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dimanche 13 novembre 2022

Iouri RIABINKINE « Le siège de Leningrad »

 


Sous-titrée « Journal d’un adolescent (1941-1942) » et traduite du russe par Marina BOBROVA, la publication de ce journal de guerre semble tenir du miracle puisque retrouvée dans des conditions rocambolesques.

Le siège de la ville de Leningrad (redevenue depuis Saint Pétersbourg) par les allemands commence le 22 juin 1941. C’est ce même jour que le jeune Iouri RIABINKINE, pas encore 16 ans, s’attache à la rédaction d’un journal dans lequel il compte énumérer les événements en cours dans cette ville où il habite. Ce qui est frappant au premier abord, c’est l’aisance avec laquelle cet adolescent utilise sa plume, adroitement, en des tournures de phrases stylées. Mais le fond du discours est bien sûr ailleurs.

Le jeune Iouri vit l’occupation allemande de l’intérieur. Malgré sa pleurésie, il est réquisitionné pour prendre part à la construction d’ouvrages défensifs dans une ville où la vie semble subitement en suspens. La rentrée des classes ne s’effectue d’ailleurs pas ce 1er septembre 1941 (elle aura lieu deux mois plus tard). Leningrad, alors sixième plus grande ville du monde, semble coupée du monde, et Iouri tente, avec sa famille, notamment sa mère et sa sœur Irina, de survivre. Le mot n’est pas trop fort, puisque la ville est frappée de plein fouet par la famine, le rationnement drastique des denrées alimentaires. Iouri doit aller faire la queue dans le froid, devant les magasins, pour obtenir, parfois en vain, des vivres. « Je vais résumer ce que m’a appris le mois de novembre, et comparer le 30 novembre avec le 30 octobre. Avant tout, en novembre, c’était la rentrée des classes, mais le contexte a brisé toutes mes aspirations à étudier. J’ai donc arrêté l’école pour me consacrer à la corvée quotidienne des files d’attente. Tous mes idéaux ont été immédiatement remplacés par des préoccupations matérielles. Pendant tout le mois, le besoin fondamental est resté le même : la nourriture ».

Tout d’abord combatif mais lucide (« Cette guerre est pour nous, dans doute, la plus difficile et la plus dangereuse. Ça nous coûte cher de la gagner »), Iouri se fait rapidement plus sombre, inquiet en l’avenir, jusqu’à envisager sa propre mort ainsi que celle de ses proches. Pourtant, il lutte sur le terrain, fait part de ses exploits par écrit, à savoir par exemple des bombes « éteintes » par ses propres mains. Parfois, il se fait stratège militaire, développe la technique qu’il faudrait, selon lui, adopter pour repousser l’ennemi. À ce propos, jamais il n’utilise le mot « nazi », nommant simplement l’occupant par le terme « Allemand », plus rarement par celui de « fasciste ».

Iouri fête (si tant est qu’il soit possible de fêter quelque chose en pleins bombardements et tirs quotidiens) ses 16 ans en plein chaos. Il souhaiterait en cadeau pouvoir mieux dormir et surtout s’alimenter convenablement. Le manque de nourriture se fait obsession, il lui arrive même de subtiliser des morceaux de rations destinées à sa mère ou sa sœur. Dans ce journal d’un quotidien en tant de guerre, Iouri appréhende l’éventuelle utilisation prochaine de l’arme chimique, tout en attendant avec espoir mais fébrilité une future évacuation de la population civile. « Qui suis-je devenu ? Je sens que, pour redevenir comme avant, il me faut de l’espoir, la certitude que ma famille et moi serons évacués demain ou après-demain ; ça me suffirait, mais ça n’aura pas lieu ».

Ce journal est passionnant par bien des aspects : tout d’abord écrit par un adolescent, sans recul, au jour le jour, il peut se voir comme un écho au Journal d’Anne Frank. Mais c’est aussi un « gamin » féru d’arts qui fait part de ses émotions, y compris culturelles. Au milieu de la guerre, des explosions, de la famine qui se généralise, il trouve le moyen de lire, mieux : de se rendre au cinéma ou au théâtre. Pour finir il est par certains aspects visionnaire.

Les dernières pages de ce carnet nous laissent entrevoir un Iouri désabusé, désenchanté, qui entrevoit l’imminence de sa mort prochaine, l’imagine même comme un espoir, peut-être le seul souhaitable. La toute dernière phrase est même laissée en suspens (« Et maintenant je, je, je… ») comme si Iouri était alors tué « en direct » durant la rédaction de ce carnet. Ces dernières lignes sont datées du 6 janvier 1942, c’est ici que la trace de Iouri se perd.

En fait, il fut démontré longtemps après les faits qu’il existait un autre carnet, qui faisait suite à ce présent volume. Jamais pourtant il n’a été retrouvé. Si je parle en exergue de miracle concernant ce carnet récupéré, c’est qu’il le fut dans des conditions singulières. C’était tout d’abord un instituteur qui le possédait (pourquoi ? Depuis quand ? Le mystère restera à jamais entier). Conduit dans un hôpital, il le confia alors à une infirmière qui l’a gardé durant des décennies dans sa famille avant de le restituer à la sœur de Iouri, Irina, survivante des atrocités.

Tout ceci nous est conté dans une longue, lumineuse et palpitante préface signée Sarah GRUSZKA, presque aussi précieuse que les carnets, puisqu’elle explique tout ce qui peut être aujourd’hui explicable, dont la propre mort de Iouri. En effet, et malgré des suppositions, jamais il n’avait été trouvé trace du décès du jeune garçon. Avait-il survécu à la guerre ? Ce n’est qu’en mars 2021 que le verdict tomba : Iouri est décédé en 1942, quelques semaines seulement après avoir achevé la rédaction de ce premier carnet ici déterré.

Ce journal a été rendu public en 1970 pour une première publication au début des années 80. De ce siège qui dura deux ans et demi et fit plus d’un million de morts civils, ce témoignage en direct résonne comme un don, un cadeau rare au cœur de la guerre, de surcroît écrit par un jeune homme qui ne participe pas directement au carnage mais le perçoit chaque jour avec ses yeux d’enfant, enfant par ailleurs d’une grande maturité, et qui semble être même devenu adulte durant les six mois de rédaction quasi quotidienne de ce journal qui vient juste de paraître aux superbes éditions des Syrtes, spécialistes en littérature et histoire russes. Ce témoignage est d’une valeur inestimable et doit être lu comme tel. Ce jeune homme, Iouri, c’est celui que l’on distingue sur la magnifique photo de couverture de l’ouvrage, entouré de ses semblables, son visage poupin sublimé par la lumière.

https://editions-syrtes.com/

 (Warren Bismuth)

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