Maintenant
que nous avons en hiver et au printemps fait plus ample connaissance avec le
nouveau challenge, annuel celui-ci, « Quatre saisons de pavés » du
blog Au milieu des livres
(présenter au moins un livre de plus de 500 pages par trimestre), penchons-nous
sur ce très gros bouquin de plus de 1000 pages de Simenon, « Mes
apprentissages » pour ce troisième rendez-vous du défi, le Pavé d’été.
Simenon n’est pas précisément connu pour sa plume journalistique, c’est bien pourtant dans cette profession qu’il a débuté à Paris tout droit débarqué de Liège. Ici, pas de dépoussiérages de ses premiers articles mais bien une sélection d’articles à partir de 1931 qui court jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale.
Contenu copieux, c’est grâce à ces articles de presse, que Simenon a délivrés comme pour ses romans à une vitesse vertigineuse, que nous apprenons à mieux connaître l’homme. Celui qui par sa fiction était à la recherche de « L’homme nu » se met, inconsciemment, ici lui-même dans le plus simple appareil puisque l’on jauge de ses idées, convictions, contradictions (nombreuses), ses hantises comme ses goûts. Simenon a passé une partie de sa vie à voyager, et c’est par ces voyages qu’il nous dépeint ce qui l’a forgé, que ce soit au bord d’une rivière française ou à l’autre bout du monde.
L’entame est une petite mise en jambes avec des chroniques sur ses voyages fluviaux en France, dressant une fresque du pays dans le début des années 1930. C’est peut-être le compte rendu de sa visite au 36, quai des orfèvres qui suscite les premiers émois. Là-bas, Simenon a suivi des enquêtes de faits divers, c’est sur le terrain qu’il a peaufiné le personnage de Maigret tout en donnant son point de vue personnel sur quelques affaires, dont la célèbre « Affaire Stavisky ». C’est - dit-il en tout cas – qu’a été demandé non à Simenon mais à son commissaire Maigret, ce qu’il pense de cette histoire. Il doit en rendre compte par le biais d’articles. Il se met donc, lui, dans la peau du personnage auquel il a donné naissance pour donner son opinion. Moment totalement à part du recueil, et accessoirement fort réussi.
Simenon a la bougeotte, alors il va et vient un peu partout en France. Il s’intéresse non pas à la nature ni aux paysages – ou si peu - mais à l’homme dans son quotidien. Il dépeint notamment des travailleurs, prolétaires pour la plupart, et il en ressort un certain nationalisme fleurant un rien la naphtaline. Soudain, nouvelle surprise, voilà que Simenon, homme dans ce qu’il a de plus misogyne de manière presque compulsive, écrit sur la Femme. On l’a d’ailleurs connu bien moins rigoureux à prendre fait et cause pour la gente féminine qu’il n’hésite pas à écorcher, humilier ou caricaturer dans son œuvre. Ici il se fait défenseur ardent et même apôtre, mais avec ce rien de machisme sous-jacent qui colle plus à ce qu’il est vraiment. Par ailleurs, dans ces chroniques, il évoque avec fierté les nombreux bordels qu’il a assidûment fréquentés.
Simenon fut peut-être l’un des écrivains les plus contradictoires de son époque. Son racisme latent est ici comme pris à contre-pieds dans une attaque effrénée et sincère contre le colonialisme. « Le colonialisme porte atteinte à la dignité de l’homme » écrit-il. Et là il ne feint pas, on le sent révolté contre le sort qui est réservé aux populations autochtones par des Blancs envahisseurs et esclavagistes. Il se dit même « antiraciste convaincu » alors que nombre de phrases ou situations dans des romans ont sans nuance réfuté cette position. C’est tout l’intérêt de lire Simenon. Car si on le sait très réactionnaire dans ses convictions, très conservateur, « vieux jeu » pour ne pas dire ringard, on découvre par moment un homme sincèrement révolté, lui qui a fait ses premières classes françaises du journalisme aux côtés des anarchistes. On le sent proche d’eux pour certains faits sociaux alors que pour d’autres il se place aux antipodes. Ici il analyse la colonisation avec toute sa rage et son cœur, et il en ressort quelques pages magistrales.
La Norvège en plein hiver, un drame aux îles Galapagos, s’ensuivent de nombreux articles peut-être moins intéressants voire plus soporifiques, sans doute purement alimentaires. Sur un recueil de 1000 pages, il est presque « normal » de traverser par moments des pages plus ennuyeuses où l’écrivain se contente de décrire, tente de peindre une carte postale par sa seule plume. Le drame avec Simenon, c’est que lorsqu’il veut faire reprendre la sauce, il fait aisément d’un exemple précis une généralité, il conclut hâtivement et quasi internationalement à partir d’une scène vue, souvent de quelques minutes, ou d’un entretien qu’il a eu avec l’habitant d’un pays qui lui a raconté ce qu’il avait envie, peut-être d’ailleurs ce que Simenon avait envie d’entendre. Pourtant Simenon entonne le petit refrain modeste : « Je ne veux rien prouver du tout ni rien juger. Je me contente de raconter mes petites anecdotes sans même essayer d’en tirer une morale ». Si seulement…
Par ce livre d’articles, apprend-t-on à mieux connaître Simenon ? La réponse est aussi ambivalente que l’homme lui-même : oui et non. On le reconnaît sous certains traits qu’il a accumulés dans ses romans, par de nombreux « réflexes » d’homme (le mot est important) de son époque, et même par des idéaux politiques qui, même s’il ne développe pas ce thème, peuvent s’apparenter non à un soutien mais tout au moins à aucune répugnance envers le nazisme montant dans les années 30 (tiens, Simenon a croisé Hitler en Allemagne dans un ascenseur). Il ne condamne pas, loin s’en faut, la politique de Mussolini, et jamais il ne se met dans la peau d’un homme de « gauche » sur la politique internationale. Il est attentiste, curieux mais pas affolé. Mais tout ceci est déjà palpable dans son œuvre.
Simenon fait preuve d’un certain nationalisme dès qu’il décrit la France. Plus étonnant : jamais il n’indique tout au long de ces plus de mille pages qu’il est resté citoyen belge, il se revendique français avec des papiers en bonne et due forme, lui qui n’a jamais demandé la nationalité française. Tout comme il apprécie le fait d’être un auteur à part, ce qui l’autorise, dirait-on, à fustiger certains de ses petits camarades d’écriture.
Autant le dire immédiatement, ce recueil est classé par thèmes, non par chronologie. Aussi on peut être perdu quant à l’époque exacte où a été écrit tel ou tel article, même si chaque date est scrupuleusement consignée. Bien vite, le voici en 1945 à Londres, au Canada, aux Etats-Unis où il s’établit pour quelques années (l’idylle, l’exaltation qu’il décrit comme étant la sienne ne dureront pourtant qu’une grosse décennie avant un retour sur son continent natal). Il fuit l’Europe, et pour cause. Car même s’il n’a sans doute pas été un collaborateur actif durant la guerre, il n’a pas non plus farouchement fait preuve ne serait-ce que d’une velléité de résistance, les rumeurs enflent (son frère fut en revanche un proche du régime nazi) et Simenon quitte la piste, direction le nouveau monde. Dans les articles de cette époque, Simenon s’interdit de parler politique (monsieur est prudent, on le serait à moins…). Pourtant, parfois, comme par un vieux réflexe, sa plume fourche. Il parle ainsi de « l’Allemagne occupée » (si si, un lapsus qui en dit long).
La famille Simenon traverse en automobile les Etats-Unis du nord au sud, l’occasion pour le désormais père de famille de créer une suite d’articles consacrés à ce voyage. Là encore les vieux réflexes ressurgissent. Simenon s’extasie sans retenue devant la société d’hyper consommation, d’hyper production, d’hyper capitalisme. Bref, d’hyper tout. Un pays de la démesure égoïste qui semble coller parfaitement avec les idéaux d’un Simenon par ailleurs devenu immensément riche. Ici s’est glissé un texte de 1958, dans lequel par ailleurs il emploie le terme « israélite ». Prudence à nouveau pour celui qui a tant fustigé les « juifs » dans ses œuvres.
Mais revenons en 1931 (vous voyez que le livre, comme ces chroniques, voyage lui aussi, mais dans le temps). C’est un Simenon reporter que l’on perçoit. Il connaît sans aucun doute possible le travail alors fort apprécié de Albert Londres et s’en inspire peut-être directement dans cette série d’articles où il sera notamment question de trafic de tabac à la frontière belge, et ce sentiment de renouer avec Maigret, ce n’est plus Simenon qui décrit, mais le commissaire, comme dans un inconscient dédoublement de personnalité. Ces pages sont émouvantes car elles font revivre en quelque sorte l’atmosphère si particulière des romans de Maigret.
Retour des « impressions de voyageur » et du journalisme sur le terrain. Interview de Léon Trotski en 1933, voyage en Russie en 1934, où il ne voit que mensonge, corruption, manipulation d’Etat, dissimulation et mise en scène. Mais peut-on lui donner tort ? Il raconte en détails sa difficulté pour pénétrer dans le pays mais aussi… pour en ressortir ! Plusieurs articles sur la Turquie avant une nouvelle série d’instantanés sur de nombreux lieux qu’il a traversés. Ce copieux ouvrage est accompagné de photographies prises par Simenon lui-même. Tout n’est pas intéressant, mais Simenon, on le prend comme il est, c’est-à-dire que ses points de vue sont toujours attendus au virage, ne serait-ce que pour s’auto-alimenter sur le fait que cet homme possédait de nombreuses facettes dont certaines peu enviables ou en tout cas peu glorieuses.
Il faut être Simenophile pour escalader pareille montagne, mais l’effort vaut la peine d’être tenté, même si l’homme n’en ressort pas particulièrement grandi. Il nous aura au moins livré des traits plus humanistes de sa personnalité, par-delà des articles eux-mêmes qu’il qualifiait d’ « anecdotes sans prétention, des petites histoires de partout et d’ailleurs, des instantanés pris aux quatre coins du monde ». Et c’est un fait que nous aurons parcouru le globe en chaque point durant ce long voyage, que nous aurons exploré tous les continents avec émotion car, et il faut bien le reconnaître, Simenon écrit ici en passionné, en vrai témoin de son temps, il nous fait partager cette exaltation permanente et on le sent beaucoup moins désinvolte que dans ses romans. C’est un autre aspect de l’homme, une autre sensibilité qui nous sont livrés, et rien que pour ces détails il est intéressant de parcourir ce pavé.
Alors que l’œuvre fictionnelle de Simenon est sans cesse rééditée dans de nombreuses collections, « Mes apprentissages » ne fut publié qu’à une poignée de reprises, la dernière fois en 2016. La version proposée ici est celle de chez Omnibus datée de 2001. Bon voyage !
(Warren Bismuth)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire