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mardi 30 juin 2020

Ferhan ŞENSOY « 2019 – Comédie de fiction sans science »


« 2019 » est une pièce de théâtre turque à sketchs grinçants et explosifs. Écrite en 2009, elle anticipe à sa façon 2019 (c’est-à-dire à peu près aujourd’hui) avec une remarquable justesse, alors que la Turquie imaginée par l’auteur est toute entière régie par l’islamisme.

En une grosse vingtaine de scènes brèves et souvent hilarantes, l’auteur nous plonge au cœur d’une Turquie du futur peut-être pas si éloignée de celle de 2009, mais en tout cas radicalisée. C’est toute la société turque qui est ici passée au vitriol : télévision par le biais des journaux télévisées verrouillés ou des publicités très ciblées, pouvoir politique et religieux, quotidien rythmé par la prière, athéisme combattu violemment. Nous allons suivre deux hommes dissidents, Kemal et Mustafa, sympathisants du mouvement Atatürk (nom choisi en référence au père fondateur de la Turquie moderne dans les années 1920), terrés dans un abri qu’ils vont finir par quitter au péril de leur vie.

Les scènes se déroulant au cœur de l’administration turque islamisée sont particulièrement croustillantes, l’auteur parvenant à la perfection à rendre burlesques des situations inextricables et absurdement figées. À ce propos, la teneur de certains dialogues fait irrésistiblement penser à BECKETT et même KAFKA :

« - Je ne peux pas vous délivrer une attestation de domicile.

-         Pourquoi donc ?

-         Vous n’êtes pas domiciliée 14, rue Hadji Cemalettin, appartement numéro 5. Ce sont Ferit et Nurten Güngormuş qui habitent là.

-         Ce sont mes parents, j’habite avec eux…

-         Mais votre nom ne figure pas sur l’ordinateur…

-         Comment est-ce possible ? J’habite là depuis l’âge de 7 ans…

-         Oui, le nom de famille correspond mais vous ne figurez pas sur l’ordinateur… Lors de la dernière coupure générale d’électricité, l’ordinateur s’est bloqué… Il y a eu un sacré bazar et certains noms se sont effacés… Allah l’a sans doute voulu ainsi !

-         J’imagine que c’est plutôt à cause de la coupure d’électricité ! Enfin, peu importe, vous n’avez qu’à rajouter mon nom.

-         Je ne peux pas. Pour le faire, il faudrait que vous m’apportiez un document prouvant que vous habitez là.

-         Et où puis-je l’obtenir ?

-         Auprès de la mairie d’arrondissement.

-         C’est ici. C’est donc bien à vous de me donner ce document. C’est justement l’attestation de domicile.

-         Oui, mais je ne peux pas vous le donner. L’ordinateur vous a effacée. C’est la volonté d’Allah ! »

Et pour l’auteur se mettre dans la position qui pourrait être la sienne dans dix ans, avec ce sketch surréaliste des dialogues d’une pièce de théâtre que les créateurs se forcent de rendre tolérables par toute la population, donc forcément lissés et rendus « religieusement correcte ». Puis ces habitants fortunés qui envisagent de quitter le pays sur fond de pouvoir politique menacé par le PKK et autres mouvements kémalistes (réformistes et laïcs).

La fin de la pièce se déroule en deux étapes. Tout d’abord l’issue du procès de Kemal et Mustafa après une folle course poursuite, issue là encore toute kafkaïenne, rappelant par ailleurs les procès staliniens joués à l’avance. Puis une avant-dernière scène d’anticipation mondialisée, imaginée pour 2029.

Pièce particulièrement jubilatoire, dans laquelle nous prenons mieux conscience des enjeux d’une société turque cadenassée, en même temps que nous rions de bon cœur devant le génie de Ferhan ŞENSOY qui parvient à rendre franchement hilarantes des scènes troubles voire dramatiques. Ferhan ŞENSOY est né en 1951 et représente aujourd’hui une sorte d’institution dans la culture turque. Il a beaucoup écrit, travaillé en France, a passé en revue la société turque d’une manière politique et contestataire, ce qui lui a parfois valu des censures. Cette pièce, ici traduite brillamment par Noémi CINGÖZ, est exceptionnelle par sa vivacité, son aspect profondément politique et positionné, mais aussi par cet humour décapant. Très gros coup de cœur ! Sortie tout récemment aux incontournables éditions L’Espace d’un Instant que je m’empresse une nouvelle fois de remercier chaleureusement.

http://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

dimanche 28 juin 2020

Jim HARRISON « Nageur de rivière »

« Nageur de rivière » fait partie de ces huit recueils de novellas qu’a fait paraître Jim HARRISON. Il est aussi l’un des deux seuls où ne figure pas son héros récurrent Chien Brun (le premier était le recueil « Légendes d’automne »). Il est enfin l’unique dans lequel n’apparaissent que deux novellas (tous les autres recueils en comportent trois). Ces deux textes sont sortis en 2014.

