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dimanche 28 avril 2024

B. TRAVEN « Rosa Blanca »

 


En avril, ne désarme pas d’un fil ! C’est ainsi que Au milieu des livres et Mes pages versicolores, les deux blogs de choc pilotant le challenge mensuel « Les classiques c’est fantastique », me font indirectement et inconsciemment un précieux cadeau avec le thème : « Indignez-vous ! Les classiques révoltés ». Trois titres viendront semer les graines de la révolte côté Des Livres Rances. Première salve avec l’énigmatique B. Traven et son « Rosa Blanca ».

« Rosa Blanca » fut rédigé en 1929 alors que B. TRAVEN est installé au Mexique depuis quelques années. B. TRAVEN le brouilleur de pistes, B. TRAVEN l’homme libre, B. TRAVEN l’anarchiste individualiste effréné, très influencé par la pensée de Max STIRNER. Il est fort difficile de ne pas éprouver un sentiment de fascination envers cet auteur aussi culte que mystérieux.

Au Mexique, la Rosa Blanca est une hacienda entourée de terres qui appartiennent à la jeune et redoutable Condor Oil Company étatsunienne, qui la convoite et souhaite l’acquérir pour obtenir encore plus de production de pétrole et se développer sur le marché. La Rosa Blanca est la propriété de l’indien Hacinto Yañes, également administrateur. Pour de nombreuses raisons, qui sont entre autres la nature, la vie en communauté avec les soixante familles de ce véritable petit village et la nourriture que la terre fournit librement, Yañes refuse de vendre, quel que soit le prix. La Condor Oil Company est bien décidée à le faire plier. D’âpres tractations débutent.

« Nous avons besoin de la terre pour le pétrole, afin de pouvoir alimenter nos automobiles. Du maïs ? De la terre pour du maïs ? ». Les représentants de la Condor Oil Company ne comprennent pas le mode de vie de la communauté de la Rosa Blanca, entre simplicité et désir de fuir la servitude. Mais il est temps pour B. TRAVEN de digresser longuement et de nous présenter monsieur Collins, président de la C.O.C., sa vie construite à partir de la recherche d’un idéal matérialiste, capitaliste, où la femme tient un grand rôle… de soumission et d’obéissance. Le roman se déploie alors sur le fonctionnement du système capitaliste, des inégalités voulues, de la puissance, du pouvoir. B. TRAVEN se fait alors cynique, dénonçant l’absurdité du consumérisme et l’asservissement de la presse (il a toujours regardé la presse d’un œil particulièrement critique), le tout en des raisonnements fins et implacables, multipliant les exemples pour parfaire sa thèse.

Un scandale éclate au sein de la famille Collins. Collins doit en empêcher la divulgation qui de fait le stopperait net dans son ascension professionnelle. Il est influent chez les politiques et les grandes entreprises, il a même permis de provoquer sciemment une grève des ouvriers pour mieux les soumettre ensuite, les accusant publiquement, ainsi que les syndicats, du récent crash boursier. D’ailleurs, comme avec tout ce qui tombe sous sa houlette, Collins joue avec la Bourse. Il vient d’être établi que les terres de l’hacienda « Rosa Blanca » renferme du pétrole. Ce diable de Yañes va devoir être convaincu de gré ou de force à céder sa propriété.

B. TRAVEN enfonce le clou, se dresse contre les guerres : « Aucun roi, aucun président de la République, aucun groupe de capitalistes ne déclarera la guerre sans le justifier en proclamant qu’elle est utile au bien public, qu’elle est inévitable pour telle ou telle raison et que l’honneur national l’exige ». Fut-ce une guerre sociale. La réflexion d’un protagoniste pourrait à elle seul, certes ne pas résumer le roman, mais bien en montrer le but inavoué du côté des entreprises puissantes : « On a beau coller sur les bouteilles de étiquettes devenues toutes grises de vieillesse et portant en caractères gothiques « Scotch Whisky », ce n’est quand même pas une preuve qu’il y ait vraiment du whisky dans la bouteille. Cela peut-être tout aussi bien une solution de cyanure de potassium. Et l’on peut encore s’estimer heureux si l’on s’en aperçoit avant d’en avoir avalé une trop grande gorgée ». Car B. TRAVEN creuse son texte jusqu’à la racine, y extirpe toutes les maladies de la société capitaliste, en partie celle cherchant à s’implanter durablement au Mexique. Il ne se contente pas de dénoncer, il développe, pointe l’absurdité d’un système qu’il voit bientôt à bout de souffle, avant que le récit ne se transforme subitement en sorte de polar noir bien bâti, puis revienne sur les terres de la « Rosa Blanca » accablées par les drames.

