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mardi 26 novembre 2019

Chrònis MÌSSIOS « Toi au moins, tu es mort avant »


« Ce qu’on faisait à des être humains dans cet enfer, à deux pas de la capitale de la Grèce, c’est impossible à décrire… Je crois qu’il n’y a jamais eu dans aucun autre coin du monde un choc aussi direct entre l’homme et la pire barbarie ».

Chrònis MÌSSIOS (1930-2012), méconnu par ici, et dont il semble que ce livre soit le seul traduit en français, fut un militant communiste grec qui passa pas moins de 21 ans en détention et déportation, dès l’âge de 16 ans. Ce livre de mémoire sortit originellement en 1985 et, croyez-moi, il fait partie de ces coups de poings – presque littéralement - inclassables.

« Toi au moins, tu es mort », ce titre fait référence à un ami du narrateur, tué par balles au tout début des affrontements de 1946 et qui, de fait, n’a pas connu la suite. L’OVNI littéraire (il n’y a pas d’autres mots) est une longue lettre que ce narrateur, surnommé Salonique (MÌSSIOS lui-même en fait) écrit à son ami défunt. Dans celle-ci il décrit ce qu’il voit, dans les cachots, les prisons, pendant la déportation, prisonnier des autorités grecques à partir de 1947. Le récit est une suite de mots collés, de révolte, de scènes épouvantables, mais aussi de moments de franche amitié et de solidarité entre détenus. Les humiliations, les intimidations des geôliers, la résistance des captifs. Pas une autobiographie, plutôt un témoignage.

L’auteur prévient : il est prisonnier politique, pas de droit commun, il doit de ce fait être traité comme un prisonnier politique, c’est son étendard, sa fierté.

Mais surtout, MÌSSIOS a besoin d’une soupape, il la nomme humour. En effet, tout au long de la lettre, il en use et abuse, sans jamais lasser, c’est sans doute ce qui le fait tenir, ce qui l’empêche d’aller rejoindre son pote : « Trois mille ans de civilisation pour en arriver là, de quoi se flinguer… ».

Mais ce qui est frappant au-delà de tout, c’est le style, brutal, parlé, du phrasé des rues, populaire, vindicatif, violent, agressif, un langage de la classe sociale inférieure, plein de rage. Il serait trop simple de le taxer d’argotique car la plupart des mots n’appartiennent pas à la langue verte. Il serait plus judicieux d’y voir là un jet retranscrit, une haine criée puis immédiatement écrite selon les mêmes termes en version brut de décoffrage, sans guillemets, sans retravailler le texte.

Second élément marquant : l’absence absolue de chronologie, comme si l’auteur suivait ses pensées, telle anecdote lui rappelant un détail survenu 10 ans avant ou après. Le lectorat ne sait pas où se placer, il sait simplement que ce qui est décrit s’est déroulé entre 1946 et 1974. Il est de ce simple fait difficile de savoir si l’auteur, dans la scène qu’il raconte, se trouve en prison ou en déportation (voire enfin libéré, certaines anecdotes étant post-détention), quelle en est la date, l’écriture ressemblant à un éboulis, un tremblement de terre, un tsunami. Pas de temps mort mais de la vocifération, du cri encré, couché sur papier, loin des normes du politiquement correct. À ce propos, on peut être choqués voire lassés par les nombreuses insultes homophobes, sexistes (certes d’un autre temps, mais n’expliquant pas tout), récurrentes et grognées, quand tout à coup…

« Très souvent, ceux que je trouve les plus courageux, les plus forts, c’est les homosexuels – les pédés, quoi – qui ont le courage de dire tout net à cette société de merde, aux familles de merde, aux employeurs de merde : oui, bande de connards, on est différents de vous, ce qu’on aime c’est pas baiser, c’est se faire baiser, voilà… Tu les imagines, seuls face à tout le système, sans la promesse d’objectifs lointains pour tous les hommes, sans la justification du bon Samaritain, qui affirment leur différence, purement et simplement, sans chichis, pendant leur courte vie, ce qu’on appelle l’amour, autrement dit par besoin de vivre ? Alors que nous, on ose bien tout sacrifier à la révolution contre le système, mais on n’ose pas vivre notre liberté personnelle en dehors du système existant ». Donc une écriture qu’il ne faut pas accueillir comme de l’homophobie, mais « juste » (et même si cela peut paraître trop et ne dédouane rien) comme un crachat verbal pas toujours conscient de ce qu’il désigne, ni toujours bien contrôlé.

MÌSSIOS parle des grèves en détention – violentes aussi -, des réprimandes, d’un combat quotidien. Il ne sera quasiment jamais question de la situation au dehors, les colonels au pouvoir, la dictature. Pour MÌSSIOS, tout se vit de l’intérieur, derrière les barbelés, parfois au mitard. « Tout le monde, bourgeois ou communistes, écrit cette putain d’Histoire de la même façon : horizontale, aplatie. Ils parlent des peuples, des masses, mais aucun d’eux n’a jamais pu sentir l’intensité, la passion, l’ascension et la chute de mondes entiers, contenus dans vingt-quatre heures de la vie d’un révolutionnaire ».

En fin de volume le traducteur Michel VOLKOVITCH – dont le travail a dû s’avérer ardu -, après une brève immersion dans la Grèce politique au sortir de la seconde guerre mondiale, brosse un portrait du livre et des réticences des éditeurs. S’ensuit de passionnantes pages sur le travail d’un traducteur de grec. Nous remarquons l’ampleur de la tâche, les difficultés de choix d’un mot plutôt qu’un autre, d’une expression. Ce qui me fait immédiatement penser à Anne-Laure BRISAC, traductrice (mais pas seulement) de grec et passionnée, à qui je dédis cette chronique.

L’occasion également de présenter enfin les éditions numériques Publie.net qui font paraître des tas de volumes dématérialisés, de la littérature classique aux textes méconnus (avec une collection axée sur la littérature grecque) en passant par la poésie et tant d’autres choses. Allez voir leur catalogue, il est fort impressionnant. Le présent livre, tout d’abord paru en France en 1991, vient d’être réédité en 2019, mais la version que nous proposons ici est bien celle de Publie.net, parue en 2008.


(Warren Bismuth)

dimanche 24 novembre 2019

Pierre VIDAL-NAQUET « La torture dans la république (1957-1978) »


Le titre annonce la couleur, ou plutôt la douleur : longue dissertation sur l’un des sujets les plus tabous en France depuis la fin de la seconde guerre mondiale. VIDAL-NAQUET, comme toujours, va aller chercher avec les dents et une patience redoutable tout ce qui a bien pu être publié en France sur le sujet, notamment sur les exactions commises durant la guerre d’Algérie entre 1954 et 1962. Le présent bouquin est d’abord corrigé en 1972, le temps pour l’auteur de se laisser un peu de recul pour bien digérer le plat un peu indigeste sur la torture en Algérie.

Corrigé en 1972, oui. Mais écrit dès les jours suivants la fin de la guerre, il sortit en 1963 à peu près simultanément en Angleterre et Italie. Pour la version française, entre le sujet qui semblait éculé et le lectorat pas encore près à affronter le double thème brûlant de la guerre d’Algérie (que l’on n’appelait par ailleurs pas guerre) et la torture pratiquée, il faudra patienter et donc relire, corriger, afin qu’une première version soit présentable 10 ans après la guerre. Mais pour que l’existence même de la torture en Algérie puisse être expliquée, il faut revenir sur la situation du peuple algérien avant les événements qui prennent comme point de départ les violences du 1er novembre 1954. C’est ce que fait brièvement mais précisément l’auteur.

« La torture dans la république » est une immense fresque atroce de la torture : sa naissance dans l’Histoire, son développement, et jusqu’à sa singulière utilisation durant la guerre d’Algérie, sans oublier certaines propositions de lois pour la rendre légale (on n’a pas dit « obligatoire », mais dans nombreux cas on n’en pense pas moins). Refus du gouvernement de la faire figurer dans la constitution, mais néanmoins protection et couverture pour les acteurs de tortures (souvent des militaires).

Durant la « pacification », la torture fut employée tout d’abord en Algérie. Nombreux sont ceux qui pensaient qu’elle s’y cantonnerait. Mais elle finit pas passer la Méditerranée et se répandre en métropole. Des algériens ou marocains furent même désignés pour la faire subir à leurs frères, il faut pour les généraux pouvoir se défendre en cas de procès.

Des procès, il y aura, entre flops et déceptions, charbons ardents et tabous, le sujet va être peu évoqué ou développé en profondeur pendant ceux-ci. Car les militaires ne sont pas seuls impliqués ou en tout cas défenseurs de la torture des années noires : l’Eglise se positionne par moments de manière fort troublante voire absolvante. Quant à l’État, officiellement il remue peu, pas de vagues, sujet sensible, poudrière assurée. L’envers du décor est tout autre : entre justifications, motivations, il apparaît, surtout les premiers temps, qu’il a sinon encouragé, en tout cas légitimé et couvert la torture.

Les médias semblant s’être désengagés du sujet, même si les premiers articles sont parus dès 1957. Le pays est comme figé, pratiquant l’autocensure. Ce sont des éditeurs comme les éditions de Minuit ou Maspero qui vont mettre le feu aux poudres en sortant de véritables pamphlets contre la torture, en partie sous formes de témoignages à charge (nous en avons présenté plusieurs sur notre blog). D’où les procès, d’où l’effet boule de neige, d’où la position de l’autruche intenable de la part de l’État, d’où le retour de de GAULLE aux affaires, d’où l’escalade de violence fomentée par l’O.A.S., tout se tient.

VIDAL-NAQUET fut un historien talentueux et méticuleux, jamais il ne s’enflamma même s’il prit parti. Ici il pèse chaque mot (les procès il connaît), il ne diffame pas, il apporte des preuves irréfutables, montre du doigt l’ère des soupçons, le silence médiatique, la peur, la souffrance, l’arbitraire. Il revient sur des épisodes précis de la guerre d’Algérie, notamment la manifestation algérienne du 17 octobre 1961 à Paris qui se solde par une charge phénoménale de la police française, tuant, noyant. VIDAL-NAQUET y emploie le mot de pogrom. Il revient sans relâche sur sa suite, les assassinats du 8 février 1962 au métro Charonne. Il enfonce les clous avec des sujets qu’il connaît bien pour les avoir étudiés en profondeur, notamment la disparition puis l’assassinat en Algérie du militant communiste Maurice AUDIN.

Il serait ennuyeux de vous tartiner ici des pages et des pages sur tout ce qui peut se ressentir en lisant un tel essai. Pour la vérité, pour l’Histoire, pour le souvenir, pour la mémoire, il faut le lire. Il fut réédité à plusieurs reprises aux éditions de Minuit, la dernière réédition en cours, toujours disponible, est celle de 2007. Elle est un poil corrigée mais absolument pas réécrite, elle reste ce jet d’encre post 1962 et elle est palpitante et brillante.


(Warren Bismuth)


jeudi 21 novembre 2019

Vladimir NABOKOV « Nouvelles complètes »


NABOKOV disait de lui-même en 1964 « Je suis un écrivain américain, né en Russie et formé en Angleterre où j’ai étudié la littérature française avant de passer quinze ans en Allemagne. Je suis venu en Amérique en 1940 et j’ai décidé de devenir citoyen et de faire de ce pays mon foyer ».

L’intégrale des nouvelles de NABOKOV (1899-1977) est ici publiée (en 2010), pas moins de 68, présentées par ordre chronologique, écrites entre 1921 et 1958. Ce qui retient l’attention, et en écho à la phrase d’introduction de cette chronique, ce sont les diverses influences de style de l’auteur : on y sent comme un vent russe, une brise allemande, un souffle français et bien sûr une légère bourrasque états-unienne, le tout souvent proche des romans classiques du XIXe siècle pour l’atmosphère générale.

Les premières nouvelles s’avèrent peut-être un poil maladroites ou hésitantes, mais très vite la plume se met en place. Curieusement, c’est pourtant dans ses premières nouvelles que l’on peut ressentir la plus grosse influence outre-Atlantique alors que l’auteur vit en Europe. On voyage comme des forcenés (l’écrivain a énormément déménagé dans sa vie) dans des récits qui souvent se déroulent dans un train ou autre moyen de transport, jusqu’à la période où NABOKOV ira justement habiter aux U.S.A. À ce stade, elles se feront plus sédentaires (mais pas toujours).

Il est beaucoup question d’exilés russes établis à Berlin (comme NABOKOV), leurs vicissitudes du quotidien, avec parfois une grande introspection. Et les femmes, très présentes, pour des amours boiteuses, déchirantes, sans suite. La ville, longuement dépeinte, fait figure d’héroïne centrale. D’ailleurs NABOKOV écrivait comme on peint, en maniaque du sens de la description, établissant de grands tableaux épiques constellés de détails ajoutés parcimonieusement en touches sombres.

Étonnamment, c’est une fois implanté aux Etats-Unis que NABOKOV écrit le plus longuement sur la Russie devenue l’U.R.S.S., celle qu’il a pourtant quitté vingt ans plus tôt. Plus on avance dans ces nouvelles, plus le passé semble ressurgir, enserré dans une langue poétique, maniérée et exigeante.

À de nombreux égards, NABOKOV ne peut pas être taxé d’écrivain politique, même si elle est là, en fond, comme une ombre, mais rarement elle prend le dessus sur la tranche de vie contée. NABOKOV a fait de l’écriture un art. Le reproche majeur consiste toutefois peut-être dans le fait que NABOKOV raconte la classe aisée, l’aristocratie (dont il était issue), ce qui peut engendrer une certaine lassitude. L’ouvrier, le prolétariat, la misère sociale sont à peu près absents de cet épais recueil. Il n’empêche qu’il renferme de petits chefs d’œuvre, je pense à des nouvelles époustouflantes comme « L’extermination des tyrans » (peut-être la plus politique) « Un poète oublié » ou encore « Le temps et le reflux ».

