Montana, fin des années 1860. Une certaine animosité se crée entre le peuple Pikuni, tribu des Pieds Noirs (Blackfeet) et d’autres peuples autochtones. Des rivalités éclatent, notamment contre les Corbeaux (Crows) qui commercent avec les Napikwans (les Blancs). Au sein des Pikunis nous suivons l’éducation, l’évolution, le passage à l’âge adulte de Chien de l’Homme Blanc, jeune homme dont la vie va basculer. James Welch nous entretient méticuleusement de toute la famille de ce personnage, celui sur lequel il a décidé de se pencher afin de raconter toute l’histoire amérindienne, du moins celle du Montana. Car c’est dans cette région qui nous allons voyager ardemment, au cœur des grands espaces de l’alors toute nouvelle Amérique, au cœur des tensions entre peuples autochtones, mais aussi et surtout peu à peu nous allons assister au déclenchement d’une guerre inévitable entre les Indiens et les Blancs. Quant à Chien de l’Homme Blanc, qui devient Trompe-le-Corbeau après s’être comporté en homme, il se marie et sa femme Peinture Rouge est rapidement enceinte…
Abandonnez tous vos repères de lecture ! En plongeant dans cet ample roman vous acceptez la clause de sortir de votre zone de confort. En effet, James Welch, décrivant avec une rare dextérité, une grande précision le quotidien, les rites, les croyances, les gestes du peuple Pikuni, nous immerge totalement par la langue qu’il a été puiser dans le vocabulaire même de son peuple. Par exemple, le sel devient « Le sable blanc qui rend les aliments doux ». Car c’est bien en Pikuni lui-même qu’il décide de nous présenter son immense famille. Le traducteur Michel Lederer n’est pas non plus innocent dans cette totale désorientation, expliquant en incipit « Nous avons choisi de traduire en français les noms des personnages et des différents lieux géographiques, car il s’agit de noms que les Indiens utilisaient dans leur propre langue et qui ne sont en anglais que des traductions parfois incomplètes ou dont le sens s’est perdu au fil des années ». La lecture en devient active et la concentration doit être optimale car les premières pages peuvent s’avérer ardues.
Ce roman est prodigieux. Prenant un fait historique majeur des Pikunis (la guerre entre Autochtones et Blancs), il nous dépeint une immense fresque de toute la vie des Amérindiens du XIXe siècle. Avec une richesse peut-être inégalée, James Welch nous rend Indiens bien malgré nous. De nombreuses scènes qui peuvent paraître surnaturelles ou fantastiques pour notre rationalité, en tout cas pour notre compréhension d’un fait, font partie d’un tout, d’un élément banal chez les Indiens. Les appels aux Dieux sont nombreux, tout comme des décisions importantes prises en fonction du rêve récent d’un protagoniste. Les noms des animaux sont également très différents, ils sont plus descriptifs. Ainsi les bisons sont les cornes-noires, leur décimation est entreprise par les Napikwans, les Blancs, en fin de volume afin de priver les Autochtones de leur nourriture de base, d’anéantir la Première nation du pays. « … moi-même je n’ai jamais aimé les Napikwans, et je vous dis aujourd’hui que je ferai tout pour débarrasser le pays de leur présence. Mais nombre de nos chefs ont parlé contre moi et je respecte leurs arguments. Ils disent que la voie du Napikwan est désormais un mode de vie. Certains suggèrent même que nous allions dans ses écoles et dans ses églises. Ils affirment que si nous apprenons son langage, nous pourrons le battre avec ses propres mots ».
Les lieux voient leurs noms sonner étrangement pour nous qui avons l’habitude de les voir désignés autrement. C’est toute notre éducation qui est ici revue, notre lexique chamboulé, pour que nous soyons aux côtés du peuple Pikuni, dans la tourmente. Le travail est de taille chez un auteur amoureux de ses racines, qui tend à nous les présenter au plus près de la vérité, sans caricature perfectionniste, ni clichés hérités des blancs. Il nous faut être redevenus vierges d’influence pour découvrir ce livre merveilleux qui requiert une acuité toute particulière pour une lecture unique et dense qui convoque abondamment les conditions d’existences autochtone de l’époque pour un roman qui se lit un peu comme un western où les indiens seraient les héros malheureux car de nombreuses morts seront à déplorer.
« Comme des ombres sur la terre » est une immense épopée indienne. Si l’auteur a fait le choix de la fiction, c’est pourtant bien une peinture documentaire qui nous est offerte par le biais des personnages. Welch nous raconte l’histoire de son peuple, massacré comme tant d’autres. Pourtant le ton n’est jamais larmoyant, les hommes et les femmes peuplant ce livre sont vrais et pourraient bien nous hanter encore longtemps tellement ils sont réussis, crédibles, forts, et beaux en même temps que faibles, intéressés et parfois naïfs. De la polygamie (attention les femmes ne font pas tapisserie !) à la jalousie, de l’amitié à la trahison, du massacre à venir orchestré par les Blancs : « La machine était déjà en place, qui broierait les Pieds Noirs », rien ne nous est épargné, et c’est toute la grandeur de ce roman de 400 pages entre onirisme et tragédie, paix et guerre totale. Il évolue toujours sur un fil, sans ambiguïté mais sans rien promettre de la suite. Mieux que ça : il nous convie aux prémices de la ruée vers l’or avec les premiers déplacements d’humains cherchant à faire fortune toujours un peu plus à l’ouest ou au nord. Il est aussi une suite d’images d’un Montana méconnu, immense, indestructible, comme magnifié. Et alors que les dissensions s’accentuent entre les hommes, une maladie se répandant comme une traînée de poudre commence à faucher les tribus.
« Comme des ombres sur la terre » est sans doute LE roman sur les peuples Autochtones de par sa richesse de détails, sa méticulosité et sa connaissance du sujet. C’est le troisième d’un Indien, James Welch (1940-2003), soucieux de la transmission historique de ses propres racines, rédigé en 1986 et traduit par Michel Lederer en 1994 pour la sublime collection Terre Indienne de chez Albin Michel. En pénétrant dans ce roman, vous avez tout d’abord le sentiment de violer une terre sacrée, de piétiner une divinité, puis vous vous immergez totalement et vous faites l’un des plus beaux voyages littéraires qu’il soit permis d’entreprendre.
(Warren Bismuth)