Je me trouve présentement avec un bien
charmant bâton merdeux entre les mains pour rédiger cette chronique. En effet,
dire que ce roman de Boris PILNIAK est original serait faire preuve d’un
euphémisme exacerbé. Disons-le tout de suite, je ne suis pas certain d’avoir
bien compris ce que l’auteur décrit. Le savait-il lui-même ? Mais cela
suffit, détaillons les faits. Le livre écrit en 1920 évoque la nouvelle Russie
post révolutionnaire, tout juste née et déjà malade, plus précisément cette
année nue de 1919. Ici pas de personnages principaux, mais des tas de figures
se croisant, de tous bords, de toutes obédiences. En toile de fond, la famine,
la misère, un pays reconstruit à partir de bouts de ficelles, qui avance à
l’aveuglette. Cette espèce d’immense épopée se passe en grande partie dans les
steppes d’une Russie rurale près de l’Asie. On s’y suicide en masse, on avorte
à gogo, on picole, les fêtes ressemblent à une caricature grotesque d’un peuple
heureux, des orgies païennes et mémorables. Heureux, ce peuple l’est pourtant
dans les champs, décidé à ne plus rien posséder, tout laisser à la
collectivité, à la communauté. Mais rien que la structure narrative est complexe,
alternant le présent avec un passé ancestral garni de rites, de coutumes, de
légendes. Les chapitres sont bizarrement découpés, on peut y lire des chansons
populaires, des extraits de bouquins, d’affiches, les nombreux personnages
présents sont effacés, comme inexistants. Sur ce point je dirais que l’auteur a
voulu pointer le mal que fait cette Russie bolchevique, en annihilant l’humain
en tant qu’individu. Ce roman me paraît expérimental dans son tronçonnement,
les anecdotes très variées survenant comme un cheveu sur la soupe. Il serait
même plausible que des parties aient été écrites comme des cadavres exquis. Ce
dont on est sûrs, c’est qu’il s’agit d’un puzzle de l’auteur. En effet, ce
roman est tissé à partir de nouvelles et autres écrits de PILNIAK avant 1920.
Détricoté aussi. Car lorsque l’auteur se lance par exemple sur la piste des
« Verts », ces contestataires individualistes qui refusant toute
obéissance, se terrent dans les bois pour y vivre, c’est pour mieux les
abandonner ensuite, sans que l’on sache vraiment ce qu’il advient d’eux. Il en
est de même pour les groupuscules anarchistes plus ou moins organisés. Ils
échouent, mais dans un brouillard opaque. L’horloge omniprésente (peut-être le
personnage le plus important du récit) égrène les heures, les minutes. Le
folklore russe est très représenté et nous permet de connaître un peu plus la
vie jadis dans ces régions rudes, reculées et glaciales. On y parle magie
noire. Et on en vient au grand questionnement : et si ce livre
complètement morcelé était un chef d’œuvre ? Morcelé, comme la Russie de
1919, éparpillé tout comme elle. Souvenez-vous des bouts de ficelle évoqués
plus haut dans cette chronique, le livre semble lui-même avoir été écrit de
cette façon, avec des bouts de chandelles, sur des ruines, accouchant d’une
fresque présentée en puzzle, comme l’est cette Russie dynamitée, qui comme le
récit, fait du neuf avec du vieux. PILNIAK appelle les bolcheviks « Les
hommes en vestes de cuir ». La cruauté s’immisçant partout, STALINE
lui-même reprendra cette expression dans ses discours. Précisons que PILNIAK
était anarchiste, férocement opposé au bolchevisme. On se demande si dans ce
livre se cachent des pensées subliminales, si la structure même n’est pas là
rien que pour brouiller les pistes. Car en plus de ce patchwork sans nom,
concernant les noms des personnages justement, PILNIAK s’amuse à en prénommer
deux de la même façon, mais parfois sans rajouter le patronyme, ce qui nous
fait douter de l’identité de l’interlocuteur. Cette « Année nue »
pourrait être classée du côté des dystopies, mais elle est trop décalée pour
ceci. Elle n’est pas complètement historique, car bien que le fond le soit
franchement la forme déroute, elle est par ailleurs en tout point novatrice (un
grand bravo aux traducteurs et éditeurs pour les nombreuses notes nous
éclairant). Peut-être qu’en fin de compte on y trouve ce que l’on veut bien y
trouver et que ce « truc » hybride peut être compris de différentes
façons. Il est considéré comme le tout premier roman dénonçant le bolchevisme,
d’où sa valeur historique. Quoi qu’il en soit, GORKI va tirer sur PILNIAK à
boulets rouges, un PILNIAK au centre de la scène devenant un paria et accusé de
trotskysme. Il est fusillé en 1938. La traduction de ce présent livre date de
1926 mais elle a été remaniée en 1998, car la version précédente avait entre
autres passé à la trappe le dernier chapitre et la conclusion ! Une
superbe postface de Dany SAVELLI accompagne cet ebook (le bouquin s’achète
aussi en version papier mais j’en ignore les traductions et s’ils sont ou non amputés),
c’est la BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE qui a eu la très bonne idée de l’éditer en
2016 en version numérique et de le vendre pour une bouchée de pain. Si vous
décidez de vous attaquer à ce livre, n’y allez pas au trot, les mains dans les
poches et en sifflotant, vous pourriez changer de mélodie après seulement
quelques pages, constatant que vous ne contrôlez plus une monture qu’il vous
faudra pourtant ménager pour parvenir au terme de cette tumultueuse aventure.
(Warren
Bismuth)