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mercredi 29 juin 2022

Ivan GONTCHAROV « Une soirée littéraire »

 


Pour le sujet du mois intitulé « C’est dans l’art » du challenge « Les classiques c’est fantastique » des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores, Des Livres Rances s’immisce une deuxième fois dans la partie avec « Une soirée littéraire » d’Ivan GONTCHAROV.

Un écrivain, ami de Grigori Petrovitch Ouranov, est en train d’écrire son premier roman. Il est invité chez Ouranov à en lire les premiers chapitres devant un public trié sur le volet. Sont présents, outre des amis communs, le gratin de la critique littéraire locale. Une trentaine de personnes se sont déplacées pour écouter en avant-première ce roman.

L’auteur, homme riche et respecté, n’a précédemment publié que des articles pour les journaux ainsi qu’un essai timide. Après une présentation de certains des invités, GONTCHAROV (1812-1891) entre dans le vif du sujet. Il ne commet pas l’erreur de reproduire les pages lues, il en fait un résumé détaillé mais sans citer d’extraits, dans un style rédigé au présent, contrairement aux autres moments, qui se distinguent car écrits au passé.

Ce roman en partie militaire, inachevé lors de cette lecture privée, est l’occasion pour GONTCHAROV, par le biais de l’un des protagonistes, Kriakov, de donner son point de vue sur la littérature russe d’alors, d’y analyser les points forts, les faiblesses et les erreurs. Mais, alors que les langues peinent à se délier sur la qualité de l’ouvrage lu, Kriakov enchaîne sur la politique, la religion ou encore l’état de la presse en Russie.

De leur côté, les convives, non sans une certaine hypocrisie, se contentent souvent d’un « Très bien écrit », sans oser aborder le fond du texte, mais le trublion créé par GONTCHAROV et qui pourrait être à certains égards son propre double, provoque l’assemblée par des réflexions tranchantes sur l’œuvre présentée. Le format romanesque y est durement secoué, considéré comme mineur.

La conversation dévie sur l’art en général, le débat est long et vif. Planqué derrière son personnage trouble-fête, GONTCHAROV, alors âgé de 65 ans, semble régler des comptes, sa plume est parfois agressive, mais pourtant lucide. « Les nouveaux artistes écrivent ce qu’ils voient et ce qu’ils connaissent de la nature et de la vie, et s’ils jettent un coup d’œil à l’histoire, même les événements bibliques, il les devinent et les décrivent tels qu’ils se sont produits, et non comme les envisagent les idéalistes avec leurs lunettes, à travers les millénaires… ».

Emportés par la verve de Kriakov, les invités commencent enfin à aiguiser leurs avis sur le roman entendu, deviennent féroces, se lâchent et tombent les masques : l’œuvre est en partie ratée. La fin de cette longue nouvelle est soignée, déroutante même. Mais le message se trouve peut-être ailleurs : dans ce texte, jamais le nom de l’écrivain n’est mentionné, GONTCHAROV se contentant de l’appeler « l’auteur », en somme un homme peu talentueux perdu dans la masse du monde littéraire d’alors.

Il serait dommage de passer à côté cette longue nouvelle méconnue qui n’a été traduite en France qu’en 2016 (elle fut écrite en 1877). GONTCHAROV, célèbre pour son roman oisif « Oblomov », donne ici le meilleur de lui-même et impose son avis sur l’art et la culture, il semble s’amuser dans ce texte alors qu’il attaque ses contemporains et confrères. « Une soirée littéraire » est un texte tout ce qu’il y a de russe, entre farce et engagement, sa maîtrise est totale, et il n’est pas trop tard pour le découvrir enfin.

 (Warren Bismuth)



dimanche 26 juin 2022

Léon TOLSTOÏ « Un musicien déchu »

 


Au menu du mois pour le challenge « Les classiques c’est fantastique » orchestré (le mot n’est pas anodin) par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores, le thème « C’est dans l’art » a été retenu. Cela tombe bien car dépassait de ma besace ce « Un musicien déchu » de Léon TOLSTOÏ.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce texte – une nouvelle – de TOLSTOÏ n’est pas un inédit, puisqu’il est plus fréquemment apparu sous le titre « Albert ». Il avait premièrement été baptisé par l’auteur « L’homme perdu », mais c’est bien « Albert » qui fut finalement retenu lors de la rédaction en 1857.

Cet « Albert », nous le suivons tout au long de cette brève nouvelle. Musicien de génie mais miséreux en guenilles, il joue du violon avec une rare virtuosité dans un orchestre de théâtre. Mais il est sombre et semble malheureux de son quotidien, aussi il noie son chagrin dans l’alcool. Lors d’un bal à St Pétersbourg, il est remarqué par un certain Délessov qui, conscient de son immense talent et de sa rare dextérité, ne va pas tarder à le prendre sous sa coupe par opportunisme.

« Un musicien déchu » est une nouvelle des plus mélancoliques. Un génie qui s’ignore dans un cadre festif, un violoniste triste, ivrogne et apathique, un inconnu voyant en lui un musicien d’exception et qui tente vainement de se l’approprier de manière égoïste, imaginant l’argent qu’il pourrait se faire en lançant une carrière. Ce violoniste représente l’artiste pauvre, qui ne joue que pour le plaisir, alors qu’il pourrait percer et atteindre une prestigieuse renommée.

En  quelques dizaines de pages, TOLSTOÏ parvient à créer avec une certaine empathie l’ambiance d’une vie de clochard céleste. « Les souvenirs surgissaient d’eux-mêmes, et le violon d’Albert disait toujours la même chose. Il disait « Il est passé pour toi, il est passé à jamais, le temps de la force, de l’amour et du bonheur, il est passé et ne reviendra plus. Pleure-le, pleure toutes tes larmes, meurs au milieu des larmes pour ce temps-là – c’est le seul bonheur qui te reste, et le meilleur ».

Portrait tout en pudeur d’un homme qui a certes raté sa carrière, mais est demeuré libre, loin des conventions. Cet Albert est une image sans caricature d’un artiste qui est resté lui-même, quitte à vivre dans la pauvreté. Récit émouvant et sombre, il ne s’embarrasse pas de détails encombrants, va droit au but.

Ce texte n’est pas uniquement une fiction. TOLSTOÏ a rencontré Albert en janvier 1857, il s’appelait en fait Georges KIESEWETTER, violoniste et ivrogne, un génie poussé par l’autodestruction. TOLSTOÏ a en partie rédigé sa cette nouvelle à Dijon. À l’image de son héros, « Albert » ou « Un musicien déchu » ne connaîtra pas le succès.

« Dans l’art, comme dans tout combat, il y a des héros qui ont tout donné à leur mission et qui périssent sans avoir atteint leur but ».

 (Warren Bismuth)



mercredi 22 juin 2022

Maja PELEVIĆ « Peau d’orange »

 


Cette pièce serbe contemporaine de 2005 est étonnante autant que dérangeante. Découpée en 22 instantanés, elle suit une femme meurtrie et éminemment complexe, dont nous ne connaîtrons jamais l’identité. Dès les premières lignes, le ton est donné :

« Je m’aime tELLEment que je n’ai pas besoin qu’on m’aime.

Je mens.

Je m’aime.

Je mens.

Je m’aime tELLEment.

Je mens.

Je m’aime tELLEment que je m’aime.

Je mens.

Pour m’aimer moi-même.

Je mens.

Pour que je n’aie besoin de personne ».

Une femme évolue au gré de ses envies, de ses fantasmes, du désir de se créer une image. Féminine mais pas féministe. Elle croit pourtant se placer dans une posture toute féministe. Il n’en est rien. Dans son obsession de paraître, dans son sens de l’esthétique, dans une mise en scène constante, dans ce que l’on pourrait appeler son féminisme de salon, elle recherche une identité physique pour attirer les hommes dans ses filets. Elle ne se prive pas de séduire par écrans interposés grâce aux réseaux sociaux, esclave de son apparence et de son corps, qu’elle désirerait autrement, sans cellulite par exemple, cette peau d’orange qui gâche l’aspect glamour. Sa vie est bâtie sur de la superficialité, sur des faux-semblant.

Alors que cette femme apprend qu’elle va être mère, elle s’empresse d’être d’ores et déjà jalouse de son enfant à naître, au cas où ce serait une fille. Elle va parfaire son aspect physique, non selon ses propres critères, mais bien selon ceux des hommes, pour les hameçonner et ainsi se rassurer sur son capital séduction.

« Sois bELLE

sois intelligente

réussis

sois détendue

les hommes aiment les femmes qui prennent soin d’ELLEs

mets du vernis comme ci

maquille-toi comme ça »

Et ainsi va la vie. Elle échange avec d’autres femmes, qui n’ont pas les mêmes buts qu’elle. Cela va en un sens la faire évoluer.

