Première partie du XXe siècle dans un port d’Athènes : un homme, le narrateur, s’apprête à embarquer sur un bateau en partance pour la Crète afin d’y restaurer une ancienne mine de lignite, quand un type de « Soixante ans, je crois » fait intrusion dans sa vie. Son nom ? Alexis Zorba. Bien vite, ce Zorba, qui a grandi au pied de l’Olympe et vécu mille aventures, semble être pour le narrateur une personnification au cordeau de Sinbad le marin. Le coup de foudre est immédiat, aussi le narrateur accepte la proposition de Zorba qui lui demande de l’embaucher comme contremaître.
Ici commence le récit d’aventures. Zorba, sorte de vieux sage non totalement assagi, raconte sa vie, ses rencontres, ses tourments, ses joies. Mais il offre surtout au narrateur une philosophie de vie où l’objectif final serait la Liberté. « Je comprenais que ce Zorba était l’homme que je cherchais depuis si longtemps sans le trouver ». Zorba qui annonce lui-même que l’un de ses surnoms, Mildiou, vient du fait que partout où il passe il sème le désastre, alors que lui-même appelle le narrateur « Patron » comme dans un zèle respectueux.
Ce Zorba à l’index de la main gauche coupé est un jouisseur. Bien sûr il raffole des femmes (qu’il ne ménage d’ailleurs pas toujours, par des propos qui peuvent heurter par leur misogynie), est beau parleur mais possède un fond d’âme d’une rare puissance, d’une formidable sincérité. Jusque là, le narrateur d’environ 35 ans, intellectuel littéraire, se pensait au fait de la pensée humaine. Avec Zorba il découvre une réflexion philosophique profonde sur le monde inconnue de lui jusqu’alors. Lors de leurs pérégrinations, les deux hommes échangent, forts d’anecdotes reflétant leurs pensées, les mettant en scène. L’humour est particulièrement présent dans ce roman ample aux multiples facettes. Car en grattant sous le vernis de la farce, c’est bien toute une philosophie qui s’offre à nous, alors que le narrateur tente de se replonger dans la lecture de la vie de Bouddha qui le fascine et l’obsède.
Une phrase du narrateur au détour du texte pourrait bien résumer tout l’état d’esprit de KAZANTZAKI lorsqu’il entrepris la rédaction de ce roman en 1941 (la date est importante) : « Je me mis joyeusement à écrire. Non, je n’écrivais pas. Ce n’était plus écrire : c’était une véritable guerre, une chasse impitoyable, un siège et un envoûtement pour faire sortir la bête de son repaire. Incantation magique, en vérité, que l’art. D’obscures forces homicides sont tapies dans nos entrailles, funestes impulsions à tuer, à détruire, à haïr, à déshonorer. Alors, avec son doux pipeau, l’art apparaît et nous délivre ».
Le roman fourmille d’anecdotes, aucun temps mort ni longueur ne sont à déplorer, une action vivante pour une aventure hors du commun sur les chemins de la Liberté. Sur le chantier de la mine et entre deux pensées sur Dieu et le Diable, Zorba ambitionne la construction d’un téléphérique pour troncs d’arbres. Homme pugnace, il aura soin de mener à bout son projet. Parfois il sort son santouri, mais refuse d’en jouer si son cœur n’est pas en joie ni apaisé.
« Alexis Zorba » est un roman d’initiation à la pensée de la Vie, une aventure quasi métaphysique sur l’apprentissage de l’existence. À l’instar d’un Codine ou d’un Mikhail chez Panaït ISTRATI (il leur emprunte de nombreux traits), le personnage de Zorba écrase le récit par sa présence, il l’enchante, le colore, le rend olfactif. « Vu que je n’ai pas de contrat à terme avec ma vie, je lâche le frein quand j’arrive à la pente la plus dangereuse. La vie de l’homme est une route avec montées et descentes. Tous les gens sensés avancent avec un frein. Mais moi, et c’est ici qu’est ma valeur, patron, il y a belle lurette que j’ai jeté mon frein, car les carambolages ne me font pas peur. Les déraillements, nous les ouvriers, on les appelle carambolages. Que je sois pendu si je prête attention aux carambolages que je fais. Nuit et jour je fonce à toute pompe, je fais ce qui me chante : tant pis si je casse ma pipe. Qu’est-ce que j’ai à perdre ? Rien. De toute façon, même si je prends mon temps, je me la casserai ! C’est sûr ! Alors, brûlons les étapes ! ».
Les deux comparses devenus inséparables vont s’aventurer dans un monastère, goûter la vie de la montagne, en pleine liberté, en partie afin de fuir la violence humaine. Car, bien que Zorba ne soit pas un tendre, il est juste et ne supporte pas l’arbitraire ni le lynchage. Il s’attaque à la religion tout en éprouvant pour elle un certain respect de fond. Personnage riche, il est l’une de ces figures comme l’on en rencontre peu dans la littérature, il marque par son inspiration et ses convictions ancrées. Il est le héros de l’un de ces bouquins dont on a le sentiment qu’il porte et contient l’essence même de la vie. Le tour de force consiste ici à faire cohabiter deux personnages aux antipodes l’un de l’autre mais se respectant et même devenant complémentaires dans une amitié indestructible.
Cet Alexis Zorba a existé (mais se prénommait Georges), Nikos KAZANTZAKI l’a rencontré, ils furent amis à la vie à la mort. Il présente ici une fiction faite de vraies anecdotes et d’un vrai parcours de vie. Au début du livre, il compare certains traits d’Alexis Zorba à d’autres qu’il découvrira plus tard chez son grand ami Panaït ISTRATI. Mais ceci est une autre et longue histoire.
« Non, tu n’es pas libre, dit-il. La corde avec laquelle tu es attaché est un peu plus longue que celle des autres. C’est tout. Toi, patron, tu as une longue ficelle, tu vas, tu viens, tu crois que tu es libre, mais la ficelle tu ne la coupes pas. Et quand on ne coupe pas la ficelle… ».
« Alexis Zorba » a été réédité en 2015 chez Cambourakis, il est, comme son auteur, un classique majeur de la littérature du XXe siècle, un hymne à la Liberté, à la soif d’absolu.
(Warren Bismuth)
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