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lundi 28 janvier 2019

Éric PESSAN « La connaissance et l’extase »


Comme souvent ça commence dans un petit bistrot de quartier au matin. Comme souvent les yeux des consommateurs sont vissés sur un écran projetant des informations en continu. Ici pas de consommatrices. Les femmes sont sans doute à s’occuper des mômes, la société patriarcale a encore de beaux restes. Un client, peut-être un peu amoché, commente haineusement les infos en question. En l’occurrence il se satisfait du décès de David BOWIE. Et puis forcément ça dévie, les musulmans, tous des terroristes qu’il faudrait tuer. On a tous été témoins de scènes identiques, même si toutes ne finissent pas par une tournée de vodka pamplemousse (à 8h13 très exactement précise l’auteur) comme c’est le cas ici.

Que faire face à la bêtise, à la haine, à la peur de la différence, aux amalgames, aux préjugés ? Éric PESSAN est à la fois écrivain et animateur d’ateliers d’écriture et de lecture théâtrale dans des collèges et des lycées, qu’ils soient généraux, professionnels ou techniques. Il vit au quotidien ces dérives idéologiques encore plus que lexicales, il tente de les combattre, il perd parfois espoir. Dans ce petit essai, il livre ses impressions, ses constats de nombreuses années sur le terrain, dans le but d’inculquer une certaine morale, un certain respect, une certaine idée de la République.

PESSAN est un idéaliste, il en est conscient. Il sait que pour certains élèves comme pour l’ivrogne du bar il est trop tard, trop tard pour les former à une certaine tolérance, à une ouverture d’esprit. Pour d’autres, il sait qu’il peut les imprégner de nouvelles valeurs, c’est pourquoi il continue contre vents et marées à faire apprendre, à éduquer, à inciter à la curiosité.

Il en entend de sévères lorsqu’il sillonne la France afin de partager des idéaux, des convictions. Et les pédés, et les gonzesses, et les arabes, et les juifs, etc., au mieux le désespérant racisme ordinaire, au pire la véritable haine pour l’autre, la haine de sa différence, avec les préjugés à grands renforts de trompettes, pitoyable chorégraphie d’idées (mal) reçues depuis la plus tendre enfance. Alors PESSAN se questionne. Beaucoup. Est-ce la faute à la bêtise, à l’éducation, à l’instruction, à la désinformation (les fake news arrivent au galop) ? Un peu tout à la fois ? Il lui arrive de baisser les bras à PESSAN, puis il se souvient de sa mission première, toute sacerdotale, il repart au combat avec ses armes : les idées, un stylo, les échanges, c’est pas plus compliqué que ça.

Et pourtant, devant certaines réflexions, certaines situations, une envie de violence : « Je sais que frapper est souvent la conséquence d’une absence de vocabulaire. Frappent ceux qui n’ont pas les mots pour dire. Sont violents ceux qui ne parviennent pas à clarifier des idées confuses. Mais dans mon cas ? Est-il possible d’être violent parce que l’on sait que les mots ne serviront à rien ? La violence parce que l’on anticipe par avance sa défaite ? Cogner, taper, claquer et boxer puisque je sens bien qu’aucun mot n’aura le pouvoir de changer ces hommes. Me battre par désespoir ». Et puis non. Il remet les poings dans ses poches, les gants aux vestiaires. Il faut échanger, partager.

Pas évident quand l’on tente de faire changer les convictions de l’autre en face alors que, lorsqu’il déroule les siennes (qui nous semblent méprisables), on se refuse à lui laisser le champ libre pour développer sa haine. De là, comment lui expliquer qu’il a tort et que par conséquent on a raison ? « On naît raciste ou on le devient ? On naît bête ou on apprend à l’être ? Qu’est-ce qui rend bête ? La prédestination ? La famille ? L’éducation ? Le milieu social ? Le manque d’amour ? ». Beaucoup de questions auxquelles l’auteur n’a pas ni la prétention ni la vanité de répondre. Il les pose à plat, il trouve que c’est un bon début. La communication, le dialogue, toujours, même si l’auteur a conscience des limites de son travail.

Éric PESSAN a déjà une petite quarantaine de bouquins à son actif. Dans ces chroniques, il fait partager (encore ce mot) ses idéaux, son combat d’une vie, une lutte à la fois contre les discriminations, les préjugés quels qu’ils soient, mais aussi pour la tolérance, l’acceptation de la différence. On ne peut que le féliciter, d’autant que le bistrot du premier chapitre va resservir au dernier, comme un godet de l’amitié en guise de conclusion synonyme d’espoir, une extase de la connaissance. Sorti début 2019 aux Éditions L’Attente (de Bordeaux) que je remercie chaleureusement au passage.


(Warren Bismuth)

dimanche 27 janvier 2019

Pierre BAYARD « La vérité sur Dix petits nègres »


Et si Agatha CHRISTIE s’était trompé d’assassin dans son célèbre polar « Dix petits nègres » (1939) ? C’est la thèse osée et fantasque énoncée par Pierre BAYARD dans son nouvel ouvrage. « Osée » est bien le terme adéquat tant BAYARD est assez culotté pour s’attaquer à un mythe de la littérature policière tout comme à son auteure. Gonflé le type !

BAYARD n’y va pas à la légère, et la présente chronique va être difficile à articuler tant j’ai conscience qu’il m’est impossible de vous révéler quoi que ce soit, ne pas vous mettre, ne serait-ce que de loin, sur la piste de la solution évoquée par BAYARD ?

Diversion s’il vous plaît ! BAYARD écrit, certes ! Mais il est aussi professeur de littérature et psychanalyste, ces deux casquettes étant très reconnaissables dans ce bouquin. Il n’évoque pas que Agatha CHRISTIE dans son essai, mais de nombreux auteurs de romans policiers, dont certains spécialistes de l’univers clos et enfermé (le lieu où se déroule « Dix petits nègres » est une île, espace clos), il donne d’ailleurs envie de les découvrir ou de les redécouvrir. Il a minutieusement référencé des ouvrages traitant du même sujet et proposant des solutions différentes, tous antérieurs au chef d’œuvre d’Agatha CHRISTIE, pour bien insister sur le fait qu’elle a en quelque sorte pris le train en marche et a pu s’en inspirer. BAYARD prend le contre-pied sur à peu près tout, en revenant même sur des classiques de Agatha CHRISTIE elle-même, les comparant aux « Dix petits nègres » afin d’étayer sa version, la version de BAYARD s’entend.

Le psychanalyste fait aussi des siennes. Après avoir proposé une sorte de floutage du lectorat par de possibles illusions d’optique, il enfonce le clou avec les biais cognitifs, coupables de détourner le lectorat du vrai problème qui pourtant lui crève les yeux quant à l’enquête proprement dite.

Le plan de l’essai de BAYARD est fort bien huilé : Enquête, contre-enquête, aveuglement, désaveuglement. Pierre BAYARD parle à la première personne du singulier, mais ce n’est pourtant pas BAYARD Pierre qui parle. Ici c’est le (ou la, BAYARD est très scrupuleux à ne dévoiler aucun indice sur le ou la criminel.le) meurtrier qui écrit, qui annonce calmement, minutieusement, ce qui s’est effectivement déroulé, qui explique en détails et de manière implacable que Agatha CHRISTIE s’est bel et bien plantée dans son bouquin, que l’assassin se cache ailleurs, que nous le/la connaissons, qu’en ayant été un peu plus concentrés sur notre lecture, nous aurions pu le/la découvrir nous-mêmes.

Ce livre est à la fois passionnant et très drôle. Très drôle par le ton, certaines anecdotes, passionnant pour tout ce qu’on y apprend. On se surprend à aller voir sur Internet une vidéo à propos d’illusions d’optique, dont le lien est proposé au beau milieu de l’ouvrage, BAYARD veut un lectorat actif.

Attention, même si c’est drôle, ce n’est pas précisément un bouquin de détente à lire entre deux trains, c’est même tout le contraire, certains passages requièrent une concentration optimale, peuvent même s’avérer un poil ardus, mais on a tellement envie de savoir quel est ce diable d’assassin de l’île du Nègre version BAYARD que l’on ne souffre pas des difficultés, et il faut bien admettre que parvenus à la dernière page, on réalise que l’on vient de méchamment se régaler les sens. BAYARD sait nous tenir en haleine (je l’avais déjà remarqué lors de précédentes œuvres), il possède ce talent de ne plus nous lâcher, de nous faire poser des tas de questions qui vont hanter nos nuits. Cette « Vérité » sortie fin 2018 chez Minuit est succulente de bout en bout, apprendre en s’amusant est l’une de ces vieilles recettes qui a depuis longtemps fait ses preuves. Ruez-vous sur ce bouquin, vous devriez prendre plaisir à redécouvrir ces satanés « Dix petits nègres » !


(Warren Bismuth)

mercredi 23 janvier 2019

Bohumil HRABAL « Une trop bruyante solitude »


Bien curieux petit roman que cette « Trop bruyante solitude » de l’écrivain tchèque Bohumil HRABAL (1914-1997) dont j’ai découvert l’existence grâce au très joli « L’ultime parade de Bohumil Hrabal » du grand Jacques JOSSE, ce dernier paru en 2016 chez La Contre Allée. Dans son livre, JOSSE insiste sur ce roman aujourd’hui présenté en nos colonnes, le présentant comme une relique, un mal nécessaire et un chef d’oeuvre. Écrit en 1975, ce bouquin sort en 1976 en Tchécoslovaquie sous forme de samizdat (dans la clandestinité). HRABAL a régulièrement été atteint par la censure, considéré comme dangereux aux yeux du pouvoir communiste.

Hanta, le personnage central de cette histoire, travaille dans un atelier de destruction de papiers en tout genre depuis 35 ans à Prague : livres, toiles de peintres, journaux, emballages de boucheries souillés de sang, etc. Il utilise une presse pour son travail dans une cave infestée de rats et de souris. Seulement, il voit passer beaucoup de livres près d’être pilonnés, il décide d’en sauver quelques-uns, lui l’illettré. Comme les papiers détruits forment de grosses balles, il décide de placer au centre, en leur noyau, un livre indemne, comme un coeur qui bat. Un bouquin par grosse boule, comme un livre caché qui pourra être miraculeusement retrouvé plus tard pour continuer à circuler, on pense ici bien sûr au « Fahrenheit 451 » de Ray BRADBURY. Devant sa presse, Hanta tue le temps en vidant force cruches de bière, sorte d’élixir lui faisant tenir le coup, puisqu’il magnifie ces bouquins que pourtant il détruit, tout comme il en détruit l’encre par des procédés chimiques, rendant impossible l’héritage tant désiré. Parfois il enrobe les balles de toiles de peintres, pour les habiller, les rendre plus jolies.

