Comment aligner une suite de phrases à propos un roman que l’on
considère comme le plus grand jamais écrit ? Je ne vous ferai certes pas
l’injure de vous balancer brutalement un résumé de ce roman fleuve, tout le monde
ou presque connaît au moins l’histoire de cet étudiant sans le sou,
Raskolnikov, assassinant une usurière dans un bâtiment lugubre de Petersbourg
en ce milieu d’un XIXème siècle agité. Ce livre écrit entre 1864 et 1866 est
régulièrement estampillé comme le plus grand chef d’oeuvre fictionnel de
l’Histoire de la littérature. Pourquoi tant d’enthousiasme ? Sans doute
parce qu’il aborde plus ou moins en détails la plupart des thèmes majeurs de
l’âme humaine. Mais aussi parce qu’il est une sorte de détonateur de toute une
littérature mondiale, il est cette espèce de pont entre la littérature
classique du XIXème siècle et celle à venir. Il est à la fois roman
philosophique, étude psychologique assez poussée, travail psychanalytique voire
psychiatrique. C’est également une étude sociologique fouillée, le culte du
surhomme est de plus largement développé, et une réflexion quoique encore esquissée
du féminisme encore balbutiant dans des cerveaux mâles du siècle numéro
dix-neuf. Mais c’est peut-être surtout l’ancêtre du thriller psychologique où
même l’erreur judiciaire est traitée. C’est enfin à l’évidence un livre
politique. Il a été dit ou écrit quelque part que les personnages de
DOSTOIEVSKI étaient les premiers à avoir autant été élaborés dans la
littérature, ils ne sont pas tout d’un bloc, ils sont éminemment complexes.
C’est plus que vrai dans « Crime et châtiment » où même les seconds
couteaux sont difficiles à cerner, oscillant sans cesse ente le bien et le mal,
les mauvaises pensées et la rédemption. La force de DOSTOIEVSKI est qu’il
laisse parler ses personnages sans jamais s’immiscer, de sorte qu’il est
difficile voire impossible de savoir où se positionne l’auteur. Si Raskolnikov
en est le personnage principal, c’est peut-être le juge Porphiri qui guide
toute l’action, un type comme il n’en avait jamais été inventé auparavant, avec
un flair touchant au génie, un recul et une fausse candeur forçant le respect.
Oui « Crime et châtiment » est bel et bien un thriller, bien qu’il
soit infiniment plus que cela. Les deux face-à-face entre Raskolnikov et
Porphiri (dans certaines traductions il s’appelle Prophyre) sont sans doute les
plus beaux duels de toute la littérature. Raskolnikov est cet étudiant qui a dû
stopper ses études par manque d’argent. Mais il donne aux pauvres, chaque fois
qu’il a de l’argent il le redistribue tel un mécène, un sauveur. Il possède un
cœur énorme, une sensibilité exacerbée, mais une fierté et un culte de la
personnalité qui le perdra. Il est à coup sûr une figure résolument christique.
Seulement voilà : il a tué. Porphiri est passionnant à suivre. Juge qui ne
paie pas de mine, c’est pourtant ce personnage qui a inspiré Columbo (selon moi
la plus grande série ayant existé, par ses enquêtes complexes et implacables,
et bien sûr par son inoubliable lieutenant à l’imperméable râpé. L’autre
influence majeure de l’accouchement de Columbo semble être « Le petit
docteur » de SIMENON soit dit en passant). Lorsque l’on connaît bien
l’univers de Columbo et que l’on relit « Crime et châtiment », cette
gémellité saute aux yeux, est saisissante. Un simple exemple parmi tant
d’autres : « Si je l’arrête
trop tôt, notre homme – même si je suis persuadé que C’EST LUI – c’est
moi-même, n’est-ce pas, que je prive des moyens de le démasquer ultérieurement
et, ça, pourquoi ? Parce que je lui donne, pour ainsi dire, une position
stable, pour ainsi dire, je le prépare et je l’apaise, psychologiquement, et il
rentre dans sa carapace : il comprend enfin qu’il est prisonnier ».