Cette intégrale de plus de 850 pages ne se lit pas d’une traite bien sûr, elle demande réflexion, digestion, notamment sur les nombreuses influences littéraires évoquées ci-dessus, rendant de fait NABOKOV inclassable. En début de volume, une biographie détaillée de l’auteur ainsi que de nombreuses photographies, le recueil est complet et visuellement plaisant. Il permet de mieux appréhender un auteur dont jusqu’ici je ne savais somme toute pas grand-chose. Le mal est réparé, tout ceci grâce à un ami proche, l’un des plus fidèles, des plus attentifs, des plus à l’écoute, donc des plus précieux, qui a su me faire aller au-delà de ma zone de confort (même si la Russie est souvent évoquée…), qui m’instille patiemment son goût de la littérature vue comme art majeur pour l’un de ces pavés envoyés comme un témoignage de la littérature du XXe siècle. Grâce lui soit rendu ici.

(Warren Bismuth)

mercredi 20 novembre 2019

Antoine WAUTERS « Nos mères »


Un récit supplémentaire, très fort, que nous livre Antoine WAUTERS dans « Nos mères ».
L’action se situe dans un pays du Proche-Orient que l’on ne peut véritablement identifier. Trois personnages peuplent une maison, quatre si l’on compte le mort, des dizaines en écoutant Jean.

Jean, c’est l’enfant, 9 ans, 10 ans à peu près. Il vit sous les toits, dans un grenier exigu qu’il traverse en quelques pas. Pourquoi le grenier ? Parce que c’est la guerre, les bombes tombent régulièrement autour de l’habitation. La mère, quant à elle, tente de préserver son fils unique. Fils unique, pas si sûr, Jean parle à ses frères et ses sœurs, Maroun, Charbel, Mona, Rita, Charles… ils sont très nombreux. Ils peuplent ses rêves et les longs silences de l’enfant en tête-à-tête avec lui-même. Il y a Luc aussi, la petite amie que Jean nomme comme il veut, même si c’est un prénom de garçon. Il découvre sans ses bras oniriques les joies de l’amour charnel qui s’achèvent néanmoins dans l’oreiller, puisque de Luc n’existe que le fantasme.

Jean n’a pas qu’une seule mère, il a plusieurs mères. Une mère aimante, une mère distante, une mère malade et qui gobe des cachets bleus. Jamais il ne peut la nommer au singulier, elle est plurielle. Cette femme en plein deuil vit principalement au rez-de-chaussée de la maison, tourne et vire, sans jamais trouver la paix. Au purgatoire, sous le grenier, il y a le grand-père, alité constamment, qui ne dit quasi plus rien, qui se borne à perdre du poids, de plus en plus, attendant patiemment et calmement que la mort l’emporte.

Jean a un père aussi, un père engagé dans cette guerre, un père qui a été tué.

« Mon amour.
Ma vie.
Mon mari.
Arrêté.
Dépecé.
Atrocement mutilé par les miliciens puis jeté aux chiens de l’oubli. »

Le cadavre du père repose aux côtés de son fils, contre lequel il se blottit, aux heures sombres.

Les mères préviennent : l’enfant va bientôt pouvoir reprendre l’école, la guerre semble s’être tue. On prépare les affaires, la date se rapproche, septembre marque la rentrée.

A mi-chemin de l’ouvrage, la situation change. Jean est en Europe, en France, sans ses mères, sans ses frères et ses sœurs oniriques. Jean est désorienté, il n’arrive pas à faire le lien, que s’est-il passé ? Qui est cette Sophie qui veut se faire appeler maman, qui elle aussi gobe des cachets bleus, qui reste alitée toute la journée, et qui pleure. Manuele, son amoureux, qui reste en retrait, qui vit chez lui, qui passe voir Sophie de temps à autre et qui joue avec Jean. Luc, bien loin maintenant, remplacée par Alice qui chasse aussi les émois vécus dans l’oreiller en s’ouvrant charnellement à lui.

Faire le deuil d’un passé douloureux, faire remonter à la surface les souvenirs enfouis, les flammes du Saint-Chœur, les disques de Verdi…

Roman d’apprentissage aux forceps, roman de la résilience, Jean se construit contre vents et marées.

Le livre s’achève sur une perspective nouvelle, Jean fait connaissance avec sa mère enfant, rencontre son grand-père maternel à travers un récit aussi dur et froid que la roche, la boucle est bouclée car Jean découvre ses mères tout en laissant derrière lui les vestiges de son passé.

« Ma brebis, ma poule d’eau, bravo ! Je ne pensais pas que tu arriverais à faire ce que tu fais là, à te passer de tes amis et devenir toi-même, dur et fort comme le quartz et la topaze. Bravo ! Maintenant, je fais le vœu que tu ne baisses pas les bras, que tu tiennes bon. Travaille mon grand, écris, ne t’arrête pas. Ah ! et aussi : n’écoute pas les conseils des mères. Toutes les mères sont au bord de la folie et ne savent pas ce qu’elles disent. Du reste, ne culpabilise pas d’aimer Sophie : on n’a jamais assez d’une mère et toute main qui se tend est bonne à prendre, crois-moi ».

Avec bonheur, je me rends compte que je suis loin d’avoir tout lu de ce fabuleux Antoine WAUTERS, attendez-vous à le revoir, encore et encore. Et pas seulement chez VERDIER !


(Emilia Sancti)

dimanche 17 novembre 2019

Marie COSNAY « Éléphantesque »


Un roman historique qui retrace la vie et la mort  de Marc BOURGUEDIEU, Résistant de la deuxième guerre mondiale mais aussi de racines communes avec la narratrice. « Le dossier réunit toutes les informations connues à ce jour sur Marc Bourguedieu, petit cousin de ma mère, fils de Pétronille Gardère et d’Adrien Bourguedieu, né le 18 janvier 1925 à Saint-Laurent-de-Médoc, arrêté par la Gestapo une première fois le 14 août 1943, une deuxième fois un an plus tard, sur dénonciation, déporté à Dachau, envoyé à Neuengamme, mort au Kremlin-Bicêtre le 11 juillet 1945 après avoir passé la baie de Lübeck ». Marc s’est engagé très jeune dans Résistance Action B en Gironde en 1943. Il sera dénoncé par René DORSON, qui plus tard niera. Libéré en janvier 1944, il est de nouveau arrêté la même année à 18 ans sur dénonciation d’un certain COUTEAU, le maire de Saint-Laurent-de-Médoc, à qui des vaches ont été volées.

Marc disparaît des radars après sa deuxième arrestation, courant 1945, la narratrice tente de lever le voile sur ce trou temporel. Parallèlement, le 3 mai 1945, le paquebot Cap-Arcona, transportant des déportés de camps nazis, après que ceux-ci aient vidé lesdits camps avant l’arrivée des alliés, est bombardé ainsi que d’autres navires du côté de Lübeck. Ce sont ces alliés qui ont coulé cette flotte, farcie d’individus qui viennent pourtant d’échapper à la mort durant des années. 750 morts, une énorme bavure.

