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dimanche 30 avril 2023

Six autrices « L’étrange féminin »

 


Ce recueil de nouvelles est bien étrange, comme son titre le laisse présager. Ici pas question de rester les pieds sur terre, et nous allons même parfois flirter avec le fantastique. Six autrices contemporaines offrent chacune un récit, une nouvelle. Trois d’entre elles s’appuient sur des références littéraires, trois autres vont partir de leur seule imagination.

Pour les premières, nous retrouvons la nouvelle intitulée « Une robe couleur de souffrance », où Clara DUPUIS-MORENCY part de « La marquise de Sade » de RACHILDE, femme fascinée par la violence, dans un long poème gothique en prose et empli de souffrance. Hélène FRAPPAT s’inspire de la vie de Mary SHELLEY (la créatrice de « Frankenstein ») au XIXe siècle dans un récit fort et sombre, « Cette nuit ne finira donc jamais », où elle revient sur la mort de la mère de la petite Mary lorsque celle-ci n’a que 11 jours, cette même Mary qui, une fois adulte, perd son enfant et se voit en meurtrière. Doublement. Marie COSNAY choisit le classique « Les hauts de Hurlevent » de Emily BRONTË pour dresser un parallèle entre ce qu’elle y a lu adolescente et les échos avec son propre parcours dans les Landes. Un texte exigeant, qui convoque par exemple Énée et Didon.

Les trois autres textes, de pure invention ceux-ci, sont aussi signés par trois autrices. « La femme du fleuve » de Caroline AUDIBERT est un récit glacial où un violent orage tourne au déluge sous lequel se trouvent notamment deux véhicules. Le style de cette nouvelle est puissant et proprement apocalyptique, c’est celui qui entame le présent recueil.

Dans « Jaune vif, veiné de noir », Bérengère COURNUT présente une forêt onirique aux débuts de la création avec une créature mi-animale mi-minérale, dans un texte obscur, préhistorique et savamment mythologique.

Le recueil se clôt sur « Niglo » de Karin SERRES, un autre texte fort curieux où des translucides vivent dans un aquarium de laboratoire humain, celui des « nage-pas ». Les translucides sont avant tout utilisés pour servir de réservoirs à organes. Karin SERRES se plaît à nous plonger à la fois dans l’aquarium ainsi que dans un univers énigmatique.

Vous l’aurez compris, c’est le style fantastique qui prime ici, comme le laisse d’ailleurs présager la couverture datée du recueil. Bien que différents, les six textes choisis ont tous ce point commun de nous balader entre réalité possible, passé supposé et déformation du réel, interprétation. Ils sont à la fois imprégnés d’un gothique cher au XIXe siècle tout en restant très modernes sur la forme, tous avec une forte dose de poésie comme désespérée (pas toujours), ainsi que féminisme parfois sous-jacent. Ce livre sorti en 2020 aux éditions du Typhon en pleine pandémie est peut-être passé un peu inaperçu, il vaut le coup de faire un petit détour, ne serait-ce que pour les six écritures très accrocheuses des autrices ici présentes, et leurs univers originaux et désarmants, univers rendu plus distendu encore par les dessins de Jérôme MINARD.

https://leseditionsdutyphon.com/

 (Warren Bismuth)

mercredi 26 avril 2023

Victoria YAKUBOVA « Chez moi »

 


Le fait est assez singulier pour être souligné dès le début de cette chronique : les éditions L’espace d’un Instant, spécialisées dans le théâtre international, notamment balkanique, depuis plus de 20 ans, avec leur presque parution mensuelle, proposent ici… un roman ! Ou plutôt un récit de vie « déguisé » en roman. L’éditeur, ayant surtout publié jusqu’ici des pièces de langues étrangères et parfois rares, présente cette fois-ci un texte non théâtral et en français.

Victoria YAKUBOVA est née en Ouzbékistan, dans la capitale Tachkent. Dans ce roman-récit de 2022, elle raconte son parcours : famille exilée tout d’abord en Israël en 1990 (l’autrice a alors 13 ans) en pleine pérestroïka, afin de retrouver ses racines juives mais aussi quelques membres de la famille. Fuite du pays natal, extinction des repères, changement de scolarité.

