dimanche 14 avril 2024

Dido SOTIRIOU « Terres de sang »

 


Cet ample roman-fresque sur une période méconnue de l’histoire du XXe siècle prend sa source en Anatolie, Asie Mineure, où l’autrice grecque Dido SOTIRIOU (1909-2004) nous invite à suivre Manolis Axiotis, enfant battu d’une famille nombreuse et paysanne dans un petit village de montagne, Kirkitzé.

Dans la région, c’est la langue turque qui est parlée puisque rattachée à l’Empire Ottoman. Région paisible où la vie est agréable : « D’octobre à février, c’était la cueillette des olives, de février à mars, le sarclage. D’avril à juillet, on récoltait le tabac, puis c’était le tour du raisin sec et de la figue. En ce temps-là, l’écho de nos chants retentissait dans les plaines, les montagnes et les gorges ». Mais dans ce monde reculé, à la fois paradisiaque et archaïque, tout va subitement être bouleversé. Par la première guerre mondiale d’abord. La conquête turque ensuite, et les massacres des populations arménienne et grecque. Le récit s’enfonce peu à peu dans une guerre de religion.

Si l’autrice nous fait vivre le destin de son héros au plus près de l’action, c’est bien pour étendre son propos à une période noire et violente de la Grèce, étendue sur une petite dizaine d’années (1914-1922). Dans ce long roman presque sans cesse en mouvement, Dido SOTIRIOU garde pourtant le cap. L’histoire de « son » Manolis est universelle, du moins sa famille représente cette Asie Mineure, bousculée, torturée, vaincue. Et ce frère qui part rejoindre les forces grecques contre la Turquie. En automne 1914, quelques mois après le déclenchement de la première guerre mondiale, la Turquie devient l’alliée de l’Allemagne. C’est alors que le ton du récit change. D’abord léger et désinvolte, il se fait dur, sérieux, cru (des dialogues retranscrivent l’oralité régionale) avec de longues parenthèses sur les dates historiques. « Sitôt que la Turquie se retrouva du côté de l’Allemagne, l’extermination systématique de toute la population grecque du littoral commença pour de bon. Les ordres étaient les ordres : les chrétiens avaient quelques heures devant eux pour prendre leurs cliques et leurs claques, rassembler femmes et enfants et se mettre en marche vers l’intérieur du pays. Il ne devait pas rester trace d’un seul grec sur la côte ! ».

Ainsi que pas mal de jeunes hommes, Manolis choisit la désertion, car « Déserter, c’était la solution du désespoir ». Il s’engage dans le maquis avant d’être rattrapé et mobilisé à Ankara, alors que les puissances internationales ne vont pas tarder à s’allier à la Turquie de Mustafa KEMAL en posture de conquérante, avant une très contestée alliance lors du traité de Sèvres…

« Terres de sang » est un roman de guerre, de déserteurs, de survie, d’exactions. Il sait se faire tendre et positif comme violent et désespéré. L’autrice navigue sur un océan d’émotions. Le récit se fait fantôme, les vivants et les morts se confondant : « La mort ne me faisait plus peur. C’était les vivants qui m’effrayaient, il n’avaient plus une once d’humanité ». Et ces scènes, douloureuses, insoutenables dès l’occupation turque, sont légion : « Au cimetière, il n’y avait pas un centimètre où se tenir debout. D’autres nous avaient devancés et ils occupaient les lieux. Les vivants avaient sorti des tombes des cadavres décomposés ou en putréfaction et, à la place, ils avaient installé leurs paillasses et leurs enfants. Les femmes accouchaient avant l’heure. La consigne avait fait le tour des quartiers : toutes les femmes sur le point d’enfanter, au cimetière ! Il y aura des docteurs ! Des vieilles faisaient bouillir de l’eau pour les jeunes mères et les os servaient de petit bois pour allumer leur feu ».

« Terres de sang » est un roman au cœur de plusieurs guerres qui se juxtaposent. Si vous êtes novices sur le cas politique très particulier de la Grèce au début du XXe siècle et en particulier de l’Asie Mineure, vous pourriez vous retrouver en difficulté. Mais l’autrice met tout en œuvre pour vous faire retrouver votre chemin, c’est l’une des forces de ce récit, se clôturant sur « la Grande catastrophe ». Roman de 1962, il est ici traduit par Jeanne ROQUES-TESSON, publication dans la collection grecque de chez Cambourakis en 2018, un roman grec qui nourrit l’imaginaire tout en apprenant beaucoup sur la géopolitique des débuts du XXe siècle.

https://www.cambourakis.com/

(Warren Bismuth)

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