« Rosa Blanca » est typique de B. TRAVEN : engagement sans limite tout en restant « sur le bord », en bon individualiste qui se respecte. B. TRAVEN mord intelligemment et jamais gratuitement. Qui fut-il ? Il reste de nombreuses failles dans sa biographie. Il ne cessa de se cacher, désirant garder un anonymat complet (où est d’ailleurs la preuve formelle de sa véritable identité ?). Il est fascinant parce qu’il ne donne rien de lui, alors que pourtant dit-il, tout est expliqué dans ses romans. Né en 1882 (même si là aussi les preuves manquent) il s’éteint en 1969… au Mexique, où il aura vécu une grande partie de sa vie, lui vraisemblablement sujet allemand. Les traductions de ses romans furent longtemps amputées, non respectées, bâclées, détériorées, rendant les récits difficilement lisibles. Ce n’est qu’au XXIe siècle que l’on se penche sur des retraductions, au moins sur des révisions de traductions. Celle présentée aujourd’hui est signée Charles BURGHARD à partir de l’allemand, revue et augmentée par Pascal VANDENBERGHE.

L’une des grandes nouvelles de l’année littéraire est que les magistrales éditions Libertalia viennent d’obtenir l’exclusivité des droits de l‘œuvre de B. TRAVEN (c’est déjà elles qui avaient publié en 2018 sa copieuse biographie signée Rolf RECKNAGEL « B. TRAVEN, romancier et révolutionnaire »), ce qui va permettre à son œuvre de débuter une nouvelle vie. Ce n’est que justice.

 (Warren Bismuth)



mercredi 24 avril 2024

Charlotte DELBO « Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants et autres poèmes »

 


Pour la première fois paraît un recueil regroupant l’intégrale des poèmes de Charlotte Delbo. Certes, la grande majorité d’entre eux fut publiée auparavant dans plusieurs livres de l’autrice, notamment dans la trilogie « Auschwitz et après », l’un des sommets de la littérature concentrationnaire. Les autres le seront juste après la mort en 1985 dans « La mémoire et les jours ». Mais dix poèmes, présentés ici en fin de volume, étaient restés à ce jour inédits, c’est dire l’intérêt patrimonial de ce livre.

Écrits entre 1946 et 1985, ces poèmes représentent une vie littéraire, celle d’une femme libre, militante et engagée, évoquant souvent en ces pages sa déportation au camp d’extermination de Auschwitz, les souvenirs de son mari, Georges Dudach, résistant fusillé en mai 1942. Dans une volonté de résilience, Charlotte Delbo évoque leurs derniers instants complices, puis le vide qui s’ensuit.

Auschwitz n’est jamais loin, hantant la mémoire. Hommages aux disparues, à celles laissées en chemin dans les blocs du camp, celles qui ne reviendront jamais, tandis que les survivantes, elles, reviennent, mais d’un autre monde, irréel, indicible. Puis la perte d’appétit pour la vie, le renfermement, l’échange impossible avec ceux qui n’ont pas connu l’enfer et veulent en obtenir un témoignage. « C’est difficile de revenir / et de reparler aux vivants ». Morts ressuscités souffrant d’un manque d’amour, de compréhension, peut-être de compassion des autres.

Les poèmes extraits de la trilogie « Auschwitz et après » en sont un condensé. Mis bout à bout, ils représentent l’essence même de cette trilogie, ils en sont la charpente. Suivent dix inédits, dont sept sur la période Auschwitz et trois indépendants, poèmes engagés, révoltés et internationalistes, qui nous rappellent que toute sa vie Charlotte Delbo fut en lutte contre l’injustice, l’arbitraire, le fascisme, les dictatures. Une femme rare qu’il nous est enfin permis de redécouvrir grâce à ce recueil qui nous la montre à nu.