« Au pays du sans-pareil » qui se lit comme un roman (et en possède d’ailleurs le format) met en scène Clive, 60 ans, divorcé d’avec sa femme Tessa depuis 20 ans. C’est à cette même époque qu’il a arrêté de peindre, est devenu enseignant. Il retourne dans le Michigan de son enfance afin de s’occuper de sa vieille mère seule de 85 ans, ornithologue amatrice. Avec Tessa, il a eu une fille, Sabrina, aujourd’hui bien plus riche que lui. Sur les terres de sa jeunesse, il revoit Laurette, un flirt d’adolescence et lui propose de peindre son portrait en déshabillé, ce qui l’encouragerait à se remettre à la peinture. Laurette est cependant en couple avec une certaine Lydia dont le charme et les manières naturelles ne sont pas pour déplaire à Clive.

Dans ce récit, le héros, entouré uniquement de filles et femmes, va voir passer ses souvenirs, les meilleurs comme les plus sombres, mais toujours racontés avec un humour hors du commun par ce grand conteur qu’était Jim HARRISON. Une fois n’est pas coutume, nous assistons à une « happy end », mais pas nunuche.

« Nageur de rivière » est sans nul doute l’un des plus beaux textes écrit par Big Jim. Bien plus court que le précédent, son personnage principal en est Thad, un jeune homme de 18 ans, sang mêlé et idéaliste. Il est ami avec Laurie, mais le père de cette dernière est un être répugnant, violent et autoritaire qui ne veut pas qu’un homme comme Thad tourne autour de sa fille. Il le frappe durement, Thad doit s’enfuir et décide de rejoindre Chicago à la nage.

Car Thad est un amateur passionné de rivières et d’étendues d’eau : il nage comme un poisson, à une vitesse prodigieuse, sans toutefois faire état de volonté de compétition ni de records. L’eau est sa deuxième maison (parfois sa première). « Lorsque nous sommes plongés dans une extrême solitude, nous ne connaissons plus rien de la vie ni de la mort, et la réalité de l’eau nous réconforte ». Dans l’étang près de chez lui, il observe régulièrement et avec amour ce qu’il appelle « les bébés aquatiques », de petites truites qui le fascinent.

Il va se rapprocher d’Emily qui croit en lui, lui le messager de la paix, opposé à l’absurdité de la violence. « Qui sait pourquoi les hommes deviennent des brutes ? Cela commence sans doute très jeune. (…) Il existe évidemment des filles brutales, mais moins que des garçons ». Ensemble ils voyagent jusqu’en France, c’est là-bas qu’un drame se produit…

De nombreuses péripéties vont émailler le récit, drôle mais sobre. Thad est l’une de ces figures littéraires qui marquent la littérature. En un sens, il n’est pas si loin du prince Mychkine, « L’idiot » de DOSTOIEVSKI (qu’HARRISON vénérait). Ce texte est aussi fort que court, il est l’un des chefs d’oeuvres du maître conteur. Si vous n’avez encore jamais pratiqué HARRISON, ce recueil est sans aucun doute le moyen parfait pour le découvrir : tendresse, humour, grâce, anecdotes et surtout personnages puissamment charpentés. Il est beaucoup moins politiquement incorrect que le reste des œuvres d’HARRISON, qui l’a écrit alors qu’il avait environ 75 ans et se dirigeait vers l’hiver de sa vie avec une lucidité déconcertante, d’où peut-être ces portraits touchants, qui débordent beaucoup moins qu’à l’accoutumée, et qui pour tout dire devraient être étudiés en classe tellement ils sont beaux et simples. Un immense cadeau que nous a fait Jim quelques années avant sa mort.

 (Warren Bismuth)


mardi 23 juin 2020

Genco ERKAL « Sivas 93 »


Une violente et méconnue page de l’Histoire turque racontée ici. Sivas, ville turque, doit accueillir un festival de musique, danse et poésie en ce 1er juillet 1993. De prime abord, pas de quoi fouetter un chat puisque ce festival, comme chaque année, est en hommage à un poète du XVIe siècle, Pir Sultan ABDAL. Seulement voilà : ce poète assassiné est une légende de l’alévisme, croyance religieuse tolérante et minoritaire en Turquie, où les femmes et les hommes sont côte à côte, où l’alcool est permis, entre autres. L’alévisme est parfois proche des milieux d’extrême gauche. Il s’oppose à l’islam sunnite, puissant et majoritaire.

Jusqu’alors, le festival se déroulait à Banaz, la ville natale du poète. Mais en 1993, les organisateurs avaient décidé de l’organiser à Sivas, ville proche mais plus grande, plus vivante. Sont invités des chanteurs, des poètes, des écrivains, des dessinateurs, etc. Est aussi présent le poète athée Aziz NESSIN, et ceci, les sunnites ne le digèrent pas (NESSIN a notamment traduit « Les versets sataniques » de Salman RUSHDIE). Le festival commence donc ce 1er juillet 1993 sous une tension palpable. Mais c’est le lendemain 2 juillet que tout se précipite : des journaux ont titré ce matin-là à propos de certains stands présents au festival « Ils ont vendu des escargots dans un quartier musulman », ce qui équivaut à un gros blasphème. Dans la nuit, des tracts haineux contre ce rassemblement culturel avaient déjà circulé.

