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dimanche 29 janvier 2023

John STEINBECK « Un américain à New York et à Paris »

 


Ce mois-ci, les talentueuses rédactrices des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores , par ailleurs organisatrices du challenge mensuel « Les Classiques c’est fantastique » resserrent leur étau et ne nous laisse aucune marge de manœuvre, puisque le thème imposé en janvier est tout simplement John STEINBECK. Mais cela ne m’effraie en rien puisque j’ai enfin l’occasion de lire et présenter cette rareté « Un américain à New York et à Paris ».

Cette information tout d’abord : je possédais ce livre quelque part dans ma pile à lire depuis de nombreuses années, sans l’avoir jamais parcouru, va savoir pourquoi… L’occasion vient enfin de se présenter. Je remarque que ce titre est une rareté, n’ayant été édité qu’en une seule occasion en France (en 1956), et même jamais réédité, même aux Etats-Unis depuis sa publication à la même période. Il n’apparaît même pas dans l’intégrale de l’œuvre de l’auteur. Va savoir pourquoi…

« Un américain à New York et à Paris » est une suite de chroniques commandées par des journaux de l’époque, notamment le Figaro Littéraire en France. 18 textes sont ici compilés. Il ne s’agit pas de fiction (encore que… J’y reviendrai), mais bien des observations et analyses d’un écrivain voyageur. STEINBECK est alors au faîte de sa gloire.

Dans les premiers textes l’auteur se souvient de sa première visite à la grosse Pomme en 1925, découvrant un New York qui lui inspire diverses réflexions. « Pendant toute cette période, jamais je ne regardai ni ne connus comme un être humain un seul New-Yorkais. Pour moi, ils n’étaient tous que comme les figurants de mon intense tragédie personnelle ». Il y retournera, ici nous perdons totalement contact avec l’espace temps, plus aucune date n’est notifiée.

STEINBECK (1902-1968) évoque brièvement et sans nostalgie son métier dans le bâtiment puis ses débuts difficiles dans le journalisme. Tout comme il revient sur l’époque du début de sa notoriété, qu’il vit alors avec peur et angoisse plutôt que comme un privilège.

Puis STEINBECK, se rappelant sans doute que cette notoriété est en partie due à son chef d’oeuvre « Les raisins de la colère », ôte le masque et se fait volontiers rebelle et adversaire du monde politique, les prochaines élections présidentielles (celles de 1956, où EISENHOWER l’emportera) sont en vue et la campagne lancée. Ici se placent les plus intéressantes pages du volume, où l’on retrouve un STEINBECK engagé et direct, sans illusions sur les discours politiques. « D’être contre le communisme est devenu un réflexe plus qu’une conviction. D’être contre le crime et la maladie n’est pas suffisant. Il [l’homme politique nddlr] part en quête de corruption dans le gouvernement. Ce faisant, il se place volontairement au cœur d’un sérieux embouteillage. Car tout candidat est en quête de corruption dans le gouvernement. Et il faut qu’il se désenchevêtre très habillement de l’embouteillage parce que ce qui est appelé corruption dans le gouvernement par un candidat est appelé patronage une fois qu’il est élu ».

STEINBECK découvre Paris, il est séduit plus que de raison. En ces pages, il peut paraître un peu trop dithyrambique en idéalisant à ce point la capitale française. Cependant, la brosse à reluire ne représente qu’un très court extrait du recueil, après un arrêt élogieux sur l’Île de la Cité.

L’auteur se plaît à observer les pêcheurs français, il en dresse un portrait somme toute pas très différent de celui des pêcheurs d’un peu partout. Ce recueil peut être vu comme un fourre-tout où STEINBECK couche ses pensées et ses observations sur papier. Petit aparté en évoquant la figure de Jeanne D’ARC.

En tant qu’homme public, STEINBECK se plie aux invitations d’interviews en France, et c’est lors de l’une d'elles que subitement il désire être prêt à changer, suite à la remarque d’une journaliste qui voit la littérature États-Unienne comme un art axé sur le passé, jamais les écrivains d’alors aux États-Unis ne semblent se soucier du présent, encore moins du futur. STEINBECK promet qu’il va tenter d’améliorer ce point. « Pour vérifier mon propre étonnement, je posai la question à des éditeurs et à des agents littéraires américains, et ils me dirent qu’elle correspondait à un état de fait, qui, d’ailleurs, les préoccupait. Les physiciens, les mathématiciens, les biologistes traitent des temps que nous vivons ; quelques économistes en discutent ; mais aucun roman n’en parle, à l’exception des contes qui peignent en rose la petite fée du logis ou des microcosmes névrosés qui paraissent dans des revues… ».

Petit passage par le sentiment dégagé par le tourisme, en tout cas selon STEINBECK, qui contre toute attente, se met à gloser sur le touriste anglais, accumulant les clichés que pourtant il dénonce dans cet ouvrage. Il est clair qu’aujourd’hui ces quelques pages seraient taxées de racistes.

Et puis, dans ces chroniques terre-à-terre, un conte fantastique, une fiction légère en même temps que gothique, baroque. Son fils mâchant un bubble-gum, quand tout à coup la mâche prend vie et se fait insistante, envahissante. Ce chapitre est un OVNI dans ce livre, et il rappelle que STEINBECK est avant tout un auteur de fictions, à l’imagination débordante. Il pourrait être extrait du présent recueil pour vivre sa petite vie de nouvelle ou fable fantastique.

Il est intéressant de s’interroger sur le destin de ce livre. Pourquoi n’a-t-il jamais été réédité, y compris dans son pays d’origine ? Le public conclut parfois hâtivement qu’un ouvrage laissé à l’abandon et jamais republié est un ouvrage raté. Pourtant ici il n’en est rien. Certes, il n’est pas précisément taillé comme un chef d’œuvre, il est plutôt une déambulation urbaine, une suite de pensées. Mais il contient ses fulgurances, comme le point de vue de l’auteur sur les politiciens, ou encore sa prise de conscience suite à l’intervention d’une journaliste, sans oublier ce petit conte cruel. C’est un bon STEINBECK, pas le meilleur mais loin d’être le pire (j’ai souvenir de lointaines lectures où il m’a été difficile d’achever certains romans de l’auteur, pénibles, conservateurs, voire un brin mystiques, en tout cas agaçants, irritants). Bien sûr il n’est ni « Les raisins de la colère », ni « À l’est d’Eden », ni « Des souris et des hommes », ni le facétieux et magique « Tortilla flat ». Et puisque nous en sommes aux références concernant l’œuvre de STEINBECK, je recommande le roman « Nuis noires » sorti à l’origine par les Editions de Minuit clandestines sous l’occupation allemande en France, mais aussi « Rue de la Sardine », une sorte de suite de « Tortilla flat ». Mais j’ai aussi ce souvenir assez profond de cette pourtant ancienne lecture des « Naufragés de l’autocar », un roman méconnu, original et convainquant que je me suis depuis fort longtemps promis de relire un jour. D’ailleurs la période des relectures est peut-être enfin en vue. Qui dit que « Les naufragés de l’autocar » ne fera pas une apparition sur le blog ?

 (Warren Bismuth)



mercredi 25 janvier 2023

Russell BANKS « L’ange sur le toit »

 


L’écrivain Russell BANKS nous a quittés le 7 janvier 2023, un dimanche, sans bruit, sans effusion, discrètement, comme le fut son œuvre faite de seulement 14 romans (pas tous traduits d’ailleurs) sur près de 50 ans de carrière. Des Livres Rances a tenu à rendre hommage à ce géant des lettres par le biais d’un recueil de nouvelles.

Russell BANKS a écrit seulement 6 recueils de nouvelles. « L’ange sur le toit » s’inscrit dans la pure tradition de l’auteur, avec les thèmes de la famille, de l’échec personnel malgré parfois une réussite professionnelle, parcours de ces couples naufragés, de ces familles recomposées, cette violence interne, cet attrait pour l’alcool et la fuite en avant.

Si le premier texte se déroule au Katanga en Afrique, tous les autres se situent aux Etats-Unis, souvent dans le Massachusetts qui a vu naître l’auteur. BANKS scrute de l’intérieur le système patriarcal, éculé, de la société américaine, avec ses drames, ses mensonges, ses non dits, mettant mal à l’aise dans une lecture où aucune poche d’air non vicié n’est inhalable.

Un homme dont la femme est partie voir si l’herbe était plus verte ailleurs perd sa fille pour les mêmes raisons, telle est la trame de « Moments privilégiés ». Suivent d’autres tragédies, entre ruptures familiales, divorces, hypocrisie, alcoolisme, refus de la réalité. Neuf histoires intimistes, cruelles mais tellement réalistes amorcées par une écriture froide, distante, comme lavée de toute émotivité, tout en restant résolument descriptive et précise.

BANKS joue sur les faux-semblants dès l’introduction du recueil, une préface où il se raconte, où précisément il raconte ses parents, ses racines, mais prévient : « … nous échangeons des histoires en priant que cet ange sur le toit les transforme au cours de la narration, qu’elles deviennent crédibles et parlent de nous tous, qui que nous soyons les uns pour les autres ». Vraies ? Peut-être pas. Mais crédibles, c’est indéniable ! Aussi BANKS déroule ses scénettes dans un souci de réalisme, avec une attention particulière pour les détails insignifiants, avant que l’objectif se braque à nouveau sur les protagonistes.

L’œuvre de Russell BANKS parcourt la seconde partie du XXe siècle aux Etats-Unis, elle couvre aussi une infime surface de la première du siècle en cours, elle analyse sans juger, elle se fait psychologique, cherche toujours à mettre un mot sur une situation, l’auteur usant de son expérience personnelle et ses propres drames pour décortiquer la société civile de son pays et l’histoire nationale.

Russell BANKS va cruellement manquer au paysage littéraire. On se souviendra avec émoi des lectures prenantes, instructives aux personnages marquants. Je pense à « Pourfendeur de nuages » ou au portrait troublant de Hannah et son histoire au Liberia dans « American darling » sans oublier le couple meurtri dans « De beaux lendemains ». « L’ange sur le toit » me paraît être le livre idéal si vous ne vous êtes jamais plongé dans l’oeuvre de BANKS, il en énumère tous les thèmes majeurs, il montre précisément le travail d’écriture de l’auteur, il restitue parfaitement l’atmosphère spongieuse des textes de Russell BANKS. Il était sorti en 2002, traduit par Pierre FURLAN.

 (Warren Bismuth)

dimanche 22 janvier 2023

Allain GLYKOS & ANTONIN « Kazantzaki – 2 – La rumeur du monde 1921-1957 »

 


Suite et fin du diptyque roman graphique consacré à la vie de Nikos KAZANTZAKI, racontée par Allain GLYKOS et illustrée par ANTONIN. Le premier volet publié l’an dernier s’intitulait « Le regard crétois » et survolait les années 1883 à 1919. Ce deuxième tome démarre en 1921 pour s’étendre jusqu’à la mort de l’écrivain crétois en 1957.

KAZANTZAKI a beaucoup voyagé, rencontré beaucoup d’humains afin de s’abreuver des cultures. On le voit en Autriche, en Allemagne, puis en Italie, en Russie, sur le mont Sinaï, en Espagne, plus loin au Japon ou en Chine. KAZANTZAKI visite des monastères, s’imprègne des idées de ses contemporains.

Aux débuts des années 1920 il fait une rencontre décisive : celle de Éleni qui deviendra sa femme et l’influencera dans sa vie et sa carrière. Puis ce sera une autre figure fondamentale du futur monde de KAZANTZAKI qui s’offrira à lui : celle de l’écrivain roumain Panaït ISTRATI, avec lequel il séjournera en U.R.S.S. pour un voyage empli de désillusions.

Il ne serait pas très judicieux de résumer cette BD, elle retrace la vie de l’un des plus grands écrivains du XXe siècle, avec ses exploits, ses échecs, ses doutes, sa foi. KAZANTZAKI, outre les liens immenses qu’il entretient avec ses proches, est fasciné par les figures du CHRIST, de LÉNINE et de BOUDDHA. Il faut ajouter plus tardivement celles des « 3 Albert », magnifiquement contées dans cette BD : SCHWEITZER, EINSTEIN et CAMUS. Avec ce dernier, l’admiration est réciproque. CAMUS déclare que ce n’est pas lui qui aurait dû obtenir le Prix Nobel de Littérature en 1957 mais bien KAZANTZAKI. Les deux hommes ne sont d’ailleurs pas très éloignés idéologiquement.

KAZANTZAKI décide de poser ses valises à Égine en Grèce puis à Antibes en France. Ces deux lieux voient l’accouchement des principaux chefs d’œuvre littéraires du crétois, qui se destine enfin à raconter ce qu’il a vu autour de ce monde qu’il a tant parcouru. Son œuvre ne plaît pas à l’Église grecque qui souhaite l’excommunier. KAZANZAKI est critiqué et ostracisé voire détesté. Parallèlement il rédige durant une bonne partie de sa vie son « Odyssée », qu’il réécrit à maintes reprises. Sur sa tombe sont gravés ces mots : « Je n’espère rien, je ne crains rien, je suis libre ».

Cette BD est captivante car elle réussit à instiller un parfum de Grèce, de révolution, de poésie, d’antiquité, de spiritualité tout ensemble. Le pari est donc largement gagné, d’autant que la mise en scène de ce qui est un dialogue entre le maître KAZANTZAKI et un jeune disciple permet de restituer le contexte. Les dessins chaleureux, d’un modernisme teinté de traditionalisme, dans une mise en page qui elle est résolument moderne et profondément dynamique, réunissant couleurs vives et froides. Le livre fait tout de même 180 pages (tout comme le premier volume), c’est dire s’il ne bâcle ni la vie, ni les convictions, ni la carrière de Nikos KAZANTZAKI. Ce diptyque est un moyen parfait de découvrir le parcours du grand KAZANTZAKI, de le transmettre avec des moyens actuels aux jeunes générations. Ce second tome vient de sortir chez Cambourakis, il est beau, séduisant, ample et passionnant. Et son but ultime : il donne envie de se replonger dans l’œuvre du crétois (et accessoirement dans celles de CAMUS et ISTRATI, mais là nous touchons à de la gourmandise absolue).

https://www.cambourakis.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 18 janvier 2023

Sorj CHALANDON « Enfant de salaud »

 


Cette année 1987 fut pour Sorj CHALANDON d’une teneur fort particulière. D’un côté se prépare le procès historique de Klaus BARBIE que CHALANDON couvrira pour le journal « Libération ». De l’autre, et en même temps, il doit faire face au passé tumultueux de son propre père, Jean, durant cette même période.

« Enfant de salaud » dépeint une nouvelle image du Traître, ce profil qui hante les récits de l’auteur depuis toujours. Certes, il a déjà beaucoup écrit sur son père, mais ici il traverse en apnée, par une enquête rigoureuse, le passé de ce père, de manière plus précise, plus détaillée et encore plus étouffante. « Enfant de salaud » sonne comme l’aboutissement de la recherche de la véritable identité du père.

C’est le grand-père de Sorj qui alerta ce dernier sur la deuxième guerre mondiale de son fils, le père de l’auteur. Et CHALANDON y collecte des faits, des témoignages ô combien à charge. Ce père qui a porté cinq uniformes différents durant cette guerre, tantôt aux côtés des nazis, tantôt dans la Résistance. Et puis cette vie rocambolesque qu’il a en partie inventée, pour faire de lui un héros, lui ce mythomane par profession, ce pauvre type qui cherche à redorer son blason.

S’il fut dans la Résistance, c’est pour brouiller les cartes, une fois de plus, ne pensant qu’à son destin, qu’à sa prospérité, à son image. Ce n’est qu’en 1983 que, malade, il annonce une partie de la vérité à son fils. Mais c’est en 1987 que le journaliste entreprend sa quête de vérité. Parallèlement se tient le procès événement de Klaus BARBIE. Dans ce livre, CHALANDON en donne méticuleusement des détails, un monstre est à la barre. Pas pour longtemps. Rapidement il va refuser de faire acte de présence.

Deux destinées, pas si éloignées et pourtant si disparates : le bourreau nazi BARBIE et le quidam Jean, tous deux engagés dans une guerre folle. L’un obéissant aux ordres, et bien sûr les formulant à son tour, l’autre, rejetant ces mêmes ordres pour sa seule réputation, inventant tant et plus de situations, de lieux ou des faits qu’il n’a pourtant pas connus. Il lui aurait fallu une sacrée dose d’ubiquité pour vivre tout ce que pourtant il revendique, lui ce fainéant qui n’a jamais été fichu de garder un seul boulot car inapte à accomplir les moindres tâches.

CHALANDON apprend soudain que son père fut emprisonné puis condamné durant cette guerre. Ce père violent qui a intimidé sa propre famille durant toute une vie, se comportant de manière arbitraire et autoritaire, faisant régner la terreur quotidiennement, ce père que CHALANDON, fort de ses découvertes ahurissantes, doit faire plier, d’autant que l’aïeul ne semble pas franchement regretter ses actes et son soutien à l’occupant.

Dans « Enfant de salaud », dans son style tout journalistique, CHALANDON raconte l’Histoire, évoque avec émotion le procès BARBIE, avec ces nombreux témoins (attention certains témoignages sont durs, très durs !) qui racontent l’innommable, l’inhumain, alors que jacques VERGÈS, l’avocat de BARBIE, se débat avec lui-même, scandant des monstruosités servant à diminuer l’implication de son client dans les abominations. Nausée.

CHALANDON se souvient et tire des conclusions : « Lorsque j’étais enfant, ton père m’avait offert ton « mauvais côté », un petit caillou noir que j’avais caché au fond de ma poche. Mais aujourd’hui, c’est un sac de pierres que je transportais. Je charriais ta vie de gravats et je voulais de l’aide. Tu ne pouvais pas me laisser seul avec ton histoire. Elle était trop lourde à porter pour un fils ». Ce père détesté, honnis, son fils ne lui trouve aucune circonstance atténuante, comme dans le verdict du jugement de BARBIE, ce procès que ce père, justement, a tenu à suivre en spectateur, présence qui a tant déstabilisé le journaliste.

« Enfant de salaud » est sans nul doute l’un des grands CHALANDON, il n’est pas qu’une pierre de plus à l’édifice, il conclut magnifiquement avec une noirceur totale le dossier du père, tant évoqué dans son œuvre, il ne laisse plus place au doute, il est un témoignage à charge violent et lucide. Si ce livre est présenté comme un roman, c’est sans doute car le dernier chapitre est imaginé par CHALANDON, un dernier chapitre qui se « débarrasse » de la figure imposante et trop omniprésente du père, comme si l’auteur devait à tout prix s’éloigner de cette ombre, hanté par le passé, non pas le sien, mais celui de son géniteur, ce lâche qui n’a jamais pu raconter la guerre sans se mettre en scène de manière héroïque, ce menteur qui a joué au taiseux dans les moments d’embarras, ou mieux, annoncé (combien de fois ?) qu’il allait mourir de tous les tourments dont il était la victime de ses proches. Paru en 2021, ce texte est d’une grande force, condamne avec pudeur tout en faisant revivre des scènes horribles de la deuxième guerre mondiale, quand le drame familial rejoint la morbidité de l’Histoire mondiale.

Rarement depuis la « Lettre au père » de KAFKA, un récit contre la figure paternelle fut aussi brutal, aussi direct malgré le lien familial, rarement un auteur n’a su se débarrasser du géniteur avec une force aussi mordante quoique désespérée.

 (Warren Bismuth)

dimanche 15 janvier 2023

Yvonne KERDUDO & Françoise MORVAN « Les enfants de la guerre »

 


La saison 2023 des éditions Mesures est lancée. Ces éditions ne fonctionnent pas exactement comme les autres : si vous pouvez (quoique difficilement) vous procurer leurs ouvrages en librairie à l’unité, il est cependant préférable pour plus de sécurité de vous abonner. C’est un peu le principe d’une AMAP : vous cotisez à l’année puis recevez votre panier en livraisons individuelles chaque fois qu’un des livres paraît, en tirage limité (ici 500 exemplaires), numéroté et personnellement dédicacé. Cette année ce seront cinq œuvres qui seront publiées, et le moins que l’on puisse dire, c’est que le menu s’annonce alléchant.

Le premier ouvrage de cette saison est, une fois n’est pas coutume, un recueil de photographies, ou plutôt de photo-poésie. L’objet tout d’abord : 140 pages de qualité de papier exceptionnelle, épaisses mais souples, glacées mais pas trop, afin de bien faire ressortir au plus près du réel soixante photographies de Yvonne KERDUDO sélectionnées avec application par Françoise MORVAN. La tâche était ardue : Françoise MORVAN disposait de plus 22 000 (!!!) clichés, pris entre 1906 et 1952 en Nord-Bretagne, il ne fallait en conserver que soixante.

Elles sont là, ces photos, pages de droite, en noir et blanc, comme nettoyées de leur jus, rafraîchies. On peut y voir des poses familiales, des enfants surtout, de vraies scènes de séance photo, pas prises durant un effort ni sur le vif. Elles représentent un tout pourtant : la vie d’alors, avec les costumes du dimanche parfois bien trop grands, les jouets, les poupées d’époque, mais surtout les expressions des visages, des regards : tristes ou malicieux, ils sont comme un partage vers l’objectif d’un instant qui passe en un flash à la postérité. Françoise MORVAN a pris l’habile parti pris de faire parler ces photographies, pages de gauche, en de brefs textes poétiques correspondant à chaque photographie, leur faisant face, comme une mise en mots du cliché présenté.

Le fil conducteur – car il y en a un – est la première guerre mondiale. Françoise MORVAN imagine l’état d’esprit de la famille touchée par le départ du mari à la guerre, en scrutant minutieusement chaque détail visible sur la photo, c’est un grand tour de force, car la photographie semble se mettre subitement en mouvement sous nos yeux. Ce serait déloyal de publier ici certains des clichés contenus dans ce petit trésor d’Histoire, alors jouons : regardez bien par exemple la photo de couverture (c’est l’une des soixante choisies ici), la jeune fille tenant tête-bêche le portrait d’un soldat, et voici ce qu’en écrit Françoise MORVAN en un bref poème intitulé « Mémoire » :

« La mémoire est longue

Houleuse comme la mer

Laissant glisser des reflets miroitants

Sur l’argent de l’absence

 

Miroir sans tain

Où le regard se perd

Dérivant vers le leurre

D’une image inversée ».

Par ces clichés qui sont une partie de l’Histoire française du XXe siècle, Françoise MORVAN raconte la première guerre mondiale, avec délicatesse, retenue, imaginant ces familles détruites ou incertaines de l’avenir, ces chefs de famille qui ne reviendront peut-être jamais, ou estropiés. Elles les voient dans ces hameaux bretons, en agriculteurs faisant vivre toute la famille. Puis la guerre, l’attente et l’horreur.

« Les enfants de la guerre » est une chronologie succincte et poétique de la guerre, illustrant ces portraits du cru, ces visages expressifs, ces enfants sacrifiés. « et pourtant le soleil de mars faisait scintiller le purin au milieu de la cour ». Ils peuvent aussi être une immortalisation de cérémonies festives contenues dans cette sélection.

Yvonne KERDUDO – Madame Yvonne – (1878-1954) laisse un impressionnant patrimoine du quotidien, du folklore breton. Elle a inlassablement recueilli par le biais de ces photographies des morceaux d’Histoire. Si elle a appris cet art auprès des frères LUMIÈRE, son travail fut oublié dans un grenier, jusqu’à ce qu’il pique l’intérêt de Pascale LARONZE qui a sauvé ce fonds en 2005. Qu’elle en soit ici remerciée. C’est grâce à elle que ces enfants, ces familles, ces expressions revivent, comme déterrées d’un lointain passé, dans un émouvant « récit d’images ».

Une technique novatrice vient ici chambouler l’ordre des clichés : les photos en surimpression, celles qui permettent plusieurs messages, plusieurs possibilités d’interprétation. Elles succèdent aux photos de famille, deux ou trois générations posant solennellement devant la ferme, alors que la poétesse délivre de précieuses informations : « Il a fallu presque une année pour que les soldats obtiennent le droit de quitter un temps le royaume de la mort » ou fonde de faux espoirs : « Neuf millions de morts, huit millions d’invalides, et des fantômes qui vont et viennent parmi les vents et les buées. Assigner à chacun son lieu de gloire en gravant son nom sur un monument est sagesse puisque cette guerre sera la dernière ».

http://mesures-editions.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 11 janvier 2023

Goran STEFANOVSKI « Éloge du contraire »

 


Une fois n’est pas coutume chez l’éditeur L’espace d’un Instant : ce n’est pas une pièce de théâtre mais un essai présenté ici, même si évidemment il sera question de théâtre dans ce recueil de 14 discours et textes prononcés ou parus entre 1995 et 2018.

Goran STEFANOVSKI (1952-2018) fut très profondément marqué par ses racines, par leur porosité surtout. Né Yougoslave, il devient Macédonien à partir de 1991 après l’éclatement de son pays. Il rencontre une anglaise, découvre une autre culture, se rend souvent en Angleterre jusqu’à s’y fixer à la fin des années 90.

Dans ce recueil, l’auteur revient beaucoup sur ce parcours, racontant comment il a pu, grâce à ses rencontres, ses évolutions, ses déménagements, aiguiser sa pensée, celle d’une Europe toute en différences, en complémentarités, mais aussi en clichés, en a priori, une Europe d’une exceptionnelle hétérogénéité.

Cette suite de textes et discours peut se lire comme un semblant d’autobiographie, d’expérience au milieu des autres plus précisément, mais elle est beaucoup plus que cela. C’est aussi et surtout une analyse du territoire des Balkans, historique, politique, social, sociologique. Retour sur les guerres, les alliances, sur tout ce qui a aidé à fonder cet esprit balkanique, comme l’on parle d’âme russe. « Selon un vieil adage populaire des Balkans, il est impossible de naître et de mourir dans le même pays. En l’espace d’une vie, la maison te tombera sur la tête et tu devras la reconstruire. « Toujours la même chose ». C’est inscrit, comme une catastrophe naturelle ».

Goran STEFANOVSKI s’emploie avec rigueur à retracer la culture de cette Europe de l’est, cette inconnue totale aux yeux des occidentaux. D’ailleurs, souvent cette Europe de l’est est contée et expliquée par celle de l’ouest, par celle qui croyant pourtant la comprendre, la dépeint selon ses propres yeux, avec ses propres préjugés. Lorsqu’un occidental interroge un habitant des Balkans par exemple, c’est avant tout pour savoir comment cet étranger perçoit l’Occident, comment il se place par rapport à cette Europe-là. STAFANOVSKI dénonce, excédé par ce nombrilisme ouest européen.

Et pour certaines contradictions, qui deviennent pourtant des évidences, il prend exemple sur son propre couple: « Elle est anglaise. Au début elle vivait avec moi en Macédoine, qui faisait partie de la Yougoslavie, où elle était traitée comme expatriée. Avez-vous remarqué que les anglais ne sont jamais des émigrés, mais toujours des expatriés ? Soi-disant « l’anglais reste anglais partout dans le monde ». Soi-disant « quel homme raisonnable voudrait quitter l’Angleterre » ? À présent c’est moi qui vis avec elle en Angleterre, où je suis traité d’« immigré ». Vous noterez, je vous prie, que les Macédoniens à l’étranger ne sont jamais des expatriés, mais seulement des immigrés. Soi-disant, « quel homme raisonnable voudrait rester en macédoine » ? Cela mérite réflexion ! ».

Avec un ton irrévérencieux et offensif, l’auteur déconstruit les préjugés, les idées toutes faites sur la culture de l’est. D’ailleurs, qu’est-ce qui, chez cet homme, intéresse les habitants de l’ouest ? Son parcours d’expatrié de l’est, « émigré » à l’ouest. Ceci il n’en veut pas, il ne désire à aucun prix devenir une mascotte. D’ailleurs, s’appuyant sur le cas d’un touriste des Balkans en direction de l’ouest, il affiche les difficultés, les obstacles : « Si un artiste de mon pays veut visiter la Grande-Bretagne, il doit d’abord trouver quelqu’un qui lui fera parvenir une invitation officielle, puis il doit envoyer à l’ambassade un exemplaire récent de sa feuille de paye, une copie de son contrat de travail, le solde de son compte bancaire, remplir un formulaire de demande de visa, prendre rendez-vous, se rendre au consulat à l’heure précise, pas une minute avant ou après, passer devant un détecteur de métal, laisser les empreintes de ses dix doigts, une photographie biométrique des yeux, attendre d’être appelé par le haut-parleur, déposer les documents, repartir chez lui, attendre pendant une semaine, et prier ». En effet, la Macédoine ne fait toujours pas partie de l’Union Européenne.

STEFANOVSKI dénonce la bureaucratie kafkaïenne, en donne des exemples. Il ne peut s’empêcher, à notre plus grand bonheur, d’intégrer des scènes théâtrales à ses textes ou ses discours, prenant toujours son public à contre-pied, encore une fois, dans sa logique de ne pas interpréter ce que l’on attend de vous, selon vos origines ethniques ou vos convictions. En spécialiste de SHAKESPEARE, il s’appuie sur lui pour étayer certaines de ses thèses.

Son éloge du contraire représente cet arbitre, ce modérateur entre deux courants de pensée antagonistes, ce refus de tout fanatisme, de tout « définitisme ». STEFANOVSKI est lui-même à la fois révolté et empathique, désirant retourner la table mais après l’avoir méticuleusement débarrassée afin de faire le moins de casse possible. Il prend des exemples, littéraires entre autres, mais aussi de l’imaginaire collectif, notamment par cet extrait profond où il déconstruit le mythe du Sceptre d’Ottokar peint par HERGÉ à travers Tintin, mythe accumulant les clichés et les idées fausses. « Déconstruisons. Discutons. Éduquons-nous. Voyons ce qu’il y a derrière le cliché ». STAFANOVSKI revendique haut et fort le dialogue et l’écoute, en grattant le vernis. J’allais presque oublier d’évoquer l’humour dans ces textes, pourtant si présent et ravageur.

En préface de ce palpitant recueil, un texte pointu de Ivan DODOVSKI, traduit du macédonien par Frosa PEJOSKA-BOUCHEREAU, cette dernière signant également une postface concise et précise en guise d’analyse de l’oeuvre de STEFANOVSKI. Quant à la traduction du reste du recueil, elle est due à Maria BEJANOVSKA. Un livre en marge de la ligne éditoriale de l’éditeur, et pourtant totalement complémentaire, sorte de notice, d’outil théorique du reste des livres parus chez L’espace d’un Instant. Il vient tout juste de sortir, il est une pierre à l’édifice, un moteur.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

dimanche 8 janvier 2023

Panaït ISTRATI « Dans les docks de Braïla »

 


La surprise est de taille. Ayant depuis quelque temps terminé les trois cycles (en douze romans assez brefs) de la saga Adrien Zograffi, le double de Panaït ISTRATI, jamais je n’aurais imaginé le « revoir » un jour autrement qu’en relecture (que dans le futur je m’autoriserai). Et pourtant…

Ecrit en juin 1929, c’est-à-dire vers la fin de l’élaboration du deuxième cycle de la saga, cycle intitulé « La jeunesse d’Adrien Zograffi », mais aussi en même temps que la difficile rédaction du texte qui va voir basculer le destin d’ISTRATI, « Vers l’autre flamme », cette charge héroïque et brutale contre ce régime soviétique qu’il idéalisait mais qu’il venait alors de visiter durant une année et demie , lui ayant laissé un vrai goût d’amertume et de révolte.

« Dans les docks de Braïla » est une autre des aventures de Adrien Zograffi, sans pour autant appartenir à la précieuse série. Pourquoi ? Je n’ai pas la réponse. On pourrait croire que comme le jeune Adrien n’est pas très présent dans ce que l’on pourrait identifier comme une longue nouvelle, il eut été maladroit de l’intégrer au reste. Mais ceci ne tient pas, car « Mes départs », que d’ailleurs ISTRATI allait bientôt écrire, et qui est le troisième volet du deuxième cycle, n’intègre tout simplement pas Adrien dans son récit car c’est ISTRATI qui s’y met lui-même en scène, pour ce qui est peut-être le moins romancé de tous les tomes.

Quoi qu’il en soit, « Dans les docks de Braïla » peut se lire comme une autre aventure d’Adrien, dans un style et une atmosphère comparables aux autres volumes. Ici, en 1898, une vache enceinte, celle de la mère d’Adrien, est malade et va être euthanasiée par un vétérinaire ivrogne. C’est le point de départ d’une histoire plus ample. Adrien travaille alors aux docks de la ville de Braïla en Roumanie, il n’a que 14 ans, mais il est déjà révulsé par la misère, les comportements outranciers du patronat et la soumission des prolétaires, il sent déjà naître en lui cet esprit de contestation, de lutte et de fraternité, pendant qu’un adventiste vient s’installer dans le voisinage.

Comme dans tous les récits d’Adrien Zograffi, les scènes courtes fourmillent d’anecdotes drôles ou tragiques (ici sont relatés par exemple des jeux cruels dirigés contre les animaux), se succèdent sans répit. Nous passons du rire à l’épouvante, mais toujours dans un climat de profond humanisme. Soudain se déclenche une grève dénonçant l’arrivée de machines élévatrices dans le port de la ville roumaine. Elle ne va pas tarder à prendre de l’ampleur et à devenir incontrôlable. C’est ici qu’il me faut intervenir.

En 1932 commence le troisième et dernier cycle de la série, qui a pour nom « La vie d’Adrien Zograffi », sans conteste le plus sombre, le plus désenchanté, puisque faisant suite au retour de l’auteur d’U.R.S.S. Il s’ouvre sur le titre « La maison Thüringer », le plus balzacien des romans de ISTRATI. Dans ce roman est mise en scène une immense grève réprimée. Ce sont à peu près les mêmes images qu’il a en fait déjà dépeintes dans « Dans les docks de Braïla », trois ans plus tôt, qui peut donc être lu en partie comme une première version non aboutie, une sorte de brouillon de « La maison Thüringer », et c’est peut-être pourquoi (avançons nos théories en toute impunité !) il n’est pas apparu dans le cycle, considéré comme une sorte de doublon.

« Un mur, ce n’est qu’un mur, deux murs font une rue et une rue n’aboutit généralement qu’à d’autres murs, voilà l’espace que connaît l’ouvrier et qu’il méprise, avec raison ». ISTRAI s’indigne contre les conditions de travail de ceux qu’il considère comme ses égaux, ses frères de lutte, même s’ils l’agacent parfois par une certaine apathie. Comme à son habitude, ISTRATI attaque, ne tergiverse pas, son sang ne fait qu’un tour, c’est un homme entier fait d’acier trempé. Après avoir été présent sur plusieurs recueils de l’auteur, ce texte court est sorti seul en 2014 (réédité en janvier 2022) chez Sillage, cet éditeur qui décidément choisit souvent de grands textes du domaine public. Comme évoqué au début de cette bafouille, il fut pour moi une surprise ainsi qu’une grande joie de recroiser le visage et l’environnement de ce cher Adrien Zograffi.

« Mais je crois que l’ère de justice terrestre sera arrivée le jour où la majorité des hommes s’intéressera au sort de celui qui souffre ».

https://editions-sillage.fr/

 (Warren Bismuth)

mercredi 4 janvier 2023

Fédor DOSTOÏEVSKI « Le Bourg de Stépantchikovo et sa population »

 


Ce roman reste aujourd’hui l’un des plus méconnus de DOSTOÏEVSKI, il est temps de lui rendre justice.

« Le Bourg de Stépantchikovo et sa population » est singulier pour ne pas dire unique dans l’oeuvre de Fédor DOSTOÏEVSKI. Rédigé en 1859, soit quelques années après le retour du bagne de l’auteur, il est aussi antérieur à tous les grands romans fresques qui ont hissé DOSTOÏEVSKI au sommet de la littérature mondiale. D’ailleurs, est-ce vraiment un roman ? Car son atmosphère, piaillante et bruyante comme une grande partie de l’œuvre du russe, est éminemment théâtrale, entre théâtre de boulevard et drame sociétal. Farce grinçante en même temps que comédie de mœurs sadique, « Le Bourg de Stépantchikovo et sa population » est une sorte de petit chef d’oeuvre dans le style, découpé en deux parties distinctes.

Le narrateur Sergueï Alexandrovitch, 22 ans, est aussi le neveu de Iégor Illitch Rostanev, brave homme veuf et héritier du village de Stépantchikovo. Sergueï Alexandrovitch quitte St Pétersbourg et s’apprête à rejoindre son oncle lorsqu’il apprend qu’un certain Foma Fomitch Opiskine, être visiblement abject, est venu s’installer sur le domaine. Les rumeurs vont alors bon train, alors que le narrateur fait halte près du bourg avant son arrivée. Il tombe enfin dans les bras de son oncle et les discussions sont toujours axées autour de Foma Fomitch, personnage central mais que pourtant l’auteur ne montre en direct qu’à partir de la fin du premier tiers du livre.

L’oncle Iégor, homme effacé, timide, soumis, père de deux enfants, ne souhaite pas se remarier. Sa mère vit avec lui et elle est littéralement envoûtée par Foma Fomitch. Mais Foma Fomitch, homme tyrannique et acariâtre, est un jour humilié devant témoins. Une profonde animosité entre Iégor et Foma se met alors en place… Et le ton du récit change radicalement.

Mettant en scène de nombreuses séquences d’humiliations, préfigurant ainsi « Humiliés et offensés » rédigé deux ans plus tard, DOSTOÏEVSKI entache perpétuellement ses personnages de mauvaise foi. Gouailleurs, cancaniers, vils, belliqueux, ils représentent ce que la société russe connaît de pire. Tableau de portraits effrayants d’un monde à la dérive, entre satire et bouffonnerie, dépeignant des êtres lâches, pathétiques, faibles et manipulateurs, couards et n’hésitant pas à détester leur propre personne en public pour mieux attirer l’attention sur eux et faire pitié.

Mais ce qui porte d’une force prodigieuse ce roman de mœurs, c’est inévitablement le style et le rythme imposé par l’auteur. DOSTOÏEVSKI, plus que jamais ici, use de l’écriture orale, pour laquelle il possède un don certain, renforce l’aspect théâtral et grotesque. Il s’exprime comme le peuple, fait parler haut et fort ses personnages, leur donne une libre parole, leur laisse le crachoir dans un rythme endiablé. Et nous atteignons des sommets de littérature.

« Le Bourg de Stépantchikovo et sa population » est sans doute l’œuvre de DOSTOÏEVSKI la plus proche de l’univers de GOGOL (auteur qu’il admirait) : situations absurdes, héros pathétiques, scènes de pure bouffonnerie : « … il me déplut beaucoup, juste en passant la porte et en apercevant toute la société autour du samovar, de soudain me prendre le pied dans le tapis, de chanceler, et, en luttant pour ne pas tomber, de me retrouver soudain au milieu de la pièce. Honteux comme si, d’un coup, j’avais ruiné toute ma carrière, mon honneur et ma réputation, je restais là sans bouger, rouge comme une écrevisse et posant un regard absurde sur l’assemblée. Je mentionne cette aventure, complètement insignifiante en elle—même, uniquement parce qu’elle eut une influence extrême sur mon humeur pendant quasiment toute la journée et, donc, sur mes relations avec certains des personnages de mon récit ».

Ce roman follement cynique pourrait paraître presque improvisé tant il « part dans tous les sens ». Pourtant il me paraît élaboré jusqu’au moindre détail. Je ne parviens pas à imaginer que l’arrivée du personnage principal se situe par hasard exactement au premier tiers de l’histoire, et son humiliation au milieu, quasi à la page près. Au fil de l’histoire, le ton s’assombrit, le climat plonge dans une tension noire, devient l’un de ces textes que l’on pourrait appeler « à la Dostoïevski », tout en gardant son aspect théâtral, mais devenant malséant, nous obligeant à suivre avec horreur les scènes les plus choquantes.

Et puis il y a la cerise sur le gâteau, cette traduction incroyable de André MARKOWICZ, qui a opté pour la traduction dans la tradition : tout traduire, les redites comme les hésitations, qui sont comme une signature chez DOSTOÏEVSKI : « Quarante ans que je vis, et, jusqu’à présent, jusqu’au moment où je t’ai connu, je m’étais toujours dit que j’étais, bon, un homme… enfin, et tout ça, quoi, comme il faut. Et je ne remarquais même pas que j’étais plus pécheur que le bouc, un égoïste de première grandeur, que je n’avais fait que du mal, je m’étonne encore que la terre me supporte ! ». Car tout DOSTOÏEVSKI est dans ces longs dialogues, monologues parfois, le génie se cache dans ces tirades folles, qui sont un feu d’artifice en même temps qu’une déchirure pathétique des protagonistes.

Peut-être mieux que quiconque, DOSTOÏEVSKI avait vu les travers, jusqu’au moindre détail, de ses contemporains, ici il l‘exprime dans un livre hybride : entre théâtre et roman, drame profond et comédie hilarante et jubilatoire, entre légèreté et tragédie. Ce texte est un chaînon évident entre les deux DOSTOÏEVSKI distincts, celui d’avant le bagne, celui d’après. Il n’est pas encore mystique, pas encore « halluciné », et il est évident qu’il prend un immense plaisir à écrire cette histoire, lui que d’habitude on sent tiraillé, torturé par la moindre idée qu’il a à mettre en scène. Ici il se lâche, il se déploie, il fait œuvre de liberté, il s’amuse comme un gosse. Ce roman mériterait une reconnaissance égale aux principaux chefs d’oeuvre de l’auteur, il n’a rien à leur envier, malgré un ton à l’opposé de ses grandes fresques, en tout cas dans la première moitié du roman. Pourtant, il fut fort mal accueilli lors de sa parution, DOSTOÏEVSKI ayant soit disant perdu son génie, le bagne l’ayant transformé et rendu médiocre. Personnellement, je vois dans ce roman une vraie passerelle entre ses œuvres passées et futures (en gros l’avant et l’après bagne).

« Le Bourg de Stépantchikovo et sa population » se doit d’être lu dans une traduction de MARKOWICZ pour prendre toute sa force. D’ailleurs, il y a longtemps, j’avais lu ce texte dans une autre traduction, l’avait apprécié, mais pas à sa juste valeur. Ici il colle au plus près du style, de la réalité de DOSTOÏEVSKI. Je place ce roman très haut dans son oeuvre, dans le peloton de tête. Pourtant il n’est jamais cité nulle part en référence, est même considéré comme une œuvre ratée et mineure, permettez-moi d’y entrevoir une certaine injustice, ou bien mes goûts sont d’une subjectivité aveugle. Mais ce qui me met en rage, c’est qu’il me fut offert par l’un des plus grands amis que j’ai sur Terre (pensez donc, 36 années d’amitié indéfectible !), et que la couverture du livre en question est introuvable sur cette satanée toile, il me faut donc me rendre à l’évidence et partager un visuel qui n’a rien à voir avec celui que je possède, à mon grand désarroi. Pause.

 (Warren Bismuth)