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mercredi 20 novembre 2024

Rick BASS « Le ciel, les étoiles, le monde sauvage »

 


Trois nouvelles de longueur et qualité inégales composent ce recueil de la fin des années 90. Dans « Les mythes des ours », une femme quitte son compagnon trappeur vieillissant. Il la recherche dans les bois en un retour au primitif, avec des bois peuplés d’ours, de lynx, et alors que l’homme se prend à vivre de rien. « Là où se trouvait la mer », deuxième nouvelle, ne m’a pas laissé un souvenir impérissable, un jeune homme quittant son emploi au sein d’une compagnie pétrolière, où les techniques de pompage sont abordées pour faire renaître une époque révolue. Mais le pétrole, ce n’est pas trop mon truc. Enfin, que dire de la troisième nouvelle qui donne son nom au recueil ? « Le ciel, les étoiles, le monde sauvage » est longue, format novella, presque un roman donc, époustouflante.

Une famille unie. La mère meurt alors que ses deux enfants, un fils et une fille, sont jeunes. C’est cette dernière qui raconte. La mère fut enterrée au sein d’une falaise et sa fille se souvient de leur vie commune dans un ranch du Texas. Le texte est une introspection profonde sur l’Homme et la nature, sur la petitesse de l’un et la force de l’autre. Ce récit est aussi un véritable guide de zoologie et en particulier d’ornithologie, doublé d’un hommage appuyé à la nature sauvage, dans un style d’une poésie extraordinaire de précision d’images, de couleurs bigarrées, dans une atmosphère proche de l’onirisme, du mythe. Et ce grand-père imitant les oiseaux pour les voir se rapprocher, transmettant sa connaissance à sa petite-fille aux yeux ébahis.

« Le ciel, les étoiles, le monde sauvage » est une offrande à la nature, une dédicace somptueuse, un texte majeur du Nature writing. S’il vous reste encore à découvrir cette littérature, c’est peut-être par ce texte qu’il faut commencer, un récit où l’Homme se coule en animal, en élément non distinct de la nature, y évoluant à sa vitesse, avec ses forces et ses limites. Rick Bass impressionne tant par son style que par ses connaissances. Car cette fiction semble un prétexte, les animaux humains placés là pour conter tout le reste, le monde merveilleux de la faune sauvage, les interactions, le rôle de chaque individu animal au sein d’un grand tout.

Je ne devais pas élaborer de chronique après la lecture de ce recueil, mais la dernière nouvelle m’a tellement emporté qu’elle m’a décidé à contrecarrer mes plans. Je n’ai hélas pris aucune note lors de cet exercice lectoral, aussi cet article est une improvisation, il ne reflète sans doute pas toute la puissance que j’ai ressentie, toute la force du propos, toute sa magie. Les superlatifs me manquent. Rick Bass fait partie de cette catégorie des « écrivains du Montana ». Il raconte avoir voulu écrire suite à ses lectures d’œuvres de Jim Harrison, son ami. Si leur style est très différent, tous deux dépeignent pourtant la nature et l’homme de manière un peu similaire, avec l’humour en gage chez Harrison, ce dont Bass est exempt. Lisez Rick Bass. Pour exemple son « Livre de Yaak » est somptueux, presque miraculeux, « Winter », dans une atmosphère analogique, s’avère aussi d’une grande profondeur, faisant de l’auteur l’un des représentants majeurs de cette littérature sauvage du Montana dont fait partie en outre Doug Peacock, ami de Rick Bass qui lui a dressé un portrait saisissant dans une sorte de biographie militante dans le formidable « Les derniers grizzlys ».

Le recueil de 2002 semble ne plus être édité, ce qui est un profond malheur. Alors il vous reste à le dégotter d’occasion ou à l’emprunter dans une bibliothèque publique, car il DOIT être lu sans réserve, ne serait-ce que – et je me répète – pour la troisième nouvelle. J’en appelle aux maisons d’éditions : faites revivre cette novella, de grâce !

Rick Bass, né en 1958, est sans conteste l’un de ces auteurs qui savent parler d’écologie, qui la vivent au quotidien, qui militent à leur façon pour la préservation d’une nature sauvage grâce à des valeurs développées par une plume puissante et magistrale.

(Warren Bismuth)

dimanche 17 novembre 2024

Benjamin TAÏEB « Aimez-vous Claire ? »

 


Un narrateur à la fac de droit de la Sorbonne à Paris. Il a 20 ans c’est-à-dire toute la vie devant lui. Une rencontre en ce lieu, un choc plutôt, avec Claire. Une tierce personne, Marco, étudiant italien Erasmus, vient se greffer par-dessus, « sa personnalité fantasque et bouillonnante ne laissait personne indifférent », pour créer une sorte de triangle amoureux, en tout cas complice, fort dans l’amitié. Le narrateur, apprenti libraire pour mettre du beurre dans les épinards, passe beaucoup de temps avec Claire : tennis, ski, balades parfois augmentées de Marco, présent aussi dans les soirées, les boîtes de jazz ou les parties de flipper. Voici la trame simple de ce nouveau roman de Benjamin Taïeb.

Ce petit roman possède un goût de madeleine, réveille le temps passé. La photo de couverture fait très sixties, l’univers aussi, pourtant il s’agit bien d’un livre contemporain, en de longues phrases riches parfois teintées d’érotisme. 20 ans, l’âge de l’insouciance, la période de tous les possibles dans un désir fort de provoquer la joie dans la simplicité.

« La même sensation d’aventure m’envahissait devant les boutiques de livres d’occasion, les terrasses de cafés, les queues des cinémas ; j’oubliais les raisons de mes sorties, saisissais au vol des bribes de conversations, j’étais un marcheur anonyme, mais je n’étais plus seul, le cerveau en ébullition et l’œil vif, comme indépendants mais pareillement alertes ». Le ton est léger et rond, délicat, le décor est un prétexte à de longues déambulations dans Paris, et toujours ce plaisir des tout petits riens.

« Mes souvenirs s’amoncellent et forment un voile compact, quoique léger. Je ne sais plus si j’ai raconté la fois où Claire et moi sommes allés à une fête foraine. Il me suffit de lever la tête et c’est mille et une impressions qui me reviennent en une avalanche d’images, comme autant de mosaïques de notre histoire vécue à cent à l’heure ». La désinvolture s’est invitée à table, tout semble à la fois futile et précieux, comme ces échanges sur le cinéma ou sur la littérature avec un Marco toujours aux commandes.

Profondément intimiste, « Aimez-vous Claire ? » est un roman d’amour acidulé, celui de l’avidité mais aussi de la fragilité de la jeunesse, pas pressée d’entrer dans l’âge adulte. Mais c’est sa chute qui le fait basculer. Un seul être peut devenir le lien, mieux, le fondement d’un groupe d’individus, il peut le cimenter, le rendre cohérent et fort. Et ce passage adulte tant redouté en un sens, peut s’avérer brutal et incontrôlé.

Sorte de diptyque avec « Premier amour » également paru cette année mais aux éditions Lunatique, « Aimez-vous Claire ? » tisse à son tour les rapports aux autres, les sentiments amoureux dans une magnificence de la Femme. Il vient de paraître chez les belges de Accro éditions, il détient cette saveur en bouche très particulière, douce, sucrée et pourtant insistante. Très beau livre d’une grande simplicité en même temps que d’une profonde identité par son univers, il est une bouffée d’air frais littéraire, un bref apaisement salvateur.

https://www.accro-editions.com/

 (Warren Bismuth)

mercredi 13 novembre 2024

Alina ŞERBAN « La grande honte »

 


La grande honte que dénonce avec force l’autrice Alina Şerban est le sort réservé au peuple Rom durant 500 ans sur des terres qui deviendront la Roumanie. Les Roms furent asservis, utilisés, abusés, en bref esclaves de manière quasi officielle. Mais attention, Alina Şerban rejette le terme « esclave », lui préférant serf ou serviteur, elle s’en explique dans cette pièce historique.

Les Roms avaient le statut d’esclaves jusqu’en 1847 dans les principautés danubiennes (qui devinrent la Roumanie en 1918), n’avaient aucun droit, juste des devoirs, obéir, traités comme des bêtes, jusqu’à leur « libération ». C’est le personnage de Magda qui va exhumer l’Histoire humiliante de son peuple. Magda prépare un Master et a choisi le thème de la servitude des Roms. Ses proches lui demandent de n’en rien faire, déterrer le passé n’étant jamais bon, de plus le sujet est toujours tabou dans le monde roumain contemporain.

Les Roms (Magda répudie le terme « tsiganes » signifiant esclaves) sont encore aujourd’hui persécutés, montrés du doigt : « Quand tu te trompes, quand tu fais une gaffe, tu n’es pas le Roumain qui a fait une gaffe, tu es Daniel qui a fait une gaffe, alors que, pour nous, c’est tout le groupe : ‘Regarde-moi ces tsiganes’, et si je fais une erreur : ‘Regarde-moi cette sale gitane’ ». Préjugés historiques comme sociaux, le peuple Rom en est victime au quotidien.