Victoria YAKUBOVA explique ce déracinement, à son âge, radical dans sa vie, quittant une terre qu’alors elle ne pense pas revoir (elle la reverra pourtant, mais 25 ans plus tard, et dans des conditions particulières que je vous laisse découvrir). Elle ne quitte pas que l’U.R.S.S. pas encore tout à fait redevenue la Russie (et à laquelle l’Ouzbékistan appartient toujours lors de ce départ), mais plus globalement elle abandonne POUCHKINE, POUCHKINE le poète qui fait œuvre de véritable figure tutélaire dans ce récit, un POUCHKINE comme embusqué, qui ressurgit tel un diable de sa boîte lorsque l’on ne s’y attend pas.

C’est aussi la maison qu’il faut quitter, elle appartenait à la famille depuis plus de deux siècles. Et une valise de 30 kilos maximum pour chaque personne. Une vie entière dans 30 kilos. « Nous sommes les « décabristes russes ». Incroyable, il suffisait d’arriver dans le pays des Juifs pour devenir russes et surtout pour arrêter d’être juifs ». Et sur le sol d’Israël, on ne trouve pas ce que l’on cherchait car, si certes il y a l’abondance, on y côtoie surtout la haine et la guerre. Nouvel exil, France.

Dans des déplacements incessants, Victoria YAKUBOVA nous transporte dans ses valises, évoque les mentalités des pays hôtes. Des va-et-vient qui donnent le tournis. Car après la France, retour en Israël, l’autrice nous en explique les causes. Il ne serait pas judicieux de les rapporter ici, elles se doivent d’être découvertes sous sa plume sensible.

Dans une écriture simple aux accents russes, emplie d’oralité et d’émotion, l’autrice nous guide dans une existence de refugiée perpétuelle. Les amours qui se terminent en queue de poisson, les lois dures pour les étrangers, le saut d’obstacles permanent pour se faire une place dans une société qui a du mal à vous accepter, c’est un peu choisir entre les bombardements et l’hostilité. Récit passionné, presque sur le vif, d’une femme marquée par son parcours et celui de sa famille, 100 pages d’exils, de renoncements et de recommencements. La couverture, sobre, est d’un esthétisme parfait. Ce petit livre vient juste de paraître, agrémenté par la préface en forme de brève biographie, signée Volker SCHLÖNDORFF. Le pari du récit était risqué et audacieux pour ces éditions, l’essai est parfaitement transformé.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

dimanche 23 avril 2023

William Makepeace THACKERAY « Mémoires d’un valet de pied »

 


Mon dieu que le temps passe vite ! Fin de partie pour la saison 3 du challenge « Les Classiques c’est fantastique » avec toujours aux manettes les très talentueux blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores que je m’empresse de remercier pour leurs choix et leur travail au cordeau. Pour ce dernier mois (mais attention une saison 4 se profile !), il nous a fallu bûcher d’arrache-pied ( ???) sur le thème de la littérature victorienne. M’est alors revenu en mémoire – c’est le cas de le dire – un roman que je désirais relire depuis longtemps : « Mémoires d’un valet de pied » de William THACKERAY.

Si William THACKERAY a connu son heure de gloire, il semble relativement oublié en ce XXIe siècle peu triomphant. Il a cependant écrit, entre autres, le célèbre et efficace « La foire aux vanités », sans oublier « Barry Lyndon » ou « Le livre des snobs ».

De snobs, il en est bien sûr question dans ce roman écrit en 1837, c’est d’ailleurs en quelque sorte la marque de fabrique de l’auteur : scruter ses contemporains aristocrates et les dépeindre avec causticité et sans fioritures. THACKERAY connaît son sujet et ne l’épargne pas.

Charles Yellowplush est né de père inconnu avant de devenir valet. Dans ce roman, c’est lui qui prend la plume afin de raconter son histoire, ses relations avec ses maîtres, eux-mêmes passés au peigne fin par la trépidante écriture de THACKERAY. La structure du roman est assez originale : si les 4 premiers chapitres, par ailleurs très brefs, sont  consacrés au poste de Yellowplush chez l’un de ses maîtres, le Lord d’Altamont jusqu’à son départ de la maison, le reste du récit se déroule dans la famille d’un autre maître : Algernon Deuceace.

« Mémoires d’un valet de pied » est l’un de ces romans qu’il est à peu près impossible de résumer, tant il est foisonnant par ses anecdotes contées par le narrateur. Le récit saute de séquences en séquences, toutes plus savoureuses les unes que les autres, sans véritable intrigue, juste une suite de situations burlesques, grotesques, où THACKERAY brandit l’irrévérence comme arme absolue, sans oublier de prendre son lectorat à témoin, lui faisant quelques insistants appels du pied.