En début d’après-midi du 2 juillet, une foule devenant compacte avance vers les festivaliers. Rapidement, des barricades se dressent : jets de pierre, affrontements, banderoles brûlées. 3000 manifestants sont désormais réunis, armés de pioches, de haches. Ils détruisent la statue du monument des Poètes puis se dirigent vers l’hôtel Madımak dans lequel se trouve Aziz NESSIN. « La sculpture monumentale arrive. On lui fait faire deux tours sur la place, on annonce que le monument est démonté. Ceux qui voient la sculpture massive perdent la raison et deviennent incontrôlables. Il la descendent du camion et la traînent devant l’hôtel. Ils commencent par lui donner des coups de pied, puis la « lapident » et lui décortiquent les yeux avec des tournevis. Certains même la mordent et lui donnent des coups de tête. Après l’avoir mise en morceaux à coups de pelle, il apportent de l’essence et y mettent le feu ».

La suite du festival est annulée. Mais la foule est déchaînée et hystérique, après la sculpture du monument des Poètes, c’est l’hôtel Madımak qui est violemment attaqué à coup de pierres. Quand soudain le feu se déclare à l’intérieur même de l’hôtel Madımak.

De cette terrible bataille, 37 cadavres seront retirés, dont certains des artistes invités au festival. La haine religieuse a encore frappé en Turquie. Ce livre est une sorte d’instantané des événements de cette tragédie. L’auteur, Genco ERKAL, écrivain engagé, a minutieusement recueilli tout ce qu’il pouvait afin d’écrire cette pièce de théâtre. Il explique en préambule « Il est important de noter que le texte est entièrement un montage à partir de documents officiels, comme des témoignages, des enregistrements vidéos et/ou sonores, des décisions de tribunaux… La narration n’a pas toujours de suite logique comme dans une fiction ». Ce texte d’une grande puissance peut se lire comme une suite de phrases prononcées par des nombreuses personnes, des témoins par exemple, mais aussi, et pourquoi pas, comme un long monologue déchiré et historique.

Texte hautement politique sur ce sanglant fait divers, il ne s’arrête pas à ce dernier, mais étudie en quelques paragraphes le procès, les verdicts. Cette pièce de théâtre est très forte, elle se lit comme un documentaire en direct, une mise à jour minute après minute, dans le feu de l’action. Elle est assez prodigieuse et absolument impossible à lâcher. C’est peut-être même l’une des plus grandes réussites des éditions L’Espace d’un Instant qui en compte pourtant déjà une belle poignée à leur actif. Traduite par Selin ALTΙPARMAK, elle est violente mais vraie, âpre mais sensible, elle est cette photo parlante que l’on prend en pleine gueule. Les événements de Sivas, Turquie, 1993, viennent de pénétrer à l’intérieur de ma boîte crânienne, ils y resteront un bon moment. Grand merci à L’Espace d’un Instant !

http://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)


lundi 22 juin 2020

Larry MCMURTRY « Lune Comanche »


Ce tome, le deuxième dans la chronologie du déroulement de la série « Lonesome Dove » mais le quatrième et dernier dans l’historique d’écriture, se déroule lui aussi entre le Texas et le Mexique durant la décennie 1850. Nous vous avons déjà présenté le titre éponyme de cette série, premier écrit (en 1985) mais troisième (dans les années 1875) dans l’historique de l’action, chroniqué ici, tout comme nous vous avons déjà parlé de « La marche du mort », écrit en troisième position en 1995, mais se déroulant avant tous les autres (son action se situe dans les années 1840), présenté ici. « Lune Comanche » fut rédigé en 1997.

Nous retrouvons nos deux fiers Texas rangers Augustus (Gus) et Woodrow pour de nouvelles aventures, ainsi que leurs amis et bien sûr, leurs ennemis, qu’il faut chercher du côté de certaines tribus indiennes. La présente aventure commence dans une tempête de neige. Cette série est en partie basée sur les vols de chevaux à répétition. C’est encore le cas ici, où Kicking Wolf, un indien diablement doué arrache au nez et à la barbe des rangers quelque vingt chevaux. En parallèle, un autre indien, rusé et sans pitié, Buffalo Hump, et son fils pas toujours bien obéissant, Blue Duck. À la tête des rangers, l’impressionnant capitaine Scull.

Un roman de la poursuite : les rangers recherchant Kicking Wolf mais eux-mêmes pistés par Buffalo Hump et sa bande. Puis tout va se bousculer lorsque l’infatigable Kicking Wolf va subtiliser Hector, le cheval quasi mascotte du capitaine Scull, rapt survenu alors que le canasson était en train de pisser (c’est là que les chevaux, dit-on, sont le moins agressifs). Scull demande à son armée de faire demi-tour, lui seul (accompagné toutefois par Famous Shoes) ira traquer la tribu de Kicking Wolf, à pied. Mais Scull va se retrouver prisonnier de l’intraitable Ahmumado, alors que Gus et Woodrow seront nommés capitaines.