En reprenant le fil du temps, la narratrice mêle histoire familiale et deuxième guerre mondiale avec brio, écriture sobre mais précise en détails et travail de documentation. Elle insiste sur les dénonciations par la France collaboratrice, même celle arborant une écharpe tricolore, sur l’atmosphère délétère, l’antisémitisme, l’amnésie collective dès la déclaration de fin de guerre. Marc ressemble à ces nombreux jeunes Résistants se battant pour un idéal, contre un totalitarisme de l’occupant. L’évocation de la tragédie du Cap-Arcona est racontée par petites touches, comme pour inciter le lectorat stupéfait à aller lui-même se renseigner sur cet atroce fait divers oublié des mémoires.

Roman sorti en 2018 dans la superbe collection Grands Fonds de chez Cheyne éditeur, il est peut-être un roman de plus dans la lutte que fut l’anti-nazisme en temps de guerre, mais il n’épargne pas toujours les libérateurs. Il s’avère passionnant sur le (grand) fond et esthétique sur la forme, le style faisant mouche à chaque page.


(Warren Bismuth)

vendredi 15 novembre 2019

Jim HARRISON & Gary SNYDER « Aristocrates sauvages »


Entretien entre deux figures emblématiques de la littérature « Beat » états-unienne. Jim HARRISON pose les questions ou donne le tempo tandis que Gary SNYDER répond, développe et anecdotise. SNYDER témoigne de son expérience de vie. Attiré très tôt par la culture zen et le bouddhisme, il a vécu une dizaine d’années au Japon, d’où il en a retiré une culture de vie très personnelle et spirituelle.


Mais dans cet ouvrage c’est surtout de nature dont il sera question. Les deux auteurs sont proches d’elle, lui ont dédiés de nombreuses pages, de nombreux chapitres. Leur philosophie naturaliste peut se voir comme complémentaire, c’est en tout cas la sensation dans ces échanges d’une grande beauté. « Je marchais un jour dans les montagnes de la Sierra Nevada, parmi les talus d’éboulis, en regardant mes pieds. Et j’ai alors remarqué que chaque caillou était différent. Il n’y avait pas deux pierres identiques. Il n’y a donc peut-être pas d’identité dans l’univers, pas deux choses exactement semblables ». C’est SNYDER qui parle.

Cet entretien peut être lu comme une biographie rapide de Gary SNYDER, il donne quelques détails sur certaines expériences de sa vie, certaines conclusions que le poète a pu en tirer. Quant à HARRISON, il est l’intervieweur donc il prend peu la parole, souvent pour acquiescer aux dires de son interlocuteur, ou pour bien sûr, sortir une plaisanterie dont il a le secret. Les deux poètes sont de la même génération (SNYDER, né en 1930, HARRISON en 1937) et les souvenirs de l’un peuvent raviver une flamme chez l’autre. SNYDER tient en revanche le gouvernail dès qu’il s’immisce dans la culture orientale et asiatique.

Les animaux : SNYDER les respecte, peut-être même les révère-t-il. « Nous sommes encore dans une phase où l’on apprend à connaître les animaux, à interagir avec eux. Les inclure dans notre dialogue est déjà une grande nouveauté ». Le progrès : « L’Amérique est maintenant à soixante-quinze pour cent urbaine. Quand je suis né, c’était l’inverse : elle était à soixante-quinze pour cent rurale. Pour un gars de la campagne comme moi, le problème est que le niveau d’attention dont j’ai besoin en ville m’épuise très vite ». Cependant, ne vous attendez pas à obtenir de criantes révélations sur la vie de Jim HARRISON puisque le bouquin est tout de même consacré avant tout à SNYDER.

À l’issue de cet entretien sont proposés 18 poèmes de SNYDER en version bilingue avant une longue postface d’Antoine WYSS. Au début et à la fin de l’ouvrage, des photographies de la collection personnelle de Gary SNYDER mais pas que. Même si leur impression ne ressort pas forcément par manque de qualité, elles sont là pour témoigner elles aussi.

Enfin, ce joli livre est accompagné… d’un DVD, « La pratique sauvage » ! Il est en quelque sorte la version filmée de ce face à face de deux géants (mais pas tout à fait non plus, je vous laisse la surprise), mais aussi des lectures des poèmes de Gary SNYDER par lui-même, ainsi que des prises de paysages somptueux. De nombreuses interviews viennent étoffer le DVD. Le tout est sorti en 2011 dans la collection Tête nue de Wildproject éditions.


(Warren Bismuth)

mercredi 13 novembre 2019

Jean GIONO « Les vraies richesses »


Cet ouvrage est sorti en 1935. La seconde guerre mondiale n’a pas encore pointé son nez, GIONO n’a pas encore eu de gros ennuis. Il est jeune, plein d’espoir, très contestataire par son analyse anarchiste et pacifiste (c’est cette dernière qui va bientôt lui coûter cher). « Les vraies richesses » est de ces livres inclassables : peut-être un peu roman en partie autobiographique, mais plutôt essai, même si somptueux travail de poésie en prose. Les chapitres se suivent sans se ressembler, par exemple l’un d’eux est théâtral, mythologique, biblique même. En bref, tout l’univers de GIONO paraît compresser dans ce bouquin.

« Les vraies richesses » fut écrit à l’époque du Contadour, ce hameau où GIONO et quelques-uns de ses amis se sont réunis deux fois l’an entre 1935 et 1939, jouant aux bons vivants et profitant de la vie, isolés et maîtres du monde, le refaisant. Ce livre est contemplatif, olfactif, sensible, amoureux de la nature, des animaux, des rivières, du soleil, des arbres et du ciel. Mais pas seulement. Il est aussi un formidable pamphlet contre le progrès à tout prix, l’individualisme, le capitalisme, la destruction de la nature, les humains des villes : « Je suis le compagnon en perpétuelle révolte contre ta captivité, qui que tu sois, et si tu n’es pas révolté en toi-même, soit que le travail ait tué toutes tes facultés de révolte, soit que tu aies pris goût à tes vices, je suis révolté pour toi malgré tout pour t’obliger à l’être ». D’ailleurs le livre commence du côté de Belleville, où GIONO peut coucher ses sentiments sur la vie épouvantable dans les villes où les humains ont désappris les gestes simples du quotidien et la connaissance de leur environnement.

La brève pièce de théâtre met en scène un mendiant et sa fille. Lui fut roi, ne va pas tarder à devenir dieu, sa fille en est persuadée, d’autant que c’est elle qui, à travers sa jeunesse, l’éduque. GIONO s’autorise un luxe : proposer le dernier chapitre inédit de l’un de ses romans les plus connus « Que ma joie demeure » qui rappelle son point de vue exposé dans un certain « Les vraies richesses ».

