Pour le sujet du mois intitulé « C’est dans l’art » du challenge « Les classiques c’est fantastique » des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores, Des Livres Rances s’immisce une deuxième fois dans la partie avec « Une soirée littéraire » d’Ivan GONTCHAROV.
Un écrivain, ami de Grigori Petrovitch Ouranov, est en train d’écrire son premier roman. Il est invité chez Ouranov à en lire les premiers chapitres devant un public trié sur le volet. Sont présents, outre des amis communs, le gratin de la critique littéraire locale. Une trentaine de personnes se sont déplacées pour écouter en avant-première ce roman.
L’auteur, homme riche et respecté, n’a précédemment publié que des articles pour les journaux ainsi qu’un essai timide. Après une présentation de certains des invités, GONTCHAROV (1812-1891) entre dans le vif du sujet. Il ne commet pas l’erreur de reproduire les pages lues, il en fait un résumé détaillé mais sans citer d’extraits, dans un style rédigé au présent, contrairement aux autres moments, qui se distinguent car écrits au passé.
Ce roman en partie militaire, inachevé lors de cette lecture privée, est l’occasion pour GONTCHAROV, par le biais de l’un des protagonistes, Kriakov, de donner son point de vue sur la littérature russe d’alors, d’y analyser les points forts, les faiblesses et les erreurs. Mais, alors que les langues peinent à se délier sur la qualité de l’ouvrage lu, Kriakov enchaîne sur la politique, la religion ou encore l’état de la presse en Russie.
De leur côté, les convives, non sans une certaine hypocrisie, se contentent souvent d’un « Très bien écrit », sans oser aborder le fond du texte, mais le trublion créé par GONTCHAROV et qui pourrait être à certains égards son propre double, provoque l’assemblée par des réflexions tranchantes sur l’œuvre présentée. Le format romanesque y est durement secoué, considéré comme mineur.
La conversation dévie sur l’art en général, le débat est long et vif. Planqué derrière son personnage trouble-fête, GONTCHAROV, alors âgé de 65 ans, semble régler des comptes, sa plume est parfois agressive, mais pourtant lucide. « Les nouveaux artistes écrivent ce qu’ils voient et ce qu’ils connaissent de la nature et de la vie, et s’ils jettent un coup d’œil à l’histoire, même les événements bibliques, il les devinent et les décrivent tels qu’ils se sont produits, et non comme les envisagent les idéalistes avec leurs lunettes, à travers les millénaires… ».
Emportés par la verve de Kriakov, les invités commencent enfin à aiguiser leurs avis sur le roman entendu, deviennent féroces, se lâchent et tombent les masques : l’œuvre est en partie ratée. La fin de cette longue nouvelle est soignée, déroutante même. Mais le message se trouve peut-être ailleurs : dans ce texte, jamais le nom de l’écrivain n’est mentionné, GONTCHAROV se contentant de l’appeler « l’auteur », en somme un homme peu talentueux perdu dans la masse du monde littéraire d’alors.
Il serait dommage de passer à côté cette longue nouvelle méconnue qui n’a été traduite en France qu’en 2016 (elle fut écrite en 1877). GONTCHAROV, célèbre pour son roman oisif « Oblomov », donne ici le meilleur de lui-même et impose son avis sur l’art et la culture, il semble s’amuser dans ce texte alors qu’il attaque ses contemporains et confrères. « Une soirée littéraire » est un texte tout ce qu’il y a de russe, entre farce et engagement, sa maîtrise est totale, et il n’est pas trop tard pour le découvrir enfin.
(Warren
Bismuth)