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mercredi 24 avril 2024

Charlotte DELBO « Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants et autres poèmes »

 


Pour la première fois paraît un recueil regroupant l’intégrale des poèmes de Charlotte Delbo. Certes, la grande majorité d’entre eux fut publiée auparavant dans plusieurs livres de l’autrice, notamment dans la trilogie « Auschwitz et après », l’un des sommets de la littérature concentrationnaire. Les autres le seront juste après la mort en 1985 dans « La mémoire et les jours ». Mais dix poèmes, présentés ici en fin de volume, étaient restés à ce jour inédits, c’est dire l’intérêt patrimonial de ce livre.

Écrits entre 1946 et 1985, ces poèmes représentent une vie littéraire, celle d’une femme libre, militante et engagée, évoquant souvent en ces pages sa déportation au camp d’extermination de Auschwitz, les souvenirs de son mari, Georges Dudach, résistant fusillé en mai 1942. Dans une volonté de résilience, Charlotte Delbo évoque leurs derniers instants complices, puis le vide qui s’ensuit.

Auschwitz n’est jamais loin, hantant la mémoire. Hommages aux disparues, à celles laissées en chemin dans les blocs du camp, celles qui ne reviendront jamais, tandis que les survivantes, elles, reviennent, mais d’un autre monde, irréel, indicible. Puis la perte d’appétit pour la vie, le renfermement, l’échange impossible avec ceux qui n’ont pas connu l’enfer et veulent en obtenir un témoignage. « C’est difficile de revenir / et de reparler aux vivants ». Morts ressuscités souffrant d’un manque d’amour, de compréhension, peut-être de compassion des autres.

Les poèmes extraits de la trilogie « Auschwitz et après » en sont un condensé. Mis bout à bout, ils représentent l’essence même de cette trilogie, ils en sont la charpente. Suivent dix inédits, dont sept sur la période Auschwitz et trois indépendants, poèmes engagés, révoltés et internationalistes, qui nous rappellent que toute sa vie Charlotte Delbo fut en lutte contre l’injustice, l’arbitraire, le fascisme, les dictatures. Une femme rare qu’il nous est enfin permis de redécouvrir grâce à ce recueil qui nous la montre à nu.

Le livre se clôt sur une interview de Charlotte Delbo datée de 1965, alors que vient juste de paraître le premier volume de la future trilogie, « Aucun de nous ne reviendra ». Ce recueil vient de sortir aux éditions de Minuit, dans la collection poche Double pour un prix modique.

« Vous qui savez leur dénuement

faites-leur place à vos côtés

ils seront si peu encombrants

appelez-les

entre vous vous vous comprenez

car les vivants

(ils étaient trop c’est la raison)

les vivants

oublient leur nom

ils baptisent une rue Tartempion

pas rue des héros sans nom ».

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 21 avril 2024

Joseph CONRAD « Amy Foster »

 


Alors que Des Livres Rances continue à commémorer le centenaire de la disparition de Joseph CONRAD (en 1924), une curiosité : « Amy Foster » est le seul texte de toute son œuvre comportant un patronyme féminin dans le titre. Les personnages féminins sont peu nombreux et rarement influents dans les évolutions de la plupart des nouvelles de l’auteur, comme si l’être féminin faisait tapisserie au cœur d’une œuvre prioritairement masculine virile. Cette nouvelle vient contredire cette image. Rédigée en 1901, elle fut initialement incorporée au recueil « Typhon ».

Amy Foster est la fille très imaginative d’un homme déshérité par son père, elle travaille depuis quatre ans dans une ferme. Soudain, un migrant d’Europe centrale vient échouer en Angleterre dans le village où habite Amy. Seul survivant d’un naufrage, il vagabonde autour de la ferme car traité en pestiféré par les autochtones ne voyant en lui qu’une source d’ennuis à venir. Pourtant, Amy se prend de sympathie pour cet étranger épuisé, finalement recueilli par le vieux Swaffer, un excentrique au cœur pur. Cet étranger n’a aucun repère tangible dans sa nouvelle vie, et n’est qu’un anonyme embarrassant parmi la foule rurale. D’ailleurs nous ne connaîtrons jamais son pays d’origine.

Grâce à Swaffer, Yanko (son prénom nous sera dévoilé en fin de volume, comme s’il finit fatalement par exister aux yeux des villageois) participe aux tâches quotidiennes, est même plus ou moins accepté (pas par tout le monde, en tout cas pas assimilé) par une population méfiante et cloisonnée après avoir sauvé la vie d’une jeune enfant. Pourtant les problèmes ne vont pas manquer pour cet homme qui tente de faire adopter sa présence aux ruraux.

Une fois de plus dans les nouvelles de CONRAD, « Amy Foster » est un texte fort moderne par son style, la psychologie des personnages et son thème principal : l’immigration. Si CONRAD a pu présenter des « héros » colons dans ses nouvelles, ici il évolue à rebours, faisant de son Yanko un personnage superbe dans ses errances dues au refus de la population de lui permettre d’accéder à un statut similaire à elle. CONRAD dépeint le parcours d’un migrant, qui résonne aujourd’hui étrangement en nos temps où le monde est en train de vivre conséquemment des déplacements de populations. Indéniablement, CONRAD aime Yanko et en trace un portrait touchant et habile. Il en est de même pour Amy Foster, une femme un peu plus « profonde » que les habituelles esquisses féminines de son œuvre. Le vieux Swaffer n’a d’ailleurs rien à leur envier.

Une précision qui a son importance : il y a quelques mois, je me décidai à entamer la lecture de l’intégralité des nouvelles de CONRAD, par ordre chronologique pour un total de 1500 pages, ne sachant pas du tout où mes travaux me mèneraient, envisageant même de picorer çà et là quelques titres de temps à autre si le challenge s’annonçait trop ardu. Puis je me suis vu au cœur, non pas des ténèbres, mais d’une spirale infernale, d’un piège dans lequel j’étais ravi de tomber. Aussi j’ai poursuivi ma lecture, sans mollir ou presque, effaré par ce que je découvrais : l’atmosphère, la psychologie poussée des personnages, l’ampleur et la richesse des textes, la précision de la langue (l’anglais, qui n’était pourtant pas la langue maternelle de l’auteur, né polonais en Ukraine en 1857). En commençant cette lecture abondante, j’ignorais complètement quels seraient mes choix de chroniques, si choix il y avait. Et puis les enchaînements des textes, les découvertes incessantes, les personnages charpentés, peut-être surtout une œuvre loin de se réduire à une composition maritime. Enfin, ce désir de faire partager cette grande émotion par des chroniques, toujours plus nombreuses sur Joseph CONRAD dont, hormis « Loin des yeux de l’Occident » et deux ou trois autres titres, j’étais naguère passé à côté, ne lisant pas correctement ce que l’auteur exprimait.

Cependant, je ne ferai pas un bilan exhaustif de toutes les nouvelles qui m’ont charmé, même si je tiens ici à rappeler que CONRAD s’est à une époque intéressé à la doctrine anarchiste et en a tiré des récits probants, je pense ici à « Gaspar Ruiz », « L’indicateur » et autre « Un anarchiste » qui sont à lire. J’y ai découvert un CONRAD féru de politique et de social, du côté des errants. Loin de l’imagerie collective que l’on peut se faire de l’auteur, CONRAD ne pouvait que me séduire et m’interpeller avec force. Cependant, les romans me semblent un peu moins convaincants dans cette immense œuvre, peut-être par leur longueur qui provoque une certaine complexité de laquelle il n’est pas toujours aisé de s’extirper.

(Warren Bismuth)

mercredi 17 avril 2024

Jacques JOSSE « Trop épris de solitude »

 


Jacques Josse poursuit le tissage de son œuvre. Après plus de 40 ans de publications et 40 livres, il a toujours bon pied bon œil et ce nouveau recueil en est une preuve. Jacques Josse possède son monde propre, son atmosphère unique, il est reconnaissable entre tous. « Trop épris de solitude » est une nouvelle pierre à l’édifice.

Dès l’entame, on imagine le voyage houleux : « Je suis de retour, dit-il à l’homme qui l’invite à prendre place sur le divan. Je rentre après deux siècles d’errance ». Puis l’auteur déroule sa prose, sa poésie, avec ses mots, ses familiarités, ses habitudes, ses obsessions. Hommages aux trépassés, à ceux péris en mer, brefs retours sur des faits divers ruraux, d’un autre temps, d’un autre siècle. Des petits drames, des instants où la vie bascule à tout jamais, ce dont se souviennent les autochtones, par transmission de génération en génération, de petites histoires qui s’offrent comme des contes, des légendes.

Des personnages de l’œuvre resurgissent subrepticement, tel ce veilleur de brume. Et ces instantanés du quotidien, que l’on a peut-être vécus ailleurs, mais en d’autres termes, sans doute sous d’autres cieux.

« Ceux qui sont dans mes livres

font un bout de route en sa compagnie »

tout comme ceux qui les lisent. Car l’œuvre de Jacques Josse est abondante sur ses galeries de portraits, criantes de vérité. Des sans voix, sans grade, ces anonymes qui peuplent l’univers de Josse. Ceux de la Bretagne profonde, loin des villes, du tumulte, presque loin du présent, déjà dépassés par leur passé, ils sont pourtant une page du folklore local. Folklore que Josse s’emploie à ranimer par sa plume ardente, tendre et délicate, mais qui sait crocheter en cas de coup dur.

Josse n’oublie jamais « ses » revenants, les marins morts noyés qui réapparaissent dans le fond des mers. Visions, hallucinations. Et renaissance éclair d’un monde lui aussi englouti à tout jamais : « La zone où il pointait chaque jour avec dix mille autres a été rasée. Seule son histoire demeure, tapie au creux des friches. La sueur de ceux qui y ont travaillé est entrée dans la terre. Elle a coulé sous les gravats, le béton fissuré, la ferraille rouillée. Elle s’est mêlée à la sève et suinte souvent sous forme de rosée ou de brume ». Résurgence des grèves d’antan, des luttes sociales.

« Trop épris de solitude » est peut-être le recueil le plus désenchanté, en tout cas l’un des plus exposés à la mélancolie, à la faillite de notre histoire. Les éditions Le Réalgar, coupable de ce très joli livre dans leur splendide collection l’orpiment, ont eu la très bonne idée d’intégrer en bonus les quelques pages du somptueux recueil « Au célibataire, retour des champs », originellement publié en 2015 aux éditions Le Phare du Cousseix, brefs textes écrits entre fin 2013 et début 2014. Ils permettent de prolonger le plaisir.

https://lerealgar-editions.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 14 avril 2024

Dido SOTIRIOU « Terres de sang »

 


Cet ample roman-fresque sur une période méconnue de l’histoire du XXe siècle prend sa source en Anatolie, Asie Mineure, où l’autrice grecque Dido SOTIRIOU (1909-2004) nous invite à suivre Manolis Axiotis, enfant battu d’une famille nombreuse et paysanne dans un petit village de montagne, Kirkitzé.

Dans la région, c’est la langue turque qui est parlée puisque rattachée à l’Empire Ottoman. Région paisible où la vie est agréable : « D’octobre à février, c’était la cueillette des olives, de février à mars, le sarclage. D’avril à juillet, on récoltait le tabac, puis c’était le tour du raisin sec et de la figue. En ce temps-là, l’écho de nos chants retentissait dans les plaines, les montagnes et les gorges ». Mais dans ce monde reculé, à la fois paradisiaque et archaïque, tout va subitement être bouleversé. Par la première guerre mondiale d’abord. La conquête turque ensuite, et les massacres des populations arménienne et grecque. Le récit s’enfonce peu à peu dans une guerre de religion.

Si l’autrice nous fait vivre le destin de son héros au plus près de l’action, c’est bien pour étendre son propos à une période noire et violente de la Grèce, étendue sur une petite dizaine d’années (1914-1922). Dans ce long roman presque sans cesse en mouvement, Dido SOTIRIOU garde pourtant le cap. L’histoire de « son » Manolis est universelle, du moins sa famille représente cette Asie Mineure, bousculée, torturée, vaincue. Et ce frère qui part rejoindre les forces grecques contre la Turquie. En automne 1914, quelques mois après le déclenchement de la première guerre mondiale, la Turquie devient l’alliée de l’Allemagne. C’est alors que le ton du récit change. D’abord léger et désinvolte, il se fait dur, sérieux, cru (des dialogues retranscrivent l’oralité régionale) avec de longues parenthèses sur les dates historiques. « Sitôt que la Turquie se retrouva du côté de l’Allemagne, l’extermination systématique de toute la population grecque du littoral commença pour de bon. Les ordres étaient les ordres : les chrétiens avaient quelques heures devant eux pour prendre leurs cliques et leurs claques, rassembler femmes et enfants et se mettre en marche vers l’intérieur du pays. Il ne devait pas rester trace d’un seul grec sur la côte ! ».

Ainsi que pas mal de jeunes hommes, Manolis choisit la désertion, car « Déserter, c’était la solution du désespoir ». Il s’engage dans le maquis avant d’être rattrapé et mobilisé à Ankara, alors que les puissances internationales ne vont pas tarder à s’allier à la Turquie de Mustafa KEMAL en posture de conquérante, avant une très contestée alliance lors du traité de Sèvres…

« Terres de sang » est un roman de guerre, de déserteurs, de survie, d’exactions. Il sait se faire tendre et positif comme violent et désespéré. L’autrice navigue sur un océan d’émotions. Le récit se fait fantôme, les vivants et les morts se confondant : « La mort ne me faisait plus peur. C’était les vivants qui m’effrayaient, il n’avaient plus une once d’humanité ». Et ces scènes, douloureuses, insoutenables dès l’occupation turque, sont légion : « Au cimetière, il n’y avait pas un centimètre où se tenir debout. D’autres nous avaient devancés et ils occupaient les lieux. Les vivants avaient sorti des tombes des cadavres décomposés ou en putréfaction et, à la place, ils avaient installé leurs paillasses et leurs enfants. Les femmes accouchaient avant l’heure. La consigne avait fait le tour des quartiers : toutes les femmes sur le point d’enfanter, au cimetière ! Il y aura des docteurs ! Des vieilles faisaient bouillir de l’eau pour les jeunes mères et les os servaient de petit bois pour allumer leur feu ».

« Terres de sang » est un roman au cœur de plusieurs guerres qui se juxtaposent. Si vous êtes novices sur le cas politique très particulier de la Grèce au début du XXe siècle et en particulier de l’Asie Mineure, vous pourriez vous retrouver en difficulté. Mais l’autrice met tout en œuvre pour vous faire retrouver votre chemin, c’est l’une des forces de ce récit, se clôturant sur « la Grande catastrophe ». Roman de 1962, il est ici traduit par Jeanne ROQUES-TESSON, publication dans la collection grecque de chez Cambourakis en 2018, un roman grec qui nourrit l’imaginaire tout en apprenant beaucoup sur la géopolitique des débuts du XXe siècle.

https://www.cambourakis.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 10 avril 2024

Céline CURIOL « Invasives ou l’Épreuve d’une réserve naturelle »

 


Entre septembre 2021 et octobre 2022, l’autrice Céline Curiol s’immerge plusieurs fois quelques jours dans la réserve des marais du Vigueirat située sur la commune d’Arles en Camargue, 1200 hectares dont 919 classés en réserve naturelle nationale. De cette expérience personnelle et intimiste, elle va en tirer ce magnifique livre.

Le gîte est sur place : un petit cabanon ne payant pas de mine, dans lequel Céline Curiol va devoir vivre durant chacune de ses immersions, plusieurs selon les saisons pour un total de six semaines, afin de bien se familiariser non seulement avec la réserve, mais surtout avec la faune et la flore la peuplant et changeant au gré des saisons.

Dans ce livre documentaire à la fois journal de bord, expérience personnelle, réflexion philosophique voir métaphysique et actions techniques sur la biodiversité, Céline Curiol livre ses impressions, sa perception de la nature qui l’entoure, sa perception de l’inconnu, car l’autrice ne se targue pas de connaître le sujet avant de s’y trouver plongée. D’ailleurs, les premiers jours seront ponctués de peurs, des bruits diurnes comme nocturnes qu’elle ne connaît pas et dont elle se méfie. Je pense ici notamment à ce serpent qu’elle découvre dans son gîte (à propos, notez bien la majuscule dans le titre sur le mot « l’Épreuve »).

Peu à peu elle trouve ses marques, observe, notamment à l’aide de jumelles, les oiseaux et autres êtres non humains de la réserve. Grandement épaulée, pilotée, soutenue par des professionnels du lieu, elle apprend, chaque jour un peu plus, et nous fait part de son évolution personnelle, de ses sens qui se développent, qui muent en quelques jours. Il est temps pour Céline Curiol de redéfinir une réserve naturelle, très loin de ce que l’on peut supputer dans l’imaginaire collectif. Ces pages sont primordiales pour bien comprendre sa démarche.

Pour que l’écosystème, la biodiversité d’une réserve naturelle soit équilibrés, il faut que l’humain y mette du sien, de manière pragmatique, feutrée, précise et scientifique, fort des siècles d’apprentissages sur la nature. Le XXIe siècle est celui où nous commençons à cesser d’entrevoir celle-ci comme un loisir, une aire de jeu, un danger potentiel, mais bien comme une vie entière, parallèle, avec ses nombreuses interactions, mais aussi ses prédateurs, pouvant apparaître sous la forme d’invasifs.

Des invasifs, il en est longuement question, notamment ces pages fort instructives sur la jussie, une plante au développement rapide, qui étouffe la nature, et que l’humain peine à éradiquer pour ne pas qu’elle condamne l’environnement immédiat à court terme. Sans oublier l’iris sacré, un sacré oiseau celui-ci. La raison de ces invasions ? L’humain, dans ses déplacements toujours plus nombreux : « Les déplacements, délibérés ou non, par les humains, d’espèces végétales ou animales vers de nouveaux écosystèmes remontent à plusieurs millénaires. Ils se sont pourtant accentués depuis le XVIIIe siècle avec le développement de la navigation maritime d’abord, puis les infrastructures routières et les vols long-courriers. Les biologistes estiment qu’au cours des deux derniers siècles, l’être humain est devenu le principal vecteur d’introduction d’espèces dans des lieux différents de leur milieu d’origine ».

L’équilibre naturel est à la fois d’une grande richesse et d’une rare fragilité. Alors il faut veiller, prélever, analyser, déduire. L’humain n’est qu’aux balbutiements de la compréhension du fonctionnement des espèces, leur génétique tout comme leurs interactions, il est enfin un peu mieux armé pour les protéger.

Les images suggérées sont parfois d’une beauté saisissante, comme ces grues cendrées alors en pleine migration (nous sommes en hiver), qui font escale dans la réserve entre Scandinavie et Espagne. Elles sont peut-être 4000, majestueuses. Céline Curiol explique aussi les bouleversements de ce précieux équilibre du fait du réchauffement climatique.

Les stars du lieu sont bien sûr les flamants roses, que l’autrice dépeint longuement, avec tendresse et humour, n’oubliant pas d’énoncer quelques anecdotes, qu’elle sait implacables pour faire sourire son lectorat, comme celle-ci : « Lors des parades nuptiales, les flamants, mâles comme femelles, s’efforcent d’être le plus rose possible grâce à une pratique surnommée « maquillage », qui consiste à passer sur leurs plumes externes, à l’aide de leur bec, une substance colorante sécrétée par une glande anale destinée à cet usage ».

Le présent ouvrage regorge de photographies en noir et blanc prise par l’autrice sur site, elle nous font mieux réaliser certains des propos débattus dans ce texte.

La mise en péril de l’équilibre de l’écosystème peut surgir n’importe quand, aussi une extrême vigilance est de mise en toute saison, notamment pour contrôler ces « fameuses » espèces invasives qui peuvent rapidement tout faire basculer. D’autant que malgré le réchauffement climatique, la réserve se porte plutôt bien, pour preuve le retour de la loutre sur site. Mais attention, « Depuis vingt ans, 30 % du nombre d’oiseaux en France ont disparu et 70 % du nombre d’insectes… Et ce fut alors une intense nostalgie qui nous saisit tous deux, la nostalgie de ce qui, un jour, sous peu, aurait disparu. Y compris ce lieu ».

Ce livre est palpitant de bout en bout, nous y apprenons beaucoup, comme Céline Curiol y a beaucoup appris, et elle souhaite aujourd’hui nous transmettre ses connaissances dans une belle langue à l’écriture fluide, recherchée mais fort accessible. Un documentaire paru fin 2023 dans la très belle collection Mondes Sauvages d’Actes sud, qui se lit avec intérêt et délectation jusqu’à la dernière ligne, une citation de Charles Elton : « Il existe […] probablement plus d’un million d’espèces animales dans le monde. Le genre de coexistence que nous pouvons espérer avoir avec elles sur le long terme dépend beaucoup de l’attitude que nous adoptons à l’égard de la vie sauvage et de la nature en général ».

La collection Mondes Sauvages est soutenu par la nécessaire, salutaire et très active Association pour la Protection des Animaux Sauvages (ASPAS). Je vous recommande leur site très complet : https://www.aspas-nature.org/

 (Warren Bismuth)

dimanche 7 avril 2024

Jim TULLY « Du sang sur la lune »

 


« Du sang sur la lune » de 1931 clôt le Cycle des bas-fonds, cinq livres autobiographiques déclinés en romans de vie. Jim TULLY réalise la prouesse de passionner son lectorat durant cinq tomes. Celui pour qui la littérature était une écriture vécue a réussi son pari : devenir écrivain après avoir passé six ans en orphelinat puis sept sur la route (les rails plutôt) avec ses amis hobos, vagabondant au gré des destinations de trains de marchandises. Ce dernier tome est comme un travail de synthèse du cycle.

« Du sang sur la lune » est un récit de souffrance, un vrai, rien n’y est fictif, tout ce que TULLY raconte, il l’a vécu ou entendu de la part de ses camarades de route et de déroutes, il l’a subi dans son enfance, notamment dans cet orphelinat catholique à la mort de sa mère. Il y fut, comme tant d’autres, battu, fouetté, puni. Recueilli par un fermier, il découvre le travail physique, harassant, inhumain. Il finit par quitter cet environnement toxique pour revenir près de son grand-père adoré, irlandais émigré et haut en couleurs dont il a fait le portrait dans « Les assoiffés » de 1928.

Mais « Du sang sur la lune » n’est pas qu’un récit brut et sans fioritures, il peut-être aussi une occasion de réfléchir : sur l’âme après la mort, sur les femmes, sur la vie faite d’illusions, sur le sens du travail salarié, sur la vie en général.

Dans les quatre tomes précédents, TULLY s’était focalisé sur une image précise, un sujet principal : la vie des hobos dans « Vagabonds de la vie » en 1924, son expérience dans un cirque (« Circus parade » en 1927), les racines irlandaises de sa famille et plus intimement un portrait émouvant de son grand-père Hughie dans « Les assoiffés » (1928) ou encore la vie des bagnards dans « Ombres d’hommes » en 1930. Ici il synthétise le tout, faisant de ce livre un concentré des précédents appartenant au cycle.

TULLY a cette force : il ne s’approprie pas le récit qui est pourtant une sorte d’autobiographie, il donne la parole à celles et ceux qu’il a rencontrés tout au long de son parcours chaotique de jeunesse, il les laisse s’exprimer, il n’est que le transmetteur de leurs errances, même si bien sûr les siennes propres en font partie intégrante, il désigne les raconteurs d’histoires. En fin observateur doté d’une bonne mémoire, il retranscrit, certes. Mais il a ce génie de réécrire ces histoires fort d’un style gouailleur de l’oralité de la rue, ses excès, y compris dans l’invraisemblance de certains témoignages. Il fustige l’autorité, la bourgeoisie, il fait partie de leurs adversaires, ceux pour qui la recherche de liberté n’est pas un vain mot, ceux avec lesquels il s’associe brièvement pour survivre, sans argent, sans bien ni rien, sans toit ni loi.

Le récit est ponctué d’extraits de chansons, de poèmes ruraux. Les vagabonds avec lesquels il se lie brillent par leur caractère trempé, leur vécu. Ces révoltés sont peints avec drôlerie mais humilité, les bagarres et arnaques, nombreuses, sont détaillées, il est impossible de mettre en doute la véracité du fond même si la forme est exubérante.

Le jeune TULLY, encore hobo, part à Chicago avant Noël pour y retrouver une femme que pourtant il ne connaît pas, mais un ami la lui a décrite d’une manière si savoureuse qu’elle est devenue son obsession. Là, il va connaître le monde de la prostitution (il y reviendra dans son roman « Belles de jour »), agrémenté, encore et toujours, des figures incroyables de certains des protagonistes : Coffee Sam, Slavinsky le magicien escroc, Gans le boxeur. Car c’est là aussi qu’il découvre l’univers de la boxe (qu’il décrira plus en détail dans « Le boxeur ») dans lequel il ne va pas tarder à briller. Pour un temps seulement.

« Je n’avais aucune attache, aucun espoir ». Aphorismes implacables enrichissant le texte. TULLY ne se raccroche à rien, il vit au jour le jour, aidé par l’alcool et les rencontres improvisées, s’accoquine avec des prostituées qu’il respecte, qu’il admire en un sens. De temps en temps il décroche des petits boulots. À l’usine il vit ses premières grèves. L’usine le marque si l’on en croit son récit qui s’y arrête longuement, qui s’attarde sur des termes techniques, précis, loin de l’ambiance qu’il a su imposer avant ces scènes.

Passionné de littérature, TULLY s’essaie à ses premières poésies, le récit s’achève sur ses premiers pas dans la boxe. Il a un peu plus de 20 ans, il possède déjà plusieurs vies derrière lui, fort d’une expérience ahurissante. « Du sang sur la lune » tour à tour pétille, angoisse, sanctifie la démesure, la débauche, puis la condamne ou l’excuse. S’il est en partie un livre prolétarien, il ne faut surtout pas le limiter à cette définition, car il est bien plus que cela, il est un instantané de la vie des miséreux dans les Etats-Unis capitalistes des débuts de XXe siècle, il en est une fresque ahurissante, ainsi que tout le Cycle des bas-fonds, une claque monumentale dont on a du mal à se séparer sitôt qu’on a mis le premier doigt dans l’engrenage.

Les éditions du Sonneur, coupables de ce présent roman, le sont aussi du reste des précédents volumes du Cycle des bas-fonds, excepté pour « Ombres d’hommes » paru en 2017 chez Lux. « Du sang sur la lune » achève donc le cycle, il est paru au Sonneur en 2018. S’il n’en est pas le tome le plus intense, il en est néanmoins l’aboutissement, presque le résumé. Le Cycle des bas-fonds est une expérience de lecture unique et colossale dans la somme des petites anecdotes contées et personnages rencontrés. Et paradoxalement (ou peut-être grâce à cela), il est un véritable hymne à la Vie et à la Liberté. Il est magnifiquement préfacé et traduit par Thierry BEAUCHAMP.

https://www.editionsdusonneur.com/

 (Warren Bismuth)

dimanche 31 mars 2024

Alexandre SOLJENITSYNE « Le pavillon des cancéreux »

 


Longtemps je me suis refusé à lire SOLJENITSYNE, tiraillé entre les informations capitales que je pourrais en tirer de mes lectures, et la réputation d’un homme plus que polémique, sulfureux et un brin malséant. Mais un ami – le meilleur de tous – m’a lentement poussé à la faute, m’encourageant à me pencher sur « Le pavillon des cancéreux ». J’ai une confiance quasi aveugle envers les conseils russes de cet influenceur bien malgré lui. Et force est de reconnaître, qu’encore une fois, hélas, il a vu juste.

Il n’est pas aisé d’interpréter par des mots les sentiments que laisse une fresque telle que « Le pavillon des cancéreux », 800 pages écrites entre 1963 et 1967 et publiées originellement en samizdat (publication clandestine). Ce roman nous rend muets, béats et pour tout dire démunis. Car il peut, il doit se lire à plusieurs niveaux.

1955, dans un hôpital se dresse le bâtiment numéro 13, celui des cancéreux. L’auteur (qui venait justement d’avoir le cancer) nous invite à pénétrer au cœur du pavillon pour nous y présenter de nombreuses figures, nous dépeindre le quotidien de cet hôpital, fait de fortes figures, les médecins comme les malades. C’est toute une fresque de la société soviétique qui est ici dessinée, personnages grouillant dans chaque recoin du bâtiment, comme un ballet ininterrompu. Mais ce serait hérésie que de n’y voir cette vie-là.

Comme beaucoup d’écrivains soviétiques (comme russes avant et après), SOLJENITSYNE use savamment de l’allégorie. Son but n’est pas de présenter un hôpital de cancéreux, mais bien sûr le système soviétique, qui vient juste d’être « déstalinisé » (STALINE est mort deux ans plus tôt) et semble amorcer une nouvelle voie. Cette lecture-là s’avère fascinante : les malades représentent celle que l’on appelle alors l’U.R.S.S., leur mal vient des années, des décennies STALINE, il a germé dans leur corps, leur âme, s’est répandu puis s’apprête à les grignoter, à les tuer. Plusieurs personnages principaux incarnent ce système : Roussanov bien sûr, le premier à entrer en scène, mais aussi celui avec lequel il ne communique pas malgré leur proximité dans l’espace, ce Kostoglotov, le double de SOLJENITSYNE, sans oublier les portraits secondaires, je pense à ce Poddouïev, dont le mal a commencé à le ronger par la langue. La langue, organe particulièrement dangereux en U.R.S.S. si tant est qu’on le laisse trop pendre…

Dans ce pavillon des cancéreux, les patients se méfient de la science, ne lui font pas confiance. De toute façon, personne ne fait plus confiance à personne en cette sortie de terreur stalinienne. En effet, qui croire ? Ceux qui condamnent ? Ceux qui continuent à encenser ? Alors que dehors, la liberté paraît se faire un semblant de place, dans le pavillon nous assistons à un huis clos, paradoxalement pas étouffant. Car contrairement par exemple à DOSTOÏEVSKI, SOLJENITSYNE a choisi un détachement total pour rendre compte de ses observations. Ainsi il reste distant à la fois de ses personnages et du système qu’il décrit. L’écriture est froide, sans émotions, neutre.

« Voilà de quoi il s’agissait : les radiothérapies pratiquées il y a dix ou quinze ans avec de hautes doses d’irradiation et qui s’étaient terminées de façon positive, réussie, ou même brillante, donnaient lieu aujourd’hui, aux endroits irradiés, à des lésions et à des atrophies inattendues. Cela pouvait encore s’admettre, ou du moins se justifier, quand ces radiations d’il y a dix ou quinze ans avaient été administrées dans des cas de tumeur maligne. Dans ces cas-là, on n’avait que ce seul moyen de sauver le malade d’une mort certaine, et seules les fortes doses pouvaient agir, les petites doses n’étant d’aucun secours ; le malade qui venait montrer son membre atrophié devait lui-même comprendre que c’était là le prix du surcroît d’années qu’il avait vécues et qu’il lui restait encore à vivre ».

Roman vertigineux et stupéfiant, en équilibre sur une crête ténue, montrer une histoire pour en raconte une autre, avec cette question en exergue, qui hante le récit : « Qu’est-ce qui fait vivre les hommes ? », alors que les patients du pavillon apprennent par la presse les bouleversements en cours au sein de la société soviétique, les questionnements sur la doctrine et la nouvelle mise en pratique du socialisme. Et ces scènes, fortes, je pense à cette réussite totale dans cette séquence de visite dans un zoo, où chaque animal prisonnier représente un des maux du système. Bluffant et quasi hypnotisant !

Les réflexions littéraires ne sont pas en reste. Le régime stalinien a créé de toutes pièces des auteurs à succès, jetables et corvéables à merci : « Au siècle précédent, il n’y avait qu’une dizaine d’écrivains, et tous de grands écrivains. Et maintenant, les écrivains se comptaient par milliers (…). Lire tous leurs livres était chose impossible. Et si l’on en lisait un jusqu’au bout, on avait comme l’impression de n’avoir rien lu. On voyait émerger tour à tour des écrivains inconnus de tous, ils recevaient des prix Staline, et puis ils sombraient à tout jamais. Chaque livre tant soit peu volumineux était primé l’année suivant sa parution, et il y avait de chaque année de quarante à cinquante prix ».

Il est peu d’écrire que SOLJENITSYNE prend le lecteur à témoin pour dénoncer chaque rouage du régime soviétique (il fut longtemps emprisonné) dans un roman qui ne doit absolument pas se lire dans un sens littéral. Il accuse l’aveuglement de tout un peuple : « Lui aussi se sentait un peu blessé, surtout pour son père qu’il avait perdu. Il se souvenait combien celui-ci aimait Staline, plus que lui-même, en tout cas, c’était certain (pour lui-même, son père n’avait jamais rien cherché à obtenir). Et plus que Lénine. Et probablement plus que sa femme et ses fils. Sa famille, il pouvait en parler avec calme, ou ironie, mais Staline, jamais : sa voix tremblait un peu dès qu’il prononçait son nom ». Faire du passé table rase ? Le slogan n’est pas à l’ordre du jour.

« Le pavillon des cancéreux » est l’un de ces pavés russes magistraux, qui se lisent un peu dans tous les sens, qui possèdent une face secrète, une partie immergée. Sa structure est à la fois effrayante et fascinante : il ne laisse rien au hasard. Œuvre ample et dérangeante à lire en temps de quiétude intérieure afin d’apprécier à sa juste valeur cette gigantesque claque littéraire.

« Si l’on ne devait se soucier que du ‘bonheur’ et de la procréation, on encombrerait inutilement la terre et on créerait une société effrayante… Je ne me sens pas très bien, vous savez… Il faut que j’aille m’étendre… ».

(Warren Bismuth)

mercredi 27 mars 2024

Esther BOL « Crime #AlwaysArmUkraine »

 


Cette pièce va nous replonger au cœur du cauchemar : les six premiers mois d’occupation de l’Ukraine par l’armée russe à partir du 22 février 2022. Si la Russie a commencé son travail de sape dès 2014, elle a intensifié subitement ses attaques pour envahir et tenter de s’approprier l’Ukraine libre et indépendante. Ce sont ces six mois de folie qui sont ici énumérés sous une forme originale et moderne, laquelle parvient à nous faire oublier que c’est bien une pièce de théâtre que nous avons sous les yeux.

La « contre-héroïne » du texte ne se prénomme pas, elle est « Toi », comme pour nous forcer à participer, à entrer malgré nous dans la guerre (ce dernier mot étant par ailleurs banni par les autorités russes). Toi est jeune, russe, et amoureuse d’un homme, ukrainien, parti combattre avec l’armée de son pays contre l’ennemi, l’envahisseur. Au déclenchement de la guerre, après la stupéfaction, le peuple tente de comprendre ce qui vient de se passer, s’informe, cherche plusieurs canaux de renseignements. Place au direct : pour la première fois dans l’Histoire, une guerre peut se suivre quasi sans interruption grâce à aux chaînes d’informations en continu et leurs fils d’actualité sans cesse mis à jour, alors on cherche la meilleure source, on zappe, on recoupe nos renseignements, on se fait une opinion. C’est ainsi que Toi se connecte sans cesse sur Internet (Internet, peut-être le personnage principal de cette pièce), regarde les infos et échange avec ses ami.es via les réseaux sociaux. Facebook joue un rôle non négligeable. Ce texte nous permet de bien voir les actions opérées, les gestes répétés par les protagonistes, certains presque par réflexe, afin de rebondir sur l’actualité.

L’autrice Esther BOL, elle-même russe, choisit les phrases, les discours chocs relayés par les chaînes d’informations, que ce soit ceux de POUTINE, des chefs d’armée ou de proches du pouvoir. L’autrice choisit aussi un massacre plutôt qu’un autre mis en exergue par les médias, car peut-être plus retentissant, plus symbolique sur la recherche de l’anéantissement par l’armée russe, proche de l’armée nazie, dans ses actes de barbarie comme dans sa manière de penser. Des exactions égrenées jour après jour, dates comprises, comme un éphéméride de l’horreur. Certaine scènes sont difficilement supportables. Et pendant ce temps, l’Europe temporise.

Pour Toi, ce sont les premières brouilles avec les proches, prorusses, les premières désillusions. Et ces images tirées du quotidien, fortes, marquantes, saisissantes : « J’invite quelconque prétend que le fascisme n’est pas en Russie, mais en Ukraine, à sortir avec une pancarte disant « Non au fascisme ! », à Moscou, puis à Kiÿv. C’est là où il sera arrêté que prospère le fascisme ».

La littérature s’invite chez Toi : Ossip MANDELSTAM par l’intermédiaire de sa femme Nadejda qui a appris les poèmes de son mari par cœur pour que jamais ils ne disparaissent. GOGOL et son « Journal d’un fou » viennent faire une incursion, elle n’est pas anodine, elle poursuit Toi jusqu’à la dernière ligne.

Toi se recentre de plus en plus sur elle-même dans ses réflexions, ses attentes, ses désirs, comme ceux d’un peuple dans lequel elle ne se reconnaît plus. Elle commence à se sentir de plus en plus ukrainienne, en tout cas plus russe du tout. Et ces instantanés. Qui giflent, qui griffent, qui anéantissent. « Les orques [soldats russes dans le langage ukrainien, nddlr] ont tué une jeune mère puis attaché son enfant à son cadavre avec du ruban adhésif en plaçant une mine entre eux. Quand les gens ont essayé de libérer le garçon encore vivant, la mine a explosé ». On ne manque jamais d’imagination dès qu’il s’agit de côtoyer l’horreur absolue.

POUTINE a verrouillé tout le pays, politiquement, socialement, médiatiquement, aucune contestation n’est possible sans lourdes représailles. Il a instauré un puissant et vertigineux système de dictature, de police de la pensée. Tout contrevenant doit être sévèrement puni. Et cette phrase, ce graffiti plutôt, qui hante toute la pièce : « Il y a plus de neige sur nos steppes qu’au paradis », une pièce qui se fait épique, qui revêt une puissance gigantesque au fur et à mesure que la guerre se répand. Puis tout à coup, Toi pointe le rôle de l’autrice, qui se fond malgré elle dans la pièce, en devient une actrice à son corps défendant, les rôles s’inversent, scène magistrale avant que le rideau ne tombe finalement, replongeant la vie dans les ténèbres.

La préface pleine d’informations – elle aussi – est signée Kamila MAMADNAZARBEKOVA tandis que la traduction est menée tambour battant par Gilles MOREL, lui-même coupable en partie de la puissance que le texte dégage. C’est l’heure du baptême pour la toute nouvelle collection Sens Interdits des éditions L’espace d’un Instant, elle se présente en fanfare par ce texte fort et terriblement moderne.

Un dernier mot. Jusqu’en février 2022, Esther BOL se nommait Assia VOLOCHINA, elle était russe. Elle a fini par quitter la Russie, s’établissant tout d’abord en Israël puis en France où elle vit actuellement. Elle a renié sa patrie.

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

dimanche 24 mars 2024

Simone WEIL « Grèves et joie pure »

 


Ce prénom : Simone. C’est le seul indice que nous donnent ce mois-ci les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores afin de relever le défi du challenge « Les classiques c’est fantastique ». Sujet à la fois vaste et particulièrement resserré pour dénicher un texte classique en rapport. Alors qu’en manque total d’inspiration je désarmais, ce petit bouquin de Simone WEIL, « Grèves et joie pure », s’est dressé devant moi. Et comme un miracle du printemps, ce même livre me sert également aujourd’hui pour ma participation au challenge annuel 2024 du blog Book’ing, avec cet intitulé : « Lire sur les mondes ouvriers et le monde du travail » dont voici le lien :

https://bookin-ingannmic.blogspot.com/2024/01/2024-lire-sur-le-monde-ouvrier-les.html

D’une pierre deux coups, donc.

Fin 1934, désireuse de se rendre compte par elle-même du travail en usine, Simone WEIL se fait embaucher afin de tenir un « journal d’usine ». Ce sont ces notes, entre autres, qui constituent la première partie de « Grèves et joie pure » avec le texte « La vie et la grève des ouvriers métallos », signé S. GALOIS, pseudonyme de Simone WEIL (qui a alors 27 ans). Daté de juin 1936, il paraît d’abord à la même date dans « La révolution prolétarienne », puis en 1951 dans une collection « Espoir » alors dirigée par Albert CAMUS. Dans ce texte Simone WEIL fait une grande part au caractère psychologique d’une vie à l’usine. Entre les ordres du contremaître (produire toujours plus), ce sentiment d’être devenue une esclave, un être soumis et obéissant, ce besoin de gagner sa croûte pour élever les enfants, acheter de la nourriture, etc., malgré les cadences infernales, le corps qui a mal et les tâches répétitives et automatiques, la vie d’une ouvrière paraît sans espoir. Simone WEIL est licenciée sans explication au bout d’un mois. Il est temps pour elle de témoigner, un peu plus d’un an plus tard.

Les séquelles psychologiques d’une vie à l’usine sont nombreuses, il est difficile de redevenir soi-même après une journée aussi harassante qu’abrutissante. Heureusement il y a la solidarité entre ouvriers, déclenchant une grève pour dénoncer les salaires au rendement provoquant d’importantes disparités pécuniaires entre les salariés. Nous sommes en plein Front populaire, il est urgent pour les prolétaires de revendiquer plus de droits. Dans un deuxième texte faisant directement suite au premier, un projet d’article en fait, l’autrice savoure la victoire des grévistes, avant un bref article sur Roger SALENGRO, alors ministre de l’intérieur (il se suicidera trois mois après cet article, n’y voyez là aucune cause à effet).

Un dernier texte dénonce la position de la CGT (à la fois intenable et indésirable selon Simone WEIL) sur des procédures de conciliation et d’arbitrage, alors que l’autrice est clairement pour le contrôle ouvrier des usines, une sorte d’autogestion en somme.

Cette plongée dans la France prolétaire de l’entre-deux guerre donne un parfum d’optimisme, avec des combats sociaux qui aboutissent, des mobilisations actives et fortement revendicatives. Les événements racontés dans ce tout petit livre sont situés juste avant la deuxième guerre mondiale. Au-delà, il faudra tout recommencer.

La présente édition (de 2016) est signée Libertalia, elle est accompagnée d’une préface de Charles JACQUIER. Un document historique de poids, un jalon de la lutte des classes en seulement quelques dizaines de pages, concentrées et littéraires par leur style, pour ne pas oublier.

https://www.editionslibertalia.com/

 (Warren Bismuth)








dimanche 17 mars 2024

Stefano MASSINI « Femme non rééducable + Bunker Kyiv »

 


Deux textes sont au menu de ce livre bref et hybride, entre poésie, théâtre et exercice journalistique. Le premier, « Femme non rééducable », de 2010, revient sur le destin de la journaliste russe Anna POLITKOVSKAÏA, assassinée dans l’ascenseur de son immeuble à Moscou en octobre 2006.

En de courtes séquences, le texte s’attarde sur la seconde guerre en Tchétchénie à partir de 2000, en résume les causes avec un coup de projecteur en 1986 et cet espoir de liberté né de la perestroïka, avant l’indépendance en 1991 puis l’élection de Akhmad KADYROV comme chef du gouvernement tchéchène juste après la reprise de contrôle par la Russie. Assassiné, il est remplacé par son propre fils Ramzan. Les dates sont très importantes, elles rythment comme un métronome le récit épuré.

Anna POLITKOVSKAÏA interviewe immédiatement le nouveau premier ministre. Elle est arrêtée. Dans ce texte lucide et stylisé, elle devient la narratrice après son arrestation. Récit journalistique car chaque événement d’envergure y est scrupuleusement consigné, jusqu’à la sempiternelle propagande cinématographique russe. De manière plus intimiste, Anna POLITKOVSKAÏA se souvient de sa jeunesse soviétique, faisant la queue dans des boutiques à peine achalandées.

Prise d’otages massive en 2001 (800 otages) au théâtre de la Doubrovka de Moscou. Plus tard, des témoins interrogés sont liquidés. Prise d’otages dans l’école de Beslan en 2004 (environ 1000 otages). Anna POLITKOVSKAÏA s’y rend en avion afin d’interroger des témoins. Elle ne parvient pas à destination. Elle est empoisonnée dans l’avion. Par la suite elle ne cesse de recevoir des menaces de mort, elle a 47 ans, ne peut plus exercer. Pourtant elle se bat jusqu’au bout. L’auteur la fait parler ainsi : « Je n’écris jamais de commentaires, ni d’avis, ni d’opinions. / J’ai toujours cru / - et je continue de croire - / que ce n’est pas à nous de juger. / Je suis une journaliste, pas un juge et encore moins un magistrat. / Je me contente de relater les faits. / Les faits : tels qu’ils se produisent, tels qu’ils sont. / Ça peut paraître la chose la plus simple, ici, c’est la plus difficile. / Et le prix à payer est dément ». Car elle redoute une mort prochaine.

Le texte ne le dit pas, mais Anna POLITKOVSKAÏA est assassinée le jour même des 54 ans de Vladimir POUTINE et de leur faste célébration. « 90 % des journalistes en Russie ont leur carte du parti. / Quand tu travailles pour eux, tu n’es plus une journaliste, / tu es un porte-parole ».

« Bunker Kyiv », texte de 2023, martèle des phrases, pour bien nous les faire entrer en mémoire. « La sirène a encore retenti aujourd’hui. / Ici en bas, il y a de la place pour 30 personnes. / Tu regardes autour de toi : / Dans tout Kyiv il y a 4984 bunkers ». À partir de témoignages authentiques, l’auteur reconstitue l’atmosphère des bunkers de Kyiv (Kiev), Ukraine, depuis l’occupation russe de février 2022. Insistant sur la psychologie des êtres au cœur du bunker, il nous les rend encore plus vivants. Car ils ne se morfondent pas en attendant leur dernière heure. Pour se donner du courage, ils chantent, jouent de la musique, récitent des poèmes malgré l’horreur des bombardements aériens. C’est un cri du désespoir d’un peuple assailli et martyrisé : « Toutes tes certitudes s’évaporent, disparaissent. / Et dès que tu perçois / à nouveau le silence… / ça, c’est le moment le plus féroce de tous. / Qu’est-ce que c’est, ce silence ? / C’est un nouveau départ ? / Ou c’est ta fin ? ».

Deux textes écrits à près de 15 ans d’intervalle, tous deux pour faire vivre la mémoire de l’Histoire. Le premier, le plus long, prenant une figure majeure de la liberté d’informer dans un tourbillon de guerre, le second, toujours au cœur de la guerre, là encore tourné vers l’intime, en l’occurrence ce peuple ukrainien. Paru en 2023 dans la très militante collection Des écrits pour la parole de chez L’arche éditeur, ce livre est salutaire pour s’informer sur le rôle et le but de la Russie depuis l’accession de Vladimir POUTINE : conquérir en anéantissant.

Pour aller plus loin, une adaptation radiophonique de « Bunker Kyiv » a eté diffusée en novembre 2023 sur les ondes de Radio France :

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/samedi-fiction/bunker-kiev-de-stefano-massini-1997893

https://www.arche-editeur.com/

 (Warren Bismuth)

jeudi 14 mars 2024

Anne CRIGNON « Une belle grève de femmes »

 


Au sein du challenge annuel du blog Book’ing dont le thème de 2024 est « Lire sur le monde ouvrier & les mondes du travail », il existe des activités internes, dont celle des lectures communes, où plusieurs blogueureuses vont lire un même ouvrage pour le présenter à une date précise. Ce bouquin historique de Anne CRIGNON en fait partie, et tous les blogs intéressés présentent leur billet sur leurs blogs respectifs en ce 15 mars. Je vous remets le lien de ce challenge qui s’accroît au fil des jours :

https://bookin-ingannmic.blogspot.com/2024/01/2024-lire-sur-le-monde-ouvrier-les.html

Dans ce passionnant documentaire, Anne CRIGNON fait revivre une fameuse grève de la Bretagne d’antan, dont le lieu exact et la date nous sont donnés dans le sous-titre, « Les Penn sardin – Douarnenez, 1924 ». Les Penn sardin, c’étaient ces sardinières du Finistère s’exténuant à mettre en boîtes les poissons. Leurs revendications sont diverses, mais juste une curiosité pour amorcer le sujet : les ouvrières de la vingtaine des usines de sardines de Douarnenez étaient les moins bien payées de tout le pays. L’autrice pose les jalons historiques et sociaux qui menèrent à cette grève massive de novembre 1924, sorte de deuxième round d’une grève de 1905 où des avancées sociales avaient déjà été enregistrées, pour stagner ensuite. Ici aussi, les revendications sont les cadences infernales, le salaire ridicule et les mauvaises conditions de travail. L’étincelle se produit lorsqu’un patron refuse de recevoir des ouvrières éreintées.

Anne CRIGNON dépeint à merveille l’atmosphère générale, avec des femmes salariées qui, sans le savoir, ont fondé une micro société matriarcale au sein de leurs minuscules maisons sans confort, où les maris ne sont plus ni dominants ni autoritaires. Ainsi leur révolte découle d’un penchant naturel, ainsi que d’une solidarité à toute épreuve.

Anne CRIGNON nous guide au cœur de ce climat bien particulier dans les ateliers de sardines où le lieu de travail est comme héréditaire, avec parfois de jeunes fillettes de 8 à 10 ans qui sont embauchées sous un nom d’emprunt dans un pays où la mixité sociale scolaire n’existe pas, tout comme celle réservée sur les bancs des églises de cette région très pieuse. Cet ouvrage est d’ailleurs riche en détails sur les mœurs et le quotidien rural de la Bretagne des débuts du XXe siècle.

Un féminisme ouvrier se met en place presque naturellement, alors que les ouvrières chantent, et que certaines paroles peuvent irriter les oreilles des patrons, dont ce refrain « :

« Saluez, riches heureux

Ces pauvres en haillons

Saluez, ce sont eux

Qui gagnent vos millions ».

Petits riens qui rendent ce témoignage précieux, par son folklore, sa situation historique (quelques années après la première guerre mondiale) comme par cette organisation d’abord fébrile des femmes grévistes ou encore ces brèves biographies d’actrices et acteurs de cet épisode majeure de la grève en Bretagne.

Le portrait du maire d’alors, Daniel LE FLANCHEC, est dressé. Homme de conviction, communiste pacifiste ayant fait ses classes dans l’anarchisme, LE FLANCHEC reçoit les grévistes, les écoute et les soutient immédiatement dans la grève. Il sera pour un temps suspendu de ses fonctions. Quelques jours plus tard, ce sont 3000 manifestantes qui défilent dans les rues de Douarnenez. Un certain Charles TILLON (qui plus tard fera beaucoup parler de lui), un jeunot de 27 ans, alors secrétaire de la CGTU Bretagne, rejoint aussi le mouvement et crée des crèches pour accueillir les enfants des grévistes, alors que des fonds sont levés pour leur venir en aide et que la tension monte d’un cran avec les autorités nationales. Marcel CACHIN, directeur du journal L’humanité, se rend sur place.

ANNE CRIGNON insiste sur le caractère anonyme des femmes grévistes. Elles ont à peine un visage, mais pas d’identité, elles n’existent que collectivement, derrière un drapeau rouge vestige de la grève de 1905. Seule semble survivre dans l’histoire cette Joséphine PENCALET (prononcer Penn Kalett), que l’autrice portraitise grâce aux informations qu’elle a pu dénicher.

La journée du 1er janvier 1925 est particulièrement violente, cela aussi Anne CRIGNON le détaille, dans une écriture vivace, dynamique, énergique et truffée d’humour, qui n’est pas sans rappeler le style acéré et affirmé de l’actuelle journaliste Anne-Sophie MERCIER dans Le Canard Enchaîné. Après 48 jours de grève, le patronat ploie, les Penn sardin ont gagné. S’ensuit un rapide effet boule de neige : plusieurs communes environnantes adoptent les mêmes lois pour le travail des ouvrières.

Le titre de cet ouvrage est emprunté à celui de Lucie COLLARD qui, dans un court récit de 1925, fait déjà revivre cette bataille sociale, d’autant qu’elle a été sur le terrain et a participé aux manifestations et aux comités de soutien. Ce documentaire est exceptionnel par la richesse de ses informations ou encore de ses éléments bibliographiques semés çà et là dans le récit. Au cœur du livre, des photographies viennent à leur tour témoigner d’une époque, d’une lutte. Rien n’est laissé au hasard car, comme déjà signifié, c’est aussi le style littéraire de Anne CRIGNON qui fait vibrer l’action de manière originale et pétillante. On doit cette tranche de l’histoire aux éditions Libertalia, qui ont sorti cette petite perle marine en 2023 dans leur somptueuse collection poche La Petite Littéraire pour laquelle j’avoue un faible.

Pour aller plus loin, je vous colle cette chanson de madame Claude MICHEL, en hommage aux Penn sardin :

https://www.youtube.com/watch?v=50VKs3g6DqQ

https://www.editionslibertalia.com/

(Warren Bismuth)



dimanche 10 mars 2024

Yánnis D. YÉRAKIS « Pêcheurs d’éponges »


 

Pour ma modeste contribution ponctuelle au défi annuel du blog Book’ing dont l’édition 2024 a pour thème « Lire sur les mondes ouvriers & le monde du travail »

(https://bookin-ingannmic.blogspot.com/2024/01/2024-lire-sur-le-monde-ouvrier-les.html)

et pour alimenter mon cycle grec débuté l’été dernier, j’ai décidé de mettre en avant le récit de vie du grec Yánnis D. YÉRAKIS, « Pêcheurs d’éponges ».

Le parcours de vie du jeune grec Yánnis D. YÉRAKIS (1887-1971) est pour le moins tumultueux. À l’automne de sa vie, vraisemblablement à la fin des années 1960, il se décide enfin à le raconter dans un texte bref et frappant, sous-titré « Kalymnos 1900 – Saint-Pétersbourg 1917 ».

Originaire de l’île de Kalymnos dans le Dodécanèse, ottomane lors des événements relatés dans ce livre (elle passera plus tard sous le joug des fascistes italiens), l’auteur nous dresse non pas un destin personnel mais toute un pan de culture de l’île, par une activité professionnelle méconnue. Les pêcheurs d’éponges exercent nus un métier harassant et dangereux, ne pouvant travailler que quatre mois de l’année, ils sont en proie aux requins. Le reste de l’année, ils vivotent, crèvent de faim, certains vendent leurs enfants dans des usines de « pantoufleurs » en Russie en ces temps à cheval entre les XIXe et XXe siècles. Gamins esclaves exploités jusqu’à la corde, YÉRAKIS fut de ceux-là.

L’auteur revient sur l’année terrible de 1884 où les pêcheurs d’éponges ne purent plus nourrir correctement leur famille, beaucoup d’entre eux périrent dans de sinistres circonstances expliquées dans ce livre. « L’éponge ou la peau », s’écriaient-ils. D’un côté les pêcheurs à la pierre, plongeant nus dans les mers à près de 70 mètres de profondeur. De l’autre les scaphandriers, harnachés avec sécurité (ce procédé fut interdit à cause de sa dangerosité pour le travailleur, puis à nouveau autorisé quelques années plus tard), travaillaient plus vite, tout en détruisant une partie du fond des mers.

L’émigration est alors massive à destination des Etats-Unis, mais aussi de la Russie, où des pêcheurs d’éponges reconvertis peuvent enfin gagner leur vie. Tout basculera en octobre 1917 avec le régime bolchevique en place. Là ils seront emprisonnés, comptant de nombreux déportés en Sibérie.

Mais revenons à nos pêcheurs d’éponges. YÉRAKIS, lui-même pêcheur à partir de l’âge de 13 ans, donne dans le détail leurs missions et les nombreux risques qu’ils encourent. Les requins sont les ennemis de ces « héros invisibles », ils en croquent certes rarement mais régulièrement. Des amis de YÉRAKIS seront de ceux-ci. Dans un texte empli d’humilité (il refuse de se mettre en avant, et s’en excuse lorsqu’il doit le faire), l’auteur dépeint les sensations, les sentiments, les peurs, notamment avec ce meltem soufflant monstrueusement en mer Égée. Et bien sûr, cette peur parmi toutes : se faire happer par un requin. Le récit fourmillent d’anecdotes à ce sujet : « Autre accident, qui s’est bien terminé, celui-là : l’attaque d’un pêcheur par un requin, en surface. Il venait à peine de plonger quand le poisson l’a avalé avec sa pierre, mais son estomac ne l’a pas supporté et il l’a rejeté ».

« Pêcheurs d’éponges » est aussi un récit d’aventures, entre les différents points géographiques où stationnent les marins, les diverses vicissitudes et faits divers souvent morbides, il ne s’épanche pas sur la tragédie.  YÉRAKIS déroule son histoire, enfin celle des autres à ses côtés, sans mollir ni se plaindre. Il se contente de décrire la vie au quotidien de ces forçats de la mer, ces hommes oubliés aujourd’hui, qui ont donné leur vie pour nourrir les leurs.

YÉRAKIS connut un destin singulier que résume le traducteur Spiro AMPÉLAS dans sa postface : « En 1906, il n’aura d’autre choix que de repartir pour Saint-Pétersbourg où, comme nous le savons, pris au piège de la Grande Guerre puis de la révolution d’Octobre, il séjournera jusqu’en 1920. Il s’installera alors à Athènes, l’occupation du Dodécanèse ne lui permettant pas de rentrer chez lui. Il vivra dans la capitale l’arrivée massive des grecs chassés d’Asie Mineure, la dictature du général Metaxás, l’occupation nazie, la guerre civile qui suivit ».

Il y aurait eu tant de péripéties à raconter dans une vie aussi riche et tragique, mais YÉRAKIS a plutôt choisi de ne rendre hommage qu’à ses camarades pêcheurs d’éponges, ceux avec lesquels il a partagé tant de drames juste pour gagner une vie qui ne fut pas de tout repos. En fin de volume est annexé un poème de 1951 de YÉRAKIS : « Histoires de pêcheurs d’éponges » dans lequel il revient, en quelques pages seulement, sur le sort de ces malheureux compagnons de travail engloutis par des requins au tout début du XXe siècle. Accompagné de photographies et cartes géographiques pour mieux vous familiariser avec les lieux évoqués, « Pêcheurs d’éponges » est magistralement préfacé par Daniel FAGET qui dresse une véritable biographie, riche et détaillé, de YÉRAKIS sur 30 pages. Paru en 2022 dans la somptueuse collection grecque de chez Cambourakis pour un prix ridiculement bas en format poche, il possède tous les atouts pour vous séduire.

https://www.cambourakis.com/

(Warren Bismuth)



dimanche 3 mars 2024

Jim TULLY « Ombres d’hommes »

 


Rédigé en 1930, « Ombres d’hommes » est le quatrième et avant-dernier volume du Cycle des bas-fonds (1924-1931). TULLY y reprend les ingrédients des tomes précédents : parcours de miséreux, de cabossés de la vie, mais ici il donne la parole à ceux qu’il a croisés en prison, lors de ses propres détentions dans différents États des U.S.A.

Curieusement, il y est peu question de la vie de prisonniers, mais plutôt de celle d’avant l’incarcération. Les destins de certains hobos notamment, jetés en prison pour un larcin parfois mineur, entassés, agglutinés. En prison les bagarres ne sont pas rares, les vengeances non plus. Mais dans ce livre, ce sont plutôt des anecdotes hors les murs, contés par des hommes alors libres et prêts à tout pour survivre et conserver cette liberté. « Devant nous, c’était la liberté. Mais nous ne pouvions dire à quelle distance ».

Les hobos sont considérés comme des êtres inutiles à la société. Et pourtant, ils font circuler les actualités d’un bout à l’autre du pays à une vitesse prodigieuse (nous sommes aux tout débuts du XXe siècle, ne l’oublions pas), en voyageant gratuitement, clandestinement, sur des trains de marchandises, puis se mêlant aux gré de leurs escales aux populations locales. Dans ce tome ils prennent la parole, avec cette langue argotique, populaire, celle des rues sombres, rendue divine par le talent de Jim TULLY.

Ce Cycle des bas-fonds est dans sa totalité et sa complémentarité un miracle de la littérature, il est de ces immenses fresques qui marquent longtemps, en l’occurrence celle des oubliés de la distribution, des sans voix pour lesquels TULLY est le porte-parole. Ces histoires du dehors, de ces jungles (campements) de hobos que l’auteur connaît parfaitement.

Comme toujours chez TULLY, défilent des portraits d’éclopés du parcours de vie, tous plus majestueux et gouailleurs les uns que les autres, dans une Comédie humaine des pouilleux et des nécessiteux. Ainsi, ce pyromane un brin perché, ou encore ce frère Jonathon, prêtre prisonnier par accident, un lettré. Mais aussi mégalo, hypocrite et menteur, qui fabrique un élixir de vie, solution buvable censée amener le bonheur sur terre. Il y a du CHAPLIN chez TULLY (il fut d’ailleurs son collaborateur pour le tournage de « La ruée vers l’or »), les vagabonds sont rendus merveilleux, humains, libres car sans attaches mais avec un amour de la vie qui leur fait partager leurs émotions.

Les anecdotes fourmillent, ont toutes leur place. Les jours de pendaison d’un condamné à mort, la ville est en fête, le spectacle garanti. Mais le personnage principal de ce volume est peut-être la drogue. Pas mal de prisonniers sont sous son emprise et racontent avec force détails leurs hallucinations, eux, ces « enfants échoués sur les rives de la vie » qui se raccrochent à un paradis artificiel. « Les cigarettes de muggle de Hypo étaient marinées dans l’alcool et trempées dans le parfum. Une seule cigarette pouvait affecter son cerveau pendant six heures. Sa vision en était distordue et il voyait tout flou. Des mirages de beauté et de terreur lui dansaient devant les yeux. Il était pris de fous rires aux moments les plus inopportuns. Cela pouvait même le pousser à se croire mort et il se mettait alors à caresser un codétenu qu’il prenait pour une femme incapable de voir un mort ».

TULLY abhorre l’injustice faite aux hommes, aussi il prend ici par ses écrits la défense d’un homosexuel victime de la vindicte populaire (en 1930, le sujet était toujours tabou et les clichés nombreux). Il fait jouer l’esprit de solidarité, même s’il sait qu’au fond, dans ce monde de la rue, le chacun pour soi est aussi une manière de survivre. Ce livre est peut-être moins drolatique dans ces scènes exubérantes, sans toutefois devenir sobre. Mais il y a un fond de tragédie, une vie vue par un homme qui a quitté ce milieu et qui s’essaie à devenir un autre. L’humanisme de TULLY est palpable. Le dernier et magnifique chapitre est consacré à la pendaison d’un prisonnier, il est bouleversant : « Ça n’a rien de réjouissant d’envoyer un homme dans l’au-delà ». L’exécution publique est minutieusement décrite, elle ne laisse pas de marbre.

« Ombres d’hommes » est paru en France chez Lux éditeur en 2017, accompagné d’illustrations de circonstance de William GROPPER, des années 1930.

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 (Warren Bismuth)