Puis vient le GIONO par lui-même, les journées du côté de la Provence, loin des conglomérats, l’odeur de pain remplaçant celle de la pollution et des usines, ce pain que l’on partage comme on partage un bien précieux ou un secret. Ce pain qui représente les paysans, les vrais, ceux qui refusent la société industrielle, le développement sans limites des fermes agricoles. Cette société loin des vicissitudes des capitales et grands pôles décisionnaires : « De cette terre d’Île-de-France qui était aussi humaine que n’importe quelle autre, tu as fait sortir les palais barbares, dicteurs de lois, rois des arts, silos à phosphore où dort, inutile, la cristallisation des intelligences mortes. De cette terre capable de porter un grand poids d’arbres, tu as fait sortir des forces artificielles qui imposaient la distraction du monde naturel. Tu trompais la jeunesse des enfants avec de fausses mystiques, tu faisais travailler les hommes pour de fausses richesses, sous l’admirable tendresse de ton ciel gris où survit le regard des poètes massacrés ».

GIONO dénonce, foudroie en même temps qu’il enchante, philosophe. Il se place en visionnaire par sa révolte contre le gaspillage des matières premières, la nourriture. Les pages sur la vie des blés devenus marchandise sont époustouflantes. Aujourd’hui, on dirait que ce texte est écolo. À l’époque il est sans aucun doute juste lucide et prévenant, un poil utopiste. On peut avoir le sentiment que le monde dépeint en 1935 est révolu, pourtant la lecture de ses « richesses », celles de la terre et de l’intérieur de l’âme humaine, sonne comme actuelle, voire moderne. C’est ce GIONO là qui enchante, qui fascine par son maniement de la langue, de la poésie, par sa description de la nature, celle qui n’a pas besoin de l’Homme pour s’épanouir. Sa lecture est parfois ardue mais toujours divine, elle peut perdre le lectorat mais lui permet en fin de compte de toujours retomber sur ses pattes pour mieux l’approcher et la sanctifier. Deux récits viendront par la suite augmenter celui-ci, « le poids du ciel » paru en 1938, et « Triomphe de la vie » en 1942, formant un triptyque. Il est fort probable que nous y revenions à brève échéance.

(Warren Bismuth)

samedi 9 novembre 2019

Svetlana ALEXIEVITCH « La supplication : Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse »


Svetlana ALEXIEVITCH livre encore une fois au grand public un document d’une envergure colossale. Avec « La Supplication », le lecteur va une nouvelle fois apprendre, sortir des sentiers battus et se libérer de ce qu’on lui a donné comme informations, ici au sujet de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en avril 1986.

Il faut avoir le cœur et les tripes bien accrochés pour lire ce récit. Les événements sont rapidement résumés puis le micro de la journaliste se focalise sur les témoins et les survivants. Témoignages, non pas dans le feu de l’action, mais près de 10 plus tard, lorsque le monde commence à se poser de vraies questions sur l’héritage de Tchernobyl, les dégâts irréversibles, des peuples entiers sacrifiés, condamnés sur l’autel du progrès nucléaire.

La première chose, le titre. On s’interroge, pourquoi ce titre ? Il est suivi d’une précision : « Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse ». Pour comprendre véritablement, il faut attendre la fin de l’ouvrage. Le récit est encadré par deux témoignages plus longs que les autres : le premier, qui illustre le prologue, est celui d’une femme enceinte dont le mari décède suite à l’exposition brutale aux radiations dès le début de la catastrophe nucléaire. Le dernier, nommé conclusion, est aussi celui d’une femme, d’une mère. Quatorze jours d’agonie ou une année de souffrance, ne reste que l’amour qui est vain quand il s’agit de combattre l’horreur : la radiation.

« Dix années ont passé… Tchernobyl est devenu une métaphore, un symbole. Et même une histoire. Des dizaines de livres ont été écrits, des milliers de mètres de bande-vidéo tournés. Il nous semble tout connaître sur Tchernobyl : les faits, les noms, les chiffres. Que peut-on y ajouter ? De plus, il est tellement naturel que les gens veuillent oublier en se persuadant que c’est déjà du passé… » (auto-interview de l’auteure, 1997). L’ouvrage est très dense, la somme des informations est incroyable, le travail de recueil est titanesque. Encore une fois, ALEXIEVITCH est la passeuse des voix que l’on n’a pas entendues.

Après un prélude à la catastrophe, divers acteurs ou simples spectateurs du désastre vont prendre la parole, raconter leur quotidien, leur destin qui a basculé en avril 1986, notamment en Biélorussie (terre natale de l’auteure) et en Ukraine. Radiations, terres empoisonnées, thyroïdes défectueuses, cancers, leucémies provoqués par l’accident. Des habitants qui racontent la souffrance, l’horreur, les enfants qui naissent, soit morts soit difformes. Des animaux monstrueux visibles un peu partout dans les villes, les campagnes. Et l’exode, comme pour une guerre.

Femmes de liquidateurs, chercheurs, scientifiques, parents d’enfants à venir et d’enfants déjà nés, un témoignage polyphonique autour de la seule catastrophe de Tchernobyl. Le contexte dans un premier temps : 1986. Les événements de la Seconde Guerre Mondiale ne sont pas si lointains. Souvenez-vous, dans une chronique précédente, celle de « Derniers témoins », on peut écouter la voix des enfants pendant l’occupation nazie de la Russie. Ces enfants sont adultes, et on leur demande de se comporter comme en temps de guerre : on laisse tout derrière soi, les meubles, les souvenirs, les reliefs de repas encore fumants sur la table, les animaux de compagnie, de ferme, et on évacue. Mais pourquoi partir alors que l’ennemi est invisible ? Comment accepter de laisser les potagers en devenir, promesse d’abondance, pour partir sans avoir aucune réelle explication ? Les traces de la famine, de la rigueur sont encore présentes dans les esprits et les recommandations se heurtent à ce paradoxe de nature qui semble perdurer, le printemps qui s’installe doucement, les animaux qui se réveillent, la vie, finalement, qui s’écoule comme si rien ne s’était passé.

Beaucoup sont ceux qui évoquent la guerre, en ce temps ils savaient quoi faire, comment combattre, comment survivre. Mais comment lutter contre un ennemi sans aucun visage humain ? Tout est pollué. Des habitants ont souhaité rester clandestinement sur la zone interdite, ils sont nés là, ils veulent mourir là. Certes, il y a eu le pillage des maisons abandonnées, mais l’exode a aussi entraîné un déplacement des biens (radioactifs), un peu partout dans le pays. Alors foutu pour foutu, les irréductibles ne bougeront pas d’un pouce. De toute façon, au lendemain de la catastrophe, les autorités n’allaient quand même pas distribuer des masques faciaux aux autochtones, il ne fallait pas faire grimper la psychose, la panique. « … je sais que l’on a volé et sorti de la zone contaminée tout ce qui était transportable. En fait, c’est la zone elle-même que l’on a transportée ici. Il suffit de regarder dans les marchés, dans les magasins d’occasion, dans les datchas… Seule la terre est restée derrière les barbelés… Et les tombes… ».

