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mercredi 13 août 2025

Joseph BOYDEN « Les saisons de la solitude »

 


Nouvelle intrusion dans le challenge « Quatre saisons de pavés » (présenter au moins un livre de plus de 500 pages par trimestre) du blog Au milieu des livres pour la saison estivale, avec ce roman de 500 signé du Canadien Joseph Boyden.

Au Canada, dans la petite ville de Moosonee en bord de lac, Will, 55 ans, ancien pilote d’avion et Indien Cree alcoolique, est dans le coma à l’hôpital. Sa nièce, Annie, vient chaque jour à son chevet. Ces deux personnages vont partager la longue histoire de ce roman, leurs deux récits s’enchâssant parfaitement au gré de chaque chapitre pour former une fresque familiale sur trois générations.

La sœur d’Annie, Suzanne, a disparu depuis deux ans avec Gus Netmaker. Les deux familles, du temps du père de Will et de la première guerre mondiale, étaient proches, mais les épreuves du temps les ont rendues ennemies. De plus, Gus n’est pas précisément un tendre : il fait dans la vente de drogue, notamment auprès de la jeune génération dans certaines réserves indiennes du pays.

Dans les chapitres où il tient le rôle de narrateur, WIll s’adresse à ses deux nièces, les filles de Lisette, comme dans un journal intime. Il fut autrefois attaqué par Marius, un biker, et en outre le frère intrépide de Gus, qui a juré sa mort. Quant à Annie, elle vit dans une cabane avec Gordon, indien – ojibwé - lui-même et muet de naissance, son protecteur. Elle possède une amie précieuse, Eva, infirmière dans l’hôpital où a échoué Will. C’est elle, mère d’un bébé et désenchantée dans un couple mal assorti, qui en partie veille sur le vieil indien.

Annie part à la recherche de sa sœur Suzanne, de Toronto à Montréal en passant par New York tout en se confessant à son oncle dans le coma lorsqu’elle vient lui rendre visite chaque jour ou presque. Annie vit une existence moderne, assimilée, emplie de fêtes, d’un travail de mannequin de charme (comme sa sœur), d’alcool, de rencontres fortuites et d’ecstasy. Elle va faire la connaissance d’un DJ de Toronto et de ses amis, peut-être pas franchement pour le meilleur. WIll, lui, a en partie abandonné les coutumes Crees, au contraire de son demi-frère Antoine, vivant à la manière de leurs ancêtres alors que de nombreux Indiens sont portés disparus dans la Communauté.

Ce beau roman lent qui prend plaisir à étirer les scènes d’introspections et les monologues, est émouvant, attachant par ses personnages qui incarnent la dérive d’une jeunesse canadienne, en particulier la décadence des jeunes Indiens, paumés et abandonnés. C’est aussi un roman de la disparition, celle de Suzanne, celle peut-être imminente de WIll, la disparition du mode de vie Amérindien, des coutumes, des croyances, mais aussi celle de l’amitié entre deux familles.

Le talent de Joseph Boyden réside dans cet affrontement entre deux mondes : celui, ancien et quasi perdu, du vieil oncle Will, celui d’Annie, moderne, actuel, fait de rencontres sur fond d’alcool, de drogues, dans de grandes villes loin des réserves indiennes. Les deux voix, tout en se juxtaposant, racontent deux vies opposées, deux destins en contradiction l’un avec l’autre. Et pourtant existe cet amour filial, quasi inébranlable.

Peu à peu Joseph Boyden laisse découvrir des détails, des pans de vie qui aident à mieux comprendre les tenants et les aboutissants de ce roman ambitieux. Ambitieux car long (500 pages), narré par deux personnages qui de bout en bout prennent sans cesse le relais narratif de l’autre, infatigablement. Il est saisissant de comparer les deux récits.  Deux salles deux ambiances. Mais l’un comme l’autre, Annie et Will ont souffert, parfois pour les mêmes raisons, dont le racisme. La lutte à mort contre les Netmaker est sous-jacente, sans jamais pourtant prendre le dessus. Les sentiments sont exposés avec une grande pudeur, contrairement aux massacres d’animaux qui peuvent donner la nausée.

C’est ici le deuxième roman de Joseph Boyden – traduit en 2009 par Michel Lederer, - encore lui ! - après le déjà très réussi « Le chemin des âmes ». Boyden est un auteur discret et rare, seulement trois romans et un recueil de nouvelles à son actif. Canadien, il fut punk dans sa jeunesse, et a sans doute connu les épisodes brumeux des fêtes pathétiques qu’il raconte avec sobriété. Un roman pareil ne pouvait paraître que dans la collection Terres d’Amérique de chez Albin Michel. Il est à déguster lentement, truffé de petits détails à première vue insignifiants qui sont pourtant tout le ciment du scénario. Il est difficilement résumable tant les protagonistes de premier ordre sont nombreux et magnifiquement dépeints, on se prend de tendresse pour les uns, de rage contre les autres, mais l’équilibre est toujours parfait. Quant aux scènes avec des ours, elles sont d’une grande beauté, d’ailleurs la nature, quoique loin d’être prépondérante, est bien présente tout au long du parcours des deux narrateurs. En somme, un beau voyage à peu de frais (et sans drogue).

(Warren Bismuth)





dimanche 6 juillet 2025

Dee BROWN « Enterre mon cœur à Wounded Knee »

 


Lorsque paraît « Enterre mon cœur à Wounded Knee » en 1970, son auteur Dorris « Dee » Brown est loin de se douter de l’intérêt et des réactions que va susciter son livre documentaire. La parution est d’abord timide, mais elle s’amplifie rapidement jusqu’à prendre des proportions inespérées, d’autant que le sujet reste tabou dans la société américaine : le génocide des amérindiens 80 ans plus tôt. L’A.I.M. (American Indian Movement) vient de se créer aux Etats-Unis et provoque le débat sur le sort des peuples autochtones, ouvrant ainsi une brèche sur le nécessaire rappel historique, la nécessaire vérité à écrire.

« Enterre mon cœur à Wounded Knee » est l’histoire de la conquête de l’ouest vue du côté des vaincus. Dee Brown détaille et analyse chaque date importante du massacre des Amérindiens, partant brièvement de la « découverte » du continent américain par Christoph Colomb en 1492 pour devenir plus minutieux à partir de la guerre de Sécession.

Dee Brown examine chacun des destins des principales Nations Amérindiennes, leur combat, leur anéantissement. Il en est ainsi des Navajos, des Sioux, des Cheyennes, des Apaches, des Modocs, des Kiowas, des Comanches, des Nez-Percés et de quelques autres. Chaque détail compte, est à sa place, dans une quête de vérité historique vertigineuse. Ce livre capital est entre autres construit autour de nombreux témoignages « sur le terrain », par les Indiens mais aussi par les Blancs. Et des phrases qui, remises dans leur contexte, claquent comme des fouets. À propos de la reddition des Navajos au sud-ouest du pays en 1864 : « cela nous revient moins cher de les nourrir que de les combattre », avant que l’un des derniers chefs de la tribu, Manuelito, finisse par se rendre en 1866.

Contre toutes ces Nations se retrouve le même plan orchestré par les Blancs : des discussions à tout rompre, des intimidations jusqu’à la proposition d’un traité qui, bien sûr, ne sera jamais respecté et penchera toujours pour le bien des Blancs. Quant aux procès des Indiens, ils sont bâclés, les exécutions sont nombreuses, certaines étant même des erreurs, tout simplement.

Au sein de ces nations, toujours, hélas, la même barbarie blanche à leur encontre : tortures, mutilations (ces actes seront d’ailleurs bientôt imités par des Indiens au comble de la haine), attaques éclairs, décimation des chevaux, viols, etc. Les chefs Indiens, lucides, tentent d’éviter le massacre par des pourparlers, des paroles emplies de sagesse et de bon sens. « Le Grand Esprit a fait naître l’homme blanc et l’Indien, déclara Black Cloud, mais je pense qu’il a fait naître l’Indien en premier. Il m’a fait naître dans ce pays, et celui-ci m’appartient. L’homme blanc est né de l’autre côté des grandes eaux, et son pays se trouve là-bas. Depuis qu’ils ont traversé la mer, je leur ai laissé de la place. Et maintenant, je suis entouré de Blancs. Il ne me reste plus qu’un petit morceau de terre. Le Grand Esprit m’a dit de la conserver ».

Les Indiens sont les premières victimes de la ruée vers l’or, lorsque les blancs se précipitent en masse à l’ouest du pays pour s’y installer, galvanisés par la présence du métal précieux sur des terres jusqu’alors indiennes. Des scènes vont être immortalisées sous forme de pictogrammes par des Indiens témoins. Les exécutions s’amplifient, les bisons, nourriture principale des nations Indiennes, ne vont pas tarder à être éliminés par millions, toujours par les Blancs, afin d’affamer les indiens.

C’est alors que surgit Derrière-Dur, surnom de Custer donné par les Indiens. Il participe au massacre de Wahshita en 1868. Suivent la bataille de Summit Springs en 1869, le massacres de Maris River en 1870 et de Camp Grant en 1871. L’Histoire s’accélère, se fait de plus en plus épouvantable.

Et toujours cette demande des Blancs, apparemment anodine : que les Indiens deviennent agriculteurs, c’est-à-dire qu’ils doivent abandonner leur mode de vie, leurs coutumes pour se ranger du côté des Blancs, et bien sûr délaisser leurs rites pour devenir de bons chrétiens. Les Blancs développent le chemin de fer, ce puissant moyen de transport qui apeure et fait fuir les bisons. Les mêmes Blancs qui kidnappent par milliers les chevaux des Indiens tandis que débute le véritable massacre des bisons au début des années 1870 (trois millions sept cents mille sont tués entre 1872 et 1874). Il en est de même pour les Nations Autochtones. Par exemple, les Kiowas et les Comanches périssent en moins de dix ans alors que de plus en plus d’États fédéraux se créent dans le pays.

Retour sur un traité de 1868 : « Aucun Blanc ou groupe de Blancs ne sera autorisé à s’installer ou à occuper une seule portion du territoire, ou à traverser ledit territoire sans le consentement des indiens ». Dans les faits, c’est l’inverse qui se produit. Les Black Hills (Paha Sapa) sont convoitées par les Blancs car regorgeant d’or. Mais en théorie, et suite au traité, elles appartiennent aux Indiens. Qu’importe, les Blancs sont prêts à tout pour les conquérir. L’armée américaine, les fameuses Tuniques Bleues, se déploie. En face, réaction immédiate des Indiens : tout d’abord mille guerriers parmi lesquels Sitting Bull (Tatanka Yotanka), Crazy Horse et Two Moon, qui deviennent rapidement quatre fois plus nombreux. C’est la bataille de Little Bighorn (de Greazy Grass chez les Indiens), et une victoire éclatante des Autochtones, avec la mort de Custer en prime, qui marque un tournant dans la guerre. Car dorénavant, les Blancs auront soif de vengeance après cette humiliation.

Chaque bataille est passée au peigne fin comme celle de Little Bighorn. Les chefs Indiens sont longuement évoqués, ainsi Crazy Horse jusqu’à son décès en 1877, ou encore Géronimo (Goyathlay), Cochise et bien sûr Sitting Bull (qui s’éteint en 1889), alors que de nombreuses tribus périssent de maladies et que des lois surgissent, toujours plus implacables contre les Autochtones qui tout à coup ne deviennent « pas des personnes au sens juridique du terme ». « Le 3 novembre [1883, nddlr], la Cour Suprême des Etats-Unis statue qu’un Indien est un étranger à la charge de l’État », alors que l’Indien se trouve précisément sur ses terres ancestrales.

La domination blanche s’accentue toujours plus : « Les blancs sont comme des oiseaux, expliqua Crook. Chaque année, ils ont de nombreux œufs et il n’y a pas assez de place dans l’Est, si bien qu’ils doivent aller ailleurs, dans l’Ouest, comme vous vous en êtes aperçus ces dernières années. Et il en viendra toujours plus, jusqu’à ce qu’ils aient envahi le pays tout entier. Vous ne pourrez pas les en empêcher (…). Tout est décidé à Washington à la majorité et quand ces gens arrivent dans l’Ouest et constatent que les indiens disposent d’un immense territoire dont ils ne font rien, ils disent : ‘Nous voulons ces terres’ ». Et ainsi va l’invasion Blanche. Jusqu’à la date fatale de décembre 1890 et l’ultime massacre, celui de Wounded Knee…

« Enterre mon cœur à Wounded Knee » répertorie méticuleusement les grandes dates des guerres indiennes, des années 1860 à 1890, en un conséquent document historique qui a fait changer l’œil du monde sur le massacre des indiens. Ce livre de 475 pages est essentiel, même si bien sûr il est dur puisqu’il s’est donné comme mission de ne rien mettre de côté sur les atrocités commises par les futurs vainqueurs. Il est de ces ouvrages qui marquent, d’autant qu’il est ici préfacé, pour la version publiée dans la majestueuse collection Terre Indienne d’Albin Michel (la traduction originale parut en grand format en 1990 chez Arista pour le centenaire du massacre de Wounded Knee) par Jim Harrison puis Joseph Boyden, dont on apprend ici qu’il fut punk durant sa jeunesse et suivit même des groupes en tournée.

« Enterre mon cœur à Wounded Knee » est un livre majeur sur le génocide Indien, il devrait être étudié dans toutes les bonnes institutions. Il rend hommage à tout un peuple massacré, ne serait-ce qu’en reconstituant son itinéraire, mais aussi en partie son langage, proposant plusieurs « traductions » de lieux ou de chefs. Car là aussi, le Blanc a tout pillé : il a donné son nom, en anglais, à des lieux, à des chefs Indiens, les rebaptisant, se les accaparant, c’est aussi cela la destruction de la culture Amérindienne.

(Warren Bismuth)

mercredi 16 avril 2025

Béatrice MACHET « Rafales »

 


55 rafales emplissent ce recueil de poésie. 55 photographies écrites sur les bords du lac Michigan en hiver. La neige le vent sont les héros imposés, « Le vent et ses rafales : éternellement jeunes ! » pour un recueil biberonné au nature writing. Clichés de daims au coeur d’une immensité blanche, des grands espaces toujours mouvants. Et la présence des Amérindiens, de leurs croyances, de leurs rites, et de leur génocide. « Pour les Indiens d’Amérique, l’hiver est / la saison des histoires. Car il suffit / d’écouter le vent. Il est la mémoire de / ce territoire. Il l’a balayé tant de fois. / Tant de fois parti et revenu… ».

Quelques vers en anglais, d’autres que l’on imagine en anishinaabemowin, la langue du peuple Anishinaabe (« mo = oralité, win = énergie de la parole »). Pourtant là-bas, sur les bords du lac, seuls 2 % de la population est de sang indien, ce jadis « peuple de la rivière ». Froid intense, solstice, marche. Car Béatrice Machet a choisi la marche pour décanter, s’extraire du monde et rêver ses vers libres. Spécialiste des premières nations, elle nous fait partager ses connaissances, par petites touches, par des bribes de vies quotidiennes, celles d’avant le génocide.

Poésie libre donc, observatrice, pressurée pour supprimer le superflu et ne garder que l’essentiel, en un jeu de langue très approprié pour le sujet. Cette poésie sait se faire contemplative autant qu’offensive quand il s’agit de défendre les droits des Amérindiens et rappeler quelques cauchemars dont ils furent victimes.

Béatrice Machet, autrice de nombreux livres, construit ici un univers dont elle est spectatrice. Car au-delà de la forme et du contenu, c’est un récit de voyage, masqué, pudique, puisqu’elle s’est rendue sur les lieux, a arpenté intensément les rives du lac Michigan, en a tiré ce livre sensoriel paru en 2024 chez Lanskine.

https://editions-lanskine.fr/

(Warren Bismuth)

 

mercredi 2 avril 2025

James WRIGHT « La branche ne se brisera pas »

 


James Wright (1927-1980) est un poète étasunien oublié, c’est d’ailleurs par le biais de ces deux recueils de poèmes la première fois qu’il est traduit en France. Pourtant, sa poésie est somptueuse et ses images envoûtantes. « La branche ne se brisera pas », premier recueil, avec ses villes industrielles, ses tragédies minières (le père de Wright était mineur) sur fond d’alcool sont évoquées en des instantanées d’une Amérique désenchantée. La mort toujours, celles d’animaux ou le souvenir d’un Président américain probablement empoisonné. Que ce soit dans l’Ohio (dont Wright était originaire), le Minnesota, le Wyoming ou les 2 Dakotas, les brefs clichés sont émaillés de désastres, mais de beauté aussi, précisément là où le poète convoque la nature.

Poésie historique avec cette rencontre entre le Président Eisenhower et le dictateur Franco en 1959 en Espagne : « Les sourires brillent à Madrid. / Eisenhower a serré la main de Franco, l’a enlacé / Sous le feu des photographes. / De nouveaux bombardiers bien propres venus d’Amérique étouffent leurs moteurs ». Poésie vagabonde qui rend en outre hommage au poète espagnol Miguel Hernández (qui fut également honoré dans un bref texte de Jim Harrison).

Mais la nature tient un rôle prépondérant par ces arbres, ces oiseaux, ces cours d’eau, ces astres, ces champs où vont trimer les fermiers. Cette nature qui tient compagnie dans un quotidien marqué par la solitude, l’isolement, la déprime. « Pourtant, / il y a de bonnes choses dans ce monde », importance de ce simple mot « pourtant ». Cette solitude qui colle aux semelles, même si elle est en partie choisie et assumée. Et la mort, qui rôde, infatigablement. « Richesses mortes, mains mortes, la lune / S’assombrit, / Et je suis perdu dans les belles ruines blanches / De l’Amérique ».

Le second recueil « Allons nous rassembler à la rivière » n’est pas non plus avare en images fortes, avec cette Jenny, la Femme fantasmée, cette muse, sorte d’idéal féminin perdu dans une atmosphère de suicide, de miséreux du Midwest, que l’auteur dépeint magistralement. « Je veux être emporté / Par un grand oiseau blanc inconnu de la police, / Planer sur mille kilomètres et me cacher soigneusement, / Modeste et doré comme un dernier grain de maïs, / Conservé avec les secrets du blé et des villes mystérieuses / Des miséreux anonymes ». Hommages répétés aux peuples autochtones pour lesquels Wright est empreint d’une immense compassion. Puis le rôle des ombres, rappelant les oubliés. Enfin le rôle des gares, débuts ou terminus d’un voyage éprouvant.

La poésie de James Wright est libre et venteuse, torturée comme contemplative. Ces deux recueils sont d’une beauté saisissante, intimistes comme universels et la présence de Dieu n’y est que discrète. Livre d’une grande sensibilité paru en 2024 aux éditions Le Réalgar dans cette superbe collection de poésie « Amériques », il est traduit par Christian Garcin, agrémenté par une esthétique sobre mais efficace (la couverture est fort réussie), et bien sûr il est à lire et à partager.

https://lerealgar-editions.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 19 mars 2025

Julie GILBERT « On disait les Indiens »

 


Texte hybride, entre poésie libre et performance théâtrale (il fut d’ailleurs joué sur les planches), il peut aussi être lu comme un témoignage historique au vitriol. L’autrice Julie Gilbert, franco-suisse, a vécu une vingtaine d’années au Mexique où elle a côtoyé les nations autochtones.

 

La narratrice de ce magnifique texte, une anonyme mais qui pourrait fort bien être un double de l’autrice, se rend au Nord du Mexique tout près de la frontière états-unienne, avec sa mère après qu’elles aient quitté le pays quarante plus tôt après y avoir séjourné six mois. La narratrice n’y a plus de souvenirs, elle n’avait alors qu’un an. Elles sont de descendance Yaqui, une tribu de la région, implantée près de Sonora. C’est là-bas que les légendes renaissent.

 

La narratrice et sa mère revoient un village (celui où elles ont vécu) vieilli et baignant dans son jus. « Et c’est comme si ce qu’on était venu chercher / S’était volatilisé / Effacé / Que tout ça n’avait pas eu lieu / Que tout cela appartenait définitivement au passé / À nos mémoires de femmes blanches / À nos mémoires de femmes étrangères ».

 

Texte révolté comme clamé en un seul souffle, il dénonce l’injustice devant le sort qui fut réservé aux autochtones par les Blancs, en particulier près de ces terres où les deux femmes retournent. Description d’un paysage pollué par des usines états-uniennes implantées là et pompant l’énergie des femmes qui travaillent, les déshumanisant, et puis ces gazoducs traversant les terres Yaqui de part en part, terres prêtées contre quelques billets aux populations locales. Les Yaqui étaient redevenus propriétaires de leurs terres en 1937 mais devant l’urgence financière, ils ont dû se résoudre à les louer. Aux Blancs. Dans cette région poussent aussi les casinos, les jeux d’argent sont un triomphe.

 

Au départ, la narratrice envisageait de tourner un film sur la spiritualité des peuples autochtones, mais eux ne désirent pas échanger sur ce thème qu'ils gardent jalousement pour eux. Leur spiritualité, ils ne désirent pas la confier. La narratrice reprend la route à plusieurs reprises. Diverses étapes dans de petites villes isolées d’altitude où l’empreinte capitaliste est pourtant clairement visible jusque dans les réserves Indiennes, même si d’évidence une résistance anti-états-unienne subsiste.

 

Arrêt à Window Rock, siège du gouvernement Navajo, l’occasion pour Julie Gilbert de rappeler que ce terme de navajo fut inventé par les Blancs, les autochtones se définissant de leur côté comme Dinés (le peuple). Dans les réserves, dans les bourgs comme partout, alcool, drogues hallucinogènes font des ravages. Le Blanc a encore réussi sa mission de destruction, d’anéantissement. « Cannibale enragée / Mangeant l’Indien / Mangeant tout / Mangeant ses terres / mangeant son corps / Notre cannibalisme ne semble pas avoir de fin / Et maintenant, nous voilà / En troupeau ».

 

Retour sur le traité de Fort Laramie de 1868, attribuant les Black Hills aux nations autochtones. Mais très vite les Blancs se sont rendu compte que le sol renfermait de grandes quantités d’or. D’où la révision du traité. Retour sur les pensionnats religieux qui ont « éduqué » les jeunes Indiens, les ont rendus à l’état d’esclaves, par la violence, le viol. Le tout est ponctué de chants et contre-chants. En peu de pages, Julie Gilbert retrace par des images fortes tout le calvaire du peuple autochtone au fil des générations. Des portraits de résidents croisés sont brossés, ils sont beaux, vrais.

 

Ce livre engagé est une vraie belle surprise, contant avec colère mais tendresse, violence mais poésie, la destinée des Dinés et Navajos qui, comme toutes celles des nations premières, est une tragédie extraordinaire. Le texte fut écrit puis mis en scène en 2018. La version papier, ici présentée, est parue en 2024 aux éditons Passage(s) (devenue Passage(s) et traverse(s) ???) et vaut le détour par la mine d’information qu’elle renferme et le profond respect qu’elle dégage.

https://www.passages-et-traverses.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 2 mars 2025

Joe STARITA « Nous les Dull Knife »

 


C’est en suivant la famille Dull Knife, par son prisme symbolique, que Joe Starita s’attaque à un sujet brûlant : le traitement des nations premières, des autochtones aux Etats-Unis pendant plus d’un siècle, dans une épopée passionnante et documentée qui se termine aux tout débuts des années 1990.

Tout d’abord Guy Dull Knife Senior (il décèdera juste avant la parution du livre, une page lui est dédié en exergue), Sioux Oglala et accessoirement le dernier Lakota encore vivant de la première guerre mondiale. À près de 95 ans, bien qu’alerte, il est l’un des habitants d’une maison de retraite. Joe Starita lui rend souvent visite et sait partir loin dans le temps pour une information, une explication : « Certains anthropologues affirment qu’un bras de terre a jadis traversé le détroit de Béring, reliant ainsi l’Asie à l’Amérique du Nord, et pensent que les premières tribus indiennes sont passées par là il y a environ vingt mille ans ».

Guy a vécu 46 ans avec sa femme, Rose Bull Bear, militante, avant qu’elle décède en 1973. Ils ont eu des enfants, petits-enfants, etc. et en ces années 1990, ce sont quatre générations qui se répartissent au sein de leur famille. Mais déjà l’Histoire est en marche, celle du XIXe siècle et d’une nation décimée ainsi que sa nourriture : « C’est ainsi qu’entre 1872 et 1876, plus de six millions de bisons furent massacrés sur les grandes Plaines. L’armée américaine finit par encourager ce massacre car elle y voyait le moyen le plus rapide et le moins cher d’obliger les Indiens à quitter leurs terres sacrées et à aller s’installer sur des réserves ».

La tribu d’où proviennent les Dull Knife est Cheyenne à la base. Elle fut déplacée en 1877 dans l’actuel Oklahoma. Les tribus indiennes furent victimes de nombreuses famines, épidémies, de mal-être aussi, suite à l’éloignement de leurs terres entraînant une profonde nostalgie. C’est le cas des Dull Knife. « Ils ont survécu. C’est à peu près tout ce qu’ils ont réussi à faire ».

Dans cet ample documentaire de 400 pages, nous suivons plusieurs générations de Dull Knife pour mieux appréhender les changements au sein des Etats-Unis. La famille Dull Knife est devenue lakota par transmission. Après de nombreuses péripéties, elle échoue dans la réserve de Pine Ridge, Dakota du sud, où les enfants sont admis de force dans des pensionnats (le premier pensionnat hors réserve avait été établi en 1879). « Les traités rendaient obligatoire la scolarisation des lakotas âgés de six à quatorze ans et prévoyaient que ceux qui manqueraient à ce devoir se verraient privés de vivres. Les premières écoles de Pine Ridge n’étaient pas gouvernementales mais paroissiales ». Les indiens vont donc être « civilisés », « éduqués » dans la soumission à la pure tradition blanche chrétienne.

Des tensions décennales aboutissant au  massacre de Wounded Knee fin 1890 et au grand spectacle Wild West Show de Buffalo Bill à partir de 1892, Joe Starita avance méticuleusement dans la tragique Histoire de ceux que l’on a nommés les Amérindiens. Et de celles que l’on oublie trop souvent : les amérindiennes. « Elles n’ont pas baissé les bras et ont pris la relève tout en essayant de maintenir l’unité familiale. Les hommes, au contraire, ont abandonné la partie, plus rien n’avait de sens à leurs yeux. Pour la plupart, les années qui ont suivi Wounded Knee ont été les pires qu’ils aient connues ».

Les enfants indiens se voient peu à peu attribuer des prénoms de Blancs. Mais le peuple tient à garder certaines traditions ancestrales dont la danse des esprits qu’ils pratiquent clandestinement, malgré bien sûr les pires difficultés à allier deux cultures si différentes. Viennent les années 1960, avec leurs nouvelles générations, dont celle des Dull Knife. Guerre du Vietnam, création de l’A.I.M. (American Indian Movement) afin de rendre les droits et la dignité des peuples Indiens. Entre les horreurs, les persécutions, les stigmatisations, viennent poindre des scènes plus légères, touchantes voire presque drôles, notamment cette rencontre impromptue de certains membres de la famille avec… Elvis Presley (que d’ailleurs ils ne connaissent même pas de réputation). Au fil des décennies, cette évidence, frappante : « Après une année à Saint Louis, Guy Junior [Dull Knife, nddlr] rentra sur la réserve de Pine Ridge. Un mois plus tard, une lettre arriva à la maison de la Red Water Creek. Le 28 août 1968, le jeune homme permit à sa famille de contribuer à détenir un record : celui d’avoir participé à toutes les guerres dans lesquelles les Etats-Unis se sont engagés au cours du XXe siècle ». Et pourtant, droits bafoués, identité niée.

La création de l’A.I.M. représente une belle évolution dans les mentalités. Ce mouvement militant marche par exemple sur Washington en 1972, puis sur Wounded Knee pour commémorer le massacre de 1890. La foule est à chaque fois plus nombreuse, les sympathies – y compris blanches – fleurissent, un nouveau combat est en marche. Joe Starita revient sur le rôle du militant Leonard Peltier (dont la peine d’emprisonnement vient d’être commuée au dernier jour de la Présidence de Joe Biden, Leonard est enfin libre, plus de 50 ans après son incarcération, pour raisons de santé). Des statistiques font froid dans le dos : les Sioux Oglalas sont les gens les plus pauvres des Etats-Unis. Mais ils résistent, ils militent. Le livre s’achève sur le centenaire de Wounded Knee en 1990. Le patriarche Guy Dull Knife décède en 1995, juste après la sortie du livre, traduit ici par Hélène Fournier et paru en France en 1997 dans la somptueuse collection Terre Indienne de chez Albin Michel. Il est préfacé, certes très brièvement – en quelques lignes -, par Jim Harrison.

Au-delà de la famille Dull Knife, ce sont bien un peu plus de cent ans d’Histoire Amérindienne ici rapportés, cent ans de souffrances, de privations, de soumission, d’obligations, mais des racines toujours vivaces. Formidable documentaire qui nous en apprend beaucoup, tant dans le global que dans l’intime des peuples amérindiens. Et vous savez quoi ?? Il n’a jamais été réédité ! La France semble peu se préoccuper de la mémoire amérindienne. Mais ce livre existe, et il est précieux, d’autant qu’il est parsemé de nombreuses photos d’époque en noir et blanc.

 (Warren Bismuth)

mercredi 12 février 2025

Richard WAGAMESE « Jeu blanc »

 


Saul Indian Horse, un indien ojibwé né dans l’Ontario en 1953, a la trentaine lorsqu’il se résout à écrire sa biographie sous la pression de proches, alors qu’il vient d’être admis dans un établissement de soins pour alcooliques. Sa vie fut comme celle de son peuple, entre violence, misère et velléités d’un avenir meilleur.

Saul commence véritablement par le commencement, présentant ses ancêtres, au moment où son peuple vivant encore selon les traditions indiennes, découvre les bienfaits du cheval, qu’il appelle Grand Chien. Puis ce sont les premières rencontres – tendues – avec les Zhaunagush, les Blancs, qui prennent rapidement l’ascendant, kidnappant des enfants pour les convertir à la religion chrétienne. Son frère Benjamin en est indirectement décédé, ses parents sont partis, le laissant seul, lui Saul, avec sa grand-mère âgée qui ne va pas tarder à mourir à son tour.

Saul est admis de force dans un établissement religieux, St. Jerome’s, où nombreux enfants meurent de maladies et de chagrin. « À St. Jerome’s, j’ai vu des enfants mourir de tuberculose, de grippe, de pneumonie et de cœur brisé. J’ai vu des jeunes garçons et des jeunes filles mourir debout sur leurs deux pieds. J’ai vu des fugitifs qu’on ramenait, raides comme des planches à cause du gel. J’ai vu des corps pendus à de fines cordes fixées aux poutres. J’ai vu des poignets entaillés et les cataractes de sang sur le sol de la salle de bain, et une fois, un jeune garçon empalé sur les dents d’une fourche qu’il s’était enfoncée dans le corps. J’ai observé une fille remplir de pierres les poches de son tablier et traverser le champ en tout sérénité. Elle est allée jusqu’au ruisseau, s’est assise au fond et s’est noyée. Ça ne cesserait jamais, ça ne changerait jamais, tant qu’ils continueraient à enlever des jeunes Indiens à la forêt et aux bras de leur peuple ».

Dans cet établissement travaille le père Gaston Leboutilier qui va faire découvrir à Saul le hockey sur glace. Et là c’est le choc d’une vie : Saul happé par ce sport veut en connaître jusqu’au moindre secret, devient vite la coqueluche de ses camarades, lui qui apprît à patiner, caché de tous, avec une bouse de vache en guise de palet. « La patinoire était le lieu où tous nos rêves prenaient vie ». Saul monte en puissance dans son talent, mais les ignominies racistes de ses adversaires, du public et même parfois de ses coéquipiers ont raison de sa rage.

À 14 ans, Saul est recueilli par la famille Kelly pour faire enfin valoir son talent sur la glace. Le racisme l’accompagne : « Les Blancs nous avaient refusé le privilège des stades de glace couverts, le confort des vestiaires chauffés, les stands d’alimentation, les patinoires entourées de baies vitrées au-dessus des bandes, les tableaux d’affichage et même un bac pour les joueurs. Nous restions debout derrière la bande, à taper des patins dans la neige pour nous réchauffer les pieds ». Car le hockey sur glace appartient aux Blancs et uniquement à eux. La communauté indienne est une minorité méprisée, haïe.

Saul va devenir professionnel, mais il va devoir rapidement s’enfuir, devenant solitaire, traqué par la vindicte des Zhaunagush. Il rage contre l’injustice tout en faisant connaissance avec la dive bouteille qui va le détruire.

« Jeu blanc » est un très beau roman sur l’assimilation, sur la difficulté pour les Indiens de préserver leur culture face à la violence des Blancs leur imposant la leur – et la peur. Les Blancs cherchent toujours à écraser les Indiens, qu’ils voient encore comme des ennemis. Le scénario se concentre sur la découverte du hockey pour Saul et sur le jeu. Les extraits d’entraînements, de matchs sont très nombreux, émouvants, passionnés. C’est un roman initiatique, y compris dans l’apprentissage de la boisson pour Saul. Roman qui remue aux tripes par le choix des mots, des phrases, des images. Richard Wagamese (1955-2017) était lui-même de sang ojibwé, il n’est pas impossible que cette histoire revête des bribes d’autobiographie. En tout cas, il est clair que Wagamese a souffert de la domination des Blancs sur son peuple. Seuls trois romans de cet auteur ont été traduits en France, c’est dire si « Jeu blanc » est un élément important de l’œuvre.

« Jeu blanc », c’est aussi la rédemption, la sagesse, cette volonté de faire le bien, malgré les souvenirs hantant l’esprit du pauvre Saul qui, nous ne l’apprenons qu’en fin d’ouvrage a, tout le long de sa vie, caché un terrible secret. Que je vous invite à découvrir dans ce roman touchant, traduit ici par Christine Raguet, prenant position du côté des mots canadiens pour les termes techniques ou logistiques du hockey. « Jeu blanc » joue sur la corde sensible de son lectorat pour mieux faire entrer dans nos esprits le calvaire du peuple ojibwé, qui est le fil conducteur du roman.

(Warren Bismuth)

dimanche 9 février 2025

R.M. UTLEY & W.E. WASHBURN « Guerres indiennes, du Mayflower à Wounded Knee »

 


Ce documentaire fourmillant de détails s’emploie à retraverser plus de trois siècles d’Histoire des guerres indiennes sur le territoire des actuels Etats-Unis, débordant même sur le Mexique et le Canada. Le défi est de taille, d’autant que les combats furent nombreux au cours des 370 ans ici scrutés à la loupe.

Tout commence par le meurtre d’un blanc par un indien au début du XVIIe siècle. Puis vient la volonté des blancs de christianiser les tribus indiennes, et accessoirement de leur dérober leurs terres et ce dès l’arrivée en 1622 du bateau le Mayflower en Nouvelle-Angleterre. Partant de ce fait, les deux auteurs déroulent avec un sens époustouflant du détail les combats, les guerres, y compris internes. Car des tribus Indiennes se combattent, des Blancs se font la guerre entre eux, sans compter les alliances entre Blancs et Indiens. Des traités sont signés dès le XVIIe siècle mais, comme les suivants, ils sont sciemment mal expliqués par les rédacteurs et ensuite galvaudés.

Si les premiers chapitres du livre paraissent ardus car méticuleux sur une période lointaine pas toujours étudiée ni bien maîtrisée par le lectorat, la suite est vite plus limpide, notamment à partir de la guerre d’Indépendance et la création de la nation des Etats-Unis en 1783.

Le texte revient abondamment sur les coutumes indiennes, s’attarde sur les différentes tribus, les différents chefs, leurs lieux de vie et conditions d’existence, l’introduction du whisky, dévastateur. Le récit fait en revanche en partie l’impasse sur les grandes heures de la création des Etats-Unis et sur la guerre de sécession, l’essentiel du propos étant ailleurs, les luttes incessantes entre tribus et – désormais – américains. « Comment un Blanc pouvait-il vendre ou acheter de la terre, comme si elle lui appartenait, alors que tout Indien sensé savait que la terre était pareille à la mer, et que tous pouvaient l’utiliser ? À la rigueur, plusieurs tribus pouvaient se choisir des territoires différents, mais jamais un seul homme ne pouvait en être le propriétaire ». Car ce sont bien deux civilisations qui s’affrontent, deux modes de vie, deux pensées aux antipodes l’une de l’autre.

Diverses maladies dont la variole déciment les tribus, certaines ont même été inoculées volontairement par les Blancs, un long massacre se met en route, attisé par la ruée vers l’or du XIXe siècle. Les deux auteurs se focalisent sur les combats, nous les font revivre presque sur le terrain, décrivent les armées déployées ainsi que les techniques militaires, sans nous épargner les tortures ni les assassinats de masse. Il faut parfois avoir le cœur bien accroché pour terminer la lecture d’une scène épouvantable.

Des réserves pour parquer les Indiens sont créées un peu partout sur le territoire. Vient la bataille de Little Bighorn en 1876 et cette éclatante victoire des Indiens s’offrant la mort du célèbre général Custer. Là aussi de nombreux détails sont consignés, analysés, l’exercice est passionnant et toujours « très à cheval » (rires gras) sur le contexte historique. Suite à cet événement majeur, la tension se fait de plus en plus extrême, les déportations massives, les exécutions sommaires banalisées, les destructions de bêtes, plantes et forêts nombreuses afin d’affamer les Indiens.

« Vers 1885, il existait cent quatre-vingt-sept réserves, couvrant deux cents quatre-vingt-dix milles kilomètres carrés, où vivaient deux cents quarante-trois mille Indiens. Le bureau des Affaires indiennes, qui n’employait que trois cents personnes en 1850, en comptait maintenant plus de deux mille cinq cents, et avait un très grand pouvoir, presque de vie et de mort, sur l’ensemble des Indiens des Etats-Unis ». Car c’est bien le pouvoir, la cupidité qui fut au cœur de cette bataille de plus de trois siècles.

La « Danse des esprits » allait devenir le tombeau des Indiens, le récit nous raconte en quelles circonstances, notamment cette interception des Sioux au bord de la rivière Wounded Knee par la 7e cavalerie, qui n’était autre que l’ancien régiment d’un certain Custer. S’ensuit l’un des plus grands massacres de toute l’histoire des Etats-Unis, celui de Wounded Knee qui met fin aux guerres indiennes.

Un résumé du livre peut s’avérer totalement inadéquat devant une telle suite d’éléments terriblement précis sur une si longue période. Ce billet ne fait pas exception à la règle, il ne me semble pas retranscrire l’intensité du propos. Si seulement il pouvait vous donner envie de plonger dans ce récit, son but serait néanmoins en partie atteint.

« Guerres indiennes » est un document très éclairant, parfois complexe de par ses descriptions méticuleuses des combats, des forces en présence, de l’aspect géographique, des hostilités nées de rancoeurs. Il n’empêche que c’est un témoignage essentiel pour mieux comprendre le génocide Indien orchestré par un peuple assoiffé de sang et de puissance. Paru dans la somptueuse collection Terre Indienne de chez Albin Michel en 1992 (le texte original date de 1977), il a été réédité en poche en 2021, il est un incontournable de l’Histoire Indienne, et traduit par Simone Pellerin.

« Ils nous ont fait des promesses, dit un vieux Sioux, plus que je ne peux me rappeler, mais ils n’en ont tenu qu’une seule : ils nous ont promis qu’ils nous prendraient nos terres, et ils ont tenu parole ».

 (Warren Bismuth)

dimanche 10 novembre 2024

James WELCH « Comme des ombres sur la terre »

 


Montana, fin des années 1860. Une certaine animosité se crée entre le peuple Pikuni, tribu des Pieds Noirs (Blackfeet) et d’autres peuples autochtones. Des rivalités éclatent, notamment contre les Corbeaux (Crows) qui commercent avec les Napikwans (les Blancs). Au sein des Pikunis nous suivons l’éducation, l’évolution, le passage à l’âge adulte de Chien de l’Homme Blanc, jeune homme dont la vie va basculer. James Welch nous entretient méticuleusement de toute la famille de ce personnage, celui sur lequel il a décidé de se pencher afin de raconter toute l’histoire amérindienne, du moins celle du Montana. Car c’est dans cette région qui nous allons voyager ardemment, au cœur des grands espaces de l’alors toute nouvelle Amérique, au cœur des tensions entre peuples autochtones, mais aussi et surtout peu à peu nous allons assister au déclenchement d’une guerre inévitable entre les Indiens et les Blancs. Quant à Chien de l’Homme Blanc, qui devient Trompe-le-Corbeau après s’être comporté en homme, il se marie et sa femme Peinture Rouge est rapidement enceinte…

Abandonnez tous vos repères de lecture ! En plongeant dans cet ample roman vous acceptez la clause de sortir de votre zone de confort. En effet, James Welch, décrivant avec une rare dextérité, une grande précision le quotidien, les rites, les croyances, les gestes du peuple Pikuni, nous immerge totalement par la langue qu’il a été puiser dans le vocabulaire même de son peuple. Par exemple, le sel devient « Le sable blanc qui rend les aliments doux ». Car c’est bien en Pikuni lui-même qu’il décide de nous présenter son immense famille. Le traducteur Michel Lederer n’est pas non plus innocent dans cette totale désorientation, expliquant en incipit « Nous avons choisi de traduire en français les noms des personnages et des différents lieux géographiques, car il s’agit de noms que les Indiens utilisaient dans leur propre langue et qui ne sont en anglais que des traductions parfois incomplètes ou dont le sens s’est perdu au fil des années ». La lecture en devient active et la concentration doit être optimale car les premières pages peuvent s’avérer ardues.

Ce roman est prodigieux. Prenant un fait historique majeur des Pikunis (la guerre entre Autochtones et Blancs), il nous dépeint une immense fresque de toute la vie des Amérindiens du XIXe siècle. Avec une richesse peut-être inégalée, James Welch nous rend Indiens bien malgré nous. De nombreuses scènes qui peuvent paraître surnaturelles ou fantastiques pour notre rationalité, en tout cas pour notre compréhension d’un fait, font partie d’un tout, d’un élément banal chez les Indiens. Les appels aux Dieux sont nombreux, tout comme des décisions importantes prises en fonction du rêve récent d’un protagoniste. Les noms des animaux sont également très différents, ils sont plus descriptifs. Ainsi les bisons sont les cornes-noires, leur décimation est entreprise par les Napikwans, les Blancs, en fin de volume afin de priver les Autochtones de leur nourriture de base, d’anéantir la Première nation du pays. « … moi-même je n’ai jamais aimé les Napikwans, et je vous dis aujourd’hui que je ferai tout pour débarrasser le pays de leur présence. Mais nombre de nos chefs ont parlé contre moi et je respecte leurs arguments. Ils disent que la voie du Napikwan est désormais un mode de vie. Certains suggèrent même que nous allions dans ses écoles et dans ses églises. Ils affirment que si nous apprenons son langage, nous pourrons le battre avec ses propres mots ».

Les lieux voient leurs noms sonner étrangement pour nous qui avons l’habitude de les voir désignés autrement. C’est toute notre éducation qui est ici revue, notre lexique chamboulé, pour que nous soyons aux côtés du peuple Pikuni, dans la tourmente. Le travail est de taille chez un auteur amoureux de ses racines, qui tend à nous les présenter au plus près de la vérité, sans caricature perfectionniste, ni clichés hérités des blancs. Il nous faut être redevenus vierges d’influence pour découvrir ce livre merveilleux qui requiert une acuité toute particulière pour une lecture unique et dense qui convoque abondamment les conditions d’existences autochtone de l’époque pour un roman qui se lit un peu comme un western où les indiens seraient les héros malheureux car de nombreuses morts seront à déplorer.

« Comme des ombres sur la terre » est une immense épopée indienne. Si l’auteur a fait le choix de la fiction, c’est pourtant bien une peinture documentaire qui nous est offerte par le biais des personnages. Welch nous raconte l’histoire de son peuple, massacré comme tant d’autres. Pourtant le ton n’est jamais larmoyant, les hommes et les femmes peuplant ce livre sont vrais et pourraient bien nous hanter encore longtemps tellement ils sont réussis, crédibles, forts, et beaux en même temps que faibles, intéressés et parfois naïfs. De la polygamie (attention les femmes ne font pas tapisserie !) à la jalousie, de l’amitié à la trahison, du massacre à venir orchestré par les Blancs : « La machine était déjà en place, qui broierait les Pieds Noirs », rien ne nous est épargné, et c’est toute la grandeur de ce roman de 400 pages entre onirisme et tragédie, paix et guerre totale. Il évolue toujours sur un fil, sans ambiguïté mais sans rien promettre de la suite. Mieux que ça : il nous convie aux prémices de la ruée vers l’or avec les premiers déplacements d’humains cherchant à faire fortune toujours un peu plus à l’ouest ou au nord. Il est aussi une suite d’images d’un Montana méconnu, immense, indestructible, comme magnifié. Et alors que les dissensions s’accentuent entre les hommes, une maladie se répandant comme une traînée de poudre commence à faucher les tribus.

« Comme des ombres sur la terre » est sans doute LE roman sur les peuples Autochtones de par sa richesse de détails, sa méticulosité et sa connaissance du sujet. C’est le troisième d’un Indien, James Welch (1940-2003), soucieux de la transmission historique de ses propres racines, rédigé en 1986 et traduit par Michel Lederer en 1994 pour la sublime collection Terre Indienne de chez Albin Michel. En pénétrant dans ce roman, vous avez tout d’abord le sentiment de violer une terre sacrée, de piétiner une divinité, puis vous vous immergez totalement et vous faites l’un des plus beaux voyages littéraires qu’il soit permis d’entreprendre.

(Warren Bismuth)

mercredi 18 septembre 2024

James WELCH « L’hiver dans le sang »

 


Avouez qu’il est plutôt curieux qu’un roman débute par ces mots : « Je pissai dans les hautes herbes du fossé ». Années 1960 et 1970 dans une réserve Blackfeet de l’Etat du Montana, un homme de 32 ans rentre chez lui où résident sa grand-mère et sa mère Teresa, fervente catholique. Le père, First Raise, est mort de froid dix ans auparavant. Le frère, Mose, a suivi un peu plus tard. Lame Bull vient d’épouser Teresa, il a huit ans de moins qu’elle. Quant au narrateur, il s’est entiché d’une fille qu’il a ramenée chez lui, mais la jeune femme s’est évaporée non sans l’avoir délesté d’un fusil et d’un rasoir électrique.


Voici donc la trame simple de ce premier roman de 1974. Le narrateur est un homme qui va devoir, par orgueil peut-être, retrouver la jeune femme disparue. Il erre dans des endroits malfamés du Montana, rencontre des ivrognes, des accidentés de la vie, des vagabonds, des alcooliques. Partout ça trafique, ça abuse et ça n’aime pas trop les indiens, alors que le narrateur en est un. C’est aussi un homme en recherche de femmes.

Les émotions ne cessent d’évoluer dans ce beau roman. La grand-mère centenaire est l’âme de la réserve, elle raconte le passé, elle est en quelque sorte l’historienne. Le narrateur, dont jamais le nom ne nous sera dévoilé, est un homme moderne, autochtone qui a perdu ses repères, ses racines, devenu ivrogne comme son père (un vagabond qui fricotait avec les Blancs), se moulant dans un monde qui lui est imposé, un monde matérialiste loin de ses croyances, du mode de vie de ses ancêtres. Les séquences dans les villes, les bistrots, les lieux de débauche dégainent cet humour si particulier que l’on retrouve chez d’autres écrivains dits de l’école du Montana, Jim Harrison (avec lequel Welch avait écrit le splendide petit livre « Terres d’Amérique ») et James Crumley en tête. Les chapitres dans la réserve sont plus lents, plus « sur la corde sensible », ils sont sensitifs et rappellent les propres origines de l’auteur. Quant au cheval Bird, vieux canasson qui tient à peine sur ses pattes, il est le témoin de ces décennies au sein de la réserve.


« L’hiver dans le sang » est une descente aux enfers d’un homme heurté. Mais James Welch ne cherche pas à faire pleurnicher, en sacré conteur il use de l’humour, dépeignant des situations burlesques, grotesques. Si dans le fond le roman est dramatique et bouleversant, l’auteur ne veut pas le rendre austère et applique un décor, des personnages décalés, paumés, mais qui ne rendent pas mal à l’aise. Ce roman est un parcours familial sur plusieurs générations, émané de lourds secrets de famille.

Roman de l’hostilité entre Blancs et Autochtones, de méfiance envers son voisin voire son ombre, roman du doute et de la fatalité : « Je me sentais de nouveau impuissant dans ce monde d’hommes blancs à l’affût. Mais ces indiens de chez Gable ne valaient guère mieux. J’étais un étranger pour les uns comme pour les autres, et les uns et les autres me cassaient parfois la figure ». Un narrateur anonyme en quête d’un avenir et de sa soi-disant petite amie envolée, malheureux dans un monde trop bruyant aux tentations trop nombreuses, une famille qui a souffert, et bien sûr cette plume de Welch qui rend le tout cohérent et simplement beau. Les dernières pages sont admirables, elles concluent l’aventure de manière forte et puissante. « L’hiver dans le sang » a été traduit en France pour la première fois en 1992, soit près de 20 ans après sa parution aux Etats-Unis. Il vient d’être réédité en poche avec une préface de Louise Erdrich, vous n’aurez donc plus d’excuse. Traduction Michel Lederer.

(Warren Bismuth)



mercredi 21 août 2024

James WELCH « C’est un beau jour pour mourir »

 


Un documentaire nécessaire, terrifiant autant que passionnant. Les années 1865 à 1890 aux Etats-Unis (même si le présent livre remonte même jusqu’à certains épisodes dès 1775) du côté de l’ouest et surtout du Montana. Le génocide du Peuple Autochtone, peut-être là plus qu’ailleurs, est en marche.

James Welch (1940-2003), écrivain amérindien, par ailleurs auteur de quelques romans, s’est documenté afin de récolter suffisamment d’informations de premier plan pour proposer une histoire parallèle des Etats-Unis, l’une de celles que l’on tait habituellement. L’Histoire de ce pays ayant été écrite par les Blancs, le but de James Welch est de rétablir un certain équilibre, d’en finir avec l’héroïsme blanc pour bien mettre en exergue le massacre du peuple amérindien dans sa quasi totalité.

James Welch est né dans le Montana (un Etat, je le rappelle, grand comme 2/3 de la France), c’est là qu’il choisit de puiser ses documents, de faire revivre une Histoire méconnue. Il prend les premiers exemples de massacres dès 1775, ceux-ci s’intensifiant considérablement dans la seconde moitié du XIXe siècle, pour atteindre une sinistre apogée vers les années 1870. Les méthodes changent, deviennent de plus en plus radicales. Ainsi on inocule la variole dans des villages autochtones par des couvertures préalablement infectées. Beaucoup de villages pourtant pacifiques sont décimés par l’armée et les épidémies provoquées sciemment.

L’auteur se focalise un instant sur les Pikunis, appartenant à la tribu des Blackfeets, en vient à rechercher sur le terrain le massacre de la Marias (1870), inconnu ou oublié chez nous. Les massacres sont en outre presque toujours provoqués selon les mêmes arguments : « L’origine en est évidente : les Indiens habitaient des territoires que les Blancs convoitaient. La plupart des conflits de ce type se produisent lorsqu’une culture particulière désire obtenir quelque chose d’une autre. Et l’on est toujours stupéfait quand on constate que la culture qui veut s’imposer a le sentiment d’avoir un droit divin (qu’on lui donne le nom de ‘destinée manifeste’ ou tout autre) de prendre à l’autre ce qu’elle convoite, c’est-à-dire, ici, la terre ». Puis l’auteur fait revivre la bataille de la Rosebud, celle de la Washita, autant de combats déclenchés par les Blancs envers le Peuple natif au XIXe siècle.

James Welch s’attarde avec raison sur les figures tutélaires de cette véritable guerre, dressant des portraits soigneux : George Armstrong Custer (tué lors de la bataille de Little Bighorn en 1876, une défaite cuisante pour les Blancs, qui entraînera de longues et violentes représailles), Sitting Bull (dont l’auteur évoque avec respect les conditions de l’avènement) ou encore Crazy Horse.

La Résistance Indienne aura-t-elle été vaine ? Non, car dans les années 1970, cent ans après certains massacres, le peuple indien se lève à nouveau, prêt à faire valoir ses droits (un traité de 1868, jamais appliqué) sur des terres qui leur ont été volées. Le grand intérêt de ce livre réside dans le champ d’action de James Welch : il déborde du génocide indien pour montrer comment il fut traité de manière post-mortem : dans les westerns hollywoodiens ou pour les touristes dans des reconstitutions de bataille sur les terrains même de la lutte, à Little Bighorn notamment, où la vaillance des Autochtones est presque éludée. Cette bataille, Little Bighorn, Welch la décrit dans ses moindres détails, il la met en valeur car pour le Peuple indien elle est une victoire précieuse.

James Welch tient aussi à démontrer le rapport d’une grande force que son peuple avait avec la nature. Exemple saisissant : « Les Indiens chassaient le bison, ou pte pour reprendre le mot que les Lakotas utilisaient, et le considéraient comme leur soutien vital. Ils tuaient le bison dont ils honoraient l’esprit par des offrandes afin qu’il se montre encore généreux à leur égard la fois suivante. On ne laissait rien perdre : les sabots et le phallus fournissaient de la colle, la queue des chasse-mouches ou des ornements, les cornes des cuillères, des tasses, ou des cornes à poudre, la peau tannée des vêtements et des toiles de tipis ; avec le cuir on faisait des carquois et des cordes d’arc, ou on en recouvrait une selle ; les poils du menton servaient à fabriquer des longes, des licous, des brides, ou à rembourrer une selle ; des intestins on faisait de la saucisse, et du scrotum un hochet ; on gardait le crâne pour les cérémonies religieuses, ainsi que la langue, qui était un mets délicat fort apprécié ; un fœtus de bison faisait un excellent sac pour transporter du pemmican, des baies et du tabac ; on récupérait les os comme patins de luge, ou pour y tailler des dés, voire même un pinceau ; la bouse était un excellent combustible, et bien sûr, la viande de bison restait la nourriture de base ». C’est pourquoi les Blancs vont décimer les bisons, pour affamer les Indiens.

L’auteur revient sur les croyances, les coutumes des Peuples Indiens, sur les guerres entre tribus, car il serait faux de prétendre que les Indiens étaient tous des êtres pacifiques, non belliqueux. D’ailleurs, dans ce documentaire, Welch ne peint pas les Indiens tout d’une couleur, il s’efforce de bien montrer les nuances, il ne veut pas une caricature qui tendrait à la perfection de ses ancêtres.

Puis retour au XVIIIe siècle avec des massacres d’envergure qui se poursuivront jusqu’à la fin du XIXe siècle (achèvement à Wounded Knee), au terme de plus de 100 ans d’un génocide orchestré. Et comme si les Amérindiens n’avaient pas encore assez souffert, on enverra ensuite leurs enfants dans des pensionnats religieux pour les occidentaliser, tuer ce qu’ils ont d’indien en eux, les convertir par la force et l’humiliation, ces événements sortent d’ailleurs aujourd’hui de terre et il n’est plus rare qu’ils soient longuement évoquées, dans des livres par exemple. J’en ai déjà parlé ici et là.

Ce documentaire ambitieux, d’une grande valeur, se clôt par l’assassinat de Sitting Bull et le massacre de Wounded Knee pour lequel il ne consacre que quelques lignes, car le discours est ailleurs, plus ample en tout cas, et Wounded Knee n’en est que le dernier épisode tragique. Ce livre est une mine d’informations, une « contre-histoire » en quelque sorte. James Welch était de plus pour le moins doué pour manier le stylo, il en résulte un document d’une grande puissance tant sur le fond que sur la forme. Il parut tout d’abord en 1999 dans la prestigieuse collection Terre Indienne de chez Albin Michel, réédité en poche, même collection en 2022. Lisez-le, il est une expérience unique afin de mieux comprendre l’Histoire. James Welch a très peu produit, il est resté un écrivain rare et discret, raison de plus pour partager son œuvre et ce livre en particulier, l’un des sommets sur le génocide Indien.

(Warren Bismuth)

mercredi 10 mai 2023

Louise ERDRICH « LaRose »

 


Je découvre enfin cette autrice americano-germano amérindienne, qui a construit son œuvre sur la vie et le destin des peuples amérindiens aux Etats-Unis. Le présent roman se déroule dans une réserve Ojibwé du Dakota du nord, et prend place à la toute fin du siècle numéro vingt.

LaRose est un jeune garçon dont le surnom se transmet depuis des générations. Toute la réserve est à l’affût du bug annoncé de l’an 2000 qui devrait frapper tous les matériels informatiques et peut-être prédire la fin du monde, alors que le peuple Ojibwé vit encore de ses coutumes ancestrales, ses croyances et son mysticisme. Landreaux, un Ojibwé, est à la traditionnelle chasse au cerf, espérant ramener de quoi manger à sa famille. Cependant, ce n’est pas un cervidé qu’il atteint, mais bien le jeune fils de cinq ans d’un couple d’amis, les Ravich. L’enfant décède. Or, la tradition veut qu’un homme qui a tué un enfant doit fournir sa propre progéniture à la famille endeuillée, comme en offrande. Aussi, les Landreaux doivent se séparer de leur fils, LaRose, et l’offrir aux Ravich.

Dans un roman ample dépeignant une fresque lente de la vie dans les réserves amérindiennes de la seconde partie du XXe siècle (mais mordant sur le XXIe siècle), Louise ERDRICH fait preuve d’une grande maîtrise pour faire évoluer ses personnages, nous guidant par de savants va-et-vient entre la fin des années 60 et le monde (presque) contemporain.

C’est surtout le roman d’un peuple qui souffre. Les Etats-Unis veulent faire des amérindiens de vrais citoyens chrétiens. Ainsi, ils envoient leurs enfants dans des écoles religieuses, dures et autoritaires, où les pauvres gosses sont soumis avec violence à leur nouvelle éducation. Récit déchirant d’un peuple qui lutte pour ses idéaux, dont nombreux sont ceux qui périssent par le froid dans la réserve. Louise ERDRICH est une grande conteuse, n’abandonnant jamais ses protagonistes, rappelant un héritage généalogique et spirituel si loin du monde des Blancs pour lesquels le seul but est de « Exterminer ou éduquer ».

Louise ERDRICH raconte six générations se succédant au rythme des saisons, mais aussi à celui des obligations mises en place par les gouvernants. Mais c’est bien loin d’être un roman cadenassé dans un lieu clos. La figure de Saddam HUSSEIN, celle de BEN LADEN et plus globalement l’Histoire récente des Etats-Unis se développent en parallèle. L’objectif des Ojibwé, en plus de celui de simplement survivre aux conditions extrêmes de leur existence, est bien la transmission de croyances indiennes, de leur culture ancestrale.

Le style est d’une grande lenteur, dans une écriture classique. Pourtant certaines images viennent détonner par l’audace de certains mots : « Ce n’était peut-être pas courant qu’un gars pose cette question à un autre. On l’avait raccordé de partout à des tuyaux, comme un vieux chiotte. Mourir aussi lentement, c’était d’un tel ennui ».

Chaque génération de la famille a eu droit à son LaRose. Le dernier, celui qui nous occupe dans ce récit, est ballotté de droite à gauche, impuissant devant un tel acharnement à lui faire perdre ses repères. Pourtant c’est le visage d’un ange que l’on croit voir, celui d’un saint qui semble tout accepter, saint qui pourrait bien être doté d’un pouvoir : « Ce pouvoir remonte à la première La Rose ; il lui a été transmis par sa mère, du temps où elle s’appelait encore Mirage, sa mère qui, pour sa part, l’avait reçu de son père, un sorcier jiisikid qui, en 1798, avait promené son esprit tout autour du monde, puis était venu raconter à ses chanteurs stupéfaits qu’il n’y avait juste plus rien à faire : les Blancs infestaient la terre comme des poux ». Pourtant, le but ultime est celui de ne pas se venger. Mais les Ojbiwés y parviendront-ils ?

Ce roman est d’une certaine difficulté à suivre de par ses allers et retours dans le temps, ses LaRose qui se succèdent, mais aussi parce que nous, culturellement, nous n’avons pas toujours les données pour suivre les réflexions empreintes de spiritisme indien (j’ai écrit « mysticisme » plus haut, mais s’il l’est à nos yeux, la réflexion est sans doute bien plus profonde dans leur esprit), et la lecture pourrait nous sembler une fable fantastique, ce qu’elle n’est pourtant pas du tout, traçant avec méticulosité un monde « parallèle » pourtant bien réel aux yeux des indiens. Ces plus de 500 pages ne s’avalent pas d’une traite, elles sont fouillées et il ne faut pas perdre sa boussole en cours de route. Roman sorti en 2018, il est le dernier volet d’une trilogie qui pourtant ne semble pas se suivre, paru dans la superbe collection Terres d’Amérique de chez Albin Michel.

 (Warren Bismuth)

dimanche 23 octobre 2022

Craig JOHNSON « Tous les démons sont ici »

 


En cette année 2022, je me suis lancé pas mal de défis littéraires, et notamment celui de lire dans l’ordre la série romanesque du shérif Walt Longmire du facétieux Craig JOHNSON lancée par Gallmeister en 2009 pour la version française et qui fêtera son quinzième volume dans les jours à venir avec « Le cœur de l’hiver ».

Ne nous mentons pas, il y a une addiction à suivre les enquêtes de ce shérif original et décalé (mais peut-être pas autant que le reste de son équipe et de ses proches). Et si je m’arrête sur « Tous les démons sont ici » pour vous présenter cette série, c’est que d’une part cet épisode intervient après une existence de cinq ans de la série chez Gallmeister, mais aussi parce que son scénario m’a été vanté par une sorte de spécialiste de la série.

Walt Longmire est le shérif du comté le moins peuplé de l’Etat du Wyoming. Seulement tout n’y est pas tout rose et, au cœur de ces montagnes pouvant culminer à 4000 mètres, les coups bas sont nombreux. Dans ce tome, Longmire, veuf inconsolable et carcasse de près de 2 mètres s’élevant au-dessus du sol, va devoir affronter une bande de prisonniers psychopathes qui ne vont pas tarder à s’évader, tandis qu’un exemplaire de « L’enfer » de DANTE ne va pas le quitter tout au long de cette éprouvante enquête.

D’ailleurs, est-ce vraiment une enquête ? Dans cet épisode, nous savons dès le début à peu près tout ce qui s’est déroulé de sanglant et qui a fait que les trois hommes traqués ont été fait prisonniers. L’histoire est en quelque sorte ailleurs, comme souvent chez Craig JOHNSON. Dans cette triplette, une silhouette se dégage, celle de Raynaud Shade, un fondu borgne (il s’est arraché son œil lui-même) se riant de la souffrance, de la douleur et de la mort. « J’avais côtoyé des fous dans ma vie, mais aucun n’était doué de la malveillance pure dont cet homme paraissait pétri ».

Dès le début de cette aventure, nous connaissons les pedigree des hommes recherchés, dès le début nous en savons suffisamment sur ce qui les a menés en prison. Aussi, « Tous les démons sont ici » est plus une chasse à l’homme psychologique exténuante qu’une vraie enquête. Et une fois de plus, Longmire y est magistral. Dans cet épisode, contrairement à son habitude, il va surtout évoluer seul (ce qui lui permet de dialoguer avec lui-même), loin de son vieil ami et complice Cheyenne Henry Standing Bear, loin de son assistante Vic avec laquelle il entretient des rapports ambigus, loin de sa fille Cady qui va d’ailleurs bientôt se marier.

Alors que Shade s’enfuit dans les montagnes perdues du Wyoming, une tempête de glace s’annonce, de celles qui marquent les esprits et peuvent changer le destin d’un homme. Le shérif s’élance à sa poursuite. Le voyage va être rude, périlleux, et même si parfois il peut presque paraître trop rocambolesque pour en être vraisemblable, il n’en reste pas moins que l’efficacité du récit est redoutable. JOHNSON use à la perfection de l’humour, parfois en forme d’allégories, il neutralise les situations les plus tendues en envoyant ici et là une situation burlesque, incongrue ou stupide. Si le fond de son roman est d’une grande noirceur, la forme est farcie de bons mots qui font passer la pilule, ou encore de scènes farfelues, comme celle du shérif chevauchant une motoneige en guise de cheval.

Cependant, « Tous les démons sont ici » est peut-être le roman de la série avec le moins de cet humour propre à son auteur. Il reste un épisode froid dans tous les sens du terme. Les hommes y sont réduits à l’état de bêtes. Ici plus que dans les volumes précédents un parfum de fantastique flotte et il faudra bien l’épilogue pour comprendre tout ce que le shérif aura vécu durant son aventure.

Le récit est également porté par la présence de Virgil, le genre de personnages qui enchantent un roman par leur présence, leur vécu, leur charisme et leurs réflexions philosophiques sur la liberté ou le sens de la vie. Ce Virgil enveloppe l’histoire d’un voile rassurant et quasi onirique au cœur des grands espaces du Wyoming, pour un climat parfaitement peint entre polar, roman noir et western moderne où la nature, la flore et la faune figurent en une part non négligeable dans le décor.

Les us et coutumes de ceux que l’on nomme par erreur les indiens sont toujours évoqués avec tendresse et passion (dans toute la série il en est ainsi). Longmire (et JOHNSON bien sûr) aime ce peuple et le respecte. « Qu’est-ce que vous avez, vous les Blancs, avec la morale ? Peut-être que c’est juste l’histoire de ce qui s’est passé (il marque une pause). Si un Indien montre un arbre, vous les Blancs, vous vous demandez toujours : Qu’est-ce que ça veut dire ? Que représente l’arbre ? Quelle signification ce geste a-t-il ? Peut-être que c’est juste un arbre ».

Un incendie va se déclencher, préfigurant une ambiance quasi apocalyptique. « La tour de flammes émergea du sommet de la forêt avec un bruit analogue à celui d’un train de marchandises, et le vide exerça une traction violente sur ma poitrine, essayant de me faire choir de la poutre sur laquelle j’étais debout, tandis que des cendres incandescentes tombaient des arbres morts. Je me tenais à un endroit où les matériaux inflammables, l’oxygène et la température au-dessus du point d’auto-ignition se combineraient pour créer une combustion spontanée et une explosion ».

Une enquête de Longmire est toujours riche dans l’apprentissage. On peut même avoir tendance à oublier la fin de l’enquête, retenus par des scènes d’anthologie, par des paysages grandioses, des personnages attendrissants ou carrément repoussants, et en fond cet humanisme débordant, cet humour ravageur qui fait que les enquêtes de Longmire sont uniques et entraînent une certaine dépendance.

Le titre original de ce volume est « Hell is empty », emprunté à un vers de DANTE dans « L’enfer » qui accompagne à la fois le shérif et tout cet épisode. Pourquoi le traduire par « Tous les démons sont ici » ? L’explication est dans le texte original de l’italien : « L’enfer est vide et tous les démons sont ici ». Tome paru en 2015, il est, à l’instar des épisodes précédents, d’une grande qualité tant littéraire que dans le scénario. Il est toutefois fortement conseillé de lire la série dans l'ordre car l'évolution de la vie du shérif et de ses comparses est prépondérante et prend même une part non négligeable dans l'intrigue. 

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 (Warren Bismuth)