plus de 30 ans après la mort de l’auteur, avant de sombrer dans l’oubli. Il ne fut réédité dans sa langue originale q’en 1991, mais jamais il n’avait alors été traduit en français. C’est enfin le cas grâce à ce travail colossal à la fois d’exhumation et mémoriel effectué avec le talent habituel de la grande Sophie Benech, qui nous permet ici de découvrir longtemps après sa rédaction un texte pourtant majeur.

En lisant cette nouvelle, il est impossible de ne pas penser à « La ferme des animaux » de George Orwell écrite en 1945, soit plus de 60 ans après « La révolte des animaux ». Là où le texte de Kostomarov reste en suspens, Orwell, sans pourtant l’avoir visiblement lu ni connu, le reprend exactement là où il s’était figé, puisque chez l’anglais, les animaux ont renversé le tyran et pris les commandes du pouvoir. La littérature donne parfois des coïncidences plus que troublantes. Rappelons-nous que le même Orwell s’inspira, pour écrire « 1984 », du roman « Nous » écrit en 1920 (soit plus de 20 ans plus tôt) par… Evguéni Zamiatine, un autre russe !

« La révolte des animaux » est un texte qui marque, à la fois par son engagement auprès des animaux et par son culot dans le ton, rédigé à une période où l’humain se moquait du sort de leurs bêtes encore bien plus que maintenant. Kostomarov étant russe, doit-on voir nécessairement dans sa nouvelle une allégorie du traitement infligé aux classes rurales et paysannes par le pouvoir tsariste alors en place ? C’est une supposition, certes gratuite, et je préfère laisser la question ouverte, n’ayant aucune information pour abonder dans un sens ou dans l’autre. Quoi qu’il en soit, ruez-vous sur ce petit livre de 70 pages paru en 2023 chez les souvent inspirées éditions Sillage, il pourrait devenir un classique sur la condition animale.

https://editions-sillage.fr/

(Warren Bismuth)



mercredi 22 janvier 2025

Jean MECKERT « La vierge et le taureau » + « Comme un écho errant »

 


Il était je crois important, en tout cas intéressant, de réunir ces deux livres de Jean Meckert en une seule chronique puisque le second découle directement du premier.

« La vierge et le taureau »

1971 : Jean Meckert est envoyé en Polynésie française afin d’écrire un scénario pour le réalisateur André Cayatte, duquel il a déjà novélisé deux films dans les années 1950. Inutile de dire que le film ne se fera jamais. En revanche Meckert en sortira un roman dénonciateur et destructeur… Surtout pour lui.

D’un côté Gilbert Honoré Letessier, artiste peintre raté de 27 ans, grand amateur de Gauguin, signant ses œuvres du simple Honoré « pour faire un peu créole ». Signe zodiacal : taureau. Depuis deux ans à Tahiti. De l’autre une diva prénommée Gloria, actrice renommée et maniérée, du signe de la vierge. Autant dire qu’ils n’ont pas grand-chose en commun, et pourtant…

En Polynésie française se trouve le centre d’expérimentation des essais atomiques, à Mururoa. Honoré va aller y user ses semelles. Mal lui en prendra. Parce que la Polynésie, c’est le contrôle des populations autochtones, le bâillon pour les opposants à ce gros chantier nucléaire. L’Etat français y règne en maître autoritaire, sous la houlette de la C.I.A. Le ton est grave et brutal : « Pouvaient donc pas aller faire éclater leurs bombes sur la face cachée de la lune ? Parce qu’il est bien entendu qu’on les entrepose et qu’elles ne serviront jamais à rien ! C’est du moins ce qu’on nous dit, dans ce monde d’insectes-soldats dirigé par des crétins à mandibules. On nous fait creuser des trous pour trouver de l’or qu’on planque dans d’autres trous, et on appelle ça notre richesse ! On nous épuise, on nous crève de terreur pour créer et emmagasiner des monstres qui peuvent à chaque instant nous anéantir, et on appelle ça notre puissance ! C’est la civilisation militaire, la civilisation du néant ! ».