Hanta chérit « ses » livres, leur propose une deuxième vie, une résurrection (on croise régulièrement les visages de Jésus et Lao-Tseu), il en garde d’ailleurs une belle quantité par-devers lui. Seulement, son monde va s’écrouler, ce monde où il allait à son rythme, lent (provoquant le mépris de son supérieur), ce monde onirique provoqué par des vues de couvertures de livres, un monde certes cloisonné mais figure d’un certain espace sécurisé. En effet, une presse hydraulique géante va remplacer celle de son atelier, sur laquelle il suffira d’actionner quelques leviers et boutons pour accomplir en un temps record une tâche bien supérieure que celle de Hanta jadis. De nouveaux ouvriers, jeunes et dénués de sentimentalisme pour le monde de la lecture, vont à leur tour actionner la machine infernale sans même penser à leurs gestes. Désespéré, Hanta va mettre en scène sa propre mort, comme HRABAL a peut-être mis la sienne propre en scène.

Dans ce livre, le monstre totalitaire est plus que sous-jacent. Il côtoie pourtant les anges, les anciennes amours du narrateur Hanta. Ce roman est un long monologue, fait de rires et de désillusions, de farces et de désenchantements. HRABAL dépeint le système communiste par allégories, l’absence de liberté, le productivisme à outrance, l’impossibilité d’aimer, l’individualisme provoqué par la folie du système en place. Il se rapproche beaucoup de l’atmosphère de l’un de ses maîtres et concitoyens, KAFKA. L’influence d’un ORWELL de « 1984 » ou d’un ZAMIATINE de « Nous » est très prégnante dans cette espèce de bureaucratie contrôlant tout. Quant aux passages plus absurdes, ils semblent extirpés de pages de Samuel BECKETT. Le rendu est profondément dystopique, et sa brièveté le rend encore plus puissant et saisissant, Hanta pouvant être vu comme une sorte de résistant à la machine totalitaire. Il y laissera sa peau.

« Une trop bruyante solitude » est typiquement le genre de bouquins où l’on ne comprend pas tout, par son immense richesse, ses images nombreuses, un bouquin duquel on ressort secoués et emplis de questionnements. Il est indéniable qu’une nouvelle lecture sera nécessaire, elle permettra d’entrouvrir de nouvelles portes dans un monde du plausible.

(Warren Bismuth)

dimanche 20 janvier 2019

Ivan CHMELIOV « Le soleil des morts »


Ivan CHMELIOV n’est pas précisément connu pour être l’un des grands romanciers de la Russie post-révolutionnaire. Et pourtant. Dans « Le soleil des morts », il décrit ce qu’il a vu : la Crimée de 1921-1922, juste après l’arrivée au pouvoir des bolcheviks et alors que la Russie s’appelle désormais depuis quelques mois seulement l’U.R.S.S. Les premières exactions ont commencé, la guerre sans nom est entamée, la famine s’invite à table, le sport national deviendra la survie, et ce n’est pas un euphémisme. L’armé rouge semble aux portes de chaque isba afin de surveiller chaque citoyen et exécuter sans sommations chaque être suspecté d’être contre-révolutionnaire.

Ce qui frappe dans ce roman résolument politique qui pourrait aussi être considéré comme un long poème de prose dans ses parties narratives (d’ailleurs le narrateur n’est autre que le double de CHMELIOV), c’est l’humain réduit au même niveau que l’animal. La Crimée est rurale, les animaux de ferme sont nombreux, font partie du quotidien. Dans le récit ils prennent une très grande place et possèdent même autant d’importance que leurs maîtres, comme s’il fallait absolument supprimer la notion de propriété et d’humanité. CHMELIOV va plus loin : le monde qu’entoure chaque citoyen est un tout : la nature, les minéraux, même les constructions de l’homme semblent humaines, semblent parler, s’être résignées, tout comme le bétail, tandis que les armes vont parler, elles aussi. « On ne peut pas penser : portes grandes ouvertes, le désert crie. La vache meugle d’un meuglement qui sort de ses entrailles ; une carabine détone dans la montagne : elle cherche quelqu’un ».

Les chevaux sont abandonnés, crèvent agonisants et affamés sur les bords des chemins. Le paysage : de misère, post-apocalyptique, plus rien ne repousse, la nature semblant avoir été assassinée elle-même, anéantie, apathique. Chaque contact physique de jadis avec un objet aimé est remémoré presque comme une relation charnelle : « Mes livres… J’y pense souvent ! À l’entrée de ma maisonnette, ils forment en un coin sombre une pile abandonnée. Mes livres « de chevet » ! Les regarder fait mal. Et ils sont déjà « déportés » eux aussi quelque part. La patte sanglante s’est étendue sur eux ». Cette patte sanglante, le pouvoir, l’armée rouge, qui a déjà presque tout pris : une partie des animaux pour se les bouffer, les biens pour se les garder ou les revendre. Juste un exemple : plus grand monde en Crimée en 1921 ne porte guère de montre, tout a été pillé, connaître l’heure est devenu inutile puisque la (proche) fin de l’histoire est connue. Même les arbres, majestueux pourtant, ne résistent pas à la folie, ils préfèrent mourir eux aussi, ne pas voir la suite.

