mercredi 20 novembre 2024

Rick BASS « Le ciel, les étoiles, le monde sauvage »

 


Trois nouvelles de longueur et qualité inégales composent ce recueil de la fin des années 90. Dans « Les mythes des ours », une femme quitte son compagnon trappeur vieillissant. Il la recherche dans les bois en un retour au primitif, avec des bois peuplés d’ours, de lynx, et alors que l’homme se prend à vivre de rien. « Là où se trouvait la mer », deuxième nouvelle, ne m’a pas laissé un souvenir impérissable, un jeune homme quittant son emploi au sein d’une compagnie pétrolière, où les techniques de pompage sont abordées pour faire renaître une époque révolue. Mais le pétrole, ce n’est pas trop mon truc. Enfin, que dire de la troisième nouvelle qui donne son nom au recueil ? « Le ciel, les étoiles, le monde sauvage » est longue, format novella, presque un roman donc, époustouflante.

Une famille unie. La mère meurt alors que ses deux enfants, un fils et une fille, sont jeunes. C’est cette dernière qui raconte. La mère fut enterrée au sein d’une falaise et sa fille se souvient de leur vie commune dans un ranch du Texas. Le texte est une introspection profonde sur l’Homme et la nature, sur la petitesse de l’un et la force de l’autre. Ce récit est aussi un véritable guide de zoologie et en particulier d’ornithologie, doublé d’un hommage appuyé à la nature sauvage, dans un style d’une poésie extraordinaire de précision d’images, de couleurs bigarrées, dans une atmosphère proche de l’onirisme, du mythe. Et ce grand-père imitant les oiseaux pour les voir se rapprocher, transmettant sa connaissance à sa petite-fille aux yeux ébahis.

« Le ciel, les étoiles, le monde sauvage » est une offrande à la nature, une dédicace somptueuse, un texte majeur du Nature writing. S’il vous reste encore à découvrir cette littérature, c’est peut-être par ce texte qu’il faut commencer, un récit où l’Homme se coule en animal, en élément non distinct de la nature, y évoluant à sa vitesse, avec ses forces et ses limites. Rick Bass impressionne tant par son style que par ses connaissances. Car cette fiction semble un prétexte, les animaux humains placés là pour conter tout le reste, le monde merveilleux de la faune sauvage, les interactions, le rôle de chaque individu animal au sein d’un grand tout.

Je ne devais pas élaborer de chronique après la lecture de ce recueil, mais la dernière nouvelle m’a tellement emporté qu’elle m’a décidé à contrecarrer mes plans. Je n’ai hélas pris aucune note lors de cet exercice lectoral, aussi cet article est une improvisation, il ne reflète sans doute pas toute la puissance que j’ai ressentie, toute la force du propos, toute sa magie. Les superlatifs me manquent. Rick Bass fait partie de cette catégorie des « écrivains du Montana ». Il raconte avoir voulu écrire suite à ses lectures d’œuvres de Jim Harrison, son ami. Si leur style est très différent, tous deux dépeignent pourtant la nature et l’homme de manière un peu similaire, avec l’humour en gage chez Harrison, ce dont Bass est exempt. Lisez Rick Bass. Pour exemple son « Livre de Yaak » est somptueux, presque miraculeux, « Winter », dans une atmosphère analogique, s’avère aussi d’une grande profondeur, faisant de l’auteur l’un des représentants majeurs de cette littérature sauvage du Montana dont fait partie en outre Doug Peacock, ami de Rick Bass qui lui a dressé un portrait saisissant dans une sorte de biographie militante dans le formidable « Les derniers grizzlys ».

Le recueil de 2002 semble ne plus être édité, ce qui est un profond malheur. Alors il vous reste à le dégotter d’occasion ou à l’emprunter dans une bibliothèque publique, car il DOIT être lu sans réserve, ne serait-ce que – et je me répète – pour la troisième nouvelle. J’en appelle aux maisons d’éditions : faites revivre cette novella, de grâce !

Rick Bass, né en 1958, est sans conteste l’un de ces auteurs qui savent parler d’écologie, qui la vivent au quotidien, qui militent à leur façon pour la préservation d’une nature sauvage grâce à des valeurs développées par une plume puissante et magistrale.

(Warren Bismuth)

dimanche 17 novembre 2024

Benjamin TAÏEB « Aimez-vous Claire ? »

 


Un narrateur à la fac de droit de la Sorbonne à Paris. Il a 20 ans c’est-à-dire toute la vie devant lui. Une rencontre en ce lieu, un choc plutôt, avec Claire. Une tierce personne, Marco, étudiant italien Erasmus, vient se greffer par-dessus, « sa personnalité fantasque et bouillonnante ne laissait personne indifférent », pour créer une sorte de triangle amoureux, en tout cas complice, fort dans l’amitié. Le narrateur, apprenti libraire pour mettre du beurre dans les épinards, passe beaucoup de temps avec Claire : tennis, ski, balades parfois augmentées de Marco, présent aussi dans les soirées, les boîtes de jazz ou les parties de flipper. Voici la trame simple de ce nouveau roman de Benjamin Taïeb.

Ce petit roman possède un goût de madeleine, réveille le temps passé. La photo de couverture fait très sixties, l’univers aussi, pourtant il s’agit bien d’un livre contemporain, en de longues phrases riches parfois teintées d’érotisme. 20 ans, l’âge de l’insouciance, la période de tous les possibles dans un désir fort de provoquer la joie dans la simplicité.

« La même sensation d’aventure m’envahissait devant les boutiques de livres d’occasion, les terrasses de cafés, les queues des cinémas ; j’oubliais les raisons de mes sorties, saisissais au vol des bribes de conversations, j’étais un marcheur anonyme, mais je n’étais plus seul, le cerveau en ébullition et l’œil vif, comme indépendants mais pareillement alertes ». Le ton est léger et rond, délicat, le décor est un prétexte à de longues déambulations dans Paris, et toujours ce plaisir des tout petits riens.

« Mes souvenirs s’amoncellent et forment un voile compact, quoique léger. Je ne sais plus si j’ai raconté la fois où Claire et moi sommes allés à une fête foraine. Il me suffit de lever la tête et c’est mille et une impressions qui me reviennent en une avalanche d’images, comme autant de mosaïques de notre histoire vécue à cent à l’heure ». La désinvolture s’est invitée à table, tout semble à la fois futile et précieux, comme ces échanges sur le cinéma ou sur la littérature avec un Marco toujours aux commandes.

Profondément intimiste, « Aimez-vous Claire ? » est un roman d’amour acidulé, celui de l’avidité mais aussi de la fragilité de la jeunesse, pas pressée d’entrer dans l’âge adulte. Mais c’est sa chute qui le fait basculer. Un seul être peut devenir le lien, mieux, le fondement d’un groupe d’individus, il peut le cimenter, le rendre cohérent et fort. Et ce passage adulte tant redouté en un sens, peut s’avérer brutal et incontrôlé.

Sorte de diptyque avec « Premier amour » également paru cette année mais aux éditions Lunatique, « Aimez-vous Claire ? » tisse à son tour les rapports aux autres, les sentiments amoureux dans une magnificence de la Femme. Il vient de paraître chez les belges de Accro éditions, il détient cette saveur en bouche très particulière, douce, sucrée et pourtant insistante. Très beau livre d’une grande simplicité en même temps que d’une profonde identité par son univers, il est une bouffée d’air frais littéraire, un bref apaisement salvateur.

https://www.accro-editions.com/

 (Warren Bismuth)

mercredi 13 novembre 2024

Alina ŞERBAN « La grande honte »

 


La grande honte que dénonce avec force l’autrice Alina Şerban est le sort réservé au peuple Rom durant 500 ans sur des terres qui deviendront la Roumanie. Les Roms furent asservis, utilisés, abusés, en bref esclaves de manière quasi officielle. Mais attention, Alina Şerban rejette le terme « esclave », lui préférant serf ou serviteur, elle s’en explique dans cette pièce historique.

Les Roms avaient le statut d’esclaves jusqu’en 1847 dans les principautés danubiennes (qui devinrent la Roumanie en 1918), n’avaient aucun droit, juste des devoirs, obéir, traités comme des bêtes, jusqu’à leur « libération ». C’est le personnage de Magda qui va exhumer l’Histoire humiliante de son peuple. Magda prépare un Master et a choisi le thème de la servitude des Roms. Ses proches lui demandent de n’en rien faire, déterrer le passé n’étant jamais bon, de plus le sujet est toujours tabou dans le monde roumain contemporain.

Les Roms (Magda répudie le terme « tsiganes » signifiant esclaves) sont encore aujourd’hui persécutés, montrés du doigt : « Quand tu te trompes, quand tu fais une gaffe, tu n’es pas le Roumain qui a fait une gaffe, tu es Daniel qui a fait une gaffe, alors que, pour nous, c’est tout le groupe : ‘Regarde-moi ces tsiganes’, et si je fais une erreur : ‘Regarde-moi cette sale gitane’ ». Préjugés historiques comme sociaux, le peuple Rom en est victime au quotidien.

La jeune autrice met en avant les responsabilités de l’Eglise qui a possédé une part fort importante des esclaves Roms. Elle fouille au fond de la mémoire collective, montrant un peuple divisé sur un sujet clivant et comme interdit. « J’aurais préféré… avoir la peau plus sombre. J’aurais voulu qu’on voie clairement que je suis rom. Pour ne pas avoir de choix à faire. J’ai pris l’habitude de me taire tout le temps ». Comme si être Rom signifiait être porteur d’une vilaine maladie contagieuse. Magda, comme sa créatrice, l’autrice Alina Şerban, est tiraillée entre ses origines et sa volonté d’intégration. Alina Şerban est Rom roumaine elle-même, c’est donc ici une sorte d’autofiction théâtrale qu’elle met en scène au propre comme au figuré.

Magda est en partie Alina et déroule l’Histoire de son peuple, insérant quelques dates cruciales dans une pièce documentée qui revient sur la fin de… l’esclavage ? La servitude ? Doit-on trancher en des termes de spécialistes ? La réponse est dans cette pièce traduite du roumain par Nicolas Cavaillès et préfacée par la journaliste Isabelle Wesselingh. Le livre vient de sortir aux éditions L’espace d’un Instant qui semblent entamer un cycle roumain (rappelez-vous le nécessaire « La nuit je rêverai de soleils » de Anca Bene, sur l’obligation faite aux femmes roumaines de produire des enfants sous la dictature de Nicolae Ceauşescu), d’autant que la prochaine parution sera encore celle d’une autrice roumaine.

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

dimanche 10 novembre 2024

James WELCH « Comme des ombres sur la terre »

 


Montana, fin des années 1860. Une certaine animosité se crée entre le peuple Pikuni, tribu des Pieds Noirs (Blackfeet) et d’autres peuples autochtones. Des rivalités éclatent, notamment contre les Corbeaux (Crows) qui commercent avec les Napikwans (les Blancs). Au sein des Pikunis nous suivons l’éducation, l’évolution, le passage à l’âge adulte de Chien de l’Homme Blanc, jeune homme dont la vie va basculer. James Welch nous entretient méticuleusement de toute la famille de ce personnage, celui sur lequel il a décidé de se pencher afin de raconter toute l’histoire amérindienne, du moins celle du Montana. Car c’est dans cette région qui nous allons voyager ardemment, au cœur des grands espaces de l’alors toute nouvelle Amérique, au cœur des tensions entre peuples autochtones, mais aussi et surtout peu à peu nous allons assister au déclenchement d’une guerre inévitable entre les Indiens et les Blancs. Quant à Chien de l’Homme Blanc, qui devient Trompe-le-Corbeau après s’être comporté en homme, il se marie et sa femme Peinture Rouge est rapidement enceinte…

Abandonnez tous vos repères de lecture ! En plongeant dans cet ample roman vous acceptez la clause de sortir de votre zone de confort. En effet, James Welch, décrivant avec une rare dextérité, une grande précision le quotidien, les rites, les croyances, les gestes du peuple Pikuni, nous immerge totalement par la langue qu’il a été puiser dans le vocabulaire même de son peuple. Par exemple, le sel devient « Le sable blanc qui rend les aliments doux ». Car c’est bien en Pikuni lui-même qu’il décide de nous présenter son immense famille. Le traducteur Michel Lederer n’est pas non plus innocent dans cette totale désorientation, expliquant en incipit « Nous avons choisi de traduire en français les noms des personnages et des différents lieux géographiques, car il s’agit de noms que les Indiens utilisaient dans leur propre langue et qui ne sont en anglais que des traductions parfois incomplètes ou dont le sens s’est perdu au fil des années ». La lecture en devient active et la concentration doit être optimale car les premières pages peuvent s’avérer ardues.

Ce roman est prodigieux. Prenant un fait historique majeur des Pikunis (la guerre entre Autochtones et Blancs), il nous dépeint une immense fresque de toute la vie des Amérindiens du XIXe siècle. Avec une richesse peut-être inégalée, James Welch nous rend Indiens bien malgré nous. De nombreuses scènes qui peuvent paraître surnaturelles ou fantastiques pour notre rationalité, en tout cas pour notre compréhension d’un fait, font partie d’un tout, d’un élément banal chez les Indiens. Les appels aux Dieux sont nombreux, tout comme des décisions importantes prises en fonction du rêve récent d’un protagoniste. Les noms des animaux sont également très différents, ils sont plus descriptifs. Ainsi les bisons sont les cornes-noires, leur décimation est entreprise par les Napikwans, les Blancs, en fin de volume afin de priver les Autochtones de leur nourriture de base, d’anéantir la Première nation du pays. « … moi-même je n’ai jamais aimé les Napikwans, et je vous dis aujourd’hui que je ferai tout pour débarrasser le pays de leur présence. Mais nombre de nos chefs ont parlé contre moi et je respecte leurs arguments. Ils disent que la voie du Napikwan est désormais un mode de vie. Certains suggèrent même que nous allions dans ses écoles et dans ses églises. Ils affirment que si nous apprenons son langage, nous pourrons le battre avec ses propres mots ».

Les lieux voient leurs noms sonner étrangement pour nous qui avons l’habitude de les voir désignés autrement. C’est toute notre éducation qui est ici revue, notre lexique chamboulé, pour que nous soyons aux côtés du peuple Pikuni, dans la tourmente. Le travail est de taille chez un auteur amoureux de ses racines, qui tend à nous les présenter au plus près de la vérité, sans caricature perfectionniste, ni clichés hérités des blancs. Il nous faut être redevenus vierges d’influence pour découvrir ce livre merveilleux qui requiert une acuité toute particulière pour une lecture unique et dense qui convoque abondamment les conditions d’existences autochtone de l’époque pour un roman qui se lit un peu comme un western où les indiens seraient les héros malheureux car de nombreuses morts seront à déplorer.

« Comme des ombres sur la terre » est une immense épopée indienne. Si l’auteur a fait le choix de la fiction, c’est pourtant bien une peinture documentaire qui nous est offerte par le biais des personnages. Welch nous raconte l’histoire de son peuple, massacré comme tant d’autres. Pourtant le ton n’est jamais larmoyant, les hommes et les femmes peuplant ce livre sont vrais et pourraient bien nous hanter encore longtemps tellement ils sont réussis, crédibles, forts, et beaux en même temps que faibles, intéressés et parfois naïfs. De la polygamie (attention les femmes ne font pas tapisserie !) à la jalousie, de l’amitié à la trahison, du massacre à venir orchestré par les Blancs : « La machine était déjà en place, qui broierait les Pieds Noirs », rien ne nous est épargné, et c’est toute la grandeur de ce roman de 400 pages entre onirisme et tragédie, paix et guerre totale. Il évolue toujours sur un fil, sans ambiguïté mais sans rien promettre de la suite. Mieux que ça : il nous convie aux prémices de la ruée vers l’or avec les premiers déplacements d’humains cherchant à faire fortune toujours un peu plus à l’ouest ou au nord. Il est aussi une suite d’images d’un Montana méconnu, immense, indestructible, comme magnifié. Et alors que les dissensions s’accentuent entre les hommes, une maladie se répandant comme une traînée de poudre commence à faucher les tribus.

« Comme des ombres sur la terre » est sans doute LE roman sur les peuples Autochtones de par sa richesse de détails, sa méticulosité et sa connaissance du sujet. C’est le troisième d’un Indien, James Welch (1940-2003), soucieux de la transmission historique de ses propres racines, rédigé en 1986 et traduit par Michel Lederer en 1994 pour la sublime collection Terre Indienne de chez Albin Michel. En pénétrant dans ce roman, vous avez tout d’abord le sentiment de violer une terre sacrée, de piétiner une divinité, puis vous vous immergez totalement et vous faites l’un des plus beaux voyages littéraires qu’il soit permis d’entreprendre.

(Warren Bismuth)

mercredi 6 novembre 2024

Mahmoud DARWICH « Palestine mon pays »

 


Mars 1988 en Israël, peu après le début de la première intifada palestinienne c’est, une fois n’est pas coutume, un poème qui fait les titres des journaux. « Passants parmi les paroles passagères » est signé Mahmoud Darwich (1941-2008), célèbre poète palestinien également membre du comité exécutif de l’O.L.P. (organisation pour la Libération de la Palestine) et proche de Yasser Arafat. Ce poème, traduit de l’arabe vers l’hébreu, est présenté comme un texte terroriste, antijuif. Il faut dire que la traduction n’est pas gratuite, elle est tournée de telle façon que les mots, les phrases, les idées mêmes sont corrompus. Il est fait dire aux vers de Darwich que le peuple palestinien souhaite que tous les habitants d’Israël se noient dans la mer (en fait il y est écrit : « Alors, sortez de notre terre / de notre terre ferme, de notre mer »). La traduction du poème par des journalistes israéliens le rend tout à coup quasi génocidaire pour le peuple israélien, ce que bien sûr il n’est pas.

Le sort de Darwich semble désormais scellé : attaqué de toute part, y compris par l’Etat d’Israël, il n’est plus libre de sa plume, étant dans le viseur de l’occupant, d’autant qu’il a déjà connu de fortes préoccupations et pressions politiques depuis les années 60 pour ses prises de position, ayant dû pratiquer l’exil. Quelques semaines après la parution du poème, bien qu’au Parlement israélien, le premier ministre Ytzhak Shamir lui-même l’évoque en termes crus tout en refusant de le lire, arguant qu’il ne souhaite pas le voir ultérieurement consigné dans les archives de la Knesset.

Les traductions en hébreu font dire au poème ce qu’il ne dit pas. Mieux : elles lui font dire à peu près le contraire. Ce poème est un texte de résistance contre l’occupation israélienne, l’auteur demande à l’occupant de partir, de quitter le territoire palestinien, les journalistes et l’autorité israélienne y voient un appel au meurtre, au massacre, alors que, par exemple, Mahmoud Darwich a toujours su faire la promotion de la littérature israélienne engagée.

« Passants parmi les paroles passagères » devient rapidement une affaire d’Etat. Dans ce petit livre paru dès « l’affaire » (il est d’ailleurs sous-titré « L’affaire du poème ») dans la sublime collection Documents des éditions de Minuit, la parole est donnée brièvement à son directeur d’alors, Jérôme Lindon, puis immédiatement à la cinéaste Simone Bitton qui relate précisément les événements qui ont conduit à une pareille absurdité dans un texte fort intitulé « Le poème et la matraque », où elle revient sur l’exercice de traduction du poème en hébreu qui a tout déclenché, pas vraiment innocemment. Puis sont publiées tout d’abord l’intégralité du poème condamné (où l’on voit bien que le texte n’est pas une attaque gratuite ni une déclaration de guerre, mais bien une volonté d’indépendance), ainsi qu’une lettre écrite à un ami à cette époque par son auteur, Mahmoud Darwich, dans laquelle il explique ce qu’il a bel et bien écrit, tout comme dans le texte « L’hystérie du poème » qui lui fait immédiatement suite. « Un poème de la colère » est signé Matitiahu Peled, officier de l’armée israélienne, qui donne son point de vue sur le poème, qu’il défend (alors qu’il est israélien). Un autre israélien, journaliste humaniste, Ouri Avnéri, prend position pour le poème, dénonce les pressions dans « L’arrogance de la gauche israélienne ».

Tous ces textes ont été écrits juste après la publication du poème en hébreu, pour le justifier dans sa langue originelle, l’arabe, surtout pour démontrer la manipulation invraisemblable de l’Etat d’Israël qui l’a brandi comme une arme de destruction massive, juste (je le répète) après la première intifada. Au-delà de sa documentation historique de premier plan, ce petit livre sert un discours plus universel, celui de la liberté d’écrire et de publier, contre l’arbitraire d’un régime politique qui ne devrait pas faire de l’ingérence dans la culture. Mais c’est aussi une alerte : contre la dérive journalistique doublée de l’erreur volontaire de traduction. Comme pour bien nous rappeler qu’une traduction est peut-être aussi importante que le texte qu’elle traduit, qu’elle doit être rigoureuse, que sinon elle dénature la portée du texte voire pire, car ici nous avons l’exemple parfait d’une manipulation de masse où une traduction donne un aspect guerrier qu’il n’a pas à un poème pacifiste et résistant. La traduction ne peut pas se permettre de faire n’importe quoi, elle possède une responsabilité majeure dans le sens du texte original.

Dans la lettre publiée dans ce recueil, Mahmoud Darwich écrit : « Cette campagne est-elle dirigée réellement contre ce poème ? Je ne le pense pas. Elle fait plutôt partie de la propagande officielle qui vise à contrecarrer la prise de conscience pacifiste d’un grand nombre d’intellectuels israéliens et juifs appelant à la reconnaissance d’un Etat palestinien à côté de l’Etat israélien dès le retrait des territoires occupés ».

Après l’attaque du Hamas sur le territoire israélien le 7 octobre 2023, une pluie de bombes et de massacres s’en est immédiatement suivie, l’occupation israélienne d’une extrême violence a trouvé le prétexte idéal à une riposte plongeant les terres palestiniennes en état de guerre. Les éditions de Minuit ont à leur tour riposté, à leur manière, en rééditant en novembre 2023 ce livre de 1988, comme pour montrer que l’affaire du poème est encore en train de s’écrire. Et comme pour soutenir une fois de plus la cause palestinienne, l’éditeur reprend son bâton de pèlerin en répliquant par ses publications, de manière pertinente et intelligente, prouvant que les éditions de Minuit, contrairement à ce que l’on pouvait croire après leur rachat par Gallimard le 1er janvier 2022, n’ont rien perdu de leur mordant, ne se sont pas dépolitisées. Ce « Palestine mon pays » le démontre de manière magistrale.

« La propagande israélienne a-t-elle besoin d’un poème comme « Passants parmi des paroles étrangères » pour tester ses facultés exceptionnelles à la falsification des faits et au déni de l’autre ? Pourquoi voit-elle dans la mer, qui est le lieu de notre exode, un cimetière de juifs ? Qui a jeté l’autre dehors ? Qui de nous a spolié l’autre ? » (Mahmoud Darwich, 22 mars 1988).

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 3 novembre 2024

Raynal PELLICER & TITWANE « Photographes de guerre »

 


Cette BD est une biographie documentaire de deux photographes allemands à la destinée tragique. Je me suis intéressé à ces travaux de manière presque accidentelle : j’ai découvert dans un musée de la BD quelques somptueuses planches originales de la BD en question, et une amie a fait le reste, m’offrant cet album de toute beauté.

Juillet 1936. Barcelone s’apprête à recevoir les Olympiades populaires, une version antifasciste et pacifiste des Jeux Olympiques de Berlin qui débutent dans quelques jours avec le führer dans les tribunes. Deux photographes allemands, Hans Namuth et Georg Reisner sont désignés par des magazines de poids pour couvrir ces Olympiades prévues à partir du 19 juillet 1936. Or le planning est subitement chamboulé. Arrivés sur place, les deux artistes assistent aux premières heures de la guerre civile espagnole, déclenchée le 18 juillet.

Sympathisants du P.O.U.M., les deux allemands figent les moments à l’aide de photographies prises dans les rues. Certains de ces clichés deviendront célèbres, notamment ceux montrant des militants de la C.N.T. Namuth et Reisner, inséparables, se déplacent à l’intérieur du pays, allant au plus près du combat afin d’en tirer la substantifique moelle qui servira à leurs reportages pour leurs employeurs. En fait d’affrontements sportifs, c’est à des confrontations armées auxquelles ils assistent. Mais ils décident de faire leur boulot du mieux possible, même s’il n’étaient pas venus pour un tel spectacle.

Cette BD est d’un esthétisme redoutable. Des planches en vignettes ou libres (les plus belles) parfois en double page se succèdent pour redonner vie à cette épopée photographique en pleine guerre d’Espagne. Les dessins très peu colorés insistent sur le soleil de la campagne, la moiteur de la ville, ils diffusent une énergie chaleureuse tout en restant proches de l’Histoire et de cette guerre vue par les deux comparses.

« Photographes de guerre » met l’accent sur la difficulté pour des journalistes de couvrir un pays en guerre. Ils risquent la vie à chaque seconde pour informer leur peuple dans une tâche pouvant paraître ingrate, en même temps qu’elle est prodigieusement excitante, les professionnels se trouvant au premier rang d’un renversement de l‘Histoire en marche.

Les deux hommes vont être fortement marqués par ce qu’ils vont voir au cours de cette guerre. Ils vont avoir affaire également aux autorités, je ne vous dévoilerai rien car cette BD est à lire. Des sept mois passés au cœur de la guerre d’Espagne, les deux amis en ont tiré des photographies somptueuses mais aussi des traumatismes. Après cette expérience ils viennent s’installer en France. Mais l’Histoire les poursuit à nouveau. Septembre 1939, la guerre éclate…

Deux hommes dans la tourmente du XXe siècle, c’est ce que montre cette belle BD d’un grand esthétisme dont le scénario est lui-même solide. Une page d’Histoire est contée de manière journalistique pour un rendu d’une grande précision. C’est aussi une manière de nous alerter que le fascisme peut à nouveau venir frapper à notre porte et que l’on ne pourra plus dire que nous ne savions pas. Album sorti en 2023 chez Albin Michel, il est à déguster par petites touches pour bien apprécier les dessins profonds de Titwane.

 (Warren Bismuth)

mercredi 30 octobre 2024

Corina CIOCÂRLIE « CineROMAn »

 

Corina Ciocârlie nous invite au voyage, à l’un de ces voyages immobiles où c’est par la pensée, la réflexion et l’imagination que le lectorat traverse un paysage. Ici ce sera Rome, comme l’indique facétieusement le titre de l’ouvrage, par ailleurs sous-titré « Ville éternelle, regards croisés ». Mais ce n’est pas un voyage commun que l’on va effectuer, puisque ce sont des écrivains ou des réalisateurs qui vont nous servir de guides.

Corina Ciocârlie a glané ses informations dans de nombreux livres, de nombreux films. La liste des « participants », une soixantaine, est aussi impressionnante que variée. Parmi les plus connus, côté littérature : Joachim Du Bellay, Lord Byron, Johann Wolfgang von Goethe, Stendhal, Edgar Allan Poe, Nikolaï Gogol, Alexandre Dumas, Gustave Flaubert, Herman Melville, Mark Twain, Emile Zola, André Gide, Michel Butor, Patrick Modiano, Thomas Bernhard, Jean-Paul Sartre, Marguerite Duras et tant d’autres. Face caméra sont convoquées des scènes de Roberto Rossellini, Vittorio de Sica, Luchino Visconti, Federico Fellini, Pier Paolo Pasolini, etc. Mais c’est peut-être avant tout par le prisme des héros de leurs œuvres que l’autrice nous amène à découvrir la ville.

Tous vont nous engouffrer dans les ruelles de la ville de Rome, nous en montrer les joyaux historiques et architecturaux, mais pas tous empruntant le même itinéraire, bien au contraire. En allant chacun à sa vitesse. Car « CineROMAn » est avant tout la promenade littéraire et cinématographique d’une ville, de son histoire, de ses grandes heures.

Est-ce un guide touristique ? Mmh… Pas si sûr… Mais il y a de ça. D’ailleurs, Corina Ciocârlie informe à chaque page, ainsi ce « Le mot touriste vient de tour, ce Grand Tour d’Italie que les jeunes aristocrates des pays du nord de l’Europe se voyaient offrir dès le début du XIXe siècle, histoire de parfaire leur savoir-vivre et leurs connaissances en matière d’art ». Car l’Italie est réputée dans ce domaine, et Rome avant tout.

« CineROMAn » est une manière originale de découvrir une ville par le truchement des arts et de la culture dans une longue déambulation par procuration. Les visites « touristiques » de Rome sont une institution, elles sont déjà attestées vers l’an mille. On peut ne pas y trouver ce que l’on est venu débusquer : « Ils cherchaient Jules César et ils tombent sur les affiches du Duce », tout comme l’on n’est pas forcément venu chercher ce que d’autres se précipiteraient à visiter. Ainsi certains font l’impasse sur les monuments ou lieux célèbres en préférant le chemin buissonnier, flâner à l’affût de l’inconnu, l’insolite.

La littérature prend une place importante dans l’ouvrage (« Le voyage en Italie est devenu un genre littéraire, on n’y peut rien »), le cinéma également, nombreux sont les touristes ou les autochtones qui s’amusent à recréer une scène de film, sur les lieux mêmes du tournage, imitant les mimiques des stars.

Ce voyage immobile est riche en enseignements, il est comme le plan déplié et détaillé d’une ville tissé par de nombreux artistes internationaux sur plusieurs siècles en une sorte de superpositions de couches historiques. Au centre de ce plan, le Tibre, le Colysée, le Vatican. Mais pas seulement. Un exemple parmi tant d’autres : les illusions d’optique de la galerie Spada. Je prends le pari que ces pages vous feront interrompre votre lecture afin de vous connecter sur la toile et rechercher des photographies du lieu afin de vous rendre compte par vous-même. En parlant de photographies, nombreuses sont celles qui accompagnent le présent volume afin de mettre en images les propos de l’autrice.

Rome est aussi la ville – moins que Venise peut-être – des amoureux. Ici les amours sont souvent cachées, secrètes, énigmatiques, comme peut l’être la ville dans laquelle les amants se perdent. Pour eux comme pour nous, Rome défile, ne dort pas, les portes cochères s’ouvrent et nous découvrons une ville inédite, avec la fascination qu’elle exerce et son ampleur, son histoire. Un voyage pour pas cher, prenant pour guide Corina Ciocârlie qui dans un travail vertigineux de documentation, une bibliographie / filmographie conséquente, nous tend son fil d’Ariane afin que nous explorions « son » trésor, Rome. Le livre, toujours impeccablement présenté, vient de sortir aux éditions Signes et Balises, il est une immersion totale dans les rues et les parcs, les monuments et les passages secrets de la ville de Rome. Pour finir laissons la parole à Stendhal qui écrit à propos de Rome « Si j’avais le pouvoir, je serais tyran, je ferais fermer le Colysée durant mes séjours à Rome ».

https://www.signesetbalises.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 27 octobre 2024

Jack LONDON « Les mains de Midas »

 


Pour le mois en cours du défi « Les classiques c’est fantastique », nos blogueuses préférées de Au milieu des livres et Mes pages versicolores nous ont concoctés une apaisante entrée dans l’automne avec ce thème réchauffant : Chair de poule. Après moult tergiversations, c’est le hasard qui a guidé le choix de DLR, avec cette étrange nouveauté, cette énième réédition pour mieux dire, de la nouvelle « Les mains de Midas » de Jack London.

Cette nouvelle fut déjà éditée en France un certain nombre de fois, souvent avec des titres différents, qui ont d’ailleurs plus ou moins à voir avec le titre original : « The minions of Midas ». Quelques exemples : « Les favoris de Midas », « Les morts concentriques », « Coup pour coup » ou encore « Les suppôts de Midas ». Jusqu’à ce « Les mains de Midas » qui vient de paraître aux éditions Tendance Négative. Avec cet éditeur, on sait d’avance que l’on va plonger dans une lecture déroutante et originale à partir d’un vieux texte classique pourtant déjà maintes fois revisité, expérimenter une lecture immersive au cœur du texte par la forme même du livre.

Un magnat du tramway, le milliardaire Eben Hale est un jour d’août 1899 victime d’un chantage fort curieux : une société secrète de prolétaires intellectuels, « Les mains de Midas », lui réclame une ahurissante rançon de 20 millions de dollars afin qu’il partage ses biens avec le prolétariat. Sans ça, l’organisation abattra un être innocent chaque semaine. Eben Hale ne prend pas la menace au sérieux. Cependant des assassinats se succèdent dans la ville et finissent même par s’étendre à tout le pays, allant finalement jusqu’à toucher des proches du baron de la finance qui a pourtant tout mis en œuvre pour débusquer les coupables.

« Les mieux armés pour survivre sont ceux qui détiennent le pouvoir intellectuel et commercial ». Un bras de fer s’amorce ente Hale et les mains de Midas, une guerre des nerfs orchestrée par les lettres de l’organisation qui fait part dans ses missives du prochain assassinat, en fait déjà en cours à chaque fois. Le bras droit de Hale, Wade Atsheler, raconte chaque épisode en direct tandis que le lectorat sent couler la sueur sur son front tellement l’ambiance est angoissante et tendue. Atsheler se suicide après son témoignage, la nouvelle commence d’ailleurs par cette mort.

« Les mains de Midas » est peut-être un texte à part dans l’œuvre multiforme de Jack London. Dans une atmosphère gothique, entre polar et science fiction avec un air de Jack l’éventreur, l’auteur évolue avec une grande dextérité, empruntant à de nombreux courants littéraires en seulement quelques dizaines de pages. Nous retenons notre souffle en « décachetant » chaque lettre de l’organisation secrète, nous doutant bien que les propos seront encore plus péremptoires que dans la précédente. La tension est à son comble, les exécutions s’intensifient et les rebondissements s’accumulent. « Mais s’il luttait bec et ongles, Mr Hale ne pouvait laver ses mains de tout le sang qui les entachait. Même s’il n’était pas techniquement un meurtrier, même si aucun jury de pairs ne l’aurait jamais condamné, il n’en restait pas moins qu’il était responsable de chaque mort ».

Il est difficile de trancher sur le fait que ce texte est propagandiste ou non, s’il est un vrai texte prolétarien ou bien une vaste farce de science fiction. Puisque c’est London, on aurait tendance à ranger sa nouvelle du côté de la littérature prolétarienne, mais rien n’est moins sûr. On peut aussi le voir comme une critique du mouvement nihiliste alors en vogue en Russie, teinté de syndicalisme radical : « Nous sommes l’inévitable. Nous sommes l’apogée du mal social et industriel. Nous nous retournons contre la société qui nous a créés. Nous sommes les échecs réussis du siècle, les plaies d’une civilisation dégradée. Nous sommes les créatures d’une sélection sociale perverse. Nous opposons la force à la force. Seuls les forts survivront. Nous croyons en la survie des plus aptes. Vous avez écrasé vos esclaves du salaire dans la fange et vous vous êtes maintenus. Les capitaines de guerre, sous vos ordres, ont abattu comme des chiens vos employés dans des grèves sanglantes sans fin ». C’est donc clairement un texte pouvant se lire à divers niveaux, sur différentes échelles. D’autant qu’ici l’éditeur en pimente un peu plus la lecture.

En effet, la version ici proposée par les éditions Tendance Négative est une petite bombe. Explications : cet éditeur est connu pour reprendre un texte classique en augmentant la sensation de lecture par des trouvailles visuelles et esthétiques en rapport avec le texte. Ici par exemple, rien que le format du livre nous met sur la voie : petit carnet de croquis avec reliure en haut qui permet de lire en verticale, page paire en haut, de haut en bas donc, comme on peut lire un cahier intime par exemple. Et puis ces différentes polices de caractères imprimées en rouge sang sur un papier grisâtre. Manuscrite pour commencer, où un narrateur nous apprend le suicide de Atsheler. Puis la confession de ce dernier, en lettres typographiques. Récit lui-même interrompu par les missives des « Mains de Midas » (police de caractère différente, marges visibles et délimitées, logo en-tête).


Plus fort encore : les coupures de journaux commentant les premiers morts sont intégrées dans le texte, comme dans un vieux fanzine des années 80 et, comble de l’originalité, deux publicités sont incorporées et ne doivent rien au hasard. « The minions of Midas » est une nouvelle apparue pour la première fois dans un numéro du magazine  étatsunien Pearson’s en mai 1901. L’éditeur l’a retrouvé, et exhume une reproduction de deux des publicités présentent dans ce numéro. C’est ce qu’on appelle la passion et le souci du détail.


Un souci du détail résidant aussi dans la longue postface, passionnante et aussi longue que la nouvelle. Une ébauche du parcours de Jack London est mise à jour, avec cette information : l’auteur est né la même année que le Socialist Labor Party, historiquement premier parti socialiste étatsunien, en 1876, et Jack London en sera plus tard un militant. Le travail de traduction de Marine Boutroue ainsi que ses choix de mots retenus sont  consignés dans ce « carnet » se terminant par sa postface. D’ailleurs, dans le texte même, certains mots sont biffés, comme dans un brouillon, la traductrice cherchant à nous faire percevoir qu’un mot aurait pu être choisi mais qu’un autre parut alors plus judicieux. Hommage est rendu au formidable travail de graphisme de Clément Buée tandis que la préface est assurée par Romain Huret. Gros travail d’équipe en somme.


Puisqu’il faut bien pousser le vice jusqu’à son paroxysme, dans la nouvelle de Jack London, la police est impuissance à coincer les coupables, cette organisation prolétarienne. Aussi, Tendance Négative choisit de joindre ce texte à sa toute petite collection Que fait la police ?, dont le nom lui-même est un jeu de mots puisque la police évoquée est celle de caractères, les textes de l’éditeur jouant beaucoup avec cet outil. Et dont le slogan est tout trouvé : « Police partout, Arial nulle part ». Cette petite perle est sortie en 2024. Bref achetez ce petit bouquin, il en vaut vraiment la peine.

PS. : les quelques photos illustrant cette chronique sont extraites du catalogue des éditions Tendance Négative.

https://www.tendancenegative.org/

 (Warren Bismuth)



mercredi 23 octobre 2024

Charlotte MONÉGIER « Ne t’inquiète pas des tempêtes »

 


Trois femmes, trois destins imbriqués. À tour de rôle, elles prennent la parole, devenant tour à tour narratrices, racontent leur histoire, une seule histoire pourtant, mais vue par trois prismes différents. Aurore tout d’abord, jeune rêveuse, qui a grandi à la campagne en Normandie, elle fut témoin avec sa mère d’une double noyade comme nous l’apprend ce roman dès son entame. Aurore, poussée par les études, quitte le cocon familial afin d’aller s’installer à Paris. Sa mère, Aube, femme effacée, victime de la société patriarcale, est dévastée par le choix de sa fille. Aube a toujours rêvé de Paris, n’en a fait qu’un voyage éclair 25 ans plus tôt, lui est restée cette expérience unique, comme un instant de liberté, un instant qu’elle n’a fait qu’effleurer « comme s’il avait été sa marque de croissance ».

Aurore et sa mère Aube furent donc les témoins impuissants de la noyade de cette enfant de 2 ans et de sa mère qui voulait secourir sa fille. Elles en restent marquées alors qu’à Paris Aurore connaît ses premières amours, avortées, se sent isolée dans cette ville trop grande et trop tapageuse, la mélancolie s’empare d’elle.

Pourtant « Paris est à portée de main, je le sais, et je voudrais arpenter ses rues comme une reine adulée, trouver ma place et des êtres sur qui compter. Je le voudrais vraiment. Mais je n’y parviens pas. Le soir, dans mon lit, je pose sur mes cheveux une couronne imaginaire. Mon manteau de laine bouillie se change en robe pailletée et ma mère apparaît avec la poudre colorée des fées entre les mains ». Aurore semble ne plus rien attendre de l’avenir, quand soudain elle rencontre la mystérieuse Borée, troisième narratrice du récit, qui en est aussi la clé de voûte. Aurore et Borée deviennent inséparables, cette dernière allant même jusqu’à rencontrer Aube la mère d’Aurore en Normandie. Soudain tout bascule.

Aube est une femme qui a raté sa vie et souhaiterait que sa fille Aurore réussisse là où elle a échoué. Mais Aurore se questionne, doute toujours plus : « Et si je n’étais rien de plus qu’une respiration ? Si je n’avais pas de destin ? ». Il se pourrait que Borée de son côté n’a pas non plus gouverné sa barque comme elle l’aurait voulu. Les trois femmes déroulent chacune leur point de vue sur la vie, l’expérience et leur destin, trois avis animés, hantés par le passé. Car chacune pourrait bien cacher un lourd secret, et l’infinie délicatesse de la plume poétique de Charlotte Monégier nous invite à combler les cases vides.

« Ne t’inquiète pas des tempêtes » est un roman d’une construction tout en finesse, où l’intrigue avance en de lentes et minutieuses touches, dont le rythme s’accélère pourtant au fur et à mesure de l’histoire, récit devenant quasi « thriller » tant la tension monte avec la découverte des premiers secrets enfouis. Ne vous fiez pas à la ligne éditoriale de la collection Territoires de l’éditeur Calmann Levy qui vient d’y faire  paraître ce très beau roman. Cette collection renferme habituellement des noms – certains d’ailleurs assez célèbres – d’auteurs du terroir. Ici il n’en est rien. Ce roman est celui de destins brisés, de vies à reconstruire, dans un jeu de miroirs saisissant. Rien ne permet de classer ce récit dans le registre de romans du terroir si ce n’est qu’il prend sa source dans la Normandie rurale. Il est empreint d’une très profonde poésie psychologique qui découle tout au long des 180 pages. Quant au scénario, solide, il est sombre, âpre. Pourtant il ne tombe jamais dans le pessimisme, tenu par cette narration originale, quasi onirique au cœur d’un drame humain.

Pétri de rebondissements, ce roman élégant se lit non sans une certaine frénésie tant le style le porte haut, les secrets sont dévoilés avec parcimonie et intelligence, le soufflé ne retombe jamais. Bien au contraire, la pression reste en constante ébullition grâce au talent de l’autrice. Livre féministe, jamais fataliste malgré les souvenirs tragiques des trois protagonistes. Il ne m’est pas possible d’en dire plus, le risque de dévoiler une partie de l’intrigue n’étant que trop compromettant. La chute est on ne peut plus soignée et permet de comprendre et analyser les séquences antérieures. « Ne t’inquiète pas des tempêtes » envoûte par sa forme, son atmosphère, il est l’une des vraies belles surprises de l’année. Il vient d’obtenir le Prix  Jeune Talent Jeannine-Balland 2024. Nul doute qu’il fera son petit bonhomme de chemin.

 (Warren Bismuth)

dimanche 20 octobre 2024

Ariane COSTA « Le papillon et la lune »

 


Une fois n’est pas coutume, place aujourd’hui à un petit texte pour la jeunesse, à partir de 5 ans.

« Le papillon et la lune » est un conte onirique dans lequel un jeune papillon, intrigué par les agissements de ce corps céleste, va entreprendre un long voyage afin de le rencontrer. En effet, depuis peu, la lune a décidé de ne plus briller la nuit. Est-elle morte, en colère, souffrante ? Le papillon désire le savoir et s’en va haut dans le ciel, décidé à couper court aux supputations des terriens sur l’inactivité lunaire.

Au cours de son voyage, le jeune papillon va rencontrer plusieurs personnages, et non des moindres, tandis que les dessins de Blandine Imberty, résolument modernes, viennent illustrer cette fable. Les pages changent subitement de couleur en fonction de la lune et nous émerveillent, des trous sont pratiqués en cercle, pour trouer l’astre et voir au travers. Et ces petits papillons blancs en pop-up (car la légende dit que c’est bien plus tard, bien après cette histoire que les papillons seront peints et colorés), s’envolant littéralement du livre, un délice.

Le format est étonnant : d’une longueur de page A4, le livre est pourtant moins large qu’une feuille A5. Et ce papier à toute épreuve, épais, solide, immaculé, faisant parfaitement ressortir les illustrations. Un livre original tant par la forme que par le fond, à offrir, à lire aux tout petits, à s’échanger, à faire tourner. « Le papillon et la lune » vient de paraître, il en ravira plus d’un. Les éditions Le Ver à Soie n’ont pas fini de nous enchanter. Plus que jamais soutenez-les, tant pour le choix éditorial culotté et pertinent que pour la démarche définitivement 100 % D.I.Y.

https://www.leverasoie.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 16 octobre 2024

Geneviève BRISAC « Anna Akhmatova, portrait »

 


Cette biographie à a fois condensée et ample de la poétesse Anna Akhmatova (1889-1966) est un petit miracle. Rares sont les moments où la vie d’un écrivain russe est retracée aussi sobrement, sans discours lénifiants, sans superlatifs ni surenchères. Le travail documenté de Geneviève Brisac est impressionnant par ce recul en même temps que cette précision horlogère.

Née en 1889 en Ukraine, Anna Akhmatova connut dès l’enfance un parcours fait de tragédies, de morts des proches, a elle-même failli mourir d’une maladie à 10 ans. C’est là qu’elle a composé ses premiers poèmes. Elle est encore jeune lorsqu’elle rencontre le peintre Amedeo Modigliani (qui lui aussi ne va pas tarder à mourir) à Paris, ils deviendront amis. Puis les premières publications à un peu plus de 20 ans. Et premiers succès littéraires. Un peu avant la première guerre mondiale.

Il est troublant que la plupart de ses bouleversements personnels coïncident avec de forts bouleversements historiques. Ainsi Anna Akhmatova divorce de son premier mari juste après la révolution russe de 1917. Puis 1921, la Russie affamée d’un côté, Blok son ami poète mort de l’autre, sans oublier l’assassinat de Goumiliov son premier mari et le divorce d’avec son second. Akhmatova est alors interdite de publication et même d’écriture dans son propre pays. Elle ne pourra republier que des décennies plus tard. Sur ce, viennent les grandes purges staliniennes qui prennent place à partir de 1934.

Les tragédies d’écrivains d’envergure vont se succéder : Maïakovski suicidé en 1930, Ossip Mandelstam – un très proche – arrêté pour un poème contre Staline en 1934 (il meurt en décembre 1938 dans un camp de transit pour la sinistrement célèbre Kolyma), Pilniak assassiné en 1938, Tsvétaïeva suicidée en 1941 après 17 ans d’exil (les deux femmes ne venaient que de se rencontrer pour la première fois), etc.

Dès 1936 Anna Akhmatova a repris « l’écriture », du moins la création de poèmes par la pensée, poèmes qu’elle apprend par cœur car elle a interdiction de laisser toute trace écrite de son travail. Elle rencontre Lydia Tchoukovskaïa qui deviendra son amie, mais avec laquelle elle se brouillera ensuite. Lydia et une autre amie, Nadejda Mandelstam, veuve du poète, apprennent ses poèmes par cœur pour pouvoir les réciter plus tard. « Elle se sent menacée de folie. Elle l’est vraiment. On ne dit pas souvent les maux physiques et psychiques de la dictature, de la terreur. Elle est tellement impuissante à faire libérer son fils. Et lui, au loin, il s’imagine que si elle ne le fait pas revenir, c’est par indifférence et égoïsme. Comme sa grand-mère le lui a dit quand il était un petit garçon ». Car l’histoire familiale, intime, rejoint la tragédie nationale. La deuxième guerre mondiale éclate, commence le siège de Leningrad. Son fils est libéré de prison, mais la poétesse subit une suite d’infarctus. Elle est usée, à 50 ans.

Dans cet ouvrage fourmillant d’anecdotes de la vie littéraire russe du XXe siècle, on peut voir les forts liens que Akhmatova entretient avec certains des poids lourds de son époque, dont Boris Pasternak. Geneviève Brisac en profite pour rappeler « l’affaire du Docteur Jivago », suite à la divulgation du roman qui va faire couler tellement d’encre que Pasternak refuse le Prix Nobel de littérature en 1958.

La littérature est d’ailleurs à l’honneur dans cette épatante biographie. Des extraits de poèmes rendant hommage à Anna Akhmatova, écrits par Nikolaï Goumiliov son premier mari, mais aussi par Ossip et Nadejda Mandelstam, Marina Tsvétaïeva ou encore Varlam  Chalamov, tandis que Geneviève Brisac, au-delà de sa remarquable érudition, n’oublie pas les extraits de poèmes de Anna, des œuvres autobiographiques, des instantanés où toute la douleur de la poétesse éclate.

Le portrait de Anna Akhmatova est saisissant, cette aristocrate de 1,78 mètre, adulée puis rejetée, cette grande dame qui perd peu à peu tous ses appuis par les décès successifs de ses proches et confidents, comme si la mort se fichait d’elle. Cette femme qui a connu tant d’hommes qui tous ont affronté un destin tragique, qui est restée debout, comment, par quelle force ? Celle dont les intimes sont morts suicidés ou exécutés pour raisons politiques, a toujours refusé de s’exiler, au contraire de nombreux écrivains de l’époque, c’est ce qui en fait une figure à part de la littérature russe du XXe siècle. Celle dont l’influence majeure venait des lignes de Pouchkine, mort bêtement en duel. La mort, l’odeur de cadavres semble côtoyer l’âme de la poétesse.

La mort, et le totalitarisme. « … elle se rend compte qu’elle fait l’objet d’une surveillance accrue, si une telle chose est possible : on installe des micros chez elle en son absence, il y a de nouveaux petits trous dans son plafond, et des miettes de plâtre en tombent. D’étranges individus aux mines patibulaires montent la garde sous ses fenêtres. Ceux qu’elle appelle la « cour des miracles » - policiers en civil, mouchards variés – sont en ébullition ». Le 20 août 1946 Anna Akhmatova est exclue de l’Union des écrivains, privée de fait de revenus et de droit à la publication. Le dégel amorcé après la mort de Staline en 1953 a lieu trop tard et surtout est loin d’être complet. Akhmatova vieillit, exténuée par la douleur, la cruauté. Mais comme le rappelle Geneviève Brisac, « La littérature, est-ce autre chose que des ragots sublimés ? ». Anna Akhmatova s’éteint en 1966, après une vie de malheurs, de déchirements et d’interdictions. Tout ceci, le livre de Geneviève Brisac le raconte sans omettre les détails documentés. Cette biographie rend admirablement compte de ce que fut cette féministe au cœur du régime soviétique totalitaire. Sorti en 2024 aux éditions Seghers, souhaitons qu’il fasse date car son contenu le mérite amplement.

https://www.lisez.com/seghers/4

(Warren Bismuth)

dimanche 13 octobre 2024

Colin WINNETTE « Coyote »


Cette lecture a été faite dans le cadre de la semaine de la santé mentale. 

Etats-Unis, un drame. Un matin, au fin fond d’on ne sait vraiment quel bled, une petite fille de 3 ans, Dalilah n’est plus dans son lit. Malgré les recherches elle a disparu corps et âme. C’est la mère qui raconte. Le couple est ensuite invité sur les plateaux de télé pour demander à d’éventuels ravisseurs de leur rendre leur fille. La femme surtout parle, le mari a l’air absent. Il a brûlé toutes les photos sur lesquelles sa fille apparaît.

Puis le silence médiatique. La vie reprend. Bon gré mal gré, sans la fillette. La mère continue de narrer. Elle paraît bizarre la mère. Déjà, jamais elle n’évoque son mari ou son conjoint mais plutôt « Le père de ma fille », ainsi qu’un policier dont elle ne se souvient plus le nom. Les chapitres sont brefs, frappent, comme le couple qui a régulièrement recours à la bastonnade, la violence conjugale de part et d’autre. Les mots sont âpres, éructés sans filtre, semblent tout à coup extraits d’un esprit malade. La mère possède-t-elle toutes ses facultés ?

La petite fille ? Son prénom n’est mentionné qu’une fois, son caractère et ses habitudes consignés par petites touches dans d’épars chapitres d’une grande brièveté. Une fillette sans doute détraquée psychologiquement, si l’on en croit le portrait dressé. Quant au passé de la mère, on ne sait pas non plus grand-chose, si, peut-être ce « J’ai été infirmière pendant un temps, mais plus maintenant ». Infirmière ou patiente ?

Et cette enfant, a-t-elle été désirée ? N’a-t-elle pas, contrairement aux projections, contribué à la ruine du couple ? « Ce genre de calme est venu seulement après la disparition. Avant, on était trop angoissés, trop nouveaux l’un pour l’autre, et puis avec un enfant dans les pattes, c’est jamais calme. Tout le monde sait ça ».

Le père ? Il est rentré un soir avec un sanglier mort, il l’a dépecé, cuisiné. Un autre soir il est revenu avec un jeune chien, mort lui aussi. Les repères sont faussés, comme les sentiments, le vrai du plausible, le faux du fantasme. Car plus on entre dans l’univers de la mère, plus il nous paraît abstrait, anormal, impénétrable, incalculable. Peu à peu, on s’enfonce dans un monde de folie où la distinction entre le bien et le mal n’existe plus, subissant de plein fouet le monologue suffocant d’une femme dérangée.

Texte court autant que terriblement dérangeant. Ne vous attendez pas à trouver des réponses à des questions que vous pourrez vous poser dès l’entame de ce livre ? Au contraire, d’autres jailliront, toujours plus nombreuses, jusqu’au vertige au sein d’une spirale familiale infernale qui tourne en vase clos et sans aucune rationalité. Ce bref roman de l’étatsunien Colin Winnette est paru en 2017, il ne vous laissera pas en paix, même s’il laisse une légère impression d’inabouti.

 (Warren Bismuth)

mercredi 9 octobre 2024

Sasha DENISOVA « La Haye : Le procès de poutine »

 


Dans un futur indéterminé – et pour cause – les principaux dirigeants de la Fédération de Russie sont convoqués au tribunal international de La Haye pour crimes contre l’humanité après la fin de la guerre en Ukraine. Vladimir poutine (jamais dans cette pièce la majuscule sur son nom de famille n’aura sa place) doit être entendu ainsi que neuf de ses « lieutenants » militaires parmi lesquels Ramzan Kadyrov chef de la République tchétchène, le fantôme de Evguéni Prigojine chef de l’armée Wagner et « ressuscité » pour l’occasion (il est mort en août 2023 dans un « accident » d’avion), Sergueï Choïgou ministre de la défense de la Fédération de Russie, et quelques autres.

La Russie de poutine s’est construite sur la peur, la surenchère et bien sûr le mensonge. Dans cette pièce de théâtre politique et historique, les fake news ne manquent pas, déversées sans scrupules ni barrière ni pudeur. Ainsi cette déclaration de Nikolaï Patrouchev, chef du conseil de sécurité et ex-chef du FSB (ex-KGB) : « En Ukraine, tout près de la frontière russe, les Anglo-Saxons ont déployé un réseau de laboratoires biologiques américains pour répandre des virus parmi les citoyens russes par l’intermédiaire d’oiseaux migrateurs, en particulier les oies et les canards. Nous avons intercepté trois colverts mâles, tous les trois souffraient de fortes démangeaisons, nous avons trouvé un virus dangereux sur leurs plumes… Ce genre de migrateurs, en volant jusqu’en Russie, pourraient priver les militaires de la capacité de prendre des décisions… ».

Toue les accusés sont entendus, ils sont nombreux. Le ton pourrait être tragique, sombre, mais la plume de Sasha Denisova le rend drôle voire burlesque dans son absurdité. Usant de situations propres au théâtre russe, l’autrice manie l’humour pour ne pas sombrer, pour ne pas rendre le récit suffocant. Les intervenants se coupent la parole, s’affrontent, difficile pour eux d’assumer leurs actes monstrueux qui sont consignés dans cette pièce. Car derrière la légèreté de ton, c’est tout un minutieux travail que Sasha Denisova a effectué, se documentant au plus près de l’action et des déclarations. Les deux traducteurs Gilles Morel et Tania Moguilevskaïa précisent d’emblée : « Le corps de cette pièce chargée d’espoir est composé ou inspiré de prises de paroles publiques des protagonistes morts ou vifs désignés ; de documents écrits et d’images glanées dans les médias nationaux, sociaux, privés ». Sasha Denisova joue entre le fictif et le réel, entre la pièce documentaire et la farce sinistre. Les échanges sont dynamiques, et si le fond est dramatique, la forme sert justement à dépassionner l’ensemble. Et le coup est rudement bien joué.

Parmi les ennemis jurés du régime poutinien, la communauté LGBT que les dirigeants russes accusent d’agir contre l’intérêt du pays dans un procès parfois hors sol par les propos des principaux belligérants. Pourtant les faits sont graves : attaques sur les populations civiles, déportations d’enfants afin de les « russifier », accusation de nazisme envers le régime ukrainien souverain, tortures, etc.

Cette pièce imagine donc la suite. Après la guerre. Pour une condamnation des bourreaux à la mesure des horreurs commises. Elle porte l’espérance d’une justice impartiale, d’un futur juste, débarrassé des tortionnaires. Elle juge sur preuves dans un travail historique conséquent. Et bien sûr elle est à découvrir. Elle est sortie en 2024 aux solides éditions théâtrales Les Solitaires Intempestifs grâce aux bons soins d’une traduction au cordeau assurée par Gilles Morel et Tania Moguilevskaïa. Ne passez pas à côté. Quant à l’autrice, la talentueuse Sasha Denisova, Ukrainienne, elle a quitté Moscou le jour même de la déclaration de guerre du 22 février 2022 pour s’exiler en Pologne.

https://www.solitairesintempestifs.com/

 (Warren Bismuth)

dimanche 6 octobre 2024

Anca BENE « La nuit je rêverai de soleils »

 


Cette pièce de théâtre prenant divers tons est un tableau sans équivoque des 25 ans de la dictature communiste de Nicolae Ceauşescu, en tant que Secrétaire général du parti (à partir de 1965), agrémenté du poste de Président de la République (en 1974) jusqu’à son exécution fin 1989.

Le régime de Ceauşescu fut sans doute l’un des plus cruels de toute l’Europe du XXe siècle. C’est lui a lancé ce décret lunaire en 1966, exhortant les femmes roumaines à « produire » au moins cinq enfants dans un pays touché par la dénatalité. Autoproclamé le Génie des Carpates, il va ainsi contrôler le ventre des femmes durant plus de deux décennies. Ici le mot « production » pour un accouchement n’est pas déplacé puisqu’il y a obligation de procréer sous peine de lourdes sanctions. Le gouvernement roumain a monté une véritable industrie de l’Enfant, abandonnant les nouveaux-nés à leurs mères avant de les placer en « foyers », centres spécialisés découpés en trois catégories : normal, récupérable, irrécupérable. Nombre de ces enfants vont mourir, d’autres vont être vendus, à l’Occident notamment, créant ainsi un trafic hallucinant d’êtres humains dans un silence assourdissant de l’Europe.

« La nuit je rêverai de soleils » est en mois de 70 pages à la fois une enquête journalistique documentée, une fiction et un documentaire historique d’exception. L’autrice franco-roumaine déroule sa pièce comme autant de scènes différentes sur la forme mais complémentaires sur le fond, tandis que les années durant lesquelles défilent les faits sont inscrites sur un panneau sur scène. Du témoignage à l’article journalistique en passant par la poésie, plusieurs formats se percutent pour finalement s’assembler parfaitement.

Des témoignages personnels viennent enrichir et étoffer le contexte, avec notamment cette femme née en 1988 en Roumanie, qui y retourne une fois adulte pour retrouver sa mère biologique. D’autres racontent comment elles s’occupaient des enfants considérés comme orphelins, dans des conditions exécrables au sein d’orphelinats qui étaient plutôt des mouroirs. Tout sent la mort dans cette pièce, et pourtant le ton n’est jamais larmoyant, il est au contraire distancié, focalisé sur ce besoin d’informer sans rajouter de jeu lacrymal.

Les trafics sont montrés minutieusement, résumant toutes les étapes nécessaires à l’achat de « bûches » (qui sont en fait de jeunes enfants), où l’illégalité rejoint la sauvagerie et la barbarie. C’est tout un pan de la société Roumaine du XXe siècle ici dévoilé, décortiqué. Anca Bene livre un texte d’une grande force dans un exercice qui peut aisément être rapproché de celui de Svetlana Alexievitch, où le journalisme en quête de témoignages se mêle à un travail d’historienne de l’horrible. Il faudra attendre 1989 pour que la population proteste massivement (s’ensuivra la mort du tyran), 1990 pour que les médias étrangers s’intéressent à l’existence de ces « orphelinat de l’horreur ».

La préface, brillante également, de ce texte de langue française est signée Patrick Penot. « La nuit je rêverai de soleils » est paru récemment chez les éditions l’Espace d’un Instant » dans la toute nouvelle mais déjà formidable collection Sens interdits qui n’a rien à envier aux « Ecrits pour la parole » des éditions L’arche. Un éditeur, une collection, un texte à soutenir plus que jamais.

« À l’hôpital où tu as accouché, il y a beaucoup de bébés abandonnés par des mères seules et des couples qui n’ont pas les moyens de les élever. Enfants du décret. Fruits de l’âge d’or. On te fait comprendre que c’est bien, tu as fait ton devoir, mais que tu n’as pas besoin de t’en occuper par la suite. L’Etat s’en chargera. L’enfant n’appartient pas à la mère et le parti a fait construire des foyers où il sera accueilli et élevé pour devenir un bon citoyen. Tu laisses ton bébé. Tu apprendras plus tard qu’il fait partie de ceux que Ceauşescu a donnés en adoption à l’étranger. Un marché discret sous l’autorité du dictateur. Un circuit souterrain qui ne fait que commencer ». Et qui a pris fin avec la mort du dictateur.

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

mercredi 2 octobre 2024

Marion DACKO & Arnaud POCRIS « Les Gergoviotes, des étudiants en résistance »

 


Entre 1940 et 1943 s’est joué au cœur de l’Auvergne un épisode singulier de la seconde guerre mondiale. Sa cause, l’exil, celui de 374000 alsaciens et mosellans dont la moitié de strasbourgeois suite à la signature de l’armistice entre la France et l’Allemagne nazie en juin 1940 et à l’imminente annexion de la région vers le Reich. L’Université de Strasbourg est alors transférée à Clermont-Ferrand, en zone libre. Nombre d’étudiants vont alors rejoindre la capitale auvergnate. Le plateau de Gergovie se dressant à moins de deux heures à pied du centre de Clermont-Ferrand est déjà célèbre pour la victoire de Vercingétorix contre les troupes de Jules César lors de la bataille en 52 avant Jésus Christ.

Des étudiants alsaciens – mais pas seulement – ont décidé de s’installer sur le plateau dès l’été 1940. Un projet de maison des étudiants se développe immédiatement sous la houlette rigide, autoritaire mais enthousiaste du général de Lattre de Tassigny. Les travaux commencent rapidement, ils sont l’œuvre des étudiants eux-mêmes qui vont conjointement entreprendre des fouilles archéologiques sur le plateau en rapport avec la fameuse bataille de Gergovie sous la direction de Jean Lassus. Ce chantier est aussi un prétexte pour garder les étudiants en zone libre, les protéger de l’occupant.

Un noyau dur et mixte se forme au sein des Gergoviotes, une quarantaine de jeunes permanents. Ici, pas de hiérarchie, même si bien sûr des noms et des caractères se détachent. Y sont dispensés des cours de sports, danse, chant, théâtre. Les fouilles démarrent concrètement à l’été 1941 mais parallèlement, les étudiants, politisés, se mobilisent contre l’Allemagne nazie. Sans être à proprement parler des résistants, ils participent à de petites actions que les auteurs nomment « résistance récréative ». « Le groupe des Gergoviotes n’a constitué ni un mouvement organisé de résistance, ni un maquis. La soif d’engagement de chacun, qu’elle soit individuelle ou collective, y a cependant trouvé des occasions de s’exprimer, galvanisée par des personnalités fortes ». C’est pourtant le début de la résistance estudiantine en Auvergne. Partis de graffitis, collages d’affiches ou distributions de tracts, les actes se durcissent, avec notamment l’utilisation d’explosifs et fabrications de faux papiers à partir d’avril 1942.

Le 25 juin 1943 tout bascule : le foyer des étudiants alsaciens, la Gallia, situé en plein cœur de Clermont-Ferrand, est perquisitionné et raflé. Les arrestations sont nombreuses, notamment chez les Gergoviotes. En novembre, c’est au tour de l’université d’être raflée suite à la dénonciation commise par un résistant dont le livre raconte avec documentation la déchéance. « Le 25 novembre, c’est toute l’université qui est concernée : le foyer « la Gallia », les différentes facultés et la bibliothèque. Au total, 1200 professeurs et étudiants [dont cinq Gergoviotes, nddlr] sont arrêtés par la gestapo assistée de 200 soldats de la Luftwaffe ». L’heure des arrestations a sonné pour les Gergoviotes, quatorze en une année. Celle des déportations aussi, douze durant la même période.

Quelle est la signification de ce nom, Gergoviotes ? Fort vraisemblablement la contraction des deux mots Gergovie et Patriotes. Quant au livre, regorgeant de magnifiques illustrations, il représente une iconographie unique et dense de cette expérience. C’est aussi l’occasion pour les deux auteurs d’agrémenter le tout par des biographies succinctes des principaux protagonistes, nous les faisant mieux découvrir.

Quelques noms reviennent plus souvent que d’autres, celui de la famille Kuder notamment, qui a joué un rôle important. René tout d’abord, qui a peint vers 1941 une fresque murale sur l’un des murs de la maison des étudiants. Sa fille aînée Stéphanie ensuite, déportée à Ravensbrück après l’expérience Gergoviote et son arrestation. Quelques extraits de ses mémoires sur sa déportation sont inclus dans le livre. À ce titre il est intéressant de noter que Stéphanie Kuder se trouve déportée en ces lieux exactement en même temps que Micheline Maurel, qui a plus tard écrit le remarquable « Un camp très ordinaire » à propos de sa déportation (paru aux Editions de Minuit), en même temps que l’ethnologue Germaine Tillion – une auvergnate -, compositrice clandestine de la saisissante opérette pièce de théâtre « Le Verfügbar aux Enfers » alors même qu’elle est en déportation.

Qu’est-il advenu de la maison des étudiants, abandonnée durant l’été 1943 après quatre années intenses ? « La date précise du démantèlement complet du bâtiment reste à ce jour un mystère. La documentation photographique en notre possession montre que la maison est encore en place le 26 septembre 1946, mais qu’au mois d’août 1947, il n’en subsiste plus que les fondations ». Quant aux Gergoviotes, après la guerre les survivants retournent à la vie civile, aboutissant pour certains d’entre eux à une brillante carrière professionnelle.

En 1951 une stèle commémorative est érigée à l’emplacement même du drapeau tricolore que hissaient les Gergoviotes devant leur baraquement. Les anciens acteurs de cette aventure atypique se sont réunis régulièrement jusqu’aux années 1980, faisant demeurer l’esprit des Gergoviotes.

Un point à relever : dès l’entame de ce livre nous sont offerts quelques vers du poète résistant Jean Cassou dont les « Trente-trois sonnets composés au secret » furent publiés début 1944 par les Editions de Minuit clandestines sous le nom de Jean Noir, préfacées par un certain François la Colère, en fait Aragon. Ces sonnets avaient été composés dans la mémoire de l’auteur alors qu’il était prisonnier et que le papier était rationné donc indisponible pour les prisonniers. Il avait profité d’une liberté provisoire pour enfin les écrire, c’est ainsi qu’ils furent publiés en toute clandestinité. Quand l’Histoire rejoint la littérature.

Dans ce travail conséquent, documenté et limpide, d’une extrême rigueur, les auteurs nous guident durant ces 220 pages dans l’Histoire de France mais aussi internationale et universelle, entre la guerre des Gaules et la Résistance de la seconde guerre mondiale, sans jamais mettre de côté le caractère archéologique des chantiers des Gergoviotes. Et puisque l’Histoire ne s’arrête jamais, ils en profitent pour dresser un état actuel des fouilles archéologiques sur le plateau de Gergovie. Plus de 150 illustrations (photos, dessins, etc.) viennent compléter un tableau déjà riche. Ce documentaire historique exceptionnel vient juste de paraître aux Presses universitaires Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand. Quant au bilan humain des Gergoviotes, même s’il ne peut être résumé, en voici quelques chiffres : « On peut évoquer les vingt-deux Gergoviotes arrêtés par les polices française ou allemande, les six qui ont réussi à s’évader, les douze qui ont été déportés, les onze membres de différents maquis, les onze engagés dans l’armée de Libération et les sept qui ont payé cet engagement de leur vie et dont les noms sont désormais gravés sur le granit des Vosges de la stèle dressée à Gergovie ».

Ce livre fait suite à l’exposition présentée sur le site même de Gergovie, plus précisément au Musée Archéologique de la Bataille de Gergovie, exposition montée par les auteurs de ce documentaire d’envergure.

https://www.pubp.fr/

(Warren Bismuth)