Ce volet est le plus dur dans son aspect violent : on tue des hommes comme des insectes, on découpe les paupières pour que les prisonniers ne puissent plus fermer les yeux, on exécute des chevaux, on tire sans discernement, les actes de barbarie se multiplient et sont finement détaillés, parfois jusqu’au malaise. Il y a certes les histoires d’amour, mais pas bien jolies-jolies : Gus amoureux de Clara, mais cette derrière va se marier avec un autre, quant à la femme de Call, prostituée, elle est enceinte et il se pourrait fort que ce soit de lui. Scull aussi est marié, sa femme étant une sorte de nymphomane de saloon.

Ce roman est aussi celui de la mémoire, l’histoire d’un Texas pauvre, de la guerre de Sécession (qui vient faire un petit coucou au milieu des champs de batailles texans), les lois esclavagistes dans un pays en pleine construction. Certaines images sont fortes, comme ce Scull enfermé dans une cage elle-même suspendue à une falaise, et c’est de cette cage qu’il parvient à tuer des oiseaux (eux sont en liberté, et lui à leur place) afin de se nourrir. Et puis ces mille vaches que Gus et Woodrow doivent ramener à la troupe d’Ahumado en échange du même Scull. Et nous n’allons pas manquer d’assister à la construction de la ville de Lonesome Dove.

MCMURTRY revient judicieusement par épisodes sur les superstitions, les rites, les us et coutumes : « Les chasseurs blancs, avec des fusils si puissants qu’il pouvaient tirer presque jusqu’à l’horizon, tueraient les hommes-médecine. Worm avait été tué par un de ces fusils à longue portée ; le vieux Worm était déjà fou, à l’époque. Il s’était badigeonné d’une potion faite à base de glandes de fouine et de fientes d’aigle, convaincu qu’elle arrêterait les balles de fusils – un chasseur de bisons qui visait bien lui avait prouvé le contraire ».

Attention : MCMURTRY ne se positionne pas en pro-blancs, il fait la part des choses, assez intelligemment par ailleurs. Il n’oublie pas que ce sont les blancs qui sont venus déloger les indiens, tout comme il se rappelle les violences exercées par ces mêmes blancs sur la nature : « Des Indiens pensaient que les Blancs pouvaient faire trembler la terre ; ils pouvaient peut-être aussi faire tomber des montagnes entières. À la guerre contre les americanos, Ahumado avait vu de ses propres yeux les petits canons des Blancs faire tomber une grande église et plusieurs bâtiments. Quand les boulets frappaient la terre, ils la déchiquetaient affreusement. Ahumado était un enfant de la terre ; il n’aimait pas la façon dont les armes des Blancs la blessaient et la tourmentaient ».

Saga absolument somptueuse et riche, qui, au-delà du mite du western très alcoolisé, aborde de nombreux sujets, comme par exemple et de manière très pertinente, la destruction de masse des bisons afin d’affamer les indiens, ou encore la guerre de Sécession. Le souci majeur est le suivant : « Streets of Laredo », écrit en deuxième (en 1993) mais bien quatrième et dernier quant au déroulement de l’histoire (les années 1890), n’a toujours pas été traduit en France. Connaîtrons-nous un jour la vraie fin de cette fresque palpitante ? Espérons que Gallmeister saura nous la proposer un jour, comme il a su nous proposer les trois autres volumes qui restent désormais pour moi comme l’un des grands classiques du roman de western, avec des personnages inoubliables.

http://www.gallmeister.fr/accueil

 (Warren Bismuth)


dimanche 14 juin 2020

Fiodor DOSTOIEVSKI « Les frères Karamazov »

Avant toute chose, je me dois de replacer cette lecture dans son contexte : j’avais déjà lu deux fois cet épais roman, mais c’est la première fois que je m’attaquais à la traduction d’André MARKOWICZ. Donc je connaissais déjà bien la trame, et c’est ce qui m’a poussé à commencer cette lecture en plein confinement, ce détail est assez important pour la suite.

« Les frères Karamazov » est l’une des grandes fresques classiques de la littérature russe du XIXe siècle, il pourrait de ce fait s’avérer inutile de revenir sur le scénario. Cependant, quelques mots très brefs : Fiodor Pavlovitch Karamazov, propriétaire foncier débauché et prétentieux, est aussi père de trois garçons : Dmitri (issu d’un premier mariage), Alexei et Ivan. Sa seconde femme est décédée alors qu’Alexei avait 3 ans et Ivan 6. Le père Karamazov avait déjà abandonné l’aîné Dmitri, il va en faire de même avec Alexei et Ivan. En outre et bien plus tard, Fiodor Pavlovitch et son fils Dmitri sont tous deux amoureux de la même femme, Grouchenka. Peu à peu, une haine entre père et enfants va se tisser. Sans compter qu’un enfant illégitime et cynique, Smerdiakov, va faire son apparition. Le père Karamazov est assassiné, Dmitri est soupçonné puis inculpé.