Le livre se clôt sur une interview de Charlotte Delbo datée de 1965, alors que vient juste de paraître le premier volume de la future trilogie, « Aucun de nous ne reviendra ». Ce recueil vient de sortir aux éditions de Minuit, dans la collection poche Double pour un prix modique.

« Vous qui savez leur dénuement

faites-leur place à vos côtés

ils seront si peu encombrants

appelez-les

entre vous vous vous comprenez

car les vivants

(ils étaient trop c’est la raison)

les vivants

oublient leur nom

ils baptisent une rue Tartempion

pas rue des héros sans nom ».

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 21 avril 2024

Joseph CONRAD « Amy Foster »

 


Alors que Des Livres Rances continue à commémorer le centenaire de la disparition de Joseph CONRAD (en 1924), une curiosité : « Amy Foster » est le seul texte de toute son œuvre comportant un patronyme féminin dans le titre. Les personnages féminins sont peu nombreux et rarement influents dans les évolutions de la plupart des nouvelles de l’auteur, comme si l’être féminin faisait tapisserie au cœur d’une œuvre prioritairement masculine virile. Cette nouvelle vient contredire cette image. Rédigée en 1901, elle fut initialement incorporée au recueil « Typhon ».

Amy Foster est la fille très imaginative d’un homme déshérité par son père, elle travaille depuis quatre ans dans une ferme. Soudain, un migrant d’Europe centrale vient échouer en Angleterre dans le village où habite Amy. Seul survivant d’un naufrage, il vagabonde autour de la ferme car traité en pestiféré par les autochtones ne voyant en lui qu’une source d’ennuis à venir. Pourtant, Amy se prend de sympathie pour cet étranger épuisé, finalement recueilli par le vieux Swaffer, un excentrique au cœur pur. Cet étranger n’a aucun repère tangible dans sa nouvelle vie, et n’est qu’un anonyme embarrassant parmi la foule rurale. D’ailleurs nous ne connaîtrons jamais son pays d’origine.

Grâce à Swaffer, Yanko (son prénom nous sera dévoilé en fin de volume, comme s’il finit fatalement par exister aux yeux des villageois) participe aux tâches quotidiennes, est même plus ou moins accepté (pas par tout le monde, en tout cas pas assimilé) par une population méfiante et cloisonnée après avoir sauvé la vie d’une jeune enfant. Pourtant les problèmes ne vont pas manquer pour cet homme qui tente de faire adopter sa présence aux ruraux.

Une fois de plus dans les nouvelles de CONRAD, « Amy Foster » est un texte fort moderne par son style, la psychologie des personnages et son thème principal : l’immigration. Si CONRAD a pu présenter des « héros » colons dans ses nouvelles, ici il évolue à rebours, faisant de son Yanko un personnage superbe dans ses errances dues au refus de la population de lui permettre d’accéder à un statut similaire à elle. CONRAD dépeint le parcours d’un migrant, qui résonne aujourd’hui étrangement en nos temps où le monde est en train de vivre conséquemment des déplacements de populations. Indéniablement, CONRAD aime Yanko et en trace un portrait touchant et habile. Il en est de même pour Amy Foster, une femme un peu plus « profonde » que les habituelles esquisses féminines de son œuvre. Le vieux Swaffer n’a d’ailleurs rien à leur envier.

Une précision qui a son importance : il y a quelques mois, je me décidai à entamer la lecture de l’intégralité des nouvelles de CONRAD, par ordre chronologique pour un total de 1500 pages, ne sachant pas du tout où mes travaux me mèneraient, envisageant même de picorer çà et là quelques titres de temps à autre si le challenge s’annonçait trop ardu. Puis je me suis vu au cœur, non pas des ténèbres, mais d’une spirale infernale, d’un piège dans lequel j’étais ravi de tomber. Aussi j’ai poursuivi ma lecture, sans mollir ou presque, effaré par ce que je découvrais : l’atmosphère, la psychologie poussée des personnages, l’ampleur et la richesse des textes, la précision de la langue (l’anglais, qui n’était pourtant pas la langue maternelle de l’auteur, né polonais en Ukraine en 1857). En commençant cette lecture abondante, j’ignorais complètement quels seraient mes choix de chroniques, si choix il y avait. Et puis les enchaînements des textes, les découvertes incessantes, les personnages charpentés, peut-être surtout une œuvre loin de se réduire à une composition maritime. Enfin, ce désir de faire partager cette grande émotion par des chroniques, toujours plus nombreuses sur Joseph CONRAD dont, hormis « Loin des yeux de l’Occident » et deux ou trois autres titres, j’étais naguère passé à côté, ne lisant pas correctement ce que l’auteur exprimait.