Texte choc qui prend à rebrousse-poil la satisfaction dans le paraître d’une minorité autoproclamée féministe. Comment être soi en détruisant ces stéréotypes, devenir une femme libre sans directive extérieure, sans l’attrait du regard des hommes, sans jouer une partition malsaine, en refusant les postures féminines plus que féministes ? Tel est l’enjeu de cette pièce d’autant plus bouleversante que l’on a soi-même connu une femme telle que celle décrite ici.

Afin d’appuyer sur la notion de genre, l’autrice serbe Maja PELEVIĆ, en tout cas par la traduction proposée par Marie KARAŚ-DELCOURT, si « il » ou « elle » est englobé dans un mot, il est mis en valeur en lettres majuscules. Changer le monde, oui, mais à condition de ne pas d’enferrer dans ses propres clichés.

Ce texte est bouleversant, engagé, féministe, il dénonce ce féminisme « bobo » de pacotille, celui qui ne prend en compte que sa propre personne, il est intrigant à tous points de vue. En même temps il fait mal et soulage, et surtout ouvre des voies à des relations vidées de leur dangerosité, de leur machiavélisme. Au risque de me dévoiler en partie - et je m’en excuse - il me faut pourtant préciser qu’il m’a été difficile de le lire de manière neutre et détachée. Aussi je vous invite à le découvrir par vous-mêmes, ne parvenant pas pour ma part à proposer un avis objectif loin d’une expérience personnelle qui m’a marqué pour longtemps, qui m’a taraudé et longuement questionné. C’est toute la magie de la littérature, celle de nous pousser dans nos ultimes retranchements, celle qui touche notre moelle épinière, fait ressurgir des moments pénibles, atroces. Cette pièce fait tellement écho qu’il ne m’est tout simplement pas possible de l’analyser avec recul. Elle me semble pourtant formidable, elle met le doigt sur l’envers du décor, sur cette notion de l’arbitraire, de la séduction à tout crin. Elle vient de paraître aux éditions L’espace d’un Instant et elle va longtemps résonner dans mon âme. La préface est signée Svetislav JOVANOV. Lisez ce texte, offrez-le, il est envoûtant !

« Féministe

Mais non

Je ne suis pas du tout féministe

La signification de ce mot ne m’intéresse vraiment pas du tout

Je peux uniquement dire que dans le cadre de ces mêmes résonances

Je peux trouver ma propre figure construite

Qui ne serait pas une membrane féministe hyper retouchée Retouchée

Par une multitude de programmes vulgaires

Pour le perfectionnement virtuel de corps réel ».

Un texte qui nous parle autant est rare, il faut le recevoir comme un cadeau inestimable.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

dimanche 19 juin 2022

Joseph ANDRAS « Pour vous combattre »

 


Le très talentueux Joseph ANDRAS est de retour pour ce nouveau et bref récit englobant les années révolutionnaires de 1793 à 1795 en France. L’objectif est pointé sur Camille DESMOULINS, 33 ans, député de la Seine, avocat picard, impliqué dans le front révolutionnaire. DESMOULINS, au cœur de l’orage, fait paraître un périodique, « Le Vieux Cordelier », c’est en quelque sorte ce journal qui est le héros malheureux et le fil rouge de ce roman.

Face à la flambée révolutionnaire, en Vendée et Bretagne s’organise une résistance royaliste et catholique, les Chouans qui, entre autres méfaits, saccagent et pillent Le Mans, alors que DESMOULINS se place (déjà !) pour la séparation de l’Eglise et de l’Etat.

Au passage, ANDRAS nous présente la figure d’Anacharsis CLOOTS, celui qui précisément « rêve d’une terre sans nulle nations ni religions ». Sur fond de guerre civile, les dissensions au sein du milieu révolutionnaire enflent, deviennent incontrôlables. Il règne un parfum d’insurrection au sein même des révolutionnaires. DESMOULINS s’exprime publiquement. Piètre orateur car bègue, il ne devient que méfiance aux yeux de ROBESPIERRE (lui fait-il trop d’ombre ?).

En parallèle perce très furtivement la figure d’un jeune militaire de 24 ans aux dents longues : Napoléon BONAPARTE. De son côté DESMOULINS s’engage et réclame la libération de 200 000 opposants au régime incarcérés. Il ne s’agirait pas de reproduire les erreurs de la monarchie déchue. Mais la tension devient extrême entre DESMOULINS et ROBESPIERRE, le beau-père du premier est arrêté, la grogne populaire s’étendant quant à elle devant la forte inflation.