Sans ne rien dévoiler de l’intrigue, dense et complexe, « Les frères Karamazov » est un roman clairement découpé en deux parties principales. Si la première, celle d’avant l’assassinat du père, comporte des longueurs, hésite parfois, voire se cherche malgré de brillants dialogues et des moments tout à fait formidables - dans cette partie se situe le chapitre « Le grand inquisiteur », foisonnant et comme philosophique, il fut en certains temps publié même carrément à part, tel un essai monographique, c’est dire son intérêt -, la seconde, celle de l’après, de la culpabilité, de la violence psychologique, du procès, est d’une rare beauté.

Les thèmes principaux des « Frères Karamazov » sont le parricide, la corruption, le châtiment, la culpabilité, la jalousie, mais surtout l’éventualité de l’existence de Dieu. En effet, ce sujet hantera DOSTOIEVSKI toute sa vie car, pour lui, si Dieu n’existe pas ainsi tout est permis, sans plus aucune limite. « Vois-tu, mon mignon, il y a un vieux pécheur au XVIIIe siècle qui a dit que si Dieu n’existait pas, il fallait L’inventer, s’il n’existait pas Dieu il faudrait L’inventer. Et, de fait, l’homme a inventé Dieu ». Cette question tiraille les protagonistes de ce roman et, à travers eux, son auteur même. Roman résolument psychologique, où l’auteur développe des thèses modernes pour l’époque, FREUD d’ailleurs (entre autres) s’en souviendra. C’est aussi un roman philosophique, empli de spiritualité.

 

Ce roman de 1880, le dernier de DOSTOIEVSKI, fut terminé quelques mois avant sa mort (en 1881), il en est le testament, l’anthologie. Ce qui est saisissant, c’est qu’il reprend à peu près tous les grands thèmes abordés par DOSTOIEVSKI dans ses romans majeurs précédents, après son retour du bagne. Le procès de Dmitri, presque en fin de volume, très long, est peut-être l’une des plus grandes réussites de toute la littérature. Mais il est aussi une sorte de redite, certes racontée différemment, des face à face musclés Raskolnikov/ Porphiri dans « Crime et châtiment »(ici). D’ailleurs, Kara en russe signifie Châtiment (Maz signifiant onction). Aliocha, le plus pur, le plus pieu des frères Karamazov, possède cette sorte de figure christique incarnée par le prince Mychkine dans « L’idiot ». Le thème torturant de la permissivité (« Liberté ») absolue en cas d’inexistence de Dieu est longuement développé dans « Les démons ». Le triangle amoureux est la trame principale de « Humiliés et offensés ». Il est également possible de trouver certains points communs avec « L’éternel mari » entre autres, sans oublier le thème du jeu à profusion, celui qui ruine, développé dans « Le joueur ». 

Bref, « Les frères Karamozov » est sans doute la grande oeuvre de DOSTOIEVSKI, sa synthèse, avec ses forces et ses faiblesses. Dans ces dernières, l’antisémitisme de l’auteur qui transparaît une dernière fois mais toujours de manière sournoise et dérangeante, mais aussi les hésitations de l’écrivain quant au style. DOSTOIEVSKI doutait toujours de sa plume, ses personnages bafouillaient, reprenant des phrases avant de les abandonner à nouveau, parvenaient parfois avec difficulté au bout d’une idée, se dispersait cruellement tout en souffrant le martyre. La plupart des traducteurs avaient décidé de faire l’impasse, de biffer ces moments douloureux à lire, car lourds, épais, et comme cauchemardesques dans la lecture de l’oeuvre. MARKOWICZ a décidé de traduire DOSTOIEVSKI au plus près, le plus fidèlement possible, c’est-à-dire avec ses hésitations, ses redites, ses nombreuses maladresses, que l’on peut retrouver surtout au début du roman. C’est à la fois étonnant et fascinant de constater qu’un génie de la trempe de DOSTOIEVSKI pouvait avoir autant de difficultés à écrire une phrase convenable. Certains dialogues, fortement teintés d’oralité, sont patauds. Puis tout à coup, comme si les vannes s’ouvraient de manière quasiment divine, la plume glisse toute seule, sublime, et là l’auteur écrit des pages plus que marquantes, je serais tenté de dire légendaires.

Le thème du père : « Mais est-ce qu’il m’aimait quand il m’a donné la vie, demande-t-il, s’étonnant de plus en plus, est-ce pour moi qu’il m’a donné la vie : il ne me connaissait pas, ni moi ni même mon sexe à cette minute-là, à cette minute de passion, peut-être échauffée par le vin, et, tout ce qu’il m’a donné, c’est son penchant pour le vin – voilà son seul bienfait… Pourquoi dois-je l’aimer, pour le seul fait qu’il m’ait donné la vie, et puis ensuite que, pendant toute sa vie, il ne m’ait pas aimé ? ».