Cependant, je ne ferai pas un bilan exhaustif de toutes les nouvelles qui m’ont charmé, même si je tiens ici à rappeler que CONRAD s’est à une époque intéressé à la doctrine anarchiste et en a tiré des récits probants, je pense ici à « Gaspar Ruiz », « L’indicateur » et autre « Un anarchiste » qui sont à lire. J’y ai découvert un CONRAD féru de politique et de social, du côté des errants. Loin de l’imagerie collective que l’on peut se faire de l’auteur, CONRAD ne pouvait que me séduire et m’interpeller avec force. Cependant, les romans me semblent un peu moins convaincants dans cette immense œuvre, peut-être par leur longueur qui provoque une certaine complexité de laquelle il n’est pas toujours aisé de s’extirper.

(Warren Bismuth)

mercredi 17 avril 2024

Jacques JOSSE « Trop épris de solitude »

 


Jacques Josse poursuit le tissage de son œuvre. Après plus de 40 ans de publications et 40 livres, il a toujours bon pied bon œil et ce nouveau recueil en est une preuve. Jacques Josse possède son monde propre, son atmosphère unique, il est reconnaissable entre tous. « Trop épris de solitude » est une nouvelle pierre à l’édifice.

Dès l’entame, on imagine le voyage houleux : « Je suis de retour, dit-il à l’homme qui l’invite à prendre place sur le divan. Je rentre après deux siècles d’errance ». Puis l’auteur déroule sa prose, sa poésie, avec ses mots, ses familiarités, ses habitudes, ses obsessions. Hommages aux trépassés, à ceux péris en mer, brefs retours sur des faits divers ruraux, d’un autre temps, d’un autre siècle. Des petits drames, des instants où la vie bascule à tout jamais, ce dont se souviennent les autochtones, par transmission de génération en génération, de petites histoires qui s’offrent comme des contes, des légendes.

Des personnages de l’œuvre resurgissent subrepticement, tel ce veilleur de brume. Et ces instantanés du quotidien, que l’on a peut-être vécus ailleurs, mais en d’autres termes, sans doute sous d’autres cieux.

« Ceux qui sont dans mes livres

font un bout de route en sa compagnie »

tout comme ceux qui les lisent. Car l’œuvre de Jacques Josse est abondante sur ses galeries de portraits, criantes de vérité. Des sans voix, sans grade, ces anonymes qui peuplent l’univers de Josse. Ceux de la Bretagne profonde, loin des villes, du tumulte, presque loin du présent, déjà dépassés par leur passé, ils sont pourtant une page du folklore local. Folklore que Josse s’emploie à ranimer par sa plume ardente, tendre et délicate, mais qui sait crocheter en cas de coup dur.

Josse n’oublie jamais « ses » revenants, les marins morts noyés qui réapparaissent dans le fond des mers. Visions, hallucinations. Et renaissance éclair d’un monde lui aussi englouti à tout jamais : « La zone où il pointait chaque jour avec dix mille autres a été rasée. Seule son histoire demeure, tapie au creux des friches. La sueur de ceux qui y ont travaillé est entrée dans la terre. Elle a coulé sous les gravats, le béton fissuré, la ferraille rouillée. Elle s’est mêlée à la sève et suinte souvent sous forme de rosée ou de brume ». Résurgence des grèves d’antan, des luttes sociales.

« Trop épris de solitude » est peut-être le recueil le plus désenchanté, en tout cas l’un des plus exposés à la mélancolie, à la faillite de notre histoire. Les éditions Le Réalgar, coupable de ce très joli livre dans leur splendide collection l’orpiment, ont eu la très bonne idée d’intégrer en bonus les quelques pages du somptueux recueil « Au célibataire, retour des champs », originellement publié en 2015 aux éditions Le Phare du Cousseix, brefs textes écrits entre fin 2013 et début 2014. Ils permettent de prolonger le plaisir.

https://lerealgar-editions.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 14 avril 2024

Dido SOTIRIOU « Terres de sang »

 


Cet ample roman-fresque sur une période méconnue de l’histoire du XXe siècle prend sa source en Anatolie, Asie Mineure, où l’autrice grecque Dido SOTIRIOU (1909-2004) nous invite à suivre Manolis Axiotis, enfant battu d’une famille nombreuse et paysanne dans un petit village de montagne, Kirkitzé.

Dans la région, c’est la langue turque qui est parlée puisque rattachée à l’Empire Ottoman. Région paisible où la vie est agréable : « D’octobre à février, c’était la cueillette des olives, de février à mars, le sarclage. D’avril à juillet, on récoltait le tabac, puis c’était le tour du raisin sec et de la figue. En ce temps-là, l’écho de nos chants retentissait dans les plaines, les montagnes et les gorges ». Mais dans ce monde reculé, à la fois paradisiaque et archaïque, tout va subitement être bouleversé. Par la première guerre mondiale d’abord. La conquête turque ensuite, et les massacres des populations arménienne et grecque. Le récit s’enfonce peu à peu dans une guerre de religion.

Si l’autrice nous fait vivre le destin de son héros au plus près de l’action, c’est bien pour étendre son propos à une période noire et violente de la Grèce, étendue sur une petite dizaine d’années (1914-1922). Dans ce long roman presque sans cesse en mouvement, Dido SOTIRIOU garde pourtant le cap. L’histoire de « son » Manolis est universelle, du moins sa famille représente cette Asie Mineure, bousculée, torturée, vaincue. Et ce frère qui part rejoindre les forces grecques contre la Turquie. En automne 1914, quelques mois après le déclenchement de la première guerre mondiale, la Turquie devient l’alliée de l’Allemagne. C’est alors que le ton du récit change. D’abord léger et désinvolte, il se fait dur, sérieux, cru (des dialogues retranscrivent l’oralité régionale) avec de longues parenthèses sur les dates historiques. « Sitôt que la Turquie se retrouva du côté de l’Allemagne, l’extermination systématique de toute la population grecque du littoral commença pour de bon. Les ordres étaient les ordres : les chrétiens avaient quelques heures devant eux pour prendre leurs cliques et leurs claques, rassembler femmes et enfants et se mettre en marche vers l’intérieur du pays. Il ne devait pas rester trace d’un seul grec sur la côte ! ».

Ainsi que pas mal de jeunes hommes, Manolis choisit la désertion, car « Déserter, c’était la solution du désespoir ». Il s’engage dans le maquis avant d’être rattrapé et mobilisé à Ankara, alors que les puissances internationales ne vont pas tarder à s’allier à la Turquie de Mustafa KEMAL en posture de conquérante, avant une très contestée alliance lors du traité de Sèvres…

« Terres de sang » est un roman de guerre, de déserteurs, de survie, d’exactions. Il sait se faire tendre et positif comme violent et désespéré. L’autrice navigue sur un océan d’émotions. Le récit se fait fantôme, les vivants et les morts se confondant : « La mort ne me faisait plus peur. C’était les vivants qui m’effrayaient, il n’avaient plus une once d’humanité ». Et ces scènes, douloureuses, insoutenables dès l’occupation turque, sont légion : « Au cimetière, il n’y avait pas un centimètre où se tenir debout. D’autres nous avaient devancés et ils occupaient les lieux. Les vivants avaient sorti des tombes des cadavres décomposés ou en putréfaction et, à la place, ils avaient installé leurs paillasses et leurs enfants. Les femmes accouchaient avant l’heure. La consigne avait fait le tour des quartiers : toutes les femmes sur le point d’enfanter, au cimetière ! Il y aura des docteurs ! Des vieilles faisaient bouillir de l’eau pour les jeunes mères et les os servaient de petit bois pour allumer leur feu ».

« Terres de sang » est un roman au cœur de plusieurs guerres qui se juxtaposent. Si vous êtes novices sur le cas politique très particulier de la Grèce au début du XXe siècle et en particulier de l’Asie Mineure, vous pourriez vous retrouver en difficulté. Mais l’autrice met tout en œuvre pour vous faire retrouver votre chemin, c’est l’une des forces de ce récit, se clôturant sur « la Grande catastrophe ». Roman de 1962, il est ici traduit par Jeanne ROQUES-TESSON, publication dans la collection grecque de chez Cambourakis en 2018, un roman grec qui nourrit l’imaginaire tout en apprenant beaucoup sur la géopolitique des débuts du XXe siècle.

https://www.cambourakis.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 10 avril 2024

Céline CURIOL « Invasives ou l’Épreuve d’une réserve naturelle »

 


Entre septembre 2021 et octobre 2022, l’autrice Céline Curiol s’immerge plusieurs fois quelques jours dans la réserve des marais du Vigueirat située sur la commune d’Arles en Camargue, 1200 hectares dont 919 classés en réserve naturelle nationale. De cette expérience personnelle et intimiste, elle va en tirer ce magnifique livre.

Le gîte est sur place : un petit cabanon ne payant pas de mine, dans lequel Céline Curiol va devoir vivre durant chacune de ses immersions, plusieurs selon les saisons pour un total de six semaines, afin de bien se familiariser non seulement avec la réserve, mais surtout avec la faune et la flore la peuplant et changeant au gré des saisons.

Dans ce livre documentaire à la fois journal de bord, expérience personnelle, réflexion philosophique voir métaphysique et actions techniques sur la biodiversité, Céline Curiol livre ses impressions, sa perception de la nature qui l’entoure, sa perception de l’inconnu, car l’autrice ne se targue pas de connaître le sujet avant de s’y trouver plongée. D’ailleurs, les premiers jours seront ponctués de peurs, des bruits diurnes comme nocturnes qu’elle ne connaît pas et dont elle se méfie. Je pense ici notamment à ce serpent qu’elle découvre dans son gîte (à propos, notez bien la majuscule dans le titre sur le mot « l’Épreuve »).

Peu à peu elle trouve ses marques, observe, notamment à l’aide de jumelles, les oiseaux et autres êtres non humains de la réserve. Grandement épaulée, pilotée, soutenue par des professionnels du lieu, elle apprend, chaque jour un peu plus, et nous fait part de son évolution personnelle, de ses sens qui se développent, qui muent en quelques jours. Il est temps pour Céline Curiol de redéfinir une réserve naturelle, très loin de ce que l’on peut supputer dans l’imaginaire collectif. Ces pages sont primordiales pour bien comprendre sa démarche.

Pour que l’écosystème, la biodiversité d’une réserve naturelle soit équilibrés, il faut que l’humain y mette du sien, de manière pragmatique, feutrée, précise et scientifique, fort des siècles d’apprentissages sur la nature. Le XXIe siècle est celui où nous commençons à cesser d’entrevoir celle-ci comme un loisir, une aire de jeu, un danger potentiel, mais bien comme une vie entière, parallèle, avec ses nombreuses interactions, mais aussi ses prédateurs, pouvant apparaître sous la forme d’invasifs.

Des invasifs, il en est longuement question, notamment ces pages fort instructives sur la jussie, une plante au développement rapide, qui étouffe la nature, et que l’humain peine à éradiquer pour ne pas qu’elle condamne l’environnement immédiat à court terme. Sans oublier l’iris sacré, un sacré oiseau celui-ci. La raison de ces invasions ? L’humain, dans ses déplacements toujours plus nombreux : « Les déplacements, délibérés ou non, par les humains, d’espèces végétales ou animales vers de nouveaux écosystèmes remontent à plusieurs millénaires. Ils se sont pourtant accentués depuis le XVIIIe siècle avec le développement de la navigation maritime d’abord, puis les infrastructures routières et les vols long-courriers. Les biologistes estiment qu’au cours des deux derniers siècles, l’être humain est devenu le principal vecteur d’introduction d’espèces dans des lieux différents de leur milieu d’origine ».

L’équilibre naturel est à la fois d’une grande richesse et d’une rare fragilité. Alors il faut veiller, prélever, analyser, déduire. L’humain n’est qu’aux balbutiements de la compréhension du fonctionnement des espèces, leur génétique tout comme leurs interactions, il est enfin un peu mieux armé pour les protéger.

Les images suggérées sont parfois d’une beauté saisissante, comme ces grues cendrées alors en pleine migration (nous sommes en hiver), qui font escale dans la réserve entre Scandinavie et Espagne. Elles sont peut-être 4000, majestueuses. Céline Curiol explique aussi les bouleversements de ce précieux équilibre du fait du réchauffement climatique.

Les stars du lieu sont bien sûr les flamants roses, que l’autrice dépeint longuement, avec tendresse et humour, n’oubliant pas d’énoncer quelques anecdotes, qu’elle sait implacables pour faire sourire son lectorat, comme celle-ci : « Lors des parades nuptiales, les flamants, mâles comme femelles, s’efforcent d’être le plus rose possible grâce à une pratique surnommée « maquillage », qui consiste à passer sur leurs plumes externes, à l’aide de leur bec, une substance colorante sécrétée par une glande anale destinée à cet usage ».

Le présent ouvrage regorge de photographies en noir et blanc prise par l’autrice sur site, elle nous font mieux réaliser certains des propos débattus dans ce texte.

La mise en péril de l’équilibre de l’écosystème peut surgir n’importe quand, aussi une extrême vigilance est de mise en toute saison, notamment pour contrôler ces « fameuses » espèces invasives qui peuvent rapidement tout faire basculer. D’autant que malgré le réchauffement climatique, la réserve se porte plutôt bien, pour preuve le retour de la loutre sur site. Mais attention, « Depuis vingt ans, 30 % du nombre d’oiseaux en France ont disparu et 70 % du nombre d’insectes… Et ce fut alors une intense nostalgie qui nous saisit tous deux, la nostalgie de ce qui, un jour, sous peu, aurait disparu. Y compris ce lieu ».

Ce livre est palpitant de bout en bout, nous y apprenons beaucoup, comme Céline Curiol y a beaucoup appris, et elle souhaite aujourd’hui nous transmettre ses connaissances dans une belle langue à l’écriture fluide, recherchée mais fort accessible. Un documentaire paru fin 2023 dans la très belle collection Mondes Sauvages d’Actes sud, qui se lit avec intérêt et délectation jusqu’à la dernière ligne, une citation de Charles Elton : « Il existe […] probablement plus d’un million d’espèces animales dans le monde. Le genre de coexistence que nous pouvons espérer avoir avec elles sur le long terme dépend beaucoup de l’attitude que nous adoptons à l’égard de la vie sauvage et de la nature en général ».

La collection Mondes Sauvages est soutenu par la nécessaire, salutaire et très active Association pour la Protection des Animaux Sauvages (ASPAS). Je vous recommande leur site très complet : https://www.aspas-nature.org/

 (Warren Bismuth)

dimanche 7 avril 2024

Jim TULLY « Du sang sur la lune »

 


« Du sang sur la lune » de 1931 clôt le Cycle des bas-fonds, cinq livres autobiographiques déclinés en romans de vie. Jim TULLY réalise la prouesse de passionner son lectorat durant cinq tomes. Celui pour qui la littérature était une écriture vécue a réussi son pari : devenir écrivain après avoir passé six ans en orphelinat puis sept sur la route (les rails plutôt) avec ses amis hobos, vagabondant au gré des destinations de trains de marchandises. Ce dernier tome est comme un travail de synthèse du cycle.

« Du sang sur la lune » est un récit de souffrance, un vrai, rien n’y est fictif, tout ce que TULLY raconte, il l’a vécu ou entendu de la part de ses camarades de route et de déroutes, il l’a subi dans son enfance, notamment dans cet orphelinat catholique à la mort de sa mère. Il y fut, comme tant d’autres, battu, fouetté, puni. Recueilli par un fermier, il découvre le travail physique, harassant, inhumain. Il finit par quitter cet environnement toxique pour revenir près de son grand-père adoré, irlandais émigré et haut en couleurs dont il a fait le portrait dans « Les assoiffés » de 1928.

Mais « Du sang sur la lune » n’est pas qu’un récit brut et sans fioritures, il peut-être aussi une occasion de réfléchir : sur l’âme après la mort, sur les femmes, sur la vie faite d’illusions, sur le sens du travail salarié, sur la vie en général.

Dans les quatre tomes précédents, TULLY s’était focalisé sur une image précise, un sujet principal : la vie des hobos dans « Vagabonds de la vie » en 1924, son expérience dans un cirque (« Circus parade » en 1927), les racines irlandaises de sa famille et plus intimement un portrait émouvant de son grand-père Hughie dans « Les assoiffés » (1928) ou encore la vie des bagnards dans « Ombres d’hommes » en 1930. Ici il synthétise le tout, faisant de ce livre un concentré des précédents appartenant au cycle.

TULLY a cette force : il ne s’approprie pas le récit qui est pourtant une sorte d’autobiographie, il donne la parole à celles et ceux qu’il a rencontrés tout au long de son parcours chaotique de jeunesse, il les laisse s’exprimer, il n’est que le transmetteur de leurs errances, même si bien sûr les siennes propres en font partie intégrante, il désigne les raconteurs d’histoires. En fin observateur doté d’une bonne mémoire, il retranscrit, certes. Mais il a ce génie de réécrire ces histoires fort d’un style gouailleur de l’oralité de la rue, ses excès, y compris dans l’invraisemblance de certains témoignages. Il fustige l’autorité, la bourgeoisie, il fait partie de leurs adversaires, ceux pour qui la recherche de liberté n’est pas un vain mot, ceux avec lesquels il s’associe brièvement pour survivre, sans argent, sans bien ni rien, sans toit ni loi.

Le récit est ponctué d’extraits de chansons, de poèmes ruraux. Les vagabonds avec lesquels il se lie brillent par leur caractère trempé, leur vécu. Ces révoltés sont peints avec drôlerie mais humilité, les bagarres et arnaques, nombreuses, sont détaillées, il est impossible de mettre en doute la véracité du fond même si la forme est exubérante.

Le jeune TULLY, encore hobo, part à Chicago avant Noël pour y retrouver une femme que pourtant il ne connaît pas, mais un ami la lui a décrite d’une manière si savoureuse qu’elle est devenue son obsession. Là, il va connaître le monde de la prostitution (il y reviendra dans son roman « Belles de jour »), agrémenté, encore et toujours, des figures incroyables de certains des protagonistes : Coffee Sam, Slavinsky le magicien escroc, Gans le boxeur. Car c’est là aussi qu’il découvre l’univers de la boxe (qu’il décrira plus en détail dans « Le boxeur ») dans lequel il ne va pas tarder à briller. Pour un temps seulement.

« Je n’avais aucune attache, aucun espoir ». Aphorismes implacables enrichissant le texte. TULLY ne se raccroche à rien, il vit au jour le jour, aidé par l’alcool et les rencontres improvisées, s’accoquine avec des prostituées qu’il respecte, qu’il admire en un sens. De temps en temps il décroche des petits boulots. À l’usine il vit ses premières grèves. L’usine le marque si l’on en croit son récit qui s’y arrête longuement, qui s’attarde sur des termes techniques, précis, loin de l’ambiance qu’il a su imposer avant ces scènes.

Passionné de littérature, TULLY s’essaie à ses premières poésies, le récit s’achève sur ses premiers pas dans la boxe. Il a un peu plus de 20 ans, il possède déjà plusieurs vies derrière lui, fort d’une expérience ahurissante. « Du sang sur la lune » tour à tour pétille, angoisse, sanctifie la démesure, la débauche, puis la condamne ou l’excuse. S’il est en partie un livre prolétarien, il ne faut surtout pas le limiter à cette définition, car il est bien plus que cela, il est un instantané de la vie des miséreux dans les Etats-Unis capitalistes des débuts de XXe siècle, il en est une fresque ahurissante, ainsi que tout le Cycle des bas-fonds, une claque monumentale dont on a du mal à se séparer sitôt qu’on a mis le premier doigt dans l’engrenage.

Les éditions du Sonneur, coupables de ce présent roman, le sont aussi du reste des précédents volumes du Cycle des bas-fonds, excepté pour « Ombres d’hommes » paru en 2017 chez Lux. « Du sang sur la lune » achève donc le cycle, il est paru au Sonneur en 2018. S’il n’en est pas le tome le plus intense, il en est néanmoins l’aboutissement, presque le résumé. Le Cycle des bas-fonds est une expérience de lecture unique et colossale dans la somme des petites anecdotes contées et personnages rencontrés. Et paradoxalement (ou peut-être grâce à cela), il est un véritable hymne à la Vie et à la Liberté. Il est magnifiquement préfacé et traduit par Thierry BEAUCHAMP.

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 (Warren Bismuth)