ANDRAS semble admirer DESMOULINS, en fait une figure incontournable : « L’enfant de Picardie, l’homme qui convia les Parisiens à s’armer deux jours avant qu’ils ne prennent d’assaut la Bastille, l’homme qui appela les patriotes à porter la cocarde en forme de ralliement, l’homme qui signifia sa haine des rois et son désir de république quand le pays communiait au complet en la monarchie, l’homme qui le premier invoqua la liberté, l’égalité et la fraternité sans savoir, c’est l’évidence, que ces trois mots, liés de la sorte, connaîtraient quelque destin, l’homme qui, le jour de la capture du roi fuyard grimé en valet de chambre, lança en public que la royauté n’avait plus de raison d’être, l’homme un temps traqué par la flicaille, l’homme que l’on aperçut armé d’un fusil aux abords des Tuileries quand le trône s’effondra enfin, voici que cet homme s’élève à présent contre les âmes par trop zélées ».

Le Vieux Cordelier continue à paraître. Mais le numéro 7 est peu goûté par ROBESPIERRE qui y voit une attaque personnelle et le fait saisir avant parution. La censure révolutionnaire est en route. DESMOULINS vient de passer à l’offensive, ne défendant plus la politique de ROBESPIERRE. Ce dernier, épuisé, disparaît un mois durant, pour mieux revenir, vindicatif et autoritaire. Les têtes commencent à tomber, au sens propre (si j’ose dire).

Pourtant la Révolution engendre des idées novatrices : « L’assemblée a juré que les humains à la peau noire sont pareils à ceux qui ne l’ont pas. Que la couleur ne figure pas le citoyen. Que la France est identique pour chacun. C’est en ces murs, voici quelques mois, que la vieille Jeanne Odo, l’esclave de Port-au-Prince, est venue exiger l’abolition de l’esclavage au nom de l’unité qui fait la force et l’égalité de toutes les peaux. C’est en ces murs, les mêmes, que les révolutionnaires ont acclamé la délégation dont elle était la tête ».

Dans cette puissante et documentée intrusion dans l’Histoire de France, ANDRAS ne faiblit pas. Surdoué de la plume, il essore la langue pour n’en extraire que l’essentiel. Le résultat s’avère plus que concluant, un chapitre pour chaque numéro du Vieux Cordelier, l’idée est exaltante. Faut-il lire dans ce titre « Pour vous combattre » ou « Pour vous, combattre » ? Car ANDRAS est un combattant du verbe, l’un de ces altruistes qui ne mendie pas le succès, qui trace sa route de manière originale et engagée. Le présent récit pourrait se rapprocher d’un Eric VUILLARD, par sa forte documentation ainsi que par ce style ramassé. Pourtant ANDRAS va plus loin que VUILLARD, il déploie un drapeau rouge et noir au vent : « L’Histoire n’est jamais qu’une façon pour les puissants de continuer à faire les poches aux morts ». Il s’insurge, il EST un insurgé.

Ce texte qui vient tout juste de sortir est à lire, comme tous les précédents d’ANDRAS, véritable révolté contre l’injustice, qui fouille l’Histoire pour la rendre quasi contemporaine, accessible, tumultueuse et palpitante.

« Dénoncer l’échafaud, c’est seulement craindre d’y monter ; accuser le gouvernement de cruauté, c’est façon de voiler ses propres vices. Ne reste qu’à détruire tout ce qui s’oppose à la félicité du peuple ». ANDRAS creuse son sillon, devenant l’un de ces incontournables de la littérature française contemporaine.

 (Warren Bismuth)

dimanche 12 juin 2022

Nikos KAZANTZAKI « Alexis Zorba »

 


Première partie du XXe siècle dans un port d’Athènes : un homme, le narrateur, s’apprête à embarquer sur un bateau en partance pour la Crète afin d’y restaurer une ancienne mine de lignite, quand un type de « Soixante ans, je crois » fait intrusion dans sa vie. Son nom ? Alexis Zorba. Bien vite, ce Zorba, qui a grandi au pied de l’Olympe et vécu mille aventures, semble être pour le narrateur une personnification au cordeau de Sinbad le marin. Le coup de foudre est immédiat, aussi le narrateur accepte la proposition de Zorba qui lui demande de l’embaucher comme contremaître.

Ici commence le récit d’aventures. Zorba, sorte de vieux sage non totalement assagi, raconte sa vie, ses rencontres, ses tourments, ses joies. Mais il offre surtout au narrateur une philosophie de vie où l’objectif final serait la Liberté. « Je comprenais que ce Zorba était l’homme que je cherchais depuis si longtemps sans le trouver ». Zorba qui annonce lui-même que l’un de ses surnoms, Mildiou, vient du fait que partout où il passe il sème le désastre, alors que lui-même appelle le narrateur « Patron » comme dans un zèle respectueux.

Ce Zorba à l’index de la main gauche coupé est un jouisseur. Bien sûr il raffole des femmes (qu’il ne ménage d’ailleurs pas toujours, par des propos qui peuvent heurter par leur misogynie), est beau parleur mais possède un fond d’âme d’une rare puissance, d’une formidable sincérité. Jusque là, le narrateur d’environ 35 ans, intellectuel littéraire, se pensait au fait de la pensée humaine. Avec Zorba il découvre une réflexion philosophique profonde sur le monde inconnue de lui jusqu’alors. Lors de leurs pérégrinations, les deux hommes échangent, forts d’anecdotes reflétant leurs pensées, les mettant en scène. L’humour est particulièrement présent dans ce roman ample aux multiples facettes. Car en grattant sous le vernis de la farce, c’est bien toute une philosophie qui s’offre à nous, alors que le narrateur tente de se replonger dans la lecture de la vie de Bouddha qui le fascine et l’obsède.

Une phrase du narrateur au détour du texte pourrait bien résumer tout l’état d’esprit de KAZANTZAKI lorsqu’il entrepris la rédaction de ce roman en 1941 (la date est importante) : « Je me mis joyeusement à écrire. Non, je n’écrivais pas. Ce n’était plus écrire : c’était une véritable guerre, une chasse impitoyable, un siège et un envoûtement pour faire sortir la bête de son repaire. Incantation magique, en vérité, que l’art. D’obscures forces homicides sont tapies dans nos entrailles, funestes impulsions à tuer, à détruire, à haïr, à déshonorer. Alors, avec son doux pipeau, l’art apparaît et nous délivre ».

Le roman fourmille d’anecdotes, aucun temps mort ni longueur ne sont à déplorer, une action vivante pour une aventure hors du commun sur les chemins de la Liberté. Sur le chantier de la mine et entre deux pensées sur Dieu et le Diable, Zorba ambitionne la construction d’un téléphérique pour troncs d’arbres. Homme pugnace, il aura soin de mener à bout son projet. Parfois il sort son santouri, mais refuse d’en jouer si son cœur n’est pas en joie ni apaisé.

« Alexis Zorba » est un roman d’initiation à la pensée de la Vie, une aventure quasi métaphysique sur l’apprentissage de l’existence. À l’instar d’un Codine ou d’un Mikhail chez Panaït ISTRATI (il leur emprunte de nombreux traits), le personnage de Zorba écrase le récit par sa présence, il l’enchante, le colore, le rend olfactif. « Vu que je n’ai pas de contrat à terme avec ma vie, je lâche le frein quand j’arrive à la pente la plus dangereuse. La vie de l’homme est une route avec montées et descentes. Tous les gens sensés avancent avec un frein. Mais moi, et c’est ici qu’est ma valeur, patron, il y a belle lurette que j’ai jeté mon frein, car les carambolages ne me font pas peur. Les déraillements, nous les ouvriers, on les appelle carambolages. Que je sois pendu si je prête attention aux carambolages que je fais. Nuit et jour je fonce à toute pompe, je fais ce qui me chante : tant pis si je casse ma pipe. Qu’est-ce que j’ai à perdre ? Rien. De toute façon, même si je prends mon temps, je me la casserai ! C’est sûr ! Alors, brûlons les étapes ! ».

Les deux comparses devenus inséparables vont s’aventurer dans un monastère, goûter la vie de la montagne, en pleine liberté, en partie afin de fuir la violence humaine. Car, bien que Zorba ne soit pas un tendre, il est juste et ne supporte pas l’arbitraire ni le lynchage. Il s’attaque à la religion tout en éprouvant pour elle un certain respect de fond. Personnage riche, il est l’une de ces figures comme l’on en rencontre peu dans la littérature, il marque par son inspiration et ses convictions ancrées. Il est le héros de l’un de ces bouquins dont on a le sentiment qu’il porte et contient l’essence même de la vie. Le tour de force consiste ici à faire cohabiter deux personnages aux antipodes l’un de l’autre mais se respectant et même devenant complémentaires dans une amitié indestructible.