La société bourgeoise victorienne en prend pour son grade. Par son porte-parole, THACKERAY égratigne – et bien plus – les élites corrompues et leur amour de l’argent et du pouvoir. Cette farce féroce ne mollit jamais, comme si THACKERAY était particulièrement inspiré par son sujet. La majeure partie du roman se déploie dans le milieu bourgeois parisien, où Yellowplush a suivi son maître afin de le servir. Et les bons mots de fuser comme des mines de coussins péteurs : « Elle avait l’air si froid, qu’on craignait presque de la regarder une seconde fois de peur de s’enrhumer ».

THACKERAY dépeint au vitriol des personnages imbus d’eux-mêmes dans un narcissisme penchant vers la condescendance dans des relations humaines biaisées car uniquement motivées par l’intérêt égoïste. Ceci, Yellowpush en est le témoin direct puisqu’il a acquis la sale habitude d’écouter aux portes et de jeter un œil dans des trous de serrure.

L’amour, très présent dans ce texte, n’est pourtant pas celui de l’image idyllique que peuvent avoir de jeunes tourtereaux. Ici tout est sournoiserie, crocs-en-jambe, coups bas. Car le propre père du Lord Deuceace vient semer la pagaille, désirant une fille que son fils compte bien de son côté épouser. Voici l’intrigue principale d’un roman qui tend à partir dans tous les sens, en tout cas à première vue, car nous réalisons bien vite que son auteur en possède la complète maîtrise, ajoutant le talent au regard cruel.

THACKERAY est un auteur qu’il faut avoir lu. Il caricature avec maestria les snobs de son époque, de la manière la plus polissonne qui soit. Contrairement à ses protagonistes, il ne prend pas de gants et c’est jubilatoire. De plus, ce roman est suffisamment court pour ne pas tomber dans la redite ou provoquer la lassitude, il se lit sans bâillements, il fait mouche par son ton particulièrement caustique. Il réussit même à nous faire apprécier en partie son valet, qui n’a pourtant rien à envier à ses maîtres niveau crapuleries.

Pour finir, le style de l’auteur est ampoulé juste ce qu’il faut pour coller à la société à laquelle il s’attaque, mais il ne se fait jamais balourd de surenchère de mots rares ou de longues phrases prétentieuses. Si THACKERAY vous est inconnu, ce roman est idéal pour pénétrer dans son œuvre, accessible, bref et irrésistiblement drôle.

 (Warren Bismuth)



mercredi 19 avril 2023

Manon THIÉRY « Réflecteur de la neige »

 


Il est de ces poésies devant lesquelles on ne pense pas avoir toutes les données, toutes les clés pour ouvrir toutes les portes (c’est d’ailleurs pourquoi je ne présente qu’assez peu de poésie que je lis, la peur de tomber à côté, d’être hors sujet). Et pourtant nous nous laissons bercés par le rythme des mots, leur puissance. C’est le cas pour ce texte de la jeune Manon THIÉRY.

 

Dans une mise en page aérée, quelques lignes à chaque page, la poétesse déroule lentement et délicatement sa pensée, de manière organisée. Ici ni majuscules ni ponctuation, chacun des mots doivent être au même niveau dans un jeu de pureté d’une langue épurée, ramassée, essorée.

 

Le fond est tragique, de ces amours non dits qui disparaissent. Quand ? Comment ? Aucun indice ne semble nous guider, dans un espoir mis entre parenthèses, dans des souvenirs douloureux qui paradoxalement font avancer la narratrice. Au centre du poème, la bouche, la langue, d’où sortent les mots, les maux passés, seule arme pour lutter contre la souffrance. Tentative de transition, de transmission peut-être. Et la neige, omniprésente, comme virginale, celle qui peut tout effacer. Un souvenir d’accouchement. Peut-être…

 

Poésie de la mélancolie et du souvenir, elle est aussi celle d’un nouveau départ qui tente de s’insuffler. C’est ici la fragilité de l’existence qui est en première ligne, son poids, énorme, dans une douleur incontrôlable, celle de l’absence. Et ce titre, prodigieux, avec ce « réflecteur », où la neige peut jouer plusieurs rôles, celui de la réflexion, mais aussi celui du reflet, du miroir, « l’autre côté du miroir / celui qui ne montre rien ».

 

Dès ce premier livre, et en un peu plus de 60 pages très aérées, Manon THIÉRY donne le la, dans une poésie musicale, construite et mélodieuse, envoûtante jusqu’à cette dernière ligne : « je ne reconnais pas mon sommeil ». Ce titre est paru fin 2020 chez Cheyne éditeur, dans la collection Prix de la vocation qui met en lumière dans une somptueuse couverture bleue de jeunes auteurs poètes jamais publiés. Cette collection est parfaite si vous souhaitez découvrir une nouvelle plume, si vous désirez partir loin des sentiers balisés. Allez voir le catalogue, il est plus que tentant. D’autant qu’un livre Cheyne est toujours une immense émotion visuelle, avec cet esthétisme fait maison et particulièrement soigné, l’un des géants de la poésie française qui imprime lui-même ses livres, et a su développer des collections originales, riches et cohérentes. Respect total.

https://www.cheyne-editeur.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 16 avril 2023

John MCPHEE « Rencontres avec l’archidruide »

 


Ce livre n’est pas une fiction. Ou plutôt, c’est la vie du militant écologiste David BROWER en partie romancée par des bribes, des chaînons manquants entre deux scènes pour les raccorder. Écrit en 1972, il est l’un de ces fondements de la littérature de Nature writing politique et engagée.

David BROWER, né en 1912, est géologue, c’est lui que l’on suit tout au long de ce voyage marquant. Il a fondé plusieurs associations de défense de l’environnement, dont le Sierra Club Fondation. L’un de ses buts est de démontrer l’inutilité voire la dangerosité d’un projet de grande envergure pour les hommes, un barrage ou une mine d’extraction par exemple. BROWER fait partie d’une équipe d’eco-warriors, déterminés et démontrant par des réflexions scientifiques que telle partie de la nature ne peut être bétonnée.

Le texte se divise entre trois parties : « Une montagne », « Une île » et « Une rivière ». BROWER est alors considéré comme le « Porte-parole de la protection de l’environnement » afin de contrer les grands projets qu’il considère comme inutiles. La première partie du récit est éblouissante et en tous points remarquable et indispensable. En effet, BROWER y devise avec un adversaire, l’un pour et l’autre contre la construction d’une mine. Et le dialogue est extraordinaire. Car l’auteur John MCPHEE ne prend pas part aux débats, il se contente de faire parler les deux interlocuteurs, chacun avançant ses arguments, immédiatement discutés par l’autre. C’est de la haute voltige.

Mais les deux autres parties ne sont pas en reste. La recette fonctionne à merveille : un BROWER toujours disposé à défendre la nature sauvage, même s’il se trouve empêtré dans des affaires et peu à peu poussé au silence au sein de son club.

Dans ce livre, c’est l’histoire moderne, celle de la bétonisation notamment, qui est racontée, des projets se concrétisant grâce à un capitalisme tout puissant, à l’œuvre même dans les coins reculés et perdus des Etats-Unis. Et c’est aussi les bases mêmes de la décroissance qui semblent posées ici. « La théorie de la croissance économique est vouée à l’échec sur une planète aux ressources limitées ».

Un autre problème majeur se pose (on en paie aujourd’hui les conséquences, pourtant il y a quelques décennies il était encore fort tabou), celui du contrôle des naissances. Dans un monde qui se développe économiquement, la surpopulation est un fléau majeur de la pollution, de la surconsommation. Il faudrait pouvoir réguler, sinon nous courons à notre perte. Les paroles giflent, sans contrepartie : « Depuis 1900, nous avons utilisé plus de minéraux que jamais dans l’histoire de l’humanité », et encore le récit se déroule vers le milieu du XXe siècle, et la suite a montré que nous n’avions pas ralenti la cadence, bien loin de là. Les pays sont interdépendants, certains allant chercher des matières premières indispensables à leurs projets loin, très loin, aggravant un peu plus la pollution. La mise en abîme de l’absurde, jusqu’au naufrage final.

« Rencontres avec l’archidruide », derrière son titre un brin farceur, est un texte majeur. Il est une sorte de récit pionnier de ce qui fut appelé à tort l’écologie radicale (ce sont les grands projets qui sont radicaux, pas la défense de notre terre). Il démontre que la catastrophe est inévitable si nous ne changeons pas nos comportements d’humains, si nous ne prenons pas en compte la nature, la faune, la flore. « Les conservationnistes se doivent de gagner, encore et encore. L’ennemi, lui, n’a besoin que d’une victoire. Nous partons avec un handicap. Nous ne pouvons pas vaincre. Tout ce que nous pouvons obtenir, c’est un sursis. C’est le mieux que l’on puisse attendre ».