Et pourtant, les communistes avaient promis : la propriété, la décence, la liberté, le partage, le repos. Tout l’inverse en fait. Paysage de désolation, de déshumanisation, malgré les tatares, implantés là, qui voudraient bien aider, mais qui crèvent aussi. Alors on se met en tête que seule la nature résiste : « Tous mes sens sont aiguisés et fins… Je sens même les pierres et puis converser avec la route vide. Elle me raconte maintes choses… Peut-être me fondrai-je bientôt avec le tout et n’aurai-je plus de limite… ». Des souvenirs, des bribes, en forme de regrets : « Ce qu’on en a tué de monde !... Où est-elle donc, la justice ? Et c’est pourtant par nous-mêmes qu’elle a été démolie… » On dirait un enfant qui a cassé ses jouets. Et puis les arrestations, les humiliations, la torture, les exécutions, c’est le pain quotidien, et c’est même le seul pain puisque la famine est immense, cheffe de meute désespérée. On repense au poète LOMONOSSOV, on voudrait transmettre ses vers. Mais l’apocalypse, mais l’avenir assassiné, mais la déshumanisation. D’ailleurs, les personnages de ce roman glacial deviennent presque secondaires, se ressemblant dans leur perte, dans cette logique impitoyable de La destruction, la sélection, matérialisés dans la nature, près des précipices.

Ce texte d’une grande richesse et d’une rare densité est intéressant à plus d’un titre : Il est sans doute l’un des premiers romans à parler du régime bolchevik et de l’U.R.S.S. qui vient tout juste de se former quelques mois auparavant (écrit à peu près en même temps que « L’année nue » de PILNIAK). En outre, ce qui pourrait passer pour un roman d’anticipation très dystopique est en effet la réalité telle que la voit CHMELIOV de sa fenêtre, il est en Crimée durant cette année terrible de 1921-1922, il voit crever les siens autour de lui, il voit les animaux errants. S’il a cru à la révolution de février 1917, il a rapidement déchanté à celle d’octobre. Il rêve d’un monde meilleur, il ne voit que misère « Assis sur un tertre, je regardais, par-delà la vie des morts. Quand le soleil se couche, la chapelle du cimetière flamboie magnifiquement. Le soleil rit aux morts. Je regardais, en résolvant le problème vie et mort. Le miracle peut-il exister ? Le ciel s’ouvrira-t-il ? Et existe-t-il quelque part, ce ciel ? ». Il écrit ce roman désespéré alors que, invité par la famille BOUNINE, il vient tout juste de rejoindre le sud de la France en exil en 1923, il espère alors une terre promise, un Eden. Là aussi il déchantera bien vite : ignoré par les français et lui-même toujours aussi fasciné par le peuple russe, il finira seul et mal en point dans une profonde misère. Celui qui n’avait trouvé que la perdition en Russie devenue U.R.S.S. ne trouvera aucune libération en France, lui qui écrivait « Quand donc les pierres nous couvriront-elles ? ». Ce fut en 1950 pour lui, loin de son pays d’origine, après l’oubli. Peu de ses écrits ont été traduits en France, alors prenons ce « Soleil des morts » comme un don du ciel et savourons-le sans modération.

En bonus de cette chronique, la courte nouvelle « Sang étranger » dans laquelle un soldat russe, Ivan Cratchov, est fait prisonnier par l’armée allemande en pleine première guerre mondiale. Il va tomber amoureux, mais d’une allemande, Thérèse, elle-même promise à un officier allemand, Heindrich. Ivan n’aura de cesse de montrer la force physique des russes pour attirer l’œil de Thérèse qui ne semble pas indifférente. Il gardera précieusement un rouble de son pays natal dans une poche, comme un talisman. Jusqu’à ce qu’un drame se produise. Une nouvelle pessimiste, totalement empreinte de l’âme russe chère à CHMELIOV, elle fut écrite en 1922, donc sans doute pendant que CHMELIOV crevait de faim au fin fond de la Crimée. CHMELIOV est un auteur à retenir, à réhabiliter, nous en reparlerons ici. Pour les lectures présentées ici, reportez-vous d’urgence sur le superbe site de la Bibliothèque Russe et Slave, porteur de tant de talents oubliés, vous pourrez notamment y lire « Sang étranger » en intégralité et gratuité.


(Warren Bismuth)

jeudi 17 janvier 2019

Éric VUILLARD « La guerre des pauvres »


Thomas MÜNTZER n’a pas laissé une trace indélébile dans l’Histoire et Éric VUILLARD le regrette. Aussi, en de brefs chapitres nerveux et en moins de 70 pages, il va nous tirer un portrait au plus juste du gus.

Mais n’allons pas trop vite : MÜNTZER va agir au XVIe siècle, or VUILLARD tient absolument à nous rappeler qu’en matière de révoltes paysannes de masse (puisque ce sera le sujet principal du récit), c’est bien l’Angleterre qui semble avoir donné le coup d’envoi dès le XIVe siècle avec un certain John WICLYF, rapidement ratatiné par le pouvoir. John BALL lui succède, occis à son tour, avant que Wat TYLER tâte de la révolte, dirigeant une véritable armée, TYLER reçu par un roi de 14 ans, avec un carnet de doléances long comme le bras. TYLER passe l’arme à gauche, en pleine émeute. Fin de la révolte. En 1450 toutefois les hostilités reprennent avec de jeunes rejetons pleins d’espoir et de hargne. Parmi eux Jack CADE. Défuncté à son tour. Il ne fait pas bon être du mauvais côté du manche chez les Britanniques. Les émeutes se déplacent, envahissent l’Europe. C’est Jan HUS qui lève le peuple contre son autorité à Prague, des révoltes s’ensuivent, Prague brûle. HUS également.