Cet Alexis Zorba a existé (mais se prénommait Georges), Nikos KAZANTZAKI l’a rencontré, ils furent amis à la vie à la mort. Il présente ici une fiction faite de vraies anecdotes et d’un vrai parcours de vie. Au début du livre, il compare certains traits d’Alexis Zorba à d’autres qu’il découvrira plus tard chez son grand ami Panaït ISTRATI. Mais ceci est une autre et longue histoire.

« Non, tu n’es pas libre, dit-il. La corde avec laquelle tu es attaché est un peu plus longue que celle des autres. C’est tout. Toi, patron, tu as une longue ficelle, tu vas, tu viens, tu crois que tu es libre, mais la ficelle tu ne la coupes pas. Et quand on ne coupe pas la ficelle… ».

« Alexis Zorba » a été réédité en 2015 chez Cambourakis, il est, comme son auteur, un classique majeur de la littérature du XXe siècle, un hymne à la Liberté, à la soif d’absolu.

https://www.cambourakis.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 5 juin 2022

Daniel DE ROULET « L’oiselier »

 


Dans ce court roman de 2021, le suisse Daniel DE ROULET mêle avec brio et de manière jubilatoire l’histoire vraie d’une Suisse militante avec la fiction. Les faits : un certain groupe autonome Bélier se crée dans le Jura Suisse au milieu des années 1970. Des jeunes surtout, prêts à tout pour la reconnaissance du Jura comme 23e canton suisse alors que les plus anciens cherchent à les ramener à la raison. La violence est de mise dans ce pays pourtant si calme et timide : manifestations, action directe, alors que les séparatistes du nord (catholiques) et du sud (protestants) s’entredéchirent.

Parallèlement, en 1977 survient dans l’Allemagne voisine l’enlèvement retentissant du grand patron Hans-Martin SCHLEYER par la Fraction Armée Rouge (4 morts durant l’opération). Retour en Suisse, à la frontière allemande : toujours en 1977 l’aspirant Rudolf FLÜKIGER meurt mystérieusement, suicide à la grenade ! A-t-il été témoin d’un déplacement du corps de SCHLEYER ou victime des Béliers ?

Farceur, à partir de ces faits authentiques, DE ROULET convoque un journaliste, Niklaus MEIENBERG, dont la plume au vitriol ne plaît que modérément aux autorités. Ce MEIENBERG a certes existé et fut bien un journaliste contestataire qui finit par être interdit par son éditeur à partir de 1976. Mais DE ROULET le met ici en scène, l’imaginant enquêter au cœur de ce joyeux merdier sur cette suite nébuleuse d’affaires. Il le fait aller sur les lieux, rencontrer des témoins, tenter de peser le vrai du faux, alors qu’un avion est détourné et que trois activistes de la Fraction Armée Rouge se « suicident » (il n’en est rien bien sûr puisqu’il s’agit d’assassinats). D’ailleurs, tout le monde semble se suicider dans cette histoire ! Ce qui sera le cas de MEIENBERG, mais bien plus tard, en 1993.

« Certains d’entre eux projetaient de nouvelles actions pour aller jusqu’au bout de leurs rêves de république autonome sans dieu ni maître. Le Jura possédait une longue tradition anarchiste dont ils se réclamaient. Il ne s’agissait pas de reconstruire l’Etat, il fallait travailler à s’en passer ». DE ROULET, anarchiste lui-même, raconte ce combat, dans un style journalistique irrévérencieux.

Un pays sans aspérités hormis les montagnes, comme le décrivait le grand écrivain suisse jacques CHESSEX. DE ROULET lui emboîte le pas : « Voilà pourquoi la littérature helvétique a tant de mal à se confronter à la politique. Ses maîtres ou ses sponsors lui soufflent : Circulez il n’y a rien à voir, contentez-vous de nous parler de vos états d’âmes quotidiens ». Pas de vagues surtout. Jamais. Et pourtant, dans ces années 1970 souffle un fort vent de révolte amené par des gauchistes souhaitant en découdre avec le pouvoir, et qui prennent des risques inouïs pour étayer leurs revendications politiques.

Au tout début de 1979, le Jura est reconnu comme canton suisse à part entière. Ce livre nous en montre les étapes, les luttes, la grande Histoire du terrorisme international venant jouer les trouble-fête. Petit roman mais grand par le talent, il est à lire et déguster pour découvrir une page méconnue de l’Histoire suisse. Il est d’ailleurs paru chez un éditeur suisse, La Baconnière.

https://www.editions-baconniere.ch/

 (Warren Bismuth)