« 2019 » est une pièce de théâtre turque à sketchs grinçants et explosifs. Écrite en 2009, elle anticipe à sa façon 2019 (c’est-à-dire à peu près aujourd’hui) avec une remarquable justesse, alors que la Turquie imaginée par l’auteur est toute entière régie par l’islamisme.
En une grosse vingtaine de scènes brèves et souvent hilarantes, l’auteur nous plonge au cœur d’une Turquie du futur peut-être pas si éloignée de celle de 2009, mais en tout cas radicalisée. C’est toute la société turque qui est ici passée au vitriol : télévision par le biais des journaux télévisées verrouillés ou des publicités très ciblées, pouvoir politique et religieux, quotidien rythmé par la prière, athéisme combattu violemment. Nous allons suivre deux hommes dissidents, Kemal et Mustafa, sympathisants du mouvement Atatürk (nom choisi en référence au père fondateur de la Turquie moderne dans les années 1920), terrés dans un abri qu’ils vont finir par quitter au péril de leur vie.
Les scènes se déroulant au cœur de l’administration turque islamisée sont particulièrement croustillantes, l’auteur parvenant à la perfection à rendre burlesques des situations inextricables et absurdement figées. À ce propos, la teneur de certains dialogues fait irrésistiblement penser à BECKETT et même KAFKA :
« - Je ne peux pas vous
délivrer une attestation de domicile.
-
Pourquoi donc ?
-
Vous n’êtes pas domiciliée 14, rue Hadji
Cemalettin, appartement numéro 5. Ce sont Ferit et Nurten Güngormuş qui habitent
là.
-
Ce sont mes parents, j’habite avec eux…
-
Mais votre nom ne figure pas sur
l’ordinateur…
-
Comment est-ce possible ? J’habite là
depuis l’âge de 7 ans…
-
Oui, le nom de famille correspond mais vous
ne figurez pas sur l’ordinateur… Lors de la dernière coupure générale
d’électricité, l’ordinateur s’est bloqué… Il y a eu un sacré bazar et certains
noms se sont effacés… Allah l’a sans doute voulu ainsi !
-
J’imagine que c’est plutôt à cause de la
coupure d’électricité ! Enfin, peu importe, vous n’avez qu’à rajouter mon
nom.
-
Je ne peux pas. Pour le faire, il faudrait
que vous m’apportiez un document prouvant que vous habitez là.
-
Et où puis-je l’obtenir ?
-
Auprès de la mairie d’arrondissement.
-
C’est ici. C’est donc bien à vous de me
donner ce document. C’est justement l’attestation de domicile.
- Oui, mais je ne peux pas vous le donner. L’ordinateur vous a effacée. C’est la volonté d’Allah ! »
Et pour l’auteur se mettre dans la position qui pourrait être la sienne dans dix ans, avec ce sketch surréaliste des dialogues d’une pièce de théâtre que les créateurs se forcent de rendre tolérables par toute la population, donc forcément lissés et rendus « religieusement correcte ». Puis ces habitants fortunés qui envisagent de quitter le pays sur fond de pouvoir politique menacé par le PKK et autres mouvements kémalistes (réformistes et laïcs).
La fin de la pièce se déroule en deux étapes. Tout d’abord l’issue du procès de Kemal et Mustafa après une folle course poursuite, issue là encore toute kafkaïenne, rappelant par ailleurs les procès staliniens joués à l’avance. Puis une avant-dernière scène d’anticipation mondialisée, imaginée pour 2029.
Pièce particulièrement jubilatoire, dans laquelle nous prenons mieux conscience des enjeux d’une société turque cadenassée, en même temps que nous rions de bon cœur devant le génie de Ferhan ŞENSOY qui parvient à rendre franchement hilarantes des scènes troubles voire dramatiques. Ferhan ŞENSOY est né en 1951 et représente aujourd’hui une sorte d’institution dans la culture turque. Il a beaucoup écrit, travaillé en France, a passé en revue la société turque d’une manière politique et contestataire, ce qui lui a parfois valu des censures. Cette pièce, ici traduite brillamment par Noémi CINGÖZ, est exceptionnelle par sa vivacité, son aspect profondément politique et positionné, mais aussi par cet humour décapant. Très gros coup de cœur ! Sortie tout récemment aux incontournables éditions L’Espace d’un Instant que je m’empresse une nouvelle fois de remercier chaleureusement.
http://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation
(Warren Bismuth)