Honoré et Gloria ne vont pas tarder à se croiser, à s’aider, à s’aimer. Ce sont les pages les moins réussies du roman, peut-être en partie inutiles, voire un brin balourdes, faisant tache. Car le reste du texte est de grande portée, avec un Meckert plus que jamais anarchiste, fouillant la merde de ce « paradis sans espoir » jusqu’à y déceler le moindre bout de ténia. Son Honoré est un peu agent secret, un loser magnifique. Car il va lui en cuire de mettre son nez dans des affaires ne le concernant pas. Pourtant il possède des amis, des proches, autres beaux personnages du roman. Sans compter que Meckert s’est déboutonné aussi dans la structure même, Honoré devenant par moment narrateur de l’histoire, le tout entrecoupé par des extraits d’une énigmatique « Correspondance Mackenzie », tandis qu’Honoré se souvient de son amie Anny, récemment et mystérieusement disparue, et lui anéanti.

Meckert sait-il qu’il joue sa vie en écrivant ce livre ? En tout cas, il dénonce tant et plus : les hauts salaires alléchants pour un projet mortifère, la population enchaînée, la dévastation de la nature, les magouilles en sous-main pour détourner de l’argent afin d’amplifier le projet, les colons tout puissants, la probable implication des Etats-Unis. Et puis il y a cette pirogue criblée de trous, l’un des nœuds de l’énigme : « On parle d’un atoll irradié par mégarde du côté de Puka-Puka. Les gens foutent le camp en pirogue, alors on a envoyé une Force spéciale, avec mission de les expédier par le fond ». Tout bascule lorsque la voiture de Gloria et Honoré est prise pour cible. Attentat. Oui mais contre Gloria ou Honoré ?

Avec un Meckert plus pacifiste, plus combatif que jamais, « La vierge est le taureau » est ce genre de roman représentant le caillou dans la godasse du pouvoir (français en l’occurrence). Il ne faut pas s’attaquer aux secrets d’Etat, ne jamais les dévoiler sous peine de se mettre en danger. Le roman est retiré des librairies dès sa sortie, les stocks mystérieusement rachetés. Il est interdit d’avoir raison trop tôt. « La vierge et le taureau » disparaît, dans l‘indifférence générale. Il n’existe plus. Quant aux essais nucléaires, entamés en 1966, ils perdureront jusqu’en 1996. Le livre devrait enfin reparaître – pour la première fois depuis sa sortie – chez Joëlle Losfeld en cette année 2025, clôturant ainsi la réédition de toutes les œuvres fictionnelles de Meckert sous son vrai nom, un brûlot !

« Un monde parallèle existe là, en même temps que nous, dont nous ne savons rien que ce qu’il veut bien nous dire. Il a vue sur nous, continuelle et totale. Il peut nous inspecter, nous perquisitionner, nous convoquer, nous interroger, nous interner, nous suicider, tandis que nous nous heurtons aux barrières tricolores, aux plantons, aux baïonnettes, aux barbelés et aux Tabu qui interdisent aux Tahitiens la jouissance de Tahiti ».

« Comme un écho errant »

Derrière ce jeu de mots se cache une blessure profonde, inguérissable. Le roman de Jean Meckert « La vierge et le taureau » est paru en 1971, immédiatement et mystérieusement « sorti » des librairies, stocks rachetés. Le livre a disparu corps et âme. Janvier 1975, Jean Meckert est sauvagement attaqué, agressé dans la rue. Nul doute que « La vierge et le taureau » qui dénonçait l’omerta autour des essais nucléaires français en Polynésie en est le motif, c’est du moins la version de Meckert, le lien n’étant jamais prouvé. Quelques longues dizaines de minutes de coma, une paralysie partielle et une profonde amnésie en sont les séquelles immédiates. Dans « Comme un écho errant », Meckert tente, 10 ans plus tard, de reconstituer un puzzle, celui de sa vie dont 25 ans lui ont été dérobés, braqués, le tout par le biais de la fiction, même si l’on remarque d’emblée que ce bonhomme sans passé, écrivain de 60 ans dont parle Meckert est lui-même, tant les mots sont sans recul, les situations trop détaillées pour être inventées.

L’amnésique veut à tout prix remonter le fil d’une vie qu’il a oubliée. Il va se servir de sa sœur Augusta, attentionnée mais terriblement autoritaire, et accessoirement critique sur son travail achevé d’écrivain. Ses livres à lui, bien sûr, vont être le fil directeur de cette fausse fiction. Il lit ses romans comme s’ils avaient été écrits par un autre. Il n’y reconnaît pas les images, les descriptions, les personnages, pas plus que les scènes. Il voit seulement que l’auteur revendique des idéaux pacifistes, antimilitaristes, anarchistes. Il s’arrête sur un roman en particulier, une attaque frontale sur les essais nucléaires français du côté de Tahiti. Là non plus les phrases ne lui évoquent plus rien, alors que bien sûr, le lecteur sait qu’il s’agit du point de départ du présent état de fait, ce handicap, et accessoirement du roman « La vierge et le taureau ».

L’homme en pleine reconstruction essaie de trouver dans son livre qu’il parcourt le motif de son agression, la cause exacte. Pourquoi « ils » ont décidé de gâcher une vie à tout jamais… Le passé, s’il s’en souvient, c’est surtout celui de son enfance (Meckert est né en 1910), la première guerre mondiale, le père mutin fusillé en 1917, la pauvreté, ses premières convictions politiques – du côté de l’anarchisme individualiste et du pacifisme, déjà. Et le visage de la mère, omniprésent, elle toujours vivante lorsqu’il écrit ces lignes, quasi centenaire, mémoire intacte. Elle lui parle du père, cet anarchiste magnifique, le fantasme, l’idéalise.

Velléité de reprendre la lecture d’œuvres qu’il jugeait jadis comme sacrées, ne s’en souvenant plus du tout. Redécouverte de Flaubert, Dostoïevski. Et ces bribes de souvenirs qui reviennent. Ce matraquage par les forces de l’ordre dont il fut victime en 1927 lors d’une manifestation en faveur de la libération des anarchistes Sacco et Vanzetti emprisonnés arbitrairement aux Etats-Unis (ils furent passés par la chaise électrique quelques jours plus tard). Plus il veut mettre des images, des visages sur des événements plus récents, plus il constate que rien ne vient. « C’était donc ça, l’amnésie, une citerne percée qui avait contenu une eau potable et qui puait douceâtrement son vide ». Et cette impossibilité à reprendre la plume, à inventer des histoires, des décors. Est-ce pourquoi il est très critique envers son œuvre, qu’il juge, comme toute sa personne, ratée ?

Autre tentative de remonter les dates marquantes de l’histoire des dernières décennies : les numéros anciens d’hebdomadaires, qu’il parcourt afin d’entrevoir un déclic. Mais rien ne se produit. Au contraire, une partie de « sa » mémoire, sa propre mère, auvergnate, disparaît à 98 ans, c’est là qu’il rédige quelques lignes en mémoire de la Commune de Paris. La sœur ne va pas tarder à suivre la mère dans la tombe. Désormais plus aucun moyen pour lui de faire actionner la bobine de la mémoire. Quand soudain, un lourd secret de famille se dresse comme un fantôme devant lui…

Meckert en pleine autobiographie au style plus sobre, au langage moins vert, moins populaire que celui de ses œuvres passées, raconte son calvaire, les suites de la parution de son roman « La vierge et le taureau », cet écrivain qu’il aura du mal à redevenir, ces séquelles qui ne le quitteront plus, cette volonté quasi maladive de solitude. « Comme un écho errant », tout en restant pudique, dévoile ce basculement dans la vie, ou comment un texte peut provoquer votre propre chute, d’autant que des éléments déroulés dans « La vierge et le taureau » apparaissent comme une coïncidence troublante, absolument prémonitoire sur le destin de Meckert. Livre de confessions, de souffrances, avec toute la lucidité possible. Livre d’une entrée dans les ténèbres, d’une carrière ruinée. Et ces évocations – critiques – sur l’œuvre policière de l’auteur, sous pseudo. On y reconnaît bien sûr les ouvrages de Jean Amila dans la Série noire.

« Comme un écho errant » ne laisse pas intact, il montre que le danger du vol d’Icare n’apparaît pas que dans la mythologie, Meckert en a fait les frais. Homme dévasté, il meurt en 1995. « Comme un écho errant » est le dernier grand texte qu’il a écrit, en 1986 (son dernier roman, signé Jean Amila, est paru l’année précédente). Lui aussi sentait peut-être trop le soufre, il fut refusé à l’époque, ne vit jamais le jour. Ce n’est qu’en 2012, 17 ans après la mort de l’auteur, que les éditions Joseph K., véritable mémoire des textes oubliés de Meckert, le sortent des tourments de l’Histoire. Ce texte paraît indispensable pour mieux comprendre la destinée d’un écrivain majeur du XXe siècle et ne peut totalement être éloigné du roman « La vierge et le taureau » sans lequel, hélas, il n’existerait pas.

 (Warren Bismuth)

dimanche 19 janvier 2025

Michèle AUDIN « La maison hantée »

 


En 1992, Delphine Maugein, sorte de double de l’autrice, est mutée à la Bibliothèque animale des sciences de Strasbourg. C’est dans cette ville qu’elle achète un appartement situé rue Dunat-Diehr où elle fait la connaissance posthume de Emma, concierge de l’immeuble dans les années 1930 et évacuée en 1939. Delphine s’intéresse immédiatement au destin de cette inconnue, et c’est par elle qu’elle va faire remonter les souvenirs de toute une ville, toute une région, de l’aube de la seconde guerre mondiale à la libération et même après.

Michèle Audin nous plonge, documents à l’appui, au cœur d’une région dans une période historique hallucinante. Car l’Alsace et la Moselle n’ont pas connu la seconde guerre mondiale comme le reste du pays. Elles furent par ailleurs allemandes entre 1871 et 1918, donc selon leurs âges, les habitants y ont appris le français ou l’allemand. Pour Emma, c’est la mobilisation de son mari Fabien, mobilisé au sein de l’armée française en 1939, alors qu’elle et une partie de sa famille sont évacuées à Périgueux avant que leur département, comme deux autres, ne repasse sous bannière allemande.

Michèle Audin, jonglant entre chapitres sur Emma comme représentante de l’Alsace-Moselle d’alors, et la propre destinée de Delphine, fait résonner l’itinéraire de toute une population en des temps troublés. Les évacués, mais aussi les « maintenus » (ceux qui sont restés sur place malgré l’occupation puis l’annexion), les « rentrés » (les évacués revenus après l’annexion). L’Histoire est parfois peu banale, c’est le cas pour les départements français jouxtant l’Allemagne hitlérienne. Et ces lois, nouvelles, comme l’interdiction de parler français à l’école, ou ces rues rebaptisées à l’allemande, tandis qu’entre en fonction le premier camp d’extermination de la région, le Struthof, inauguré en 1941.

Michèle Audin n’oublie pas les « malgré-nous », ces soldats partis rejoindre l’armée allemande pour combattre contre ce qui fut leur pays quelque temps auparavant (à ce propos elle nous apprend l’existence des « malgré-elles » dont on ne parle jamais), et cet autodafé public en décembre 1940, supprimant en une étincelle des milliers de livres sélectionnés car jugés indignes ou dangereux. En effet, « Il faut des livres allemands dans les librairies alsaciennes ; il ne peut y avoir deux cultures dans une librairie. Il fallait donc se débarrasser des livres français. Même traduits en allemand. La collecte a commencé le 15 décembre 1940. Atlas, romans, propagande, journaux illustrés… ».

L’Alsace s’est en partie nazifiée, même les esprits sont tournés désormais du côté du Reich, la presse, comme une partie de la population, s’emballe, dithyrambise, notamment lors de la célèbre bataille de Stalingrad : « Attaqués par les bolchéviques, les Allemands défendent Stalingrad » ou encore après la défaite nazie à l’issue de la même bataille « L’héroïque résistance des forces européennes à Stalingrad a pris fin ». Les repères sont inversés, tout comme le mode de pensée et les valeurs.

