Les
trois tomes de cette saga furent écrits et publiés dans les dernières années du
XXe siècle, et ils font aujourd’hui autorité sur l’image sociologique qu’ils
donnent de la ville de Marseille de cette époque. J’étais parti pour lire un
tome, et puis l’élan m’a amené jusqu’à la dernière ligne du troisième.
Jean-Claude Izzo (1945-2000) est aujourd’hui une référence en romancier « polar
politique français de gauche » aux côtés de pointures comme Jean Meckert,
Jean-Patrick Manchette, Didier Daeninckx et quelques autres. Cette trilogie est
présentée dans le cadre de la célébration des 80 ans de la collection Série
Noire de Gallimard. Les
trois volumes furent ultérieurement regroupés en un seul format poche, « La
trilogie Fabio Montale ».
« Total
khéops » (1995)
Premier
signe de qualité : l’épigraphe est signée Jim Harrison. Total khéops
signifie Bordel immense, comme nous l’apprend une chanson du célèbre groupe rap
marseillais IAM. De bordel et de Marseille, il va plus qu’en être question.
Fabio Montale, ancien truand marseillais à la petite semaine, devenu flic pour
se ranger, voit deux de ses anciens plus proches amis malfrats, Manu et Ugo, se
faire tour à tour dessouder. Le tableau de chasse est un peu funèbre. Montale
continue à avoir quelques relations dans le milieu, ce qui déplaît fortement à
sa hiérarchie. Pourtant, grâce à ses connaissances, il obtient de précieux
renseignements sur l’enquête visant à retrouver les assassins de ses potes.
Fabio
fréquente aussi beaucoup les femmes, et l’on finit par s’y perdre dans les
prénoms de toutes celles qu’il a aimées ou qu’il va aimer. Car s’il joue les
gros bras, c’est aussi un cœur d’artichaut le Fabio. Entre amours déçues et immersion
au coeur de bandes rivales, ce roman est on ne peut plus dynamique, tout comme
les armes lourdes qui ont fait leur apparition dans la cité phocéenne,
notamment dans les quartiers nord, malfamés et salement réputés, alors que la
Camorra napolitaine commence à mettre le grappin sur divers trafics.
Fabio
veut à tout prix identifier les tueurs, ceux qui ont refroidi ses amis. Il va chercher
au fond de ses tripes, de son cœur, des souvenirs qu’il exhume, avec pudeur et
gorge serrée. Mais les cadavres vont encore s’amonceler et à nouveau le toucher
de près. Mais le véritable héros de ce roman est bien sûr Marseille, que
Jean-Claude Izzo nous fait parcourir jusqu’à la moindre ruelle, avec ces lieux
historiques, son évolution jusque dans la fin des années 1990, les débuts de sa
gentrification. Marseille cosmopolite, ses bandes rivales parfois issues de communautés
différentes, Marseille et les années 1970, le développement industriel passant
par l’embauche de main d’œuvre étrangère, les tensions entre immigrés, une
jeunesse désorientée, sans travail.
Marseille
ressemble de plus en plus à une poudrière, et cette trilogie en est le témoin,
en une analyse sociologique fouillée. Izzo nous sert de guide touristique
autant qu’historique et c’est passionnant, même si quelques pages, pour
respecter le cahier des charges du roman noir dans toute sa splendeur, sentent
les testostérones et l’après-rasage parfum musqué. Du très bon harboiled
influencé par celui des Etats-Unis bien sûr. Quant à Montale, il finit par
démissionner, écoeuré de toutes ces magouilles. C’est ainsi que nous le
retrouverons chômeur dans le deuxième volet, « Chourmo », toujours
avec ces accents à la fois marseillais et libertaire, le tout dans une
mélancolie palpable.
« C’était ça, l’histoire de Marseille.
Eternité. Une utopie. L’unique utopie du monde. Un lieu où n’importe qui, de
n’importe quelle couleur, pouvait descendre d’un bateau, ou d’un train, sa
valise à la main, sans un sou en poche, et se fondre dans le flot des autres
hommes. Une ville où, à peine le pied posé sur le sol, cet homme pouvait
dire : ‘C’est ici. Je suis chez moi’ ».
« Chourmo »
(1996)
« Le chourmo, en provençal la chiourme, les
rameurs de la galère. À Marseille, les galères on connaissait bien ».
Fabio
a démissionné de la police. Maintenant âgé de 45 ans, il est chômeur, il erre
dans les rues de Marseille, « son » Marseille adoré autant que haï.
Sa cousine Gélou, 48 ans, refait surface. Son fils Guitou, 16 ans ½, a disparu,
elle demande l’aide de Fabio. Qui ne va pas tarder à retrouver le gamin…
assassiné. Puis c’est le tour de Serge, son pote éducateur des rues. Une
méchante série noire qui démarre pendant que la montée de l’islamisme
fondamentaliste semble inexorable dans les rues de la ville, avec notamment
l’implantation du F.I.S., Front Islamiste du Salut, et du G.I.A., le Groupe
islamique Armé.