Les projets ne manquent pas : des mines aux barrages en passant par d’immenses complexes touristiques, le but est de servir l’humain, et bien sûr de faire chauffer le portefeuille afin de glorifier le capitalisme. Seulement, la nature n’en peut plus, et le mal est profond et incurable. Ce livre l’explique à merveille, et réussit un pari ambitieux, celui de faire passer un message d’extrême urgence par le biais du roman, pour toucher plus de  population, pour rendre le combat pédagogique et urgent.

BROWER va connaître des heures dures, lui aussi un peu dépassé par son rôle. Ce livre, qui est en partie sa biographie militante jusqu’aux débuts des années 70 (BROWER est décédé en 2000), témoigne d’une époque, celle où les lanceurs d’alerte écologique passaient clairement pour des pitres. Le présent leur donne pourtant raison. C’est aussi l’occasion de rappeler dans cet ouvrage que seule la lutte paie, il n’y a pas d’alternative. Concernant le développement du tourisme de masse, les images cognent, comme celle-ci, écrite en lettres majuscules : « FAUT-IL AUSSI SUBMERGER LA CHAPELLE SIXTINE POUR PERMETTRE AUX TOURISTES DE S’APPROCHER DU PLAFOND ? ».

« Rencontres avec l’archidruide » est paru en 2009 en France chez Gallmeister dans la prestigieuse et défunte collection Nature writing, il n’a malheureusement jamais été réédité en version poche, ce qui est fort dommageable. Il est en tout cas un outil charnière pour repenser la décroissance et l’extrême dangerosité des besoins superficiels de la société, c’est aussi un moyen précieux de comprendre et d’analyser les étapes par lesquelles nous sommes passés pour parvenir à un monde fou sans limites. Quant à John MCPHEE, il vient de fêter ses 92 ans.

https://gallmeister.fr/

 (Warren Bismuth)

mercredi 12 avril 2023

Raphaël MEYSSAN : Trilogie « Les damnés de la Commune »

 


Cette trilogie de quelque 450 pages est un tour de force, à la fois visuel et historique, un roman graphique d’une grande originalité puisqu’il revient sur le contexte et les événements de la Commune de Paris (18 mars – 28 mai 1871) non par des dessins, mais par des gravures d’époque, nombreuses et magistrales, soigneusement sélectionnées et découpées. Ces gravures, l’auteur les fait parler, y ajoute de la narration, des dialogues et des extraits de livres choisis pour mieux garder l’esprit de la Commune « en direct ».

Deux personnages centraux sont au cœur de l’action : un mystérieux communard, LAVALETTE (on en saura plus à la fin de la série), ainsi que la jeune Victorine (qui deviendra Victorine BROCHER, les éditions Libertalia ont publié ses souvenirs en 2017, chronique ICI, ce sont ces souvenirs ainsi que quelques extraits de textes inédits qui sont reproduits dans cette trilogie) qui erre dans Paris tout en participant activement au combat.

Le premier volume « À la recherche de Lavalette » s’emploie à faire revivre les mois qui précédent l’insurrection, et se referme sur le 18 mars 1871, lorsque la Commune est proclamée. Le deuxième, « Ceux qui n’étaient rien » relate les événements du 19 mars au 9 mai. Le dernier, « Les orphelins de l’histoire » dépeint la chute de la Commune, la semaine sanglante (21/28 mai 1871) ainsi que les séquelles, les jugements et les déportations des rescapés communards.

Cette trilogie est une immense fresque de la Commune de Paris. À chaque fin de volume, l’auteur propose un plan de Paris (d’époque bien sûr) agrémenté des dates majeures. Il n’oublie pas l’évocation des tentatives de Communes précédentes ou se créant simultanément à celle de Paris en province. Dans ces 450 pages, aucun dessin, juste des gravures du XIXe siècle, mais quelles gravures ! Comme quoi il est possible de produire de l’esthétisme en optant pour la récupération, le recyclage d’illustrations, l’idée est plaisante, et le rendu magistral, d’autant que certaines gravures s’étalent sur deux pages.

Les événements sont découpés en chapitres faisant revivre l’épopée, avec ses protagonistes agitateurs, mais aussi ceux qui la condamnèrent (coucou Émile ZOLA !). C’est à la fois un travail d’archiviste, d’historien (du moins de journaliste) et d’esthétisme, de mise en page. Le résