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dimanche 25 février 2024

C.F. RAMUZ « Farinet ou la fausse monnaie »

 


Les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores de Moka et Fanny nous proposent pour ce mois un thème simple, souple et vaste : « Pile francophone ». Il s’agit pour chaque participant de sortir de sa pile un auteur de langue mais non de nationalité française. Pour Des Livres Rances, c’est du côté de la Suisse que le défi fut relevé.

C.F. RAMUZ (1878-1947) est un auteur prolifique suisse romand, considéré aujourd’hui comme le plus grand de l’Histoire littéraire de ce petit pays (et accessoirement adoubé par Jacques CHESSEX, autre pointure des lettres suisses). Son prénom est Charles Ferdinand (prénoms de ses deux frères morts avant sa naissance), mais il le rejette par la suite, le trouvant trop archiducal, pour en adopter les initiales de C.F. Auteur vaudois, il restitue dans une partie son œuvre la vie rurale de son canton ainsi que de ceux proches. Ici l’action se déroule dans le canton du Valais, jouxtant celui de Vaud. Maurice Farinet est un jeune homme de 28 ans (puis de 27 ans ensuite, une erreur de texte). Homme indépendant, il a profité des bons soins et conseils prodigués jadis par un certain monsieur Sage pour savoir où découvrir de l’or dans la région et comment le faire fructifier.

Farinet, fils de contrebandier (décédé) se lance dans la fausse monnaie, alliage d’or et d’argent. Arrêté, il est jugé puis emprisonné mais s’échappe. Dehors, il hume le paysage, la montagne, la liberté. En visite chez son frère, il est mal reçu et s’en retourne sur les chemins. Il part se réfugier dans la montagne, fuyant les gendarmes et le gouvernement qui le recherchent. Il s’organise afin de vivre simplement, avec le minimum. Les villageois qui tout d’abord ont de fréquentes nouvelles s’inquiètent de soudain ne plus en avoir. Farinet est un être respecté par les siens. D’une mentalité libre, il provoque l’envie. De plus, il doit être riche. Aussi, sa disparition suscite bien des échos dans la vallée valaisanne. Mais les autorités semblent avoir relâché leurs recherches, l’espoir demeure…

Écrit en 1932, « Farinet ou la fausse monnaie » est typique du style littéraire de RAMUZ, qui peut rebuter. Peu académique, entre rythme haché, parler rural et poésie, va-et-vient entre récit au présent et au passé dans les mêmes phrases, il déconcerte vivement (« Il riait dans sa barbe, sans trop rire, ni trop le montrer, pendant qu’il se tournait avec sa barbe vers le sergent »). RAMUZ fut sans conteste une influence majeure de GIONO (on peut y déceler aussi quelques pincées de ce qu’écrira PAGNOL plus tard), on y retrouve cet amour pour la description des paysages, de la nature et des gestes du quotidien du monde rural. Roman en partie romantique (avec une double histoire d’amour, de loin les pages les moins réussies du récit), il est surtout un hommage aux paysans, au travail de la terre, ainsi qu’un ode à la simplicité par son personnage central, ce Farinet, un brin anarchiste, débarrassé de toute contrainte matérielle.

Roman haletant, prenant soudainement une tournure politique, « Farinet ou la fausse monnaie » est un texte humaniste autant que tragique. RAMUZ a su doser l’intime dans le général, le politique dans le terroir. Car il ne peut être admis que l’auteur soit placé dans la catégorie d’écrivains du terroir. Une certaine philosophie de vie libertaire plane sur le récit, le style est lui-même en quelque sorte libertaire, s’étant affranchi des règles de la littérature.

Concernant ce Farinet, non seulement il a réellement existé, mais il fut localement connu vers 1880 pour sa création de fausse monnaie. RAMUZ lui rend ici hommage, le reprenant à son compte pour en faire un héros tragique, à la fois individualiste et partageur, une sorte de Robin des bois helvétique. Il peut rappeler par certains aspects « Le déserteur » de GIONO par son fond, même si les deux écrivains n’abordaient pas du tout leur travail avec le même style. Similarité dans la structure, dans l’atmosphère, mais pas sur la forme. Ce roman peut être une occasion rêvée de découvrir l’œuvre de RAMUZ, qui a publié également de nombreux poèmes ainsi que des essais. Il reste une figure majeure de la littérature en Suisse, même si son influence et jusqu’à son souvenir semblent avoir en partie avoir disparu dans les autres pays francophones.

 (Warren Bismuth)



mercredi 21 février 2024

Maxime GORKI « Les vagabonds »

 


S’agissant de littérature russe, il est parfois peu aisé d’être en mesure de dater des écrits et de surcroît dresser une bibliographie à peu près correcte d’un auteur pourtant célèbre. C’est le cas pour GORKI : la liste de ses nouvelles semble un vrai casse-tête à dénicher (si vous la possédez, faites signe !), quant aux dates de rédaction, n’en parlons pas. Ces quatre longues nouvelles pourraient bien avoir été écrites au début du XXe siècle (mais ce pourrait être aussi à la fin du XIXe), et un thème principal les relie, une figure : le vagabond.

« Malva » met en scène un fils qui n’a pas revu son père depuis cinq ans. Il va lui rendre visite en compagnie de sa maîtresse tandis qu’un vagabond surgit et qu’un triangle amoureux se forme. Misère des petites gens russes sur fond de romantisme très XIXe siècle, cette nouvelle d’aspect classique use des images caractéristiques de la romance. C’est pour mieux laisser à la place à « Konovalov », une nouvelle exemplaire et fascinante. Dès le début on sait que le personnage central est retrouvé pendu. C’est un de ses amis qui dresse le parcours de cet homme à qui il a lu de si nombreux extraits de romans à voix haute. Konovalov, cet ivrogne errant curieux de tout, qui va faire basculer la vie du narrateur. « En lui commençait à parler l’instinct du nomade, son éternel désir de liberté sur lequel on empiétait ». Nouvelle exemplaire et émouvante sur l’amitié et le refus de parvenir, sur l’honnêteté, le sens de la vie, elle est très impressionnante par sa force, sa puissance. Elle nous fait subitement comprendre pourquoi plus tard Panaït ISTRATI fut désigné comme « Gorki des Balkans ».

Ivrogne l’est aussi chez « Tchelkache », héros de la troisième nouvelle. Voleur également. Au gré des interrogations et rencontres de son personnage, GORKI compose une nouvelle interrogeant la valeur du travail et le rôle de l’argent dans la société, du matérialisme. Nouvelle puissante qui brandit à bout de bras le mot « Liberté ». La dernière nouvelle, « Mon compagnon », la plus brève, est en partie maritime et se dessine en dialogue entre un ancien prince et un sans-le-sou, qui finissent par sympathiser malgré une certaine hostilité au départ du récit. Cette nouvelle est un hommage appuyé à l’entraide, à l’humanisme, à l’altruisme.

Les trois premières de ces quatre nouvelles pourraient aujourd’hui être rangées dans la catégorie « novellas » tant elles sont riches et amples, longues aussi. Elles mettent en scène plus que de simples vagabonds paumés, mais bien de véritables révoltés porteurs d’un idéal de vie utopiste et débarrassé de tout superflu. C’est peut-être ce qu’il faut lire de Gorki en priorité pour bien comprendre ce qu’il fut dans sa jeunesse, ces nouvelles étant en partie autobiographiques. Le problème est que, bien qu’ayant été abondamment rééditées en France dans la première partie du XXe siècle, elles le furent pour la dernière fois, si mes informations son correctes, en 1991, autant dire un bail. Je vous invite à les chiner, ainsi vous serez au cœur de la raison qui a amené GORKI à écrire, à devenir le porte-parole des sans-voix.

La traduction est signée Ivan STRANNIK. J’ai personnellement lu ce recueil dans une vieille édition de 1966. La même année et chez le même éditeur, parut un autre recueil de nouvelles, « En prison ». Il reprend la figure du vagabond, mais se fait bien plus varié quant à la palette des sujets traités par GORKI. Onze nouvelles plutôt courtes y sont proposées. Si vous avez l’occasion, arrêtez-vous sur la dernière nouvelle, « Par une nuit de tempête », où des personnages créés puis tués par GORKI dans ses fictions, viennent demander des comptes à l’auteur alors en pleine crise. Nouvelle d’une force monumentale.

 (Warren Bismuth)

dimanche 18 février 2024

Fernando PESSOA « Le marin »

 


PESSOA a lui-même sous-titré cette très brève pièce de théâtre « Drame statique en un tableau ». En bref : ne venez pas vous perdre ici si vous souhaitez de l’action. « Le marin » présente trois veilleuses dans la pièce ronde d’un château au bord de la mer, en son centre un cercueil. Les veilleuses sont assises et échangent. « Parlons, si vous voulez, d’un passé que nous n’aurions pas eu ». Et tout PESSOA est là. Réflexions métaphysiques à la lisière de l’absurde dans un temps suspendu (le décor ne comporte d’ailleurs aucune horloge).

« Le marin » est un voyage immobile, l’un de ces voyages chers à PESSOA. L’une des veilleuses préfère le nommer « Aventure intérieure » tandis qu’elles discutent de leur enfance, surtout de celle qui n’eut pas lieu. Et cette scène saugrenue, où les trois femmes parlent tant et plus pour dire qu’elles devraient se taire.

« Il fait toujours loin dans mon âme », nouvelle évocation du voyage immobile, où l’âme quitte le corps. La deuxième veilleuse évoque alors un rêve dans lequel elle a vu un marin, les deux autres l’encouragent à persévérer dans son récit alors que le jour va bientôt se lever. En quelques dizaines de pages seulement, PESSOA enchante et bouleverse.

Un texte vide, sans aucun mouvement, dans lequel rien ne se passe. Et pourtant le génie de PESSOA, pour habiller ce « rien », en faire un poème épique théâtral et polyphonique. Il fut rédigé les 11 et 12 octobre 1913 (reprit d’un manuscrit antérieur serait plus juste), six mois avant « l’illumination » du « Gardeur de troupeaux » (durant laquelle PESSOA raconte avoir quitté son corps et composé frénétiquement, debout pendant des heures, sans aucun contrôle, son recueil). « Le marin parut tout d’abord dans la revue Orpheu en 1915. Nous devons la présente traduction à Bernard SESÉ, la préface très éclairante étant signée Augusto SEABRA. Il n’est pas aisé d’avoir accès au théâtre de PESSOA, écrasé par ses poèmes ou « Le livre de l’intranquillité ». Pourtant, il est égal au reste de l’œuvre, il est à découvrir. Ici ce sont les éditions José Corti qui sont à la manœuvre, dans une publication bilingue de toute beauté, réédition de 2007.

https://www.jose-corti.fr/

 (Warren Bismuth)

mercredi 14 février 2024

Svetlana PETRIÏTCHOUK « Finist, le clair faucon »

 


Pour cette brève pièce de théâtre de 2018, l’autrice russe Svetlana PETRIÏTCHOUK a collecté sur Internet des témoignages de femmes russes ayant rejoint le djihad islamique. Ce sont celles qu’elle nomme les Mariouchkas, en référence à un conte russe, conte que parallèlement elle adapte ici pour les besoins de son propos.

Ces femmes anonymes cherchent en priorité la sécurité qu’elles ne ressentent pas en Russie, ainsi que le grand Amour. C’est par le biais des réseaux sociaux qu’elles entrent en communication avec des hommes. Mais ils sont liés à Daech, et leur font miroiter un avenir radieux. Une fois embrigadées, ces femmes sont fières de porter le hidjab et de participer à une refonte de la société. Ce qu’elles ignorent, c’est qu’elles ont quitté un monde ultra-patriarcal pour un autre tout aussi radical. Les modes de passages aux frontières jusqu’en Syrie sont ici abordés par les témoins elles-mêmes

En italiques, des tutoriels truffés d’humour pour devenir une bonne pratiquante, une vraie femme au foyer, soumise et obéissante aux traditions ancestrales. Nous suivons ces femmes sans identité dans leurs pérégrinations, leurs errances, comme dans leurs procès suite à leur capture par les autorités russes. Retour au pays. Saint Augustin s’invite au tribunal.

Ce livre est en quelque sorte découpé en trois parties. La première, qui est presque une introduction à l’action, en est la préface, magistrale, signée Elena GORDIENKO. La deuxième est la pièce de théâtre proprement dite, la troisième, dite « annexes », représentant des compléments de la compagnie théâtrale Soso Daughters « basée sur la transcription de la représentation captée le 31 janvier 2021 à Moscou », et issu là encore d’un travail de recherches de témoignages sur la Toile, et qui réserve quelques surprises.

La préface est une mine d’informations. Entre autres, elle nous apprend les faits suivants : suite à la pièce « Finist, le clair faucon », l’autrice Svetlana PETRIÏTCHOUK ainsi que la metteuse en scène Jénia BERKOVITCH, furent arrêtées puis incarcérées à Moscou en mai 2023 pour apologie du terrorisme par le régime de Vladimir POUTINE, après avoir pourtant reçu un prix prestigieux, Le Masque d’Or, pour les meilleurs costumes et… le meilleur travail dramaturgique ! À ce jour les deux femmes se trouvent toujours en détention provisoire. Je vous joins un article récent de l’affaire paru dans la presse, et signée de la préfacière du présent volume :

https://desk-russie.eu/2024/02/10/des-femmes-prises-au-piege.html

En outre, on peut lire la note suivante dans la même préface : « C’est la première fois, en Russie post-soviétique, que des artistes de théâtre sont mis en cause dans une affaire pénale pour leur œuvre elle-même, et non pas sous d’autres prétextes », c’est dire la gravité des faits. Svetlana PETRIÏTCHOUK est issue du théâtre moscovite Teatr.doc connu pour son engagement au sein de la vie culturelle russe. Cette pièce lucide et politique est à lire, d’autant qu’elle pourrait avoir des conséquences inattendues, et qu’un soutien à de telles artistes s’avère nécessaire contre la Russie actuelle et contre l’injustice en vue de leur libération.

Ce précieux témoignage vient enfin d’être publié aux éditions L’espace d’un Instant en ce début d’année 2024. Terrifiant et édifiant. Des suites dramatiques sont à craindre, il est urgent de se mobiliser, la sévérité déjà reconnue du régime est encore à redouter. Cette pièce (et ses conséquences) serait peut-être passée sous mes radars si L’espace d’un Instant ne s’était pas dressé sur mon passage. Merci encore. Et toujours. J’allais oublier : la pièce est traduite par Antoine NICOLLE et Alexis VADROT, qui nous ont permis de découvrir cette oeuvre forte.

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

dimanche 11 février 2024

Joël VERNET « journal d’un contemplateur »

 


Fort de plus de 50 livres, Joël VERNET est une plume qui compte dans la poésie française contemporaine. Arpenteur infatigable des terres du monde entier, il n’a cassé d’écrire. Ce nouveau texte frappe par son style. De la poésie en prose qui largue les amarres pour une déambulation sensorielle. Cette lecture attise tous les sens, peut-être parce qu’elle tourne le dos à la cité, côtoie le monde rural.

Joël VERNET marche inlassablement, use les chemins, crée des ornières de réflexion, avive la force de la nostalgie, qu’il ne faut pas voir comme une fatalité ni une tare. L’auteur se fait complice avec un tilleul, se remémore son enfance silencieuse quelque part dans une montagne auvergnate, observant et écoutant la nature. Car c’est bien elle qui l’a sculpté, c’est grâce à elle qu’il a su « tenir ».

Ce texte est une ode aux arbres, aux ruisseaux, aux rivières, aux animaux sauvages. « Souvent, je revis dans les yeux des bêtes quand je lis ma silhouette simplement de passage sur leurs pupilles ouvertes. Quand je pénètre dans les sous-bois, protégé par les feuillages, qu’une faible lumière tombe des faîtes sur les lichens, sur les mousses, sur mon pas, qu’un bas murmure m’indique qu’ici la vie est loyale, sereine, simple. Parfois on ne voudrait plus jamais sortir de la forêt. Y demeurer, y vivre, être dans la belle respiration de chaque instant ». Car VERNET abandonne le monde, ponctuellement, pour rejoindre le sauvage.

Larguer les amarres, de manière plus prosaïque, c’est aussi aller tester les sensations, les émotions en mer, cette envie, ce besoin d’une île. Loin de tout, de l’homme et de ses croyances. Car Joël VERNET a depuis longtemps laissé Dieu de côté, comprenant l’engouement mais ne le partageant pas. C’est alors que les souvenirs du poète se réactivent en tous sens, évocations des nombreux vagabondages sur plusieurs continents. Car VERNET a voyagé, beaucoup, souvent et (presque) partout. « Qui vit ainsi dans un jardin s’est retiré des mornes combats, se vouant tout entier à la lumière profonde de chaque instant. Cette solitude est la sienne, bien plus proche d’une grâce que d’un renoncement ».

Images qui détonnent : « Les morts sont les oiseaux de l’avenir », tandis que l’auteur tisse le portrait d’une vieille dame qui n’est pas sans rappeler « La » Jeanne de Georges BRASSENS. Les vieilles dames, c’est le souvenir du patois, d’une langue, d’une culture, aujourd’hui disparue. Le souvenir c’est aussi celui des ancêtres, qu’ils ont transmis, le Mont-Mouchet, haut lieu de la Résistance française, où ils furent actifs. Et le poète marche, toujours. Sauf quand il lit : « J’ai noyé mes yeux dans la lecture. La lecture fut mon activité numéro un. Les fous de travail vous diront que c’est un passe-temps de paresseux. Je fus donc ce paresseux et continue de l’être ». Dernières images : un cimetière des îles Solovki où se dessine la silhouette de la Mère. Grand texte où chaque phrase, chaque vision est une rencontre, comme un don. Paru en 2023 aux éditions Fata Morgana, il met en éveil tant de sensations qu’il serait difficile de les résumer ici.

http://www.fatamorgana.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 4 février 2024

Annie ERNAUX « La honte »

 


1952, Normandie. Annie ERNAUX a 12 ans lorsque son père agresse sa mère sous le toit familial, sans aucun témoin extérieur. En 1996 c’est la première fois que l’autrice confie cette scène de ses souvenirs, hantant sa mémoire. « Il me semble avoir attendu pendant des mois, peut-être des années, le retour de la scène, certaine qu’elle se reproduirait ». À partir de ce fait divers, elle déroule son texte, hybride, comme un instantané de cette année-là (que Claude FRANÇOIS a chanté, mais pour 1962).

Un silence assourdissant a suivi la violence du père. La mère, chrétienne, a-t-elle pardonné malgré son esprit autoritaire et dominant ? Et l’Affaire Dominici qui fait son apparition dans les pages, pourquoi ? Car rien n’est gratuit ni anodin dans un texte de l’autrice. L’adulte Annie ERNAUX épluche les journaux de ses 12 ans, ceux de Paris-Normandie de 1952, pour retrouver des repères, des saveurs, parcourir comme à nouveau en direct les sensations, les odeurs et les bruits de cette année. Dans son style froid, expéditif, reconnaissable dans son extrême distanciation des faits, ERNAUX se remémore son enseignement catholique, autoritaire lui aussi, dans une école privée. Elle n’a alors aucun ami, gravite entre famille et établissement scolaire, en somme entre religion et religion.

Ce souvenir, entre parenthèses, comme un élément qui surgit presque accidentellement de la mémoire : « Je ne peux empêcher qu’en 1952 je croyais vivre en état de péché mortel depuis ma première communion, parce que j’avais, du bout de la langue, délité l’hostie qui s’était collée au palais, avant de parvenir à l’avaler. J’étais sûre d’avoir détruit et profané ce qui était alors pour moi le corps de Dieu. La religion était la forme de mon existence. Croire et l’obligation de croire ne se distinguaient pas ».

Le père, effacé, pas assez croyant, écrasé par l’image toute puissante de la mère. « Dépourvu des signes d’une véritable religion, donc du désir de s’élever, mon père ne fait pas la loi ». Et à côté, la découverte de la vie pour la fille Annie, le combat pour aller voir, aller imaginer un peu plus loin que les quatre murs de l’antre familial, eux qui renferme encore l’agression du père.

ERNAUX déploie son texte, comme toujours il démarre de manière intimiste et presque égoïste, pour aller rejoindre le global, l’histoire nationale comme internationale. Et cette honte qui ne cesse de s’inviter dans les pensées : « Le pire dans la honte, c’est qu’on croit être seul à la ressentir ».

Ce roman aurait pu s’appeler « Été 52 » mais il eut sonné trop « Durassien ». Il est une pierre imposante de l’œuvre de Annie ERNAUX, il est typique du style, du scénario de l’autrice, bref, percutant, avançant des images qui laissent un goût au palais. Car ce que ERNAUX raconte, c’est aussi un monde enfoui, enseveli, qui n’existera plus, et par ses mots elle parvient pourtant à nous y replonger l’espace d’une scène, forte, par ses décors ou ses portraits, ses photographies racontées. Elle nous fait revivre l’instant. Dans ses moindres détails, activant tous les sens. « La honte » est un réel pilier de l’œuvre de l’autrice, il est à lire lentement pour bien y enregistrer les moments gravés.

 (Warren Bismuth)