Et
on oublie trop facilement que la France a appelé ses ressortissants aujourd’hui
encore considérés comme immigrés quand elle avait besoin d’eux : « Nous on est Français. Le grand-père, il a
fait la guerre pour la France. Il a libéré Marseille. Avec le régiment de
tirailleurs algériens. Il a eu une médaille pour ça (…). Marseille n’avait
jamais remercié les Algériens pour ça. La France non plus. Au même moment,
d’autres officiers français réprimaient violemment les premières manifestations
indépendantistes en Algérie. Oubliés aussi les massacres de Sétif, où ne furent
épargnés ni les femmes ni les enfants… Nous avons cette faculté-là, d’avoir la
mémoire courte, quand ça nous arrange… ».
On
fait connaissance avec Pavie, camée et pute, amie de Arno, mort. Rapprochements
du banditisme local avec des pays d’Europe de l’est, d’autres du Moyen-Orient,
et bien sûr avec la mafia. Le moral de Montale ne s’arrange pas. S’il garde des
contacts avec la police, il sont parfois tendus puisqu’il est en quelque sorte
repassé du mauvais côté de la barrière. Et ses amis tombent les uns après les
autres, comme si une malédiction s’acharnait personnellement contre lui.
« Chourmo »,
moins ample que « Total khéops », se laisse néanmoins lire
plaisamment avec son ambiance si particulière, mélancolique, froide, parfois
teintée d’un rien de nostalgie. « J’ai
l’impression qu’il y a en toi quelque chose qui tient du sablier. Quand le
sable est complètement descendu, il y a forcément quelqu’un qui vient le
retourner ».
« Solea »
1998
Le
tome de trop. La redite dispensable. Le bégaiement inutile. « Solea »
(du reste une chanson de Miles Davis) tient de ses deux aînés, « Total khéops »
et « Chourmo ». Trop. Mêmes scènes mêmes circonstances. Montale est
toujours cet ancien flic devenu chômeur qui navigue entre les autorités
policières et les petits caïds. Et la faucheuse a, toujours et peut-être encore
plus que dans les deux précédents volets, la fâcheuse tendance à lui prendre
ses proches. Et Montale s’enfonce dans une déprime sans nom. Marseille semble
ici en partie abandonnée, moins décrite, moins arpentée. Ce qui faisait la
force du premier et dans une moindre mesure du deuxième tome, est ici presque
absent. Montale pense surtout à ces femmes qu’il a convoitées, convoite ou
convoitera. Il en ressort un romantisme paradoxalement un peu plombant.
Derrière
le rôle social du bistrot dans sa globalité (déjà développé dans les précédents
livres), il est difficile d’accrocher au scénario. Babette, journaliste et amie
de Montale, sort avec un avocat spécialiste de la mafia, Gianni. Pendant ce
temps, Montale rencontre Sonia, en tombe amoureux en une seule nuit malgré un éthylisme
avancé, et la découvre dézinguée dès le lendemain. On ressort ici les grosses
ficelles de l’amie tuée, de Montale sur les lieux du crime juste après (ou même
parfois pendant un assassinat), un Montale qui paraît de plus en plus avoir le
don d’ubiquité. On en arrive aux limites du scénario, où Izzo réchauffe les
plats, ne sert plus rien de nouveau sinon des séquences d’une sentimentalité un
peu mièvre. Tout semble déjà avoir été écrit dans les deux premiers romans, et
la perte d’inspiration dans l’ultime est palpable. Tout comme l’impuissance de
la police devant l’implantation de la mafia (car c’est le volume où la mafia
est la plus présente).
En
parlant de, les ramifications s’étendent jusqu’à la mafia varoise, alors qu’il
est question de l’assassinat de Yann Piat, députée du Var, en 1994. Ce sont les
pages les plus intéressantes du roman, hélas l’auteur ne persévère pas et ne
donne que d’infimes renseignements et pistes sans rien exploiter davantage (les
anciens se souviendront de « L’encorné » et
« Trottinette », que Izzo n’évoque pas). On referme le volume, la
tête encore pleine des deux tomes précédents, ce dernier assaut glissant comme
une quasi inexistence, comme la course manquée.
« La cruauté des images de génocides, hier en
Bosnie, puis au Rwanda, et aujourd’hui en Algérie, ne faisait pas descendre
dans la rue des millions de citoyens. Ni en France, ni ailleurs. Au premier
tremblement de terre, à la moindre catastrophe ferroviaire, on tournait la
page. Laissant la vérité à ceux qui mangeaient de ce pain-là. La vérité était
le pain des pauvres, pas des gens heureux ou croyant l’être ».
(Warren Bismuth)