La jeune autrice met en avant les responsabilités de l’Eglise qui a possédé une part fort importante des esclaves Roms. Elle fouille au fond de la mémoire collective, montrant un peuple divisé sur un sujet clivant et comme interdit. « J’aurais préféré… avoir la peau plus sombre. J’aurais voulu qu’on voie clairement que je suis rom. Pour ne pas avoir de choix à faire. J’ai pris l’habitude de me taire tout le temps ». Comme si être Rom signifiait être porteur d’une vilaine maladie contagieuse. Magda, comme sa créatrice, l’autrice Alina Şerban, est tiraillée entre ses origines et sa volonté d’intégration. Alina Şerban est Rom roumaine elle-même, c’est donc ici une sorte d’autofiction théâtrale qu’elle met en scène au propre comme au figuré.

Magda est en partie Alina et déroule l’Histoire de son peuple, insérant quelques dates cruciales dans une pièce documentée qui revient sur la fin de… l’esclavage ? La servitude ? Doit-on trancher en des termes de spécialistes ? La réponse est dans cette pièce traduite du roumain par Nicolas Cavaillès et préfacée par la journaliste Isabelle Wesselingh. Le livre vient de sortir aux éditions L’espace d’un Instant qui semblent entamer un cycle roumain (rappelez-vous le nécessaire « La nuit je rêverai de soleils » de Anca Bene, sur l’obligation faite aux femmes roumaines de produire des enfants sous la dictature de Nicolae Ceauşescu), d’autant que la prochaine parution sera encore celle d’une autrice roumaine.

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

dimanche 10 novembre 2024

James WELCH « Comme des ombres sur la terre »

 


Montana, fin des années 1860. Une certaine animosité se crée entre le peuple Pikuni, tribu des Pieds Noirs (Blackfeet) et d’autres peuples autochtones. Des rivalités éclatent, notamment contre les Corbeaux (Crows) qui commercent avec les Napikwans (les Blancs). Au sein des Pikunis nous suivons l’éducation, l’évolution, le passage à l’âge adulte de Chien de l’Homme Blanc, jeune homme dont la vie va basculer. James Welch nous entretient méticuleusement de toute la famille de ce personnage, celui sur lequel il a décidé de se pencher afin de raconter toute l’histoire amérindienne, du moins celle du Montana. Car c’est dans cette région qui nous allons voyager ardemment, au cœur des grands espaces de l’alors toute nouvelle Amérique, au cœur des tensions entre peuples autochtones, mais aussi et surtout peu à peu nous allons assister au déclenchement d’une guerre inévitable entre les Indiens et les Blancs. Quant à Chien de l’Homme Blanc, qui devient Trompe-le-Corbeau après s’être comporté en homme, il se marie et sa femme Peinture Rouge est rapidement enceinte…

Abandonnez tous vos repères de lecture ! En plongeant dans cet ample roman vous acceptez la clause de sortir de votre zone de confort. En effet, James Welch, décrivant avec une rare dextérité, une grande précision le quotidien, les rites, les croyances, les gestes du peuple Pikuni, nous immerge totalement par la langue qu’il a été puiser dans le vocabulaire même de son peuple. Par exemple, le sel devient « Le sable blanc qui rend les aliments doux ». Car c’est bien en Pikuni lui-même qu’il décide de nous présenter son immense famille. Le traducteur Michel Lederer n’est pas non plus innocent dans cette totale désorientation, expliquant en incipit « Nous avons choisi de traduire en français les noms des personnages et des différents lieux géographiques, car il s’agit de noms que les Indiens utilisaient dans leur propre langue et qui ne sont en anglais que des traductions parfois incomplètes ou dont le sens s’est perdu au fil des années ». La lecture en devient active et la concentration doit être optimale car les premières pages peuvent s’avérer ardues.