Si en France on a eu peu d’informations sur la catastrophe (majoritairement de la désinformation), les locaux ne sont pas en reste : les communautés scientifique et politique sont muettes. Celles et ceux qui tirent la sonnette d’alarme sont ceux qui viennent nettoyer les radiations, qui travaillaient à la centrale et qui connaissent les risques considérables pris par la population qui ne bouge pas d’un iota. Mais où aller ? Car les habitant-es de Tchernobyl deviennent rapidement des parias : le mal des rayons n’arrive pas immédiatement après l’exposition, l’état se dégrade en 14 jours pour les plus atteints et celles et ceux qui ont été contaminés peuvent ressentir les effets délétères bien plus tard. Alors les autres, les « sains » les évitent, les médecins ne soignent pas, les infirmières ne peuvent entrer soulager les mourants dans les chambres.

Les Tchernobyliens sont stigmatisés. Les enfants qui naissent sans vie, ces jeunes femmes auxquelles on doit expliquer qu’enfanter sera impossible, ces hommes qui reçoivent pour consigne de ne pas procréer. Mais l’on se bat contre un ennemi invisible : qu’est-ce qui est contaminé et qu’est-ce qui est sain ? On ne fournit rien à la population qui permettrait d’évaluer le risque réel, et pour cause : les seuils sont allègrement dépassés, les compteurs Geiger trafiqués, histoire de contenir la population qui n’y comprend finalement plus rien. On doit quitter les lieux, pourtant l’Etat qui se veut garant de la sécurité minimise. Vous voulez vous protéger : la vodka voyons ! Plusieurs litres ingurgités vont vous nettoyer de toute cette radiation nocive. Les nettoyeurs partent avec leurs bouteilles, et l’ambiance est plutôt bonne dans les forêts de Pripiat.

Le graphite sur le toit de la centrale éventrée. Même les robots envoyés sur place ne répondent plus. Alors l’humain, encore. Avec des protections dérisoires, des hommes vont balayer les toits hautement dangereux, expédier les gravats dans le cœur du réacteur. Il leur en coûtera au mieux la santé, au pire la vie. Ce sont les liquidateurs.

Même eux, protégés par des vestes de fortune et des chaussures ordinaires, ceux qui arpentent les gravats radioactifs, ceux-là même dont les veuves confient leurs témoignages, finissent par chasser les animaux sauvages pour se nourrir et parfois se servent dans les potagers abandonnés pour se rassasier. Crime contre l’humanité, non pas génocidaire mais crime affreux, passé sous silence, où encore une fois ce sont les plus pauvres, les petites mains qui sont envoyés en première ligne. A la clé, beaucoup d’argent : ces hommes y voient l’avenir de leur famille, la douce promesse d’un futur serein à l’abri du besoin.

La suite : la radiation va rester active durant des milliers d’années sur terre, peut-être des millions, même les spécialistes ne sont pas à même de donner une fourchette approximative. Alors les survivants se retranchent parfois dans la littérature, seule bouffée d’oxygène non souillée : « Tchernobyl est un sujet à la Dostoïevski. Une tentative pour donner une justification à l’homme. Et peut-être est-ce tout simple ? Peut-être suffit-il s’entrer dans le monde sur la pointe des pieds et de s’arrêter sur le seuil ? ».

Cet ouvrage est un exemple criant de désinformation de masse, un crime insoutenable, des mensonges, propagés dans toutes les sphères, pas seulement au niveau national mais au niveau international. Le nuage s’est arrêté à la frontière française nous a-t-on dit.

Ce bouquin indispensable a été adapté en mini-série télévisée en 2019. Oui oui, il s’agit bien de l’excellente série États-unienne « Chernobyl », qui s’appuie sur les témoignages, les monologues du récit pour en extraire un scénario solide, même si l’adaptation suit en particulier un homme-clé parmi les scientifiques : Valeri LEGASSOV, suicidé en 1988. On retrouve dans les images certaines scènes décrites dans le livre, les scénaristes n’ont pas eu besoin d’ajouter de l’hémoglobine tant la vérité a largement dépassé la fission.

Svetlana ALEXIEVITCH, grande dame dont l’œuvre est un gigantesque doigt d’honneur à la langue de bois, aux énarques tout puissants, merci pour elles, merci pour eux, merci pour nous, de nous donner cette vérité à laquelle tout individu a droit.

« Amène-moi là-bas. Ne souffre pas ». Il a rempli de supplications tout notre cahier. Il m’a obligée à donner ma parole. »

Livre majeur paru en France une première fois en 1997 et régulièrement réédité depuis. La catastrophe nucléaire de Tchernobyl semble avoir été le premier clou sur le cercueil de la feue U.R.S.S., et les cercueils défilent depuis, irradiés souvent…

(Emilia Sancti & Warren Bismuth)

vendredi 8 novembre 2019

Paul ÉLUARD « Au rendez-vous allemand »


ÉLUARD poète de la Résistance, rien n’est aussi vrai qu’en terminant la lecture de ce recueil de poèmes. Ce livre fait partie à lui seul de l’Histoire. En effet, sont présents ici les poèmes rédigés par l’auteur durant la seconde guerre mondiale (et même avant, nous y reviendrons), poèmes sortis clandestinement et sous pseudonymes.

Le recueil s’ouvre après le très bref et percutant « Avis » sur trois courts poèmes originellement parus dans un recueil de poésie sous l’occupation, « L’honneur des poètes » aux Éditions de Minuit clandestines en 1943, aux côtés d’une vingtaine de poètes. Sont proposés aussi les poèmes d’ÉLUARD contenus dans le recueil de titres d’auteurs compilés, « Europe », toujours chez Minuit clandestin, mai 1944. « Les sept poèmes d’amour en guerre » édités clandestinement dans le Cantal tout d’abord en 1943 sont ici reproduits, avant de laisser place à plusieurs poèmes de la Résistance, écrits et parfois non publiés entre 1944 et 1945.

Le recueil « Poésie et vérité » complète le volume, 17 poèmes (dont le célèbre « Liberté ») écrits en 1942 et premièrement publiés la même année clandestinement aux Éditions de la Main à la Plume ainsi qu’à Alger aux  Éditions de la Revue Fontaine.

Incursion d’ÉLUARD lui-même pour quelques éclaircissements sur les poèmes choisis et leur condition d‘écriture, puis le volume se referme sur trois poèmes inspirés par la guerre d’Espagne et écrits entre 1936 et 1938, donc chronologiquement les premiers du présent volume.

Ce « Rendez-vous allemand » est tout d’abord paru en 1944 aux  Éditions de Minuit, mais la version proposée ici, que Minuit a par ailleurs rééditée en poche double fin 2018, est apparue en 1945, augmentée de celle de 1944, toujours chez Minuit.

Maintenant que nous voici dans le bain, place à l‘écriture : ces poèmes sont d’allure très offensive et ne manient pas spécialement la langue de bois. Ils sont à la fois dénonciateurs et emplis d’espoirs, dans un esprit maquisard et combatif, que ce soit ceux écrits durant la seconde guerre mondiale ou durant la guerre d’Espagne, parfois aux côtés de PICASSO pour ces derniers. Le style de ces poèmes peut paraître classique, mais le contenu, excusez-moi, mais c’est de la dynamite ! Surgis de l’ombre, ils accrochent et entachent les uniformes allemands ou franquistes sans douceur, c’est de la haute volée méchamment acérée.

Et puis il y a la figure de Paris, du Paris occupé :

« Paris a froid Paris a faim
Paris ne mange plus de marrons dans la rue
Paris a mis de vieux vêtements de vieille
Paris dort tout debout sans air dans le métro
Plus de malheur encore est imposé aux pauvres »

Place est faite aux héros tombés, les Gabriel PERI, les colonel FABIEN, qui ont perdu la vie pour défendre leur pays contre l’occupant nazi. Les poèmes longs enchaînent les courts et percutants, les images sont fortes et se passent de commentaires :

« Habillés de vert
Habillés de gris
La veste trop courte
Le manteau trop long
La croix de travers
Grands de leurs fusils
Courts de leurs couteaux
Fiers de leurs espions
Forts de leurs bourreaux
Et gros de chagrin
Armés jusqu’à terre
Armés jusqu’en terre »

Inutile de vous en tartiner des pages, c’est dans la solitude et l’isolement qu’il faut lire, apprécier puis admirer ces poèmes d’une grande pureté, écrits de la plume d’un humaniste, dissident et courageux, téméraire même, l’un de ces poètes qui marquent par leur cœur pur et leur art aiguisé. Inutile aussi de préciser qu’ils sonnent comme d’une actualité encore brûlante et qu’ils m’ont bouleversé. Je vous laisse les découvrir patiemment, lentement, pour mieux vous en imprégner.

Et, alors que j’écris ces quelques lignes de mirliton réchauffées et de ce fait presque impudiques, je réalise que vous avez sans doute déjà pris connaissance depuis fort longtemps de ce présent recueil, et que mes petites phrases font plutôt figure de plat préparé en barquette plastique puisque, bien avant moi, vous avez été envoûté.e.s par l’écriture et l’atmosphère d’ÉLUARD. Mais au cas où, recevez cette chronique comme une piqûre de rappel, et le fait que la dernière réédition à ce jour soit récente et à bas prix, cette piqûre tend sans doute à voyager dans les temps futurs, le contraire serait criant d’injustice.


(Warren Bismuth)

mercredi 6 novembre 2019

Olga TOKARCZUK « Les enfants verts »


Une fois n’est pas coutume : dès l’annonce du Nobel de Littérature 2018 (mais attribué en 2019, je ne reviendrai pas sur la fameuse affaire du fiasco de 2018) décerné à cette auteure polonaise, j’ai eu envie de fourrer le nez dans ses livres. Et comme l’un d’eux avait été publié en 2016 par La Contre Allée, éditeur dont je me délecte souvent, de surcroît dans l’excellente collection Fictions d’Europe, je me précipitai sur l’œuvre. Grand bien m’en a pris car il s’agit d’une petite merveille, brève mais d’une grande densité.

1656, l’écossais William Davisson, par ailleurs narrateur du récit et botaniste, est appelé pour devenir médecin du roi de Pologne Jean II Casimir. Davisson a déjà officié auparavant comme botaniste du roi de France. Seulement il parvient à destination en plein conflit, deux pays étant en guerre contre la Pologne, à l’ouest la Suède et à l’est la Russie. Le roi Jean II Casimir, mélancolique et dépressif, s’étiole.

Dès son arrivée Davisson est interpellé par les coiffures en vogue chez les pauvres de Varsovie, « touffes, nœuds, nattes hérissées comme la queue d’un castor ». Puis il parcourt les campagnes avec son second Opaliński et le roi dont il prend grand soin. Partout il voit les effets désastreux de la guerre sur les paysages, les populations, et la santé du roi qui décline rapidement et provoque un arrêt du cortège chez le chambellan de Luck. Là-bas, les soldats partent en chasse pour sustenter les troupes, mais reviennent avec un bien étrange butin : deux enfants d’environ 5 ans, aux cheveux hirsutes et surtout… Une peau couleur verte ! D’après Opaliński cette couleur est le résultat de longs temps passés en forêt pour fuir la guerre, se cacher dans la nature, cette nature qui pour le narrateur est « Tout ce qui nous entourait, à l’exception de ce qui est humain, c’est-à-dire de nous et de nos créations ». Le roi se prend de tendresse pour ces deux êtres chétifs et les gâte. La fille est prénommée Ośródka.

À la suite d’une mauvaise chute, Davisson se casse une jambe. Le cortège du roi doit reprendre la route sans son médecin attitré qui aura pour distraction la présence quotidienne des petits enfants verts et sauvages qui vont devoir être baptisés (à Pâques, on n’est jamais assez prudent) car pouvant bien être des représentants du diable, jusqu’en leur chevelure qu’il faudra tondre. Des enfants qui doivent coûte que coûte se faire apprivoiser, de gré ou de force. L’un va en mourir mais son corps va disparaître…

« Un jour, Opaliński demanda à Ośródka s’ils avaient un Dieu.
-         C’est quoi, Dieu ? voulut-elle savoir ».

Ce peuple représenté par Ośródka et son frère peut faire penser de loin aux Cathares, car vivants isolés de tout, en communion avec la nature : « Ils ont aussi leur propre façon de communiquer avec les animaux et, comme ils ne consomment pas de viande et ne pratiquent pas la chasse, les bêtes non seulement sont leurs amies et les aident, mais leur racontent leurs histoires, ce qui est source de sagesse pour le peuple vert et lui procure une meilleure connaissance de la nature ». Leur destin pourrait être rapproché de celui de Kaspar HAUSER ou de Victor l’enfant sauvage immortalisé par TRUFFAUD), des gamins éduqués et « civilisés » de force, tyrannisés par les « puissants ».

Bien sûr ce superbe texte se lit sur plusieurs niveaux. Tout d’abord la forme du conte, très prégnante, le contexte historique (la guerre, les saccages, la folie des hommes) pourrait en être un autre. Car nous avons là non pas une mais plusieurs allégories, un récit pacifiste, athée, débarrassé de maîtres et d’esclaves comme des chimères de la bonne éducation, conte libertaire, écologique et onirique qui, plus profondément, paraît une dénonciation brutale mais toute en saveur du monde actuel. Un vrai bijou à se procurer d’urgence, d’autant que la somme pour l’acquérir est modique, comme d’ailleurs toutes les publications de la collection Fictions d’Europe. Je reviendrai très prochainement vers cette auteure qui a su me domestiquer par sa poésie, sa prose magnifique et sa magie.


(Warren Bismuth)

dimanche 3 novembre 2019

Didier DAENINCKX « Novellas 3 »


« C’est toujours ainsi que j’ai procédé : jeter des passerelles de fiction entre deux blocs de réalité. Un peu comme on traverse un torrent en s’appuyant sur des rochers épars. J’ai résolu pas mal d’affaires avec cette méthode et j’étais surpris, souvent, de voir mes hypothèses se confirmer. D’autant que j’imagine toujours le pire ».

Depuis plus de 35 ans Didier DAENINCKX est un raconteur d’histoires, mais suivant une recette bien précise : historiques et politiques, surtout en France, par le prisme de la fiction, en agglomérant des personnages fictifs à des faits divers ou affaires réels, les présentant souvent sous forme de polar, d’une plume militante, celle de l’extrême gauche. Ce recueil de novellas (longues nouvelles ou courts romans) ne déroge pas à cette règle bien huilée. DAENINCKX est un auteur prolifique, entre nouvelles, romans, livres pour la jeunesse, scénarios de BD, c’est un touche à tout de l’écriture engagée. Son but est de faire renaître des histoires oubliées ou malmenées en leur temps par les médias. Il tient absolument à la vérité. Sur ce point, il peut être vu comme un historien doublé d’un journaliste. Il ne s’attarde pas sur le style (même si celui-ci est fluide), il se focalise sur la documentation, sans relâche, tel un forçat.

Dans ce troisième et ultime recueil de 14 novellas, DAENINCKX balaie le XXe siècle, en France mais pas seulement. Son humanisme, sa révolte, son obsession du détail caché en font un écrivain des classes populaires. Il est l’un de ces derniers baroudeurs du roman noir politique et historique qui eut son heure de gloire en France dans la seconde partie du XXe siècle. La plupart de ses représentants sont morts. À 70 ans DAENINCKX continue infatigablement à faire vibrer les mémoires. Souvent la fiction n’est qu’un prétexte pour rendre hommage à des humains, des collectifs. Comme dans ce « Non à la guerre ! » où il profite d’une action en pleine première guerre mondiale où les pruneaux fusent au-dessus des protagonistes pour faire une éclatante révérence à Jean JAURÈS.

Il sait aussi régler ses comptes, la « suite espagnole », mini-trilogie sur la guerre d’Espagne et certaines de ses ramifications, en est l’exemple parfait : la réputation de l’un de ses aïeuls ayant été piétinée par l’extrême droite, il remet les pendules à l’heure et rétablit la vérité avec le premier volet qui ne doit pas grand-chose à la fiction.

DAENINCKX a connu pas mal de problèmes dans sa carrière, eu un joli paquet de procès (qu’il a par ailleurs souvent gagnés), mais il continue vaille que vaille, indifférent aux menaces. Ce recueil est un exemple probant de l’univers de DAENINCKX, populaire et historique, facile d’accès et politique, se voulant objectif mais militant, voire violent. Et alors que je vous présente avec légèreté ces quelque 550 pages sorties au Cherche-Midi éditeur en 2017, les éditions Verdier ont sorti en octobre dernier un impressionnant recueil de 76 nouvelles (donc format plus court) sur environ 800 pages, il retrace (dans l’ordre des dates des événements présentés dans les nouvelles s’il vous plaît) un siècle ½ d’Histoire de France, avec même des nouvelles se déroulant dans un futur proche. DAENINCKX représente, presqu’à lui seul aujourd’hui, la mémoire de ce style populaire du XXe siècle, il en est peut-être le dernier ambassadeur. Pourtant à le lire, il ne paraît pas obsolète. Et accessoirement nous constatons que puisqu’il fait figure de dernier combattant, il n’en est que plus précieux, à conserver jalousement dans du formol. On peut ne pas être d’accord avec lui, mais c’est justement ce qui fait aussi sa force, et son climat. Et en fin de compte on a le sentiment, en refermant l’objet, d’avoir appris et même noté quelques références qui pourront resservir lors de soirées mondaines.

(Warren Bismuth)

vendredi 1 novembre 2019

Jacques JOSSE « Café Rousseau »


« Un café, un soir… Il n’y rien d’autre à décrire. Aucune histoire louche à pétrir. La fin d’un parcours ordinaire se prépare, un point c’est tout ». Et pourtant.

C’est imminent : Rousseau, ancien marin et présentement cavetier du bar portant son nom, va passer l’arme à gauche. Dans son vieux lit en fer qui a déjà hébergé des mourants, il ne va pas tarder à éteindre sa dernière bougie. Il n’en faut pas plus pour attirer au chevet du malade dernier degré l’abbé Inizan, toujours prêt à offrir l’extrême onction et accessoirement rappeler à ses fidèles ouailles la parole, la présence et le pouvoir du Bon Dieu. Rousseau délire sur sa couche, revoit les moments passés, du lointain passé, celui d’un monde révolu, par exemple lorsqu’il a connu dans divers ports du globe le poète grec Nikos KAVVADIAS. « Ah, le sacré tohu-bohu des souvenirs ! ».

L’action se déroule en Bretagne. Bien sûr. Plus précisément du côté de Gwin-Zégal, tout près de la falaise du Goëlo. Il s’y passe de drôles de trucs : les ivrognes, les fumeurs invétérés, les fous, les exhibitionnistes, Hubert l’idiot du village, le fossoyeur qui intègre des souvenirs marquants des défunts dans leur cercueil, le prêtre lubrique, la position de la bête à deux dos derrière les buissons, les camionneurs frappadingues, tout ce petit monde disparate cohabite tant bien que mal dans ce bled gonflé de souvenirs : les suicidés, les péris en mer, les assassinés, les trépassés locaux de 1916 du côté du chemin des dames.

Et puis l’action en direct : Nid’pie qui emplafonne sa 4L dans un panneau téléphonique, fin de partie. Rousseau qui n’en finit plus de mourir, de délirer, Inizan qui n’en finit plus d’espérer, lui le curé qui aime tant se défroquer. Rousseau qui semble s’habituer à sa maladie, celle qui ronge son foie : « Entre lui et la maladie, on pressent d’emblée que mille et mille habitudes ont été prises. Des liens se sont tissés… Elle insiste, elle quémande. Elle veut tenir ses quarts de veille… Dans le huis clos de la mansarde tous deux doivent se chuchoter de drôles d’histoires, des drames à becs d’oiseaux, des tranches d’amour se figeant en torgnoles d’iode et des tendresses brutales qui tombent de la falaise avec de beaux cernes de cendres couvrant jusqu’aux aurores… ».

Le docteur est formel « Le cœur s’accroche à la barre, mais il connaît des émois de vieux célibataire en rupture d’abstinence ». Alors le curé fait reluire tous les ustensiles utiles à une cérémonie de caractère.

Il y a du BRASSENS dans ce court roman de 2000 sorti chez la Digitale, on croit reconnaître quelques silhouettes échappées de lignes du grand Georges qui seraient venues se perdre au pied du Goëlo pour enterrer Rousseau. L’humour, très présent, noir, rappelle aussi celui de BRASSENS, la langue plus verte que d’habitude mais toujours aussi envoûtante. Les petites gens, leurs descriptions, les anecdotes cocasses, la mort qui se fiche de nous, nous qui nous fichons de la mort, « Café Rousseau » est de ces farces morbides qui rient de la faucheuse, qui lui lancent des pieds de nez comme pour la repousser une dernière fois. Ce livre a obtenu en son temps – 2001 – le prix du roman de la ville de Carhaix. Il est aussi court qu’il est hardi. JOSSE est particulièrement à l’aise et talentueux dans ce format, il virevolte et emploie les mots, les images adéquates qui atteignent le centre de sa cible. Petit joyau dont vous devrez vous munir si vous avez la chance de le trouver un jour à acheter voire à emprunter.


(Warren Bismuth)