Novembre est le mois du thème « Nom-prénom » pour le défi mensuel imaginé par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores. Aussi DLR se permet une seconde chronique du mois avec ce roman méconnu de Fédor DOSTOÏEVSKI.
« Nétotchka Nezvanova « aurait pu, aurait dû devenir le premier grand roman fresque de DOSTOÏEVSKI. L’Histoire ne l’a pas permis.
C’est le violoniste B. qui raconte tout d’abord à la narratrice Nétotchka Nezvanova le destin de son beau-père Efimov, musicien talentueux doutant trop de son don. Ivrogne, instable, marié à une femme déplaisante et acariâtre. Les disputes se succèdent au sein du couple et l’atmosphère devient irrespirable. Mais rapidement Nétotchka est orpheline, confiée à une famille bourgeoise, rencontre Katia. Sa vie est bouleversée. Nétotchka est ensuite reçue par une troisième famille, dans laquelle elle se recroqueville sur elle-même et découvre le monde des livres.
Écrit en 1849, « Nétotchka Nezvanova » est construit comme un grand roman fleuve, avec ses longues scènes déchirantes, ses secrets de famille, ses tirades grandiloquentes et désespérées. Il est la première graine d’avant bagne de l’œuvre future de DOSTOÏEVSKI, les ingrédients sont rassemblés pour que le résultat soit grandiose. Mais l’affaire du cercle Pétrachevski passe par là. Accusé de complot, DOSTOÏEVSKI est arrêté puis emprisonné. Au moment d’être abattu par le peloton d’exécution, il obtient une grâce, commuée en travaux forcés. Finalement libéré, il devient simple soldat jusqu’en 1859. En 1849 il a laissé « Nétotchka Nezvanova » inachevé. Il ne le terminera jamais. Mieux : ses notes, plans, idées se perdront. Nous ne connaîtrons jamais la tournure qu’aurait dû prendre l’histoire, d’autant qu’un autre DOSTOÏEVSKI, transformé, métamorphosé, voir le jour à partir de 1859.
Il indéniable que DOSTOÏEVSKI était un sale type. Et pourtant il est difficile de le conduire au bûcher tant son œuvre magistrale contient de surprises. Il fait partie de ces écrivains que l’on condamne avec des états d’âmes, lui « pardonnant » même – et avec honte - certains de ses excès tant la richesse de l’œuvre paraît un don inestimable. Ici par exemple, si DOSTOÏEVSKI développe déjà l’un de ses thèmes, l’humiliation et l’offense, il fait preuve d’un modernisme surprenant : 1849, en plein Empire russe, un auteur a le culot de présenter une idylle choquante dans la société d’alors, celle de deux très jeunes filles, attirées, amoureuses, passionnées l’une de l’autre. Les baisers, les caresses, les regards furtifs. Sans impudeur, avec un profond respect pour ses deux protagonistes, DOSTOÏEVSKI se fait novateur, ouvert. « Elle m’embrassait comme une folle, m’embrassait le visage, les yeux, les lèvres, le cou, les mains ; elle sanglotait comme dans une crise de nerfs ; je me serrais le plus fort possible dans ses bras, et nous étions dans une étreinte douce, heureuse, comme des amis, comme des amants qui se retrouvent après une longue séparation ».
La dernière grande scène du livre regroupe trois personnes qui, sur un malentendu, s’insultent, se méprisent, les paroles vont très loin. Ici on perçoit sans aucun doute possible le futur DOSTOÏEVSKI, celui qui fera parler ses créations littéraires, qui leur fera même dire ce que lui-même n’aurait jamais défendu. Ce DOSTOÏEVSKI qui n’hésite pas à mettre les mains dans le cambouis, mettant en œuvre sujets brûlants ou tabous, déconstruisant les codes de la littérature, dépeignant des scènes suffocantes, étouffantes, souffrant autant que ses personnages, tombant souvent malade en pleine rédaction de ses romans.
Celui-ci possède parfois un ton tout ce qu’il y a de féministe. Si ses personnages féminins, quoique encore à l’état d’ébauche sont aboutis, certains de leurs discours sont une charge virulente contre la domination masculine, la virilité, l’impossibilité pour la femme de vivre de ses envies ni de revendiquer ses convictions. Pour tout ceci, « Nétotchka Nezvanova » est un roman moderne qui est loin d’être anodin dans l’œuvre de DOSTOÏEVSKI.
« Nétotchka Nezvanova » ne fut jamais terminé, donc. Certaines des questions que l’on se pose durant la lecture n’auront aucune réponse. Pourtant il reste une curiosité pour ces quelques scènes d’anthologie, que DOSTOÏEVSKI, les remodelant, en changeant l’aspect des personnages, proposera par la suite dans son œuvre, exception faite des scènes d’amour entre femmes, scènes qu’il n’évoquera plus par la suite si ma mémoire est bonne. Ce roman est aussi un tour de force d’avant-garde avec cette attirance lesbienne, celle de ces deux beaux personnages de Nétotchka et de Katia. Il est une vraie entrée dans son univers par son inventivité, par le choix des thèmes. La traduction de André MARKOWICZ renforce la puissance du texte, les images, le climat tendu à l’extrême. « Nétotchka Nezvanova » était la seule œuvre fictionnelle de l’auteur qui manquait encore à mon arc après pourtant 20 ans de « Dostoïevskite aiguë ». Il est loin de se placer parmi les plus mauvais ouvrages de DOSTOÏEVSKI, il en est même une pierre angulaire originale à découvrir pour son audace.
(Warren Bismuth)