Ce roman est prodigieux. Prenant un fait historique majeur des Pikunis (la guerre entre Autochtones et Blancs), il nous dépeint une immense fresque de toute la vie des Amérindiens du XIXe siècle. Avec une richesse peut-être inégalée, James Welch nous rend Indiens bien malgré nous. De nombreuses scènes qui peuvent paraître surnaturelles ou fantastiques pour notre rationalité, en tout cas pour notre compréhension d’un fait, font partie d’un tout, d’un élément banal chez les Indiens. Les appels aux Dieux sont nombreux, tout comme des décisions importantes prises en fonction du rêve récent d’un protagoniste. Les noms des animaux sont également très différents, ils sont plus descriptifs. Ainsi les bisons sont les cornes-noires, leur décimation est entreprise par les Napikwans, les Blancs, en fin de volume afin de priver les Autochtones de leur nourriture de base, d’anéantir la Première nation du pays. « … moi-même je n’ai jamais aimé les Napikwans, et je vous dis aujourd’hui que je ferai tout pour débarrasser le pays de leur présence. Mais nombre de nos chefs ont parlé contre moi et je respecte leurs arguments. Ils disent que la voie du Napikwan est désormais un mode de vie. Certains suggèrent même que nous allions dans ses écoles et dans ses églises. Ils affirment que si nous apprenons son langage, nous pourrons le battre avec ses propres mots ».

Les lieux voient leurs noms sonner étrangement pour nous qui avons l’habitude de les voir désignés autrement. C’est toute notre éducation qui est ici revue, notre lexique chamboulé, pour que nous soyons aux côtés du peuple Pikuni, dans la tourmente. Le travail est de taille chez un auteur amoureux de ses racines, qui tend à nous les présenter au plus près de la vérité, sans caricature perfectionniste, ni clichés hérités des blancs. Il nous faut être redevenus vierges d’influence pour découvrir ce livre merveilleux qui requiert une acuité toute particulière pour une lecture unique et dense qui convoque abondamment les conditions d’existences autochtone de l’époque pour un roman qui se lit un peu comme un western où les indiens seraient les héros malheureux car de nombreuses morts seront à déplorer.

« Comme des ombres sur la terre » est une immense épopée indienne. Si l’auteur a fait le choix de la fiction, c’est pourtant bien une peinture documentaire qui nous est offerte par le biais des personnages. Welch nous raconte l’histoire de son peuple, massacré comme tant d’autres. Pourtant le ton n’est jamais larmoyant, les hommes et les femmes peuplant ce livre sont vrais et pourraient bien nous hanter encore longtemps tellement ils sont réussis, crédibles, forts, et beaux en même temps que faibles, intéressés et parfois naïfs. De la polygamie (attention les femmes ne font pas tapisserie !) à la jalousie, de l’amitié à la trahison, du massacre à venir orchestré par les Blancs : « La machine était déjà en place, qui broierait les Pieds Noirs », rien ne nous est épargné, et c’est toute la grandeur de ce roman de 400 pages entre onirisme et tragédie, paix et guerre totale. Il évolue toujours sur un fil, sans ambiguïté mais sans rien promettre de la suite. Mieux que ça : il nous convie aux prémices de la ruée vers l’or avec les premiers déplacements d’humains cherchant à faire fortune toujours un peu plus à l’ouest ou au nord. Il est aussi une suite d’images d’un Montana méconnu, immense, indestructible, comme magnifié. Et alors que les dissensions s’accentuent entre les hommes, une maladie se répandant comme une traînée de poudre commence à faucher les tribus.

« Comme des ombres sur la terre » est sans doute LE roman sur les peuples Autochtones de par sa richesse de détails, sa méticulosité et sa connaissance du sujet. C’est le troisième d’un Indien, James Welch (1940-2003), soucieux de la transmission historique de ses propres racines, rédigé en 1986 et traduit par Michel Lederer en 1994 pour la sublime collection Terre Indienne de chez Albin Michel. En pénétrant dans ce roman, vous avez tout d’abord le sentiment de violer une terre sacrée, de piétiner une divinité, puis vous vous immergez totalement et vous faites l’un des plus beaux voyages littéraires qu’il soit permis d’entreprendre.

(Warren Bismuth)

mercredi 6 novembre 2024

Mahmoud DARWICH « Palestine mon pays »

 


Mars 1988 en Israël, peu après le début de la première intifada palestinienne c’est, une fois n’est pas coutume, un poème qui fait les titres des journaux. « Passants parmi les paroles passagères » est signé Mahmoud Darwich (1941-2008), célèbre poète palestinien également membre du comité exécutif de l’O.L.P. (organisation pour la Libération de la Palestine) et proche de Yasser Arafat. Ce poème, traduit de l’arabe vers l’hébreu, est présenté comme un texte terroriste, antijuif. Il faut dire que la traduction n’est pas gratuite, elle est tournée de telle façon que les mots, les phrases, les idées mêmes sont corrompus. Il est fait dire aux vers de Darwich que le peuple palestinien souhaite que tous les habitants d’Israël se noient dans la mer (en fait il y est écrit : « Alors, sortez de notre terre / de notre terre ferme, de notre mer »). La traduction du poème par des journalistes israéliens le rend tout à coup quasi génocidaire pour le peuple israélien, ce que bien sûr il n’est pas.