Comme souvent avec Michèle Audin, le livre est abondamment documenté et chiffré, truffé d’anecdotes oubliées ou saugrenues, comme ici les étranges voyages des vitraux de la cathédrale de Strasbourg. Elle n’oublie pas les peuples alsaciens et mosellans, rappelle que leurs jeunes furent incorporés dans l’armée allemande, certains participant même à l’incendie du village d’Oradour-sur-Glane, où d’ailleurs furent froidement assassinés… des alsaciens ! Une partie de l’Histoire peu aisée à raconter, tellement elle paraît hors sol, loin de tout rationalisme. Mais Michèle Audin s’y emploie et y parvient avec une grande dextérité par le truchement de la fiction, et la force maîtresse de ce récit, en prenant comme point d’appui un immeuble strasbourgeois. Pourtant il est difficile d’accoler à « La maison hantée » le simple format « Roman » tant il bouillonne de l’Histoire du XXe siècle, qu’elle soit française ou allemande, le tout dans un espace géographique resserré, où se sont joués des enjeux que l’on pourrait qualifier de délirants.

Comme une partie de l’« écurie » de la collection Arbalète de chez Gallimard, Michèle Audin vient de rejoindre les prestigieuses éditions de Minuit, pour notre plus grand bonheur, ce livre qui vient de paraître en est issu. J’en profite pour vous glisser à l’oreille que l’autrice tient ce qui est peut-être le plus riche blog consacré à la Commune de Paris dont elle est une spécialiste de longue date, et ceci n’a pas de prix, ne sera jamais négociable.

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 15 janvier 2025

Alice ZENITER « Édène »

 


Cette pièce de théâtre est (très) librement inspirée du roman « Martin Eden » de Jack London. Édène, jeune femme noire de condition modeste, sauve Ariane, intellectuelle engagée, d’une agression. Dès lors Édène se prend de passion pour la culture, les arts, et la littérature en particulier.

« Ils se ressemblent tous. / C’est impossible de choisir. / Comment on peut savoir qu’un livre est meilleur qu’un autre ? / Celui-là est écrit plus petit – celui-là n’a pas d’image en couverture. / Et les dimensions et le papier ils se ressemblent tous mais pas vraiment et je ne sais pas quoi faire de leurs différences elles indiquent quoi ? / Elles parlent à qui ? ». Car Édène découvre le monde littéraire, mystérieux pour elle.

Un texte attachant, émouvant, attendrissant, dans lequel une transfuge de classe tente de percer, de s’imposer par sa plume. Édène accepte un travail en blanchisserie où elle est témoin du racisme ordinaire. Puis vient le confinement de 2020. Cette pièce insiste sur la place, le rôle de l’écriture, de la culture, sur le ciment qu’elle procure dans une société désenchantée.

Puis vient l’heure de la grève dans la blanchisserie, Édène y aura-t-elle un rôle à jouer ? Parallèlement déferle chez les libraires la « dark romance » et ses préjugés de classes. « Ça veut dire qu’il y a un marché. C’est de la merde. Ce que j’ai fait de bien, de réellement bien, personne n’en veut ». Car cette pièce pose la question de l’écriture comme travail alimentaire, comme passe-temps, et non plus comme art, une homogénéité sous l’influence de spécialistes, de « jurés », qui distribuent les bons points pour une littérature jetable, devenue produit de consommation. Le texte a cependant tendance à se disperser en pourtant peu de pages, évoquant beaucoup de sujets liés à la littérature.

Pour celles et ceux qui tirent leur épingle du jeu se pose le problème de la notoriété, comment la vivre ? Tandis qu’Édène se bat avec ses démons, se questionne sur sa légitimité dans un monde culturel issu de l’élite, de la bourgeoisie, d’autant qu’il semble bien qu’aucun signe ne semble manifeste concernant un chamboulement des mentalités. « J’avais l’impression que tu disais des choses que je pensais mais c’est pas vrai parce que j’arrive jamais à les penser comme ça ».

Peut-être moins féministe que ses précédents ouvrages, il peut cependant être vu comme un vrai chemin du combattant pour les femmes à se faire une renommée dans le monde de la littérature.

« Édène » est une pièce intimiste sur notre rapport à la littérature, sur ses clichés encore bien ancrés. Alice Zeniter parvient à nous poser de bonnes questions, à nous de trouver les bonnes réponses. Texte paru en 2024 chez l’Arche éditeur.

https://www.arche-editeur.com/

 (Warren Bismuth)