Un ami me faisait un jour remarquer avec force justesse l’absence du portrait de la Femme de caractère, majestueuse et puissante, dans ce roman, contrairement à la plupart des œuvres de l’auteur qui incarnent cette figure. Il n’en reste pas moins vrai que « Les frères Karamazov » est sans nul doute l’un de ces immenses chefs d’oeuvre de la littérature. Il en est peut-être également tout son paradoxe : des pages maladroites et hésitantes suivies d’éclairs de génie, pour se terminer en apothéose par l’un de ces procès dantesques que la littérature policière n’a jamais égalé. Car, oui, ce pavé est aussi un polar, et d’une immense qualité. Il est tout cela en même temps, et il faut le lire une fois dans sa vie, même s’il laisse des séquelles, particulièrement intenses en période de confinement. C’est aussi cela DOSTOIEVSKI, faire souffrir le lectorat comme lui a souffert lors de l’écriture, le mettre dans le même bain, une sensation qui arrive très peu souvent dans une vie.

Ironie de l’Histoire : DOSTOÏEVSKI et TOLSTOÏ n’étaient pas amis, ils ne s‘aimaient guère, ils étaient même deux concurrents directs pour la première place en littérature russe du XIXe siècle. Pourtant, lorsque TOLTOÏ entama son dernier voyage au cours duquel il trouvera la mort en 1910, il a été retrouvé sur sa table de chevet le livre qu’il lisait juste avant sa fuite… Il s’agissait des « Frères Karamazov ».

 (Warren Bismuth)


mercredi 10 juin 2020

Antoine CHOPLIN « Cour nord »


Léopold et son père Gildas sont employés dans une usine du nord. Celle-ci va fermer, définitivement. Alors les salariés se mettent en grève. À leur tête Gildas, syndicaliste aguerri. Il mène la préparation des négociations. Rencontre avec le patronat sous une pluie battante alors que les grévistes attendent le renfort de la Fédération Atlantique. Les tractations échouant, Gildas décide d’entamer une grève oui, encore, mais de la faim cette fois-ci, dans l’enceinte même de l’usine. Dans l’équipe des grévistes point la figure tendre et pourtant effacée d’Ahmed, algérien de 50 ans, toujours près à rendre service. Un cœur pur celui-ci.

 

Parallèlement, Léopold, trompettiste, doit répéter avec son groupe de jazz en vue d’un concert important dans une salle de Lille, programmé pour les jours à venir. Gildas est contre le fait que son fils s’embarque dans une passion musicale, sa femme, la mère de Léopold jouait du piano, elle est morte. La tension est vive entre un père diminué par sa grève de la faim, et son fils semblant surtout préoccupé par la préparation du concert.

 

C’est alors qu’Ahmed se volatilise et qu’une salariée de l’usine vient de se suicider. Léopold est de plus en plus tiraillé entre la grève, son père, son groupe, l’employée décédée et la disparition d’Ahmed, son ami.

 

Dans ce bref roman tout en intimité et en positionnement social, l’écriture est profondément orale et poétique, les dialogues sont imbriqués dans la narration, donnant cette homogénéité propre à CHOPLIN. Nous pouvons suivre étape par étape les négociations syndicales, l’attente, l’échec, la décision du père, l’ambivalence du fils, tout ceci sur fond de racisme et de journaux locaux ne s’intéressant au sort de Gildas qu’aux premières heures. Nous croisons des personnages originaux, taiseux, comme ce retraité de l’usine, venant pourtant encore tous les jours y faire une partie d’échecs (encore l’échec !).

 

À l’un des anciens qui lui demande pourquoi à son avis les plus vieux sont encore dans la lutte, Léopold répond « C’est pour moi et les jeunes comme moi que vous êtes là. Pour qu’on ait du boulot plus tard. Et qu’on se fasse pas toujours presser le citron par les patrons et les actionnaires ».

 

Ce roman dépeint en quelque sorte la fin d’un monde ouvrier, ballotté entre le besoin de travailler et le poids de la modernité entraînant les licenciements et la faillite. CHOPLIN tient en haleine, de manière épurée où chaque mot sonne et résonne. Il m’avait déjà conquis à plusieurs reprises, notamment dans « Radeau », « Le héron de Guernica » ou encore « La nuit tombée », sans oublier cet étonnant recueil de nouvelles « Les gouffres » où l’ambiance savait se faire kafkaïenne. Il récidive avec brio dans ce « Cour nord » sorti en 2009 aux éditions du Rouergue.

 

Antoine CHOPLIN a reçu le magnifique prix « Loin du Marketing » l’an dernier, en 2019. Il faut dire que son écriture est sensible et nous embarque avec aisance et sans trémolos dans une atmosphère unique où parfois le petit monde rencontre la grande Histoire. Il est à coup sûr lui aussi un grand, a écrit une vingtaine d’ouvrages dans lesquels il sait parfaitement varier les thèmes et les plaisirs. Son œuvre est ample mais toujours empreinte de cette pudeur intime propre à l’auteur. Vous l’aurez compris : ce serait dommage de passer à côté d’un tel écrivain.

https://lerouergue.com/

(Warren Bismuth)


dimanche 7 juin 2020

René FRÉGNI « Dernier arrêt avant l’automne » + « Carnets de prison ou l’oubli des rivières »


« Dernier arrêt avant l’automne »

En mal d’inspiration depuis près de deux ans, un narrateur écrivain ressemblant diablement à un certain René FRÉGNI part seul se retirer dans un monastère abandonné au cœur des montagnes provençales. Notre écrivain va s’occuper, tout d’abord en redonnant vie à son environnement immédiat : débroussaillage, tonte, coupes diverses, etc. Un petit chat, à peine 3 mois, pointe son museau. La minuscule boule de poils va être la nouvelle compagne d’un narrateur en mode ermite. Elle sera baptisée Solex à cause de ses ronronnements résonnants comme un moteur. Moments apaisés durant lesquels le narrateur en profite pour dresser un historique de ce monastère avec les dates les plus marquantes.