Le sort de Darwich semble désormais scellé : attaqué de toute part, y compris par l’Etat d’Israël, il n’est plus libre de sa plume, étant dans le viseur de l’occupant, d’autant qu’il a déjà connu de fortes préoccupations et pressions politiques depuis les années 60 pour ses prises de position, ayant dû pratiquer l’exil. Quelques semaines après la parution du poème, bien qu’au Parlement israélien, le premier ministre Ytzhak Shamir lui-même l’évoque en termes crus tout en refusant de le lire, arguant qu’il ne souhaite pas le voir ultérieurement consigné dans les archives de la Knesset.

Les traductions en hébreu font dire au poème ce qu’il ne dit pas. Mieux : elles lui font dire à peu près le contraire. Ce poème est un texte de résistance contre l’occupation israélienne, l’auteur demande à l’occupant de partir, de quitter le territoire palestinien, les journalistes et l’autorité israélienne y voient un appel au meurtre, au massacre, alors que, par exemple, Mahmoud Darwich a toujours su faire la promotion de la littérature israélienne engagée.

« Passants parmi les paroles passagères » devient rapidement une affaire d’Etat. Dans ce petit livre paru dès « l’affaire » (il est d’ailleurs sous-titré « L’affaire du poème ») dans la sublime collection Documents des éditions de Minuit, la parole est donnée brièvement à son directeur d’alors, Jérôme Lindon, puis immédiatement à la cinéaste Simone Bitton qui relate précisément les événements qui ont conduit à une pareille absurdité dans un texte fort intitulé « Le poème et la matraque », où elle revient sur l’exercice de traduction du poème en hébreu qui a tout déclenché, pas vraiment innocemment. Puis sont publiées tout d’abord l’intégralité du poème condamné (où l’on voit bien que le texte n’est pas une attaque gratuite ni une déclaration de guerre, mais bien une volonté d’indépendance), ainsi qu’une lettre écrite à un ami à cette époque par son auteur, Mahmoud Darwich, dans laquelle il explique ce qu’il a bel et bien écrit, tout comme dans le texte « L’hystérie du poème » qui lui fait immédiatement suite. « Un poème de la colère » est signé Matitiahu Peled, officier de l’armée israélienne, qui donne son point de vue sur le poème, qu’il défend (alors qu’il est israélien). Un autre israélien, journaliste humaniste, Ouri Avnéri, prend position pour le poème, dénonce les pressions dans « L’arrogance de la gauche israélienne ».

Tous ces textes ont été écrits juste après la publication du poème en hébreu, pour le justifier dans sa langue originelle, l’arabe, surtout pour démontrer la manipulation invraisemblable de l’Etat d’Israël qui l’a brandi comme une arme de destruction massive, juste (je le répète) après la première intifada. Au-delà de sa documentation historique de premier plan, ce petit livre sert un discours plus universel, celui de la liberté d’écrire et de publier, contre l’arbitraire d’un régime politique qui ne devrait pas faire de l’ingérence dans la culture. Mais c’est aussi une alerte : contre la dérive journalistique doublée de l’erreur volontaire de traduction. Comme pour bien nous rappeler qu’une traduction est peut-être aussi importante que le texte qu’elle traduit, qu’elle doit être rigoureuse, que sinon elle dénature la portée du texte voire pire, car ici nous avons l’exemple parfait d’une manipulation de masse où une traduction donne un aspect guerrier qu’il n’a pas à un poème pacifiste et résistant. La traduction ne peut pas se permettre de faire n’importe quoi, elle possède une responsabilité majeure dans le sens du texte original.

Dans la lettre publiée dans ce recueil, Mahmoud Darwich écrit : « Cette campagne est-elle dirigée réellement contre ce poème ? Je ne le pense pas. Elle fait plutôt partie de la propagande officielle qui vise à contrecarrer la prise de conscience pacifiste d’un grand nombre d’intellectuels israéliens et juifs appelant à la reconnaissance d’un Etat palestinien à côté de l’Etat israélien dès le retrait des territoires occupés ».