Mais d’ailleurs, tout « Crime et châtiment » n’est-il pas la trame
première de Columbo ? Dès le meurtre de l’usurière, on sait que c’est
Raskolnikov qui l’a commis. Mieux : on sait AVANT le crime qu’il va
l’assassiner. Ne croyez pas avoir là un roman lugubre et austère. En effet,
certaines scènes, par ailleurs très théâtrales, sont cocasses voire hilarantes
(l’auteur se lâche enfin). Pourtant elles sont jouées par des âmes perdues, torturées
au dernier seuil. Revenons à Prophiri, personnage très peu présent dans le
récit, mais dont l’ombre porte pourtant la majeure partie du récit. Le roman va basculer, le « héros »
Raskolnikov va, à un moment très précis, d’une manière comme imprévue, juste
après sa deuxième et dernière entrevue en duel avec Prophiri, totalement
changer. Quelle est la dernière phrase de Porphiri à l’issue de cet ultime
entretien ? « De bonnes
pensées, de bons commencements ». Lorsqu’on est plongé au cœur de
l’action, cette phrase sonne comme visionnaire, seul Porphiri a pu prévoir ce
revirement chez Raskolnikov. Je me risque à dire que Raskolnikov et Prophiri
sont peut-être les deux personnages de fiction les plus réussis, les plus
aboutis (les plus emblématiques ?) de toute la littérature, en tout cas de
celle qu’il m’a été permis d’explorer. Le génie de ce bouquin vient aussi du
fait qu’il a été écrit par un romancier qui n’écrivait pas très bien (les
critiques sont à peu près unanimes), un style un brin balourd, des répétitions
à foison, des hésitations nombreuses, répétitives elles aussi. D’un style
bancal DOSTOIEVSKI en sort la substantifique moelle, un coup d’éclat unique
puisque l’on finit par ne plus penser au style mais bien à l’affaire, plongés
que nous sommes dans le cœur même des protagonistes. Je n’avais encore jamais
lu un roman pour la troisième fois, c’est désormais chose faite avec ce
« Crime et châtiment » laissant sans voix. Cependant c’est une
première avec la traduction au cordeau d’André MARKOWICZ, spécialiste de
l’écriture de DOSTOIEVSKI. Contrairement à tous ( ?) les traducteurs
précédents, MARKOWICZ a pris le parti de présenter DOSTOIEVSKI exactement comme
il écrivait, avec les hésitations, les lourdeurs, les répétitions afin d’être
au plus près de l’auteur, être le plus « vrai » possible, ne pas
trahir ni embellir. Jusqu’ici, on tentait de bonifier, de fluidifier l’écriture
de cet écrivain. MARKOWICZ met la plume dans le cambouis et refuse tout
subterfuge. Il en résulte un moment rare, comme si soudainement nous étions en
mesure de lire un manuscrit russe à partir de la langue originale. Nous
découvrons un DOSTOIEVSKI qui écrit ses dialogues comme ceux-ci pourraient
réellement avoir lieu dans la rue entre quidams, avec ces onomatopées, ces
erreurs de conjugaison, ces hésitations. Mais il suffit, étant donné que je
pourrais écrire des heures et noircir des pages sur ce chef d’œuvre, il vaut
mieux s’en tenir là, respirer un bon coup, et se dire qu’il va être difficile à
l’avenir de lire un bouquin aussi fort, aussi dense, aussi varié dans ses
thèmes, aussi prenant. En d’autres mots, aussi parfait. Troisième rencontre et
troisième sensation singulière d’être abandonné en quittant ce récit, de se retrouver
face à un vide palpable, immédiat. Et si je me sens trop seul et désire retrouver
cette puissance incarnée par Raskolnikov et Porphiri, un petit Columbo ne sera
jamais de trop, tel un placebo qui ferait son effet. Et je me plais à imaginer les
lecteurs et lectrices qui ont découvert ce « Crime et châtiment » à
sa sortie sous forme de feuilleton (comme souvent à l’époque), n’en pouvant
plus d’attendre la suite et se rongeant les ongles jusqu‘au sang, voire
jusqu’au moignon. La présente traduction est sortie dans la collection ACTES
NOIRS de chez ACTES SUD. Ruez-vous dessus, il ne sera fait aucun prisonnier.
(Warren Bismuth)