Un indien, d’Inde pas des Amériques, vient effectuer des travaux au monastère. Première conversation de l’isolé sur son lieu de repli. Les souvenirs reviennent : l’enfance marseillaise, les bons et très mauvais moments passés dans la cité phocéenne en pleine jeunesse. À peine le temps de les évoquer que le nouvel ermite tombe sur une jambe humaine déterrée par des sangliers. Assassinat ? Sans aucun doute. Le narrateur prend peur, va se mettre à l’abri chez ses amis Pascal et Aline, des libraires.

Alors qu’une enquête se met en route, la fameuse jambe trouvée a disparu lorsque les gendarmes parviennent sur les lieux. Pourtant, le narrateur est certain de l’avoir laissée sur place une fois déterrée. Nouveau coup du sort, et cette fois-ci, il semble être soupçonné par la police.

Comme souvent chez FRÉGNI, tout va basculer, et pas toujours du bon côté. La suite s’annonce poisseuse et sombre. Oui mais il y a l’atmosphère Frégnienne, sorte de miracle permanent. Roman olfactif, sensuel, poétique, mais avec nombre d’aspérités, car FRÉGNI a du mal à garder sa plume tout en souplesse. Pourtant, dans ce roman, il ne s’insurge pas, il ne dénonce pas. Au contraire, il se fait tendresse dans un formidable exercice contemplatif. La nature, il la connaît par cœur, il en profite pour nous la faire partager, tout en ne manquant pas de rappeler le respect profond qu’il a pour elle. « Ni la télé ni le téléphone portable ne me manquaient. On ne m’accuserait pas de dévaster la planète par une débauche d’énergie ». D’ailleurs il ne sent pas du côté de l’Homme : « Nous avions surestimé l’homme. Nous avions eu raison de nous tromper… Tout n’était pas perdu, les plus beaux chemins qui s’ouvraient encore vers le rêve étaient bien dans l’écriture, sous la beauté mystérieuse des mots, la puissance de leur simplicité. N’était-ce pas ce que j’étais venu chercher, la splendeur des forêts et le silence de l’écriture ».

Ce roman se lit un peu comme un polar, mais avec beaucoup d’air, de verdure et de silence. Chez FRÉGNI, la réalité côtoie sans cesse la fiction. Ici, s’il précise bien avoir en effet passé neuf mois dans ce monastère, terré et isolé, il ajoute « Pendant des jours, j’ai écrit une histoire qui n’avait rien à voir avec ce que je venais de vivre, et cependant tout y était, les soirs d’été, la tiédeur des murs, la respiration des forêts, la peur, la lumière des saisons sur les toitures brûlées du monastère, le besoin d’aimer, la solitude, le visage des morts, l’or des jours qui s’éteint doucement ». Ce renoncement partiel à la vie sociétale lui aura grandement été une source formidable d’inspiration.

Roman proche du petit chef d’œuvre, bref et percutant, on en ressort avec les narines chargées d’odeurs et les yeux emplis d’images, c’est l’immense force de FRÉGNI : faire fonctionner les sens et laisser des traces. Ce livre est une sorte de perfection dans le style, et puisque l’été pointe son nez, ses pages vont devenir nécessaires. Écrit fin 2018, publié en 2019, il trottera longtemps dans ma tête.


« Carnets de prison ou l’oubli des rivières »

Dans ce court texte de quelques dizaines de pages écrit en septembre 2019, tout est contenu dès le titre. René FRÉGNI, en plus d’être écrivain (surtout romancier), a animé pendant 25 ans des ateliers dans les prisons les plus mal famées de Marseille. Dans ce récit, en quelque sorte il se raconte : la jeunesse avec son père emprisonné et le petit René qui découvre la littérature par la bouche de sa mère. Il voudrait devenir Edmond Dantès, le héros du « Comte de Monte Cristo ». Mais il voit plus tard les traits du héros d’Alexandre DUMAS dans ceux de son père lorsque ce dernier sort de prison.

Enfant très émotif, FRÉGNI a volé, chapardé, enfreint la loi, lui aussi il a couché au gnouf. Tout ceci il le raconte, avec ses mots, sa rage, ses phrases magnifiques. Lui, ce révolté solitaire en colère contre l’injustice, il sait se faire poète et tendre lorsqu’il marche en pleine nature, qu’il la raconte, qu’il l’aime comme on aime une maîtresse ou un amant. La nature et les phrases. « Quand j’écris, je cesse de vieillir ».

Il évoque les célèbres têtes politiques mortes pour leurs idées durant sa vie à lui, il se remémore ses lectures, les auteurs qui l’ont marqué à jamais, CAMUS, DOSTOÏEVSKI et bien sûr GIONO auquel il voue un véritable culte. Il revient sur ses six mois d’emprisonnement militaire pour désertion (il ne s’était pas présenté pour son service).

Les ateliers d’écriture en prison lui furent proposés après son tout premier roman. Se rappelant son passé tumultueux, il a accepté. Pour aider, faire voyager les prisonniers dans leur tête. Ses prisonniers qui sont loin d’être des enfants de cœur, certains très dangereux. Il n’oublie pas ce qui a amenés certains ici en France : la reconstruction du pays, les immeubles bâtis par leurs aïeux que les divers États français ont ensuite traités comme des chiens. Il n’est pas toujours tendre avec la délinquance des cités qui ne vise que le fric et le paraître par le trafic de drogue coupée, et pourtant il la comprend cette jeunesse, du moins il essaie, il en dresse de courts portraits émouvants. FRÉGNI est de ces révoltés humanistes taillés dans un roc sous lequel bat un cœur d’or. Alors il repart sur ses chemins, vers ses montagnes, c’est là que se rencontre la vraie vie.

« Personne ne naît monstrueux, on le devient sans s‘en rendre compte, la haine n’appelle que la haine. C’est la société qui est monstrueuse d’avoir créé des ghettos difformes et effrayants », et quelques lignes plus loin « Chaque matin je bois mon café et je pars sur des petites routes pleines d’ombre et de fraîcheur. Je traverse un ou deux hameaux, les dernières roses trémières se hissent sur la pointe des pieds pour regarder qui passe derrière le mur, elles ont leur beau visage de septembre ». C’est ceci FRÉGNI, une cohabitation réussie car savamment dosée entre la rébellion et la nature, le coup de poing dans la gueule et la beauté silencieuse. À plus de 70 ans il continue à arpenter les sentiers autour de Manosque chaque jour. Qu’il le fasse encore longtemps pour nous en ramener la sève. Superbe texte disponible contre une bouchée de pain.

(Warren Bismuth)


mercredi 3 juin 2020

David KLDIACHVILI « Le malheur »


« Le malheur » est une pièce de théâtre très courte écrite en 1914 par un géorgien, David KLDIACHVILI (1862-1931), qui fut en son temps célèbre en son pays, ayant écrit sous différentes formes, mais commettant uniquement trois pièces, celle-ci étant sa dernière.

En peu d’espace temps, de nombreux personnages traversent la scène dont l’action se situe dans un village de Géorgie. Ilia, sur des béquilles, qui dialogue avec Maïa sur le monde en perdition (nous sommes quelques mois avant le déclenchement de la première guerre mondiale). Puis Touphia apparaît : son mari Anton est malade, puis vient Amiran, un vieil homme dont le champ a été dévasté par un troupeau inconnu.

Ensuite tous les protagonistes viennent s’affairer autour du malade Anton sur sa civière. Chacun veut le sauver à sa manière, surtout en priant, ce qui n’est pas du goût de Pavel, individualiste non croyant, un brin provocateur et définitif. Mais la volonté d’entraide se mue en une sorte de pugilat verbal à partir du moment où il faut passer à l’action, les inimitiés surgissent et le « chacun pour soi «  devient une arme, entraînant violence et division dans les actes. « Souvent les paroles restent des paroles et non seulement elles ne se transforment pas en action, mais elles prennent parfois un cours bien différent ».

Récit sombre : « Mais, mon bon monsieur, qui a jamais entendu parler de repos pour nous !... Quand nous serons mis en terre, alors le temps du repos sera venu pour nous aussi !... Mais tant que nous sommes vivants, qu’est-ce qui nous donnerait du repos ?... Il y a tant de travail, tant à faire… Comment pourrions-nous penser au repos !... Nous nous démenons comme de beaux diables, mais nous sommes quand même dans la misère, alors si nous nous mettions au repos, il ne resterait aucun de nous. Mon repos sera dans la terre, mon cher, dans la terre ! ».

Cependant, une pointe d’espoir se fait apercevoir par moments pour ces miséreux qui n’attendent pas grand-chose de l’avenir dans ce pays exsangue et meurtri.

La préface de Maïa VARSIMASHVILI-RAPHAEL est une biographie brève et très éclairante de David KLDIACHVILI, un auteur qui a souffert comme ses personnages dans un pays sans cesse ballotté et victime de violences diverses. Aux éditions L’Espace d’un Instant, outre les pièces dénichées et totalement inconnues en occident, le point fort est aussi dans la présentation. La pièce n’y est pas seule imprimée, les explications, informations sont nombreuses et permettent d’entamer les récits avec quelques billes historiques en main afin de mieux les cerner. Dans ce petit volume, c’est particulièrement vrai. Cette pièce vient de sortir, elle est traduite du géorgien par Janri KACHIA, dissident géorgien exilé, décédé en 2012.

http://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)