Après l’attaque du Hamas sur le territoire israélien le 7 octobre 2023, une pluie de bombes et de massacres s’en est immédiatement suivie, l’occupation israélienne d’une extrême violence a trouvé le prétexte idéal à une riposte plongeant les terres palestiniennes en état de guerre. Les éditions de Minuit ont à leur tour riposté, à leur manière, en rééditant en novembre 2023 ce livre de 1988, comme pour montrer que l’affaire du poème est encore en train de s’écrire. Et comme pour soutenir une fois de plus la cause palestinienne, l’éditeur reprend son bâton de pèlerin en répliquant par ses publications, de manière pertinente et intelligente, prouvant que les éditions de Minuit, contrairement à ce que l’on pouvait croire après leur rachat par Gallimard le 1er janvier 2022, n’ont rien perdu de leur mordant, ne se sont pas dépolitisées. Ce « Palestine mon pays » le démontre de manière magistrale.

« La propagande israélienne a-t-elle besoin d’un poème comme « Passants parmi des paroles étrangères » pour tester ses facultés exceptionnelles à la falsification des faits et au déni de l’autre ? Pourquoi voit-elle dans la mer, qui est le lieu de notre exode, un cimetière de juifs ? Qui a jeté l’autre dehors ? Qui de nous a spolié l’autre ? » (Mahmoud Darwich, 22 mars 1988).

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 3 novembre 2024

Raynal PELLICER & TITWANE « Photographes de guerre »

 


Cette BD est une biographie documentaire de deux photographes allemands à la destinée tragique. Je me suis intéressé à ces travaux de manière presque accidentelle : j’ai découvert dans un musée de la BD quelques somptueuses planches originales de la BD en question, et une amie a fait le reste, m’offrant cet album de toute beauté.

Juillet 1936. Barcelone s’apprête à recevoir les Olympiades populaires, une version antifasciste et pacifiste des Jeux Olympiques de Berlin qui débutent dans quelques jours avec le führer dans les tribunes. Deux photographes allemands, Hans Namuth et Georg Reisner sont désignés par des magazines de poids pour couvrir ces Olympiades prévues à partir du 19 juillet 1936. Or le planning est subitement chamboulé. Arrivés sur place, les deux artistes assistent aux premières heures de la guerre civile espagnole, déclenchée le 18 juillet.

Sympathisants du P.O.U.M., les deux allemands figent les moments à l’aide de photographies prises dans les rues. Certains de ces clichés deviendront célèbres, notamment ceux montrant des militants de la C.N.T. Namuth et Reisner, inséparables, se déplacent à l’intérieur du pays, allant au plus près du combat afin d’en tirer la substantifique moelle qui servira à leurs reportages pour leurs employeurs. En fait d’affrontements sportifs, c’est à des confrontations armées auxquelles ils assistent. Mais ils décident de faire leur boulot du mieux possible, même s’il n’étaient pas venus pour un tel spectacle.

Cette BD est d’un esthétisme redoutable. Des planches en vignettes ou libres (les plus belles) parfois en double page se succèdent pour redonner vie à cette épopée photographique en pleine guerre d’Espagne. Les dessins très peu colorés insistent sur le soleil de la campagne, la moiteur de la ville, ils diffusent une énergie chaleureuse tout en restant proches de l’Histoire et de cette guerre vue par les deux comparses.

« Photographes de guerre » met l’accent sur la difficulté pour des journalistes de couvrir un pays en guerre. Ils risquent la vie à chaque seconde pour informer leur peuple dans une tâche pouvant paraître ingrate, en même temps qu’elle est prodigieusement excitante, les professionnels se trouvant au premier rang d’un renversement de l‘Histoire en marche.

Les deux hommes vont être fortement marqués par ce qu’ils vont voir au cours de cette guerre. Ils vont avoir affaire également aux autorités, je ne vous dévoilerai rien car cette BD est à lire. Des sept mois passés au cœur de la guerre d’Espagne, les deux amis en ont tiré des photographies somptueuses mais aussi des traumatismes. Après cette expérience ils viennent s’installer en France. Mais l’Histoire les poursuit à nouveau. Septembre 1939, la guerre éclate…

Deux hommes dans la tourmente du XXe siècle, c’est ce que montre cette belle BD d’un grand esthétisme dont le scénario est lui-même solide. Une page d’Histoire est contée de manière journalistique pour un rendu d’une grande précision. C’est aussi une manière de nous alerter que le fascisme peut à nouveau venir frapper à notre porte et que l’on ne pourra plus dire que nous ne savions pas. Album sorti en 2023 chez Albin Michel, il est à déguster par petites touches pour bien apprécier les dessins profonds de Titwane.

 (Warren Bismuth)