Les
blogs Au milieu des livres
et Mes pages versicolores
proposent ce mois-ci pour « Les classiques c’est fantastique » un
défi qui me tient particulièrement à cœur : « Indignez-vous !
Les classiques révoltés ». L’occasion pour Des Livres Rances était
rêvée : puisqu’il me fallait clore la présentation du monumental Cycle des
bas-fonds de Jim TULLY (cinq tomes époustouflants), autant qu’elle paraisse
pour ce thème. Paradoxalement, la série de chroniques se termine avec le
premier volume (1924) du cycle en question, le plus enragé, le plus
radical : « Vagabonds de la vie – Autobiographie d’un hobo »,
deuxième participation du mois.
À partir de 1901, le jeune Jim TULLY (1886-1947), tout juste sorti d’un orphelinat où il a passé six ans, décide de « brûler le dur », c’est-à-dire de monter clandestinement dans les trains des Etats-Unis, sans payer. Il a alors 15 ans. C’est ainsi qu’il va partager durant sept années la vie des hobos, ces clochards avides de voyages mais sans le sou qui sautent de train en train pour découvrir des paysages, des gens et des coutumes, traversant le pays de part et d’autre.
Par des portraits pittoresques et gouailleurs de vagabonds magnifiques, Jim TULLY dresse un portrait au vitriol des Etats-Unis du début du XXe siècle. Alcool, bagarres, confrontations avec les flics et l’autorité, prison, meurtres parfois. TULLY dessine par sa plume alerte et argotique les campements de hobos (les « jungles »), les personnages qu’il côtoie pendant toutes ces années. Avec certains naîtra une amitié, parfois de courte durée.
TULLY est déjà un féru de littérature : accroché littéralement à des wagons de marchandises, il dévore les livres qu’il a pu récupérer (« substituer » serait plus juste), s’éduque et s’instruit de manière totalement autodidacte. Miséreux, il vit au jour le jour ainsi que ses compagnons d’infortune.
TULLY est un formidable conteur. Il nous embarque littéralement à bord, ou plutôt sur ces trains qui servent aux hobos à se déplacer afin de chercher parfois un travail, souvent l’aventure. Tous voyagent au gré des trains de marchandises, même sur les essieux, c’est-à-dire entre les wagons, voire dessous.
Le quotidien des hobos est fait d’alcool, d’amitiés, de disputes, d’arrestations, de misère, mais surtout de cette volonté de liberté absolue pour ne pas participer à la farce sociétale, liberté parfois stoppée nette par une addiction aux drogues dures. TULLY participe mais observe, en futur romancier qui s’ignore encore. Il donne la parole à ses compagnons de déroute qui évoquent leurs parcours par des mots crus sortis de l’argot des chemineaux, des errants.
Et puis tout à coup, une description d’une poésie flamboyante, comme si TULLY endossait un autre costume, moins poussiéreux, moins connoté : « Des nuages se formèrent à l’est et s’accumulèrent dans le ciel. Au début ce n’étaient que des points blancs et bleus qui se déplaçaient en ordre dispersé. Le plus gros d’entre eux se déchira en passant devant la lune et laissa derrière lui une traîne de brouillard d’un gris bleuâtre. Les étoiles et la lune semblèrent filer avec les nuages jusqu’à ce qu’une immense montagne de vapeur sombre s’élevât brusquement à l’ouest et déferlât tel un océan d’encre sous la voûte céleste ». Car le jeune Jim TULLY possède une prédisposition à l’écriture et ne tardera pas à le démontrer.
Ce livre qui file à toute allure est aussi l’occasion pour l’auteur de décrire les périodes d’élections ainsi qu’un bal local, sans jamais oublier les bas-fonds dont il est issu. La vie est faite de drames mais aussi d’exploits. Par exemple, ce train sur lequel le jeune Jim reste accroché pendant 21 heures sur près de 1000 kilomètres.
TULLY fait preuve d’un style acéré, exagéré, avec une grande force humoristique. Pour preuve, cette scène hilarante où des vagabonds jouent une scène de parodie de procès entre deux avocats, juste avant que le vrai jugement ait lieu. Jim se noue brièvement d’amitié avec Oklahoma Red, un dur à cuire, pas un hobo mais un yegg, irlandais tout comme la famille de Jim. « Un yegg est un voleur, un perceur de coffre-fort, l’aristocrate du chemin de fer et le vagabond le plus dangereux que l’on trouve sur la route », loin des idéaux du hobo ? Pas si sûr…
Dans ce récit pétillant autant que sombre sur le fond, on croise des camés, des putes, des alcoolos, des brisés de la vie et, comme l’écrit justement TULLY des « accidentés de l’enfance ». Au bout de sept ans, TULLY raccroche, il est alors usé à tout juste 20 ans.
« Vagabonds de la vie » se lit à la fois comme un récit de vie, un roman d’aventures de la misère étatsunienne, mais aussi comme un hymne à la liberté. TULLY peut être rapproché de Jack LONDON (qui fut aussi un hobo, voir son extraordinaire « Les vagabonds du rail ») et de Panaït ISTRATI pour la magnificence de ses personnages pauvres mais dignes et libres (il fut aussi comparé à Maxime GORKI). Car là aussi la liberté est le but ultime. Ce livre de 1924 amorce une série de cinq volumes, tous pouvant être lus indépendamment les uns des autres, ayant trait à la vie de Jim TULLY : son expérience au sein d’un cirque (« Circus parade »), les racines irlandaises de sa famille et plus généralement des immigrés irlandais (« Les assoiffés »), la vie des vagabonds incarcérés (« Ombres d’hommes ») et un texte plus global (« Du sang sur la lune »). À l’exception de « Ombres d’hommes », ils sont tous préfacés et magistralement traduits par Thierry BEAUCHAMP.
Jim TULLY est de ces « losers » formidables, de ces miséreux magnifiques dont la quête de liberté les mène vers la débauche et les extravagances. Les superbes éditions du Sonneur ont entrepris depuis 2016 (« Vagabonds de la vie » fut leur première publication de l’auteur) d’éditer ou rééditer l’œuvre complète de TULLY. Ce « Vagabonds de la vie » est un petit chef d’œuvre dans son genre, fait d’humilité et de conviction profonde. Je prends le train en marche (sans mauvais jeu de mots) concernant cet auteur, mais il m’a fortement impressionné et il paraît inconcevable que je reste désormais sur le quai.
https://www.editionsdusonneur.com/
(Warren Bismuth)