Mais c’est vers 1520 que quelque part en Bohème, du côté de Zwickau, d’où il ne va d’ailleurs pas tarder à être chassé, un exalté du nom de Thomas MÜNTZER a décidé d’en découdre avec le pouvoir. Mêmes scénarios que plus tôt en Angleterre ou vers Prague. Alors que LUTHER commence à se tailler une réputation assez solide, MÜNTZER se transforme en prédicateur, harangue les foules, appelle à l’insoumission, à la rébellion, au soulèvement. Il donne la messe en Allemand (hérésie suprême), y lit la Bible enfin en circulation – en allemand itou. Son père a été exécuté dans des circonstances obscures vers 1500. Aussi MÜNTZER semble habité d’une rage héréditaire. Il va plus loin : il en appelle aux meurtres des puissants : « Qu’ils se battent ! La victoire est merveilleuse qui entraîne la ruine des puissants tyrans impies ». Ou encore « Ce sont les seigneurs eux-mêmes qui font que le pauvre homme est leur ennemi. S’ils ne veulent pas supprimer les causes de l’émeute, cela pourrait-il s’arranger à la longue ? Ah ! Chers sires, qu’il sera beau de voir le seigneur frapper parmi les vieux pots avec une verge de fer ! Dès que je dis cela, je suis un rebelle. Allons-y ! ».

Puis vient la terrible bataille de Frankenhausen. 4000 morts. Dont MÜNTZER. Décapité à 35 ans après avoir été arrêté et sommairement jugé. On dit que vers la fin il n’a pas été correct. L’auteur, sans pourtant de preuve à fournir, réfute cette version.

En un court récit très dense, VUILLARD fait avec brio revivre, non seulement la courte épopée de Thomas MÜNTZER, mais bien les premières révoltes paysannes massives de l’Histoire. C’est instructif, passionnant, le style acéré et cynique de VUILLARD fait encore des merveilles, la thèse est documentée, nous envoie des informations en mode mitraillette sans perdre de vue de rendre l’affaire haletante comme un bon roman d’aventures. Comme toujours, c’est du grand art.

Ce bouquin a su se faire attendre : tout d’abord prévu le 3 octobre 2018, il fut ajourné sans plus de précisions, puis annoncé pour mi-janvier 2019. Quasiment au dernier moment, on apprend qu’il sort en fait le 4 janvier, le service comm’ semble s’être un brin emmêlé les crayons. Quoi qu’il en soit, nous avons été récompensés pleinement d’avoir été patients, VUILLARD a encore réussi à la perfection là où tant peinent. C’est sorti chez Actes Sud dans la chouette collection Un endroit où aller. Pour moins de 10 balles, vous avez le beurre, l’argent du beurre et le sourire de la crémière.

(Warren Bismuth)

dimanche 13 janvier 2019

Jean ÉCHENOZ « Jérôme Lindon »


Sur la couverture il faudrait peut-être mieux lire « Jean Echenoz – Jérôme Lindon » tant il n’est pas question ici de biographie du deuxième par le premier mais plutôt le premier qui égrène ses souvenirs en commun avec le deuxième, leurs échanges, leurs rapports.

La rencontre entre l’auteur encore inconnu et l’intransigeant patron des Éditions de Minuit survient en 1979, lorsque ECHENOZ propose le manuscrit d’un roman (qu’il ne nomme pas, mais ce sera « Le méridien de Greenwich »), son premier. ECHENOZ nous décrit LINDON comme un passionné, un assoiffé de littérature, mais aussi d'un perfectionnisme qui le rend un brin tyrannique. Souriant, mais sans excès, forte tête dans les affaires, avare en compliments, un peu moins en vacheries. « Une seule fois que je me risque de lui faire part d’un problème d’apparence insoluble que je rencontre dans un roman, il se ferme aussitôt et même, au lieu de me dire évasivement que ça va s’arranger, que je trouverai une solution, histoire d’évacuer l’affaire, il me laisse entendre qu’en effet je n’ai aucune chance de m’en sortir, façon de me faire comprendre que je n’ai pas à lui casser les pieds avec mes petits soucis. Je me garderai désormais de tels appels au secours, sachant maintenant que, dans ce cas de figure, pour éviter des discussions aussi fastidieuses qu’inutiles, LINDON vous plonge la tête sous l’eau ».

ECHENOZ écrit dans un style journalistique un récit de vie partagée, les anecdotes bonnes ou mauvaises, les attentes de son éditeur, les prix littéraires. Il forge sa carrière sans pouvoir compter sur les conseils de LINDON : « … (il) déconseille plus qu’il ne conseille. Á défaut de suivre ses conseils, je suis donc généralement ses déconseils, et je n’ai pas à m’en plaindre ». LINDON est craint par certains auteurs : « Il est quand même incroyable, ce type : non seulement il se permet de vous donner des ordres mais, par-dessus le marché, il se permet d’imaginer qu’on ne les exécute pas ».

Rencontres embarrassées avec BECKETT (qui l’impressionne trop pour tenter une amorce), dialogues avec ROBBE-GRILLET, plusieurs têtes d’affiches de la maison d’édition défilent. Là aussi le sens des affaires de LINDON est mis en avant.

Et pourtant, ECHENOZ, c’est évident, est admiratif de LINDON, de son talent pour dénicher de bons manuscrits, de sa volonté de faire de Minuit une maison à part, avec une âme, une empreinte, un vrai style littéraire. Il écrit cet hommage, ce témoignage dans l’urgence, en 2001, alors que LINDON est décédé seulement deux mois plus tôt. Une volonté de retracer des souvenirs avant qu’ils ne s’effacent, avant que la mémoire ne s’enfuie. Une très agréable immersion dans les cuisines et l’arrière-cour des Éditions de Minuit, sortie donc en 2001… aux Éditions de Minuit ! Si vous désirez aller plus loin sur le parcours et le caractère parfois volcanique de Jérôme LINDON, je vous conseille vivement une série d’émissions consacrée au bonhomme sur France Culture à l’occasion de la récente exposition sur Minuit à Paris. Paradoxalement, LINDON y paraît bien plus humain que sous la plume pourtant pleine de tendresse de l’excellent ECHENOZ.


(Warren Bismuth)

mercredi 9 janvier 2019

SHENG Keyi « Un paradis »


Roman chinois, qui, à la lecture de la quatrième de couverture, fleure bon la dystopie. Rajoutez un soupçon de féminisme et il ne m'en fallait pas plus pour sauter le pas.

Sorti en 2018 à l'occasion de sa traduction française, aux éditions Philippe Picquier, le roman a été écrit par SHENG Keyi en 2016. On note avec grand plaisir les illustrations qui jalonnent le roman, estampes toutes simples mais en couleurs, qui donnent au texte une belle mise en valeur. L'auteure étant aussi peintre, je pense que c'est elle qui a réalisé les illustrations mais j'avoue humblement m'en être tenue à mon intuition et ne pas avoir cherché davantage les sources de ces charmantes petites estampes (je ne vais pas vous mâcher le travail non plus).

Le personnage principal est très intéressant : dans la quatrième de couverture on annonce « une jeune fille un peu simple d'esprit », ce que je récuse fermement après lecture. Manifestement non verbale, la jeune femme a grandi auprès de sa mère bien aimée, jusqu'à la mort de cette dernière où elle s'est trouvée prise par « le paradis », clinique illégale de mères porteuses pour couples en mal d'enfants. Très XXIe siècle comme sujet.

Les femmes sont totalement anonymisées : privées de leur nom de naissance, elles s'attribuent des noms de fruits. Notre héroïne, arrivée avec son petit chien, fut aussitôt baptisée « Pêche ». Elle évoluera au milieu des Fraise, Clémentine, Poire des neiges et Grenade diverses et variées qui peuplent l'endroit. Souvent des femmes qui ont besoin d'argent pour nourrir leur famille, elles sont ici de leur plein gré mais n'avaient peut-être pas toutes imaginé ce que cela serait. Inséminées puis gardées précieusement, leur nourriture est pesée, calibrée en fonction de leurs besoins de femmes gestantes.

Pêche, si elle a un univers onirique bien à elle, comprend ce qui se passe et est le rapporteur parfait de la situation qu'elle a sous les yeux chaque jour. Flash-back quand elle se remémore sa vie heureuse avec sa mère, elle assiste jour après jour à la rébellion sourde des femmes ventres, à la maltraitance parfois insidieuse des matons (je ne vois pas comment les qualifier autrement), notamment vis-à-vis d'elle d'ailleurs, puisque le fait d'être non-verbale lui vaut d'être qualifiée de débile (et son entourage se comporte ainsi envers elle). Néanmoins, elle sera protégée par les femmes qui par esprit de corps vont tout faire pour lui expliquer la situation, ce qu'elle va ressentir dans son corps, le fait d'être enceinte. On ne parle pas de maternité puisque les nourrissons sont immédiatement enlevés à leur génitrice, certaines regrettent même de ne pouvoir les allaiter. Le directeur du centre, complètement mégalomane en passant, pense que cela pourrait lui attirer de gros ennuis.

Certains passages prêtent à sourire : des gardiens qui fraient avec des mères porteuses, le directeur qui entretient une liaison adultérine avec son bras droit, baptisée Ding Dang. Mais je vous rassure, cela reste fugace.

Pêche suivra le même parcours que ses camarades d'infortune : utilisée comme vase sacré, elle finira par perdre la raison définitivement à cause de deux événements que je ne peux révéler sous peine de gâcher une éventuelle découverte de ce livre. Si l'on est loin de mes dystopies préférées, à base d'apocalypse, on retrouve ici un bon roman qui a aussi pour but de parler de la condition féminine, de la place de la femme aux yeux de la société vis-à-vis de l'enfantement. L'auteure n'en est pas à son coup d'essai, puisque SHENG Keyi a déjà publié en 2004 un roman sur la condition féminine fort bien accueilli par la critique. Je l'ai bien sûr lu en ayant en tête le très beau roman de Kazuo ISHIGURO, prix Nobel de littérature 2017 avec le roman « Auprès de moi toujours » que j'avais vraiment beaucoup aimé.

Une auteure, qui selon moi mérite un arrêt et une lecture. Je pense me procurer son premier ouvrage pour boucler la boucle.


(Emilia Sancti)

dimanche 6 janvier 2019

Gregor SANDER « Retour à Budapest »


Le roman s'ouvre sur une scène capitale, la première rencontre entre Julius, 19 ans, et Astrid (Assi, 17 ans). On parvient assez rapidement à se faire une idée de la nature de l'amitié qui lie Astrid et Jana, deux amies proches. D'ailleurs cette dernière avoue sans gêne à Astrid qu'elle a déjà couché avec Julius mais le lui concède sans souci, préférant elle-même aller coucher avec un garçon lambda rencontré le soir même. Car Astrid et Jana partent en soirée, une soirée particulière, organisée par la mère de Julius (et de son frère Sascha, 17 ans, l’âge d’Astrid), fantasque au dernier degré.

Sous les apparences d'une première soirée d'adolescents classique (musique, alcool, drogue et pieds dans le lac), ce premier chapitre intitulé « Dans la forêt » permet aussi de poser le cadre temporel : Allemagne de l'Est, la RDA dans les années 80, avant la chute du mur de Berlin. Cela met en place une partie du nœud de l'histoire : la mère de Julius, profession intellectuelle, artiste, est empêchée d'exercer et elle profite de cette petite soirée pour pousser la chansonnette.

Le chapitre 2 « Hôtel Gellért », opère un grand écart temporel : nous voici dans le présent, 25 ans plus tard. On prend connaissance de nouveaux personnages. Paul, 44 ans, animateur radio, le compagnon d'Astrid, Vera et Olivier, leurs amis. Ce n'est pas anodin : cela nous permet de savoir que Julius n'est manifestement plus dans la vie d'Astrid, que Paul ne sait rien de Julius alors qu'Astrid est toujours hantée par son souvenir. Très intéressant : si les chapitres 1 et 2 sont aux antipodes de la chronologie du récit, on constate un lien très fort entre les deux, citons, en fin de chapitre 1 « les pieds plongés dans l'eau froide » et l’ouverture du chapitre 2 sur « elle n'émerge pas comme au sortir de l'eau ». Bien entendu, c'est d'Astrid dont il est question à chaque fois.

De nos jours donc. Paul offre à Astrid un cadeau d’anniversaire : quelques jours de vacances à Budapest, Hongrie, là où 25 ans plus tôt Astrid a aimé Julius. Entre les épisodes amoureux de Julius et Paul, Astrid s’était entichée de Tobias, avec lequel elle a eu deux enfants, un garçon, Samuel, et une fille, Fine. Paul les a acceptés, et la réciproque semble vraie.

Mais revenons sur la période où Astrid et Julius avaient eu un coup de cœur. La RDA, les privations, les interdits, et cette liberté fantasmée, celle de derrière le mur de Berlin, côté ouest. La RDA est sous régime soviétique, tyrannique. Une envie incontrôlable d’aller voir de l’autre côté du mur, pouvoir consommer, le régime capitaliste rendant envieux des citoyens cadenassés, surveillés, rationnés. Et l’espoir naissant en U.R.S.S. avec GORBATCHEV, même si du côté communiste de Berlin la nouvelle reste inconnue en raison de l’omerta : « ‘Révolution à Moscou’. On y lisait une histoire compliquée où GORBATCHEV tentait de réformer l’Union Soviétique. Chez nos vieux guignols à Berlin-Est, HONECKER, KRENZ et STOPH, rien de tout cela n’avait filtré ».

Le récit sur le passé s’engage à faire état du quotidien en Allemagne durant la décennie 80, l’est contre l’ouest, une sorte de guerre (froide) des nerfs interne, violente. La résignation contre l’espoir, la surveillance contre la liberté.

Certains habitants de l’est demandent l’extradition vers l’ouest, parmi lesquels les parents de Jana. Les dossiers s’empilent, sont parfois acceptés, alors pourquoi ne pas tenter sa chance ? Ce serait un drame personnel pour Astrid si Jana passait la frontière.

Aller voir de l’autre côté du mur semble impossible en passant par la simple « frontière » berlinoise. Aussi il faut inventer des subterfuges, certes risqués : « J’avais toujours imaginé que Julius sonnerait et me demanderait ce qui m’était passé par la tête quand j’avais tout simplement disparu en retournant à l’est le jour même où il arrivait à Berlin-Ouest. Je n’ai jamais cessé de penser à la lumière clignotante rouge sur le répondeur dans l’appartement de Jana. Ils mêlaient leurs cris, Julius et Sascha ‘On est à Vienne ! On y est arrivés ! Vous entendez, on est dehors ! On part tout de suite à Munich, et demain on prend l’avion pour Berlin-Ouest’ ».

Le climat est tendu car tous les habitants de l’est ne veulent pas rejoindre l’ouest, un paradis pas toujours convoité : « Dans chacun de leurs interrogatoires, qui duraient des heures et des heures, il ne s’agissait de rien d’autre. Il y avait toujours là un passeport avec visa illimité pour partir en RFA. Mais moi je ne voulais absolument pas y aller. Qu’est-ce que je serais aller faire dans ce monde malade, pourri par la consommation ?... jusqu’à ce qu’il finisse par venir à moi, par la suite. ‘Révolution pacifique’, laissez-moi rire. Un peuple se soulève pour pouvoir aller au supermarché. C’est tout ce que ç’a été ».

Pour la forme, les années 80 où Astrid est la narratrice du récit, la période contemporaine où ladite narration se fait neutre. Un chapitre pour les 80’s, un chapitre pour aujourd’hui. À noter toutefois un chapitre où Paul devient le narrateur. Récit assez dense où l'on peut se perdre facilement car le temps dans lequel se passe la narration change sans arrêt. Ce « défaut » est aussi une qualité du roman car cela lui donne de l'énergie. Quatorze parties non numérotées mais qui portent chacune un titre bien précis. Dans ce temps qui s'étire, il y a plusieurs trames, toutes aussi intéressantes les unes que les autres et seule une lecture complète du roman nous donne une vision globale du message véhiculé par l'auteur.

L’un de ceux-ci pourrait être le suivant : ne jamais sous-estimer le rôle de la Stasi, le ministère de la sécurité d’État de la RDA, rôle prépondérant, un « big brother » administratif, avec ces indicateurs, grâce auxquels un avenir réjouissant est promis. Certains des personnages de ce roman en feront les frais. Il ne s'agit pas de dévoiler toute l'intrigue, dense, mais de nombreux points seront abordés, tous différents les uns des autres mais convergents, d'une manière ou d'une autre. L'amitié, l'amour, la maternité, la vie de couple qui s'achève puis qui recommence, l'Allemagne de l'Est, de l'Ouest, la Stasi, la collaboration, les difficultés de l'époque, variées en fonction du côté du mur où l'on vit.

Attention : deux fins de chronique proposées, telles une fin alternative, faites votre choix :

1- Il y a un aspect un peu étrange dans ce roman où Paul a un comportement particulièrement passif, cela manque de fougue et rend le récit à son endroit particulièrement plat. Plat est aussi l'adjectif applicable à Astrid, ce qui est fort dommage puisque c'est elle qui mène la danse narrative. Il faudra attendre la toute fin de l'ouvrage et les mots de son amie Vera et de Sascha pour comprendre que le récit reflète juste l'idée déformée qu'elle a d'elle-même.

A contrario, elle est entourée de personnages détestables : Julius qui ne souhaite pas s'engager mais lui court tout de même après, Sascha qui donne l'image d'un petit délinquant sans prétention, Jana, fleur toxique aussi belle que manipulatrice.
Un roman en demi-teinte, qui se perd sans doute dans la multiplicité des trames et dans les aller-retour temporels particulièrement compliqués à suivre pour le-la lecteur-ice.

2- Ce roman se lit comme une épopée politique, nous replongeant dans les improbables dédales de la guerre froide, de l’Allemagne divisée, explosée, de Berlin coupé, tiraillé. Un conseil : lisez lentement les notes de la traductrice Nicole THIERS, avec une concentration optimale, elles montrent à elles seules la période de folie pure due à ce mur dressé, elles sont explicites et jamais gratuites. Nous tenons là un roman de grande qualité, brûlant, âprement politique, une piqûre de rappel douloureuse mais indispensable sur ce que fut l’Allemagne des années noires, de la discorde. Le mur de Berlin ne fut pas une légende, ce livre nous le rappelle de manière lucide et implacable.


(Emilia Sancti & Warren Bismuth)

mercredi 2 janvier 2019

Laurence TEPER « Un cadenas sur le coeur »


Pourquoi dès la première phrase on sent comme un relent Simenonien ? « Lorsque la DS blanche s’engagea dans le boulevard de la Corniche et qu’elle sentit l’odeur des pins, Claire, l’aînée des enfants Meunier, sourit ». Pressentiment qui se concrétise tout au long de ce superbe premier roman. Les personnages sont très Simenoniens, les situations également, l’atmosphère est pesante, poisseuse.

Au centre du récit, Claire. Née dans les années 60, parents qui se détestent, mère acariâtre, dominatrice, père effacé, les deux ne s’apprécient pas (couple Simenonien, cf. : « Le chat » par exemple, pour le côté passif familial se référer aux « Sœurs Lacroix »). Pour le père la mère est une folle, pour la mère le père est un raté issu d’une famille de collabos, de droite. De plus les parents de papa Meunier (qui a fait l’Indochine) avaient divorcé et le père s’était remarié avec une allemande mère d’une fille, en pleine fin de deuxième guerre mondiale, la trahison suprême. Raison de plus pour madame Meunier de haïr son mari mais aussi tous ses ascendants.

Et puis il y a la famille Coquillaud avec laquelle les Meunier partaient chaque année en vacances avant le divorce de monsieur Coquillaud qui était par ailleurs devenu le patron de madame Gisèle Meunier. Pour elle il a représenté Dieu sur terre, plus que de l’estime, c’était une admiration, une adoration. Claire finit quand même par se poser la question : ne serait-elle pas la fille de ce diable de Coquillaud ? Ils paraissent amants avec sa mère, se cachent à peine.

Claire continue son parcours de vie. Elle rencontre Nicolas, un petit juif mal à l’aise, il paraît un double de KAFKA. Ils se marient, trois filles viendront égayer le morne ménage. Nicolas n’aime pas Claire, il ressent tout au mieux de la tendresse, de l’estime. Quant à Claire, c’est la pitié qui l’a poussée vers Nicolas, ce type chétif sans aspérités, qui semble se demander ce qu’il fout sur terre tant il n’y prend aucun plaisir.

Il va y avoir la mort de Ludovic, le frère de Claire, immense choc émotionnel, traumatisme à long terme, vu comme l’anéantissement du vrai complice, du confesseur, du vrai amour.

Un roman à facture et écriture classiques. Mais il est bien difficile de ne pas aller voir plus loin, toujours plus loin, afin de connaître un peu mieux, parfois jusque dans les moindres détails, cette famille Meunier, avec ses côtés lugubres : un couple ne s‘aimant pas, une fille qui préfère largement son père à sa mère, un fils adoré de sa sœur mais atteint d’une tumeur, un ancien patron arrogant, autocentré, la tête à claques de ce roman.

Dès le début Claire part en quête de sa personnalité en recherchant dans son passé. Pourquoi est-elle à ce point focalisée sur les juifs, jusqu’à vouloir tous les sauver (son mariage par exemple) ? Pas à pas, elle va collecter des informations capitales, de plus en plus précises, remontant plus près dans le passé, ce qui va la mener du côté de Poitiers au tout début de l’occupation allemande.

Ce roman assez elliptique est découpé en actes, comme une pièce de théâtre. Ils sont trois et représentent chacun une partie de la vie de Claire : la jeunesse, les questionnements et souffrances, la tentative de reconstruction. C’est bien proportionné, excellemment huilé, on se laisse prendre au jeu sans aucune résistance, et même avec une évidente complicité tant la psychologie des personnages est fouillée. Ce premier roman se lit aisément, nous ramenant sur les routes parfois sinueuses du siècle dernier, le XXe, quand on lisait encore en noir et blanc. L’ambiance est froide (car ?) distanciée, une très bonne surprise que ce « Cadenas sur le cœur » que l’on doit une fois de plus au décidément excellent Quidam Editeur en ce début 2019.


(Warren Bismuth)