mercredi 27 décembre 2017

THÉÂTRE ASHTAR « Les monologues de Gaza »


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Ces monologues sont au nombre de trente-trois, brefs, vifs, parfois inattendus, d'une longueur d'une à 3 pages. Trente-trois témoignages percutants de jeunes habitant.e.s de Gaza au lendemain de raids israéliens pilonnant durant 3 semaines la bande de Gaza entre fin 2008 et début 2009. Ce qui frappe c'est que la plupart de ces jeunes adultes voyaient, avant les bombardements, Gaza comme le paradis sur terre. Un basculement s'opère dès les premiers assauts, peur, sentiment permanent d'insécurité, odeur de mort, de poudre, cadavres, ruines, subsistance au jour le jour. Les bombes ne tombent jamais bien loin, les témoignages en font foi, souvent les obus tombent sur la maison d'à côté, anéantissant les voisins, qui sont parfois de la famille. En quelques semaines un carnage, une vie sereine s'éteint, une autre prend forme, périlleuse, angoissée. Comme il est précisé en note de fin du présent volume « L'attaque israélienne sur la bande de Gaza, du 27 décembre 2008 au 18 janvier 2009, conduit à la mort de 1380 palestiniens, parmi lesquels 431 enfants. On estime à 100000 le nombre de personnes déplacées. Maisons, écoles, hôpitaux, lieux de culte et centres culturels sont détruits ». Ces destructions, nos trente-trois témoins en parlent, avec pudeur, humour parfois, malgré les séquelles, les plaies ouvertes, physiques ou psychologiques. « Les gens de Gaza disent que la mer lave de tous les soucis, mais moi mes soucis sont plus grands que la mer. Parce que, la dernière fois que j'étais au bord de la mer, j'étais avec mon ami. On a nagé, rigolé, on s'est bien amusés… Mais maintenant je n'arrive plus à aller à la mer ». Trente-trois courtes tranches de vies résonnant comme un couperet, une saignée sur une destinée, trente-trois témoignages mis en scène pour une pièce de théâtre sans dialogues, traduite en 14 langues, jouée depuis sa création par 1700 jeunes jusqu’en 2013, le chiffre a dû grimper depuis. Ce THÉÂTRE ASHTAR existe depuis 1991, basé à Ramallah, Cisjordanie, et invite de jeunes palestiniens à s'exprimer pour faire partager leurs expériences, leurs traumatismes de guerre, et dire que tout n'est pas perdu, même si la paix revenue n'est que relative, dérisoire, et pue encore la mort à plein nez. « Voilà où en sont Gaza et ses rêves : notre souhait le plus cher est devenu de mourir d'une belle mort, et non de vivre une belle vie ». C'est une leçon de résistance, d'espoir. La version papier de cette pièce originale est parue en 2013 aux Éditions L'ESPACE D'UN INSTANT.

(Warren Bismuth)

samedi 23 décembre 2017

Boris PILNIAK « L’année nue »


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Je me trouve présentement avec un bien charmant bâton merdeux entre les mains pour rédiger cette chronique. En effet, dire que ce roman de Boris PILNIAK est original serait faire preuve d’un euphémisme exacerbé. Disons-le tout de suite, je ne suis pas certain d’avoir bien compris ce que l’auteur décrit. Le savait-il lui-même ? Mais cela suffit, détaillons les faits. Le livre écrit en 1920 évoque la nouvelle Russie post révolutionnaire, tout juste née et déjà malade, plus précisément cette année nue de 1919. Ici pas de personnages principaux, mais des tas de figures se croisant, de tous bords, de toutes obédiences. En toile de fond, la famine, la misère, un pays reconstruit à partir de bouts de ficelles, qui avance à l’aveuglette. Cette espèce d’immense épopée se passe en grande partie dans les steppes d’une Russie rurale près de l’Asie. On s’y suicide en masse, on avorte à gogo, on picole, les fêtes ressemblent à une caricature grotesque d’un peuple heureux, des orgies païennes et mémorables. Heureux, ce peuple l’est pourtant dans les champs, décidé à ne plus rien posséder, tout laisser à la collectivité, à la communauté. Mais rien que la structure narrative est complexe, alternant le présent avec un passé ancestral garni de rites, de coutumes, de légendes. Les chapitres sont bizarrement découpés, on peut y lire des chansons populaires, des extraits de bouquins, d’affiches, les nombreux personnages présents sont effacés, comme inexistants. Sur ce point je dirais que l’auteur a voulu pointer le mal que fait cette Russie bolchevique, en annihilant l’humain en tant qu’individu. Ce roman me paraît expérimental dans son tronçonnement, les anecdotes très variées survenant comme un cheveu sur la soupe. Il serait même plausible que des parties aient été écrites comme des cadavres exquis. Ce dont on est sûrs, c’est qu’il s’agit d’un puzzle de l’auteur. En effet, ce roman est tissé à partir de nouvelles et autres écrits de PILNIAK avant 1920. Détricoté aussi. Car lorsque l’auteur se lance par exemple sur la piste des « Verts », ces contestataires individualistes qui refusant toute obéissance, se terrent dans les bois pour y vivre, c’est pour mieux les abandonner ensuite, sans que l’on sache vraiment ce qu’il advient d’eux. Il en est de même pour les groupuscules anarchistes plus ou moins organisés. Ils échouent, mais dans un brouillard opaque. L’horloge omniprésente (peut-être le personnage le plus important du récit) égrène les heures, les minutes. Le folklore russe est très représenté et nous permet de connaître un peu plus la vie jadis dans ces régions rudes, reculées et glaciales. On y parle magie noire. Et on en vient au grand questionnement : et si ce livre complètement morcelé était un chef d’œuvre ? Morcelé, comme la Russie de 1919, éparpillé tout comme elle. Souvenez-vous des bouts de ficelle évoqués plus haut dans cette chronique, le livre semble lui-même avoir été écrit de cette façon, avec des bouts de chandelles, sur des ruines, accouchant d’une fresque présentée en puzzle, comme l’est cette Russie dynamitée, qui comme le récit, fait du neuf avec du vieux. PILNIAK appelle les bolcheviks « Les hommes en vestes de cuir ». La cruauté s’immisçant partout, STALINE lui-même reprendra cette expression dans ses discours. Précisons que PILNIAK était anarchiste, férocement opposé au bolchevisme. On se demande si dans ce livre se cachent des pensées subliminales, si la structure même n’est pas là rien que pour brouiller les pistes. Car en plus de ce patchwork sans nom, concernant les noms des personnages justement, PILNIAK s’amuse à en prénommer deux de la même façon, mais parfois sans rajouter le patronyme, ce qui nous fait douter de l’identité de l’interlocuteur. Cette « Année nue » pourrait être classée du côté des dystopies, mais elle est trop décalée pour ceci. Elle n’est pas complètement historique, car bien que le fond le soit franchement la forme déroute, elle est par ailleurs en tout point novatrice (un grand bravo aux traducteurs et éditeurs pour les nombreuses notes nous éclairant). Peut-être qu’en fin de compte on y trouve ce que l’on veut bien y trouver et que ce « truc » hybride peut être compris de différentes façons. Il est considéré comme le tout premier roman dénonçant le bolchevisme, d’où sa valeur historique. Quoi qu’il en soit, GORKI va tirer sur PILNIAK à boulets rouges, un PILNIAK au centre de la scène devenant un paria et accusé de trotskysme. Il est fusillé en 1938. La traduction de ce présent livre date de 1926 mais elle a été remaniée en 1998, car la version précédente avait entre autres passé à la trappe le dernier chapitre et la conclusion ! Une superbe postface de Dany SAVELLI accompagne cet ebook (le bouquin s’achète aussi en version papier mais j’en ignore les traductions et s’ils sont ou non amputés), c’est la BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE qui a eu la très bonne idée de l’éditer en 2016 en version numérique et de le vendre pour une bouchée de pain. Si vous décidez de vous attaquer à ce livre, n’y allez pas au trot, les mains dans les poches et en sifflotant, vous pourriez changer de mélodie après seulement quelques pages, constatant que vous ne contrôlez plus une monture qu’il vous faudra pourtant ménager pour parvenir au terme de cette tumultueuse aventure.

(Warren Bismuth)

vendredi 22 décembre 2017

Leonid ANDREIEV « S.O.S. »


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Recueil de quatre textes écrits entre mars 1917 et septembre 1919. Nous découvrons un ANDREIEV très critique, très véhément sur la situation russe juste avant et pendant le basculement vers la Révolution. Le premier texte se nomme « La censure ». Si l'auteur s'interroge sur le sujet, c’est aussi pour constater l'autocensure des écrivains : « Ne peut-on à la fois écrire pour la censure et penser librement ? ». S'il croit avoir observer une relative semi-liberté de ton et d'opinion dans la Russie tsariste entre 1905 (date de la première tentative de Révolution) et 1916, en ce mois de mars 1917 il s'insurge contre le contrôle des écrits et l'autocensure qui en découle : « C'est une chose d'aimer la liberté, et c'en est une autre de savoir être libre ». Il ne se prive pas non plus de se lancer sans ménagement dans une autocritique acerbe. Lui, ANDREIEV, n'est pas cet artiste jouissant d'une totale liberté de parole. Une réflexion très poignante car se situant durant le gouvernement provisoire de KERENSKI entre l'abdication du tsar début 1917 et la prise de pouvoir de LENINE en octobre de la même année. À l’instar d’un ZAMIATINE, ANDREIEV fut rejeté à la fois par le régime tsariste et le bolchevisme, leur parcours est par ailleurs assez similaire, se terminant pour tous deux par l’exil, en France pour ZAMIATINE (entre autres grâce à GORKI qui plaidera sa cause auprès de STALINE), en Finlande pour ANDREIEV. Le deuxième texte « Veni Creator ! » est une catapulte particulièrement lestée envoyée sur la gueule de LENINE, 8 pages d'une violence inouïe, un pamphlet comme une marmite d'huile bouillante sur le haut d’un crâne, une violente attaque frontale contre un LENINE vu comme un souverain tout puissant et autoritaire. « Mais tu es dur, LENINE, tu es même terrible, grand LENINE ! Je te regarde et je vois ton petit corps croître en largeur et en hauteur. Te voilà déjà plus grand que la colonne Alexandre. Voilà déjà que tu surplombes la ville comme le nuage de fumée d'un incendie. Voilà que déjà, comme une nuée noire, tu te déploies sur l'horizon et recouvre le ciel tout entier : il fait sombre sur la terre, les ténèbres règnent dans les demeures, tout est silencieux comme dans un cimetière ». L'avenir ne donnera pas tort à ANDREIEV. Pour bien cerner la prouesse et la portée de ce brûlot, précisons qu'il a été écrit en septembre 1917, soit un mois avant l'arrivée de LENINE au pouvoir ! « S.O.S. », est écrit quant à lui en février 1919 lorsque ANDREIEV est exilé en Finlande. Il avertit le reste de l'Europe d'une crise sans précédent se jouant en Russie (qui n'est pas encore devenue U.R.S.S.), il lance un appel désespéré aux nations européennes qui viennent tout juste de sortir de la guerre, il met violemment en garde les peuples et les dirigeants contre l'ogre bolchevique «  Il faut être totalement privé de raison pour ne pas comprendre les actes, les agissements et les convoitises, simples et évidents, du bolchevisme ». La frappe est directe, mais l'appel solennel. TROTSKI est traité de « bouffon sanguinaire ». ANDREIEV assiste de loin et sans force au naufrage d'une nation entière, une Russie malade et défaite. « Il est difficile de préserver sa vie, cela semble presque un bonheur de s'en débarrasser ». La solennité est portée jusqu'à la dernière ligne et l’ultime phrase de ce texte à l'encontre de l'Europe « Que te dire encore, mon ami ? Viens vite, hâte-toi ! ». Le dernier texte présenté est inachevé puisque écrit en septembre 1919, le mois même de la mort d'ANDREIEV (qui surviendra le 12 des suites de l’un de ses trois suicides ratés, l’auteur, alcoolique, jouissait d’un optimisme sans faille). Le père Leonid lance un dernier pavé, un parallèle entre révolte et révolution, la première étant « dénuée de pensée », ne représentant que l'instant présent, la seconde « remplie de pensée », organisée, désintéressée, luttant pour l'avenir. Pour ANDREIEV, le bolchevisme représente la trahison à la révolution, à l'humanisme : « Le mot « homme » a été éradiqué du vocabulaire bolchevique », bolchevisme que l'auteur personnifie en Satan, chargeant le parti au pouvoir : « Si tous les bolcheviks ne sont pas des scélérats, tous les scélérats de Russie sont devenus bolcheviques ». Ironie de l'Histoire, étant faite de petits pieds de nez forgeant les grandes anecdotes mémorables, le texte s'arrête brutalement au titre du chapitre trois. Il s'intitule « Leur règne ». On ne peut que laisser place à un silence respectueux devant un écrivain éminemment visionnaire qui a senti la tragédie venir avant même l’avènement de LENINE. Ce recueil est sorti en 2017 aux excellentes Éditions INTERFÉRENCES, traduit de main de maître par Sophie BENECH spécialiste de l’auteur, 75 pages de dynamite toute russe pour bien constater sans aucun doute possible que le peuple connaissait la chanson que s’apprêtait à interpréter le bolchevisme avant même sa véritable mise en pratique sur le terrain. Témoignage précieux d'un immense auteur, à garder sous verre et à briser en cas d'urgence, on n'est jamais trop prudent.e.s.


(Warren Bismuth)

mercredi 20 décembre 2017

Glendon SWARTHOUT « Homesman »


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Aux alentours du milieu du XIXème siècle au Nebraska, dans le comté de Loup, l’hiver est rude et les familles isolées lâchent la rampe. À cause de conditions de vie inhumaines et misérables, quatre femmes sont devenues folles. Leurs maris les rejetant, il va falloir les ramener dans leur famille d’origine en passant par  une Église Méthodiste située dans l’Iowa. Seulement il faut quelqu’un pour convoyer le chargement. Un tirage au sort est censé être effectué entre les quatre maris. Cependant l’un d’entre eux ne veut pas entendre parler de cette mission. C’est une femme des environs, Mary Bee Cuddy, agricultrice célibataire et rustre, qui va se proposer à sa place. Seulement voilà, c’est elle qui est tirée au sort et va devoir endosser le rôle peu envié de « rapatrieur » (« homesman », néologisme pour qualifier la personne choisie). Parallèlement, elle sauve la vie d’un vagabond escroc, George Briggs, spécialiste solitaire des réquisitions de fermes supposées abandonnées, alors qu’il a une corde autour du cou, chevauchant sa monture. En échange de la vie sauve, Mary Bee lui impose de l’accompagner dans cette aventure tumultueuse de plusieurs semaines. Un chariot est construit avec l’aide financière des maris des quatre démentes, des vivres sont donnés. Mary Bee Cuddy et Briggs vont devoir s’entendre bon an mal an au beau milieu de ces femmes ayant perdu la raison, qui ne peuvent même pas pisser seules, mais peuvent accessoirement s’avérer dangereuses, tout comme les rencontres tout au long de ce vrai chemin de croix où par ailleurs la foi est omniprésente. Roadbook lent et désillusionné, sobre et intimiste, l’écriture y est expurgée, sans artifices, comme si chaque mot comptait. On reconnaît toutes les ficelles du western : quelques indiens, des cowboys taiseux, seuls, la rudesse du climat, et bien sûr les grands espaces. Ajoutons-y néanmoins cette Mary Bell un brin féministe. Roman tragique mais pourtant jamais larmoyant, se permettant même de ci de là quelques pointes d’humour (« Il émergea de derrière le bar et suivit son ventre jusqu’au bas de l’escalier »). Alors que des populations entières se déplacent d’est en ouest des Etats-Unis, Mary et George font le contraire, comme pour schématiser la fin du rêve de la conquête de l’ouest (déjà). Ces deux figures sont absolument inoubliables et diablement attachantes malgré leurs nombreux travers bien humains (ou peut-être en partie grâce à ces travers). Ce formidable roman de 1988 fut aussi le dernier de Glendon SWARTHOUT (mort en 1992), il fut brillamment adapté au cinéma par Tommy LEE JONES (qui en outre joue le rôle de Briggs), qui restitue parfaitement le décor du bouquin, en omettant toutefois un épisode un brin érotique contenu dans le roman (pour un résultat plus « hollywoodien » ?), en ne mettant en scène que trois folles, mais en rajoutant un « The » à son titre. Un livre à la fois touchant et sombre qui atteint son but. C’est bien sûr GALLMEISTER qui l’a édité en 2014, sa sortie fut simultanée avec celle du film, nous offrant là une histoire d’une force exceptionnelle servie par une écriture puissante et maîtrisée.

(Warren Bismuth)

vendredi 15 décembre 2017

Gisèle FOURNIER « Ruptures »


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Un Jean-Marie fuit la ville après un burn-out au travail et dans sa vie privée, et vient s’installer sur les collines d’un hameau lugubre près de la frontière italienne. Seulement voilà, arrivé sur place ça épie, ça secrète, ça cache, ça se tait. Ne rien voir. Ne rien entendre. Adrien le bistrotier cherche à faire parler Jean-Marie sous couvert d’une amitié naissante : qu’est-ce qu’il est venu foutre là ? Qu’est-ce qu’il cherche ? Le seul compagnon de Jean-Marie est Chalilas, un chat errant qu’il a adopté, d’ailleurs lequel a adopté l’autre ? Adrien lui est un natif du village, mais il a eu la mauvaise idée il y a longtemps de partir s’installer ailleurs. Quand il est revenu sur ses terres natales pour retrouver ses racines, il était trop tard, il était désormais considéré comme un étranger. Dans le village, des évènements mystérieux se déroulent, des trafics sans aucun doute. Mais l’omerta règne. Sur fond de ce refrain des « imbéciles heureux qui sont nés quelque part », le scandale de l’amiante. Omerta là aussi. Le boulot que Jean-Marie vient de plaquer consistait à accompagner les travailleurs touchés par la contamination à l’amiante. Là aussi, tout le monde savait, même si les pouvoirs publics le nient une fois que la toxicité du matériau est démontrée. Et puis il fallait du boulot. L’amiante interdite aurait entraîné du chômage, la fermeture des usines. Et surtout il y avait les lobbies, le poids invisible, de quoi baisser les bras et fermer les yeux. Là aussi. Dans un décor minimal et par des phrases tantôt longues tantôt très brèves, Gisèle FOURNIER plante un roman intimiste, efficace, avec ce rêve du retour à la terre qui s’avère rapidement un cauchemar, qui finit par faire regretter la vie « d’avant », celle où on se faisait chier. Au moins on était en sécurité, anonyme au milieu des autres, étouffé mais satisfait. Gisèle FOURNIER sait dépeindre l’âme perdue dans un contexte isolé, ce qui est l’un des thèmes principaux de sa bibliographie. Ce roman est court, amère, acide, il paraît parfait pour affronter l’hiver rigoureux. C’est paru en 2007 chez MERCURE DE France.


(Warren Bismuth)

Gergana DIMITROVA & Zdrava KAMENOVA « Protohérissé (BP : Unabomber) »


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Derrière ce titre énigmatique qui sera par ailleurs dévoilé en épilogue de cet ouvrage, se cache un véritable O.T.N.I. (Objet Théâtral Non Identifiable). La base : saccage de la nature, hystérie d’une technologie polluante de moins en moins contrôlable, un humain devenant victime de sa propre invention tel un professeur Frankenstein moderne. Cette pièce de théâtre est une mosaïque se découpant en monologues, narrations, dialogues, entrecoupés de citations d’un manifeste, de données de géolocalisation, le tout dans une polyphonie assez vertigineuse. Il y a le monologue de l’échidné, un ancestral mammifère en voie d’extinction qui recherche l’âme sœur pour ne pas disparaître de la surface de la terre (ses réflexions et sa progression sont en italiques), la narration suit un homme qui s’apprête à commettre un attentat, les dialogues sont entretenus entre la pauvre femme de cet homme et un policier, puis un scientifique répondant aux questions d’un journaliste, ce même scientifique (non fictif !) terminant enfin un abscons projet d’ascenseur cosmique (bien réel aussi !). Et puis il y a ce satellite, fleuron du progrès scientifique, qui espionne tous les faits et gestes depuis l’espace, notamment ceux de l’homme qui s’apprête à commettre un attentat (gros plan sur l’échidné). Bien sûr, mais l’homme, le terroriste, me direz-vous ? Il s’agit de Ted KACZYNSKI, personnage sulfureux et atypique des années 1990. Il est vrai qu’il a fait carrière sous un pseudonyme moins anonyme : UNABOMBER, chercheur surdoué qui va finir par s’isoler dans les montagnes du Montana et perpétrer pas mal d’attentats contre la cause qu’il a pourtant défendue durant des années : le progrès, revendiquant dorénavant un retour au primitivisme. Dans cette pièce, plusieurs citations d’UNABOMBER. Toutes sont extraites de son manifeste « La société industrielle et son avenir » (les auteures prennent toutefois la liberté de lui attribuer une femme et un enfant pour le confort de l’histoire). Toutes les micro-scènes décrites ci-dessus sont imbriquées de manière cohérente et talentueuse, pour éveiller les (in) consciences. Et comme tout semblait trop simple jusque là, il va vous falloir ajouter un soupçon de coordonnées géographiques (la géolocalisation évoquée plus haut) indiquées ça et là au fil de la pièce. Je vous défie de ne pas chercher à tapoter sur votre ordinateur afin de connaître le lieu exact où se situe l’action en question. Un théâtre en quelque sorte interactif pour un lectorat participatif. Gergana DIMITROVA et Zdrava KAMENOVA sont deux femmes bulgares au solide C.V. en matière de théâtre, leur pièce n’est pas qu’originale, elle est ambitieuse quoique très courte. Un théâtre résolument militant, « éco-terroriste », balancé dans notre tronche tel un lanceur d’alerte, le porte-parole d’une planète à l’agonie mise à genoux par la cupidité humaine, cette pièce est comme une énergie du désespoir, celle même qui a fait se lever UNABOMBER contre la marchandisation de la terre. Mais attention, les deux auteures n’oublient pas l’humour, elles l’utilisent scrupuleusement et à bon escient, rendant cette pièce encore plus déconcertante et incisive. C’est sorti en 2015 aux Éditions L’ESPACE D’UN INSTANT. J’en profite pour remercier vivement l’éditeur, de l’intérêt qu’il porte à mon modeste travail, et un immense merci pour l’envoi de toutes ces nourritures célestes.


(Warren Bismuth)

dimanche 10 décembre 2017

Lance WELLER « Wilderness »



Deux périodes d’une même destinée se répondent à chaque chapitre : celle d’Abel Truman, personnage charnière de ce premier roman. Tout d’abord il y a la période de guerre civile : 1864 et la guerre de Sécession états-unienne, et plus particulièrement la bataille sanglante de Wilderness, trois jours où l’enfer s’est invité dans l’État de Virginie, une lutte en pleine forêt, au cœur de la nature. L’autre période est le « présent », c’est-à-dire la toute fin d’un siècle riche en Histoire, 1899 et la vie de ce même Abel, désormais vieux, usé mais toujours traumatisé par l’expérience de la Wilderness, combat pour lequel il a donné de sa personne, auquel il a activement participé et vu pas mal d’atrocités qui continuent à le hanter, alors qu’il vit chichement au bord d’une rivière, accompagné de son fidèle chien. Abel est malade et veut revivre des émotions, il décide donc de pénétrer à nouveau dans la forêt pour se remémorer, la guerre bien sûr, mais aussi des épisodes de sa vie, des rencontres qui l’ont marqué, comme cette petite Jane qu’il a en partie élevée. C’est dans cette période du présent que son chien va lui être kidnappé par deux types qui souhaitent en faire une bête de combat, en gros une bête de guerre. Pas mal de personnages plus ou moins rustres sillonnent ce roman lent, silencieux, où la nature prend la forme d’un héros. Il y fait froid, la vie est rythmée par la température, le blizzard, le gel, etc. Tout semble dépouillé et intemporel. Bien sûr il est difficile de ne pas penser aux romans et nouvelles du Jack LONDON du Grand Nord, d’autant que Ned, le chien d’Abel, est d’une importance capitale dans cette histoire, un peu comme les rôles canins dans « L’appel de la forêt » ou « Cros-Blanc ». L’immense force de WELLER réside dans les descriptions de paysages d’une grande puissance ainsi que par les saisons et les épisodes historiques de la Wilderness, la violence au quotidien, la survie, mais pour quoi ? Pour qui surtout ? Ce roman est sombre, souffre de quelques rares longueurs, mais pour un coup d’essai, on peut applaudir sans se lamenter (et accessoirement pour se réchauffer). Depuis, le deuxième Lance WELLER a été traduit en français sous le nom « Les marches de l’Amérique », sorti en 2017, et tout en reprenant les mêmes éléments du sens de la vie sous fond de période historique, a frappé encore plus fort et reste l’un des romans de l’année 2017. Je l’avais chroniqué à sa sortie dans le webzine L’HIRSUTE :

Coïncidence : au moment où je présente ce « Wilderness » sorti dans la collection « Nature Writing » des Éditions GALLMEISTER en 2013, il vient justement d’être réédité en cette fin 2017 dans la version poche (« Totem ») des mêmes éditions. Lance WELLER est décidément un auteur à suivre de près, deux romans pour deux réussites, et une force de description peu commune.

(Warren Bismuth)

Jim HARRISON « Dernières nouvelles »


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Quand il n’y en a plus il y en a encore. Comme tout écrivain qui se respecte, HARRISON a écrit plus qu’il n’a publié. Alors forcément, les éditeurs exhument en cette fin d’année 2017 du posthume, par ailleurs peu après le décès de l’auteur en mars 2016. Ces dernières nouvelles sont-elles d’ailleurs vraiment les dernières ? Peut-être les dernières écrites (et encore rien n’est mentionné dans le présent ouvrage), mais m’est avis que d’autres publications plus ou moins anciennes finiront par sortir. Toute sa vie, HARRISON a écrit de nombreuses novellas, ces longues nouvelles qui ont le goût du roman sans vraiment en être, chaque fois les recueils en français en comportant trois. Ici aussi, et c’est le huitième recueil de ce format qui voit le jour. Début des hostilités avec « Les œufs », l’histoire d’une Catherine peu gâtée par la vie, une paysanne amoureuse de ses poulets, des œufs de ses poules, qui semble ne vivre que pour eux, et qui va découvrir la ville, alors que son frangin va foutre le feu à la maison familiale par représailles. En bois ça brûle mieux. Cette Catherine qui cherche un homme, non pas pour qu’il l’aime, mais pour qu’il lui fasse un gosse. Elle a de mauvais souvenirs avec les hommes (un viol), alors elle se tourne du côté des chiens pour qu’ils lui tiennent compagnie. Elle en adopte un alors que son obsession pour les poules et les œufs ne s’estompe pas. Une magnifique novella. Puis nous retrouvons Chien Brun dans « Le-chien », le héros le plus connu de Jim HARRISON qui apparaît ici au moins pour la sixième fois (il est en effet le héros de 5 novellas entre 1990 et 2010). Chien Brun est un peu le double indien d’HARRISON : bon vivant amoureux des femmes, blagueur en harmonie avec dame nature, amateur invétéré de pêche et de farniente, il y a sans doute pas mal d’autobiographie cachée dans ses aventures. Ici, suite à l’accident d’un certain Rollo sur un motoneige, Chien Brun le remplace au pied levé dans son job : attrapeur de chiens dans une association de défense animale. Comme toujours, il va lui en arriver de belles. Chien Brun aime les femmes et le leur fait comprendre, mais il est maladroit. Les péripéties sont nombreuses, à base de cul, de bouffe, de picole, comme toujours. Dans ces aventures-là, on sent HARRISON particulièrement à l’aise, comme s’il se reposait après l’écriture difficile d’un livre. Il aime d’amour son personnage, c’est palpable. En lisant les âneries de Chien Brun on a un peu le sentiment d’être au cœur d’une bande dessinée et l’on finit par être séduit par un personnage très attachant, peu intelligent mais férocement intuitif et instinctif. La dernière novella s’intitule « L’affaire des bouddhas hurleurs » et met là aussi en scène un personnage récurrent d’HARRISON puisqu’il s’agit de l’ex-inspecteur Sunderson, déjà mentionné dans les romans « Grand maître » et « Pêchés capitaux », respectivement de 2011 et 2015. Là on retrouve le HARRISON un brin agaçant : des nanas forcément nymphomanes se baladant en culotte et en soutif pour exciter des messieurs un peu trop enclins à l’érection systématique. Cette espèce d’histoire d’espionnage semble être un prétexte à un défilé de filles mineures désireuses de se faire dire la bonne aventure par des retraités rangés des bagnoles, et s’il y a des boules à l’horizon, elles ne sont pas précisément faites de cristal. HARRISON gâche ici son immense talent dans ces historiettes potaches. Un de ses personnages dit  « Ne laisse pas ta bite te traîner en prison », ce à quoi nous pourrions répliquer au grand Jim « Ne laisse pas ta bite tenir ton stylo à ta place ». Cependant, et à sa décharge (n’y voyez là aucun mauvais jeu de mots), la conclusion de cette novella remet en partie en question l’attirance de ce Sunderson pour les jeunes demoiselles délurées, comme une morale qui claque à la manière d’une cravache pour remettre les pendules à l’heure. Si vous ne connaissez pas (ou peu) encore HARRISON, ce recueil est un excellent tremplin pour plusieurs raisons : déjà il semble être un résumé très survolé mais assez parlant de la carrière de l’auteur, car Chien Brun et Sunderson sont des habitués de la maison, mais aussi parce que Catherine, l’héroïne de la première novella, n’est pas sans rappeler Dalva, un personnage qu’HARRISON a fait vivre dans le roman éponyme en 1988, puis représenté dix ans plus tard dans « La route du retour ». Trois « héros » auquel HARRISON tenait particulièrement réunis ici dans ces ultimes (???) nouvelles, de quoi bien vous familiariser avec l’atmosphère du père Jim, d’autant que vous aurez en main tous les autres ingrédients qui ont fait sa renommée : les anecdotes tordantes, les grands espaces, la ruralité États-unienne, la picole sans modération, la grande pour ne pas dire la grosse bouffe, et surtout l’humour, décalé, assassin, présent en permanence et faisant parfois rire aux éclats. Si ce recueil peut sonner comme un testament (vous comprendrez pourquoi en terminant la troisième novella), il n’est jamais sombre ni désenchanté, et ressemble comme deux gouttes d’eau au reste de l’œuvre de l’écrivain. HARRISON était l’un de ces auteurs populaires mais unique qui écrivait très simplement des destinées parfois compliquées, un conteur, un fabuliste rabelaisien hors norme. Il nous laisse une bibliographie qu’on n’a pas fini d’explorer, et rien que cela nous met en joie.


(Warren Bismuth)

lundi 4 décembre 2017

Gaétan NOCQ « Capitaine Tikhomiroff »


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Le froid piquant et le manteau neigeux des derniers jours m’ont rappelé qu’il fallait renouer au plus vite avec la Russie, ce qui tombait (pas sur le verglas de grâce !) plutôt bien puisqu’une BD empruntée dernièrement me faisait de l’œil. Cette BD sortie en 2017 chez LA BOÎTE À BULLES retrace le parcours d’Alexandre TIKHOMIROFF, de son engagement dans l’armée blanche russe (l’armée dite tsariste, combattant l’armée rouge communiste) jusqu’à son exil à Paris, en passant bien sûr par la survie, l’emprisonnement et l’évasion en pleine Révolution bolchevique. Alors qu’il va voir mourir ses amis les uns après les autres, la faucheuse ne viendra pas frapper à sa porte. Il part s’exiler en France (comme beaucoup de russes victimes du bolchevisme dans les années 20) où il finit par monter un foyer avec une femme exilée d’Espagne (comme beaucoup d’espagnol.e.s victimes du franquisme dans les années 30). Cette BD est donc bien une biographie. En effet Alexandre a existé. Et ici Gaétan NOCQ s’appuie sur le roman « La tasse de thé » d’Alexandre TIKHOMIROFF fils qui parle de la vie de son père. Revenons à la BD, ambitieuse (plus de 230 pages) et assez somptueuse puisque le visuel coupe le souffle : dessins au crayon à la fois décharnés et minutieux, troubles et troublants changeant de couleur de fond au rythme des saisons, rythme par ailleurs lent mais pas déprimant. NOCQ a déjà sévi dans des BD historiques, celle-ci est une grande réussite, laissant nos yeux divaguer et s’attarder en arrière sur un dessin spécial alors que le cerveau est déjà connecté avec la prochaine étape des aventures de TIKHOMIROFF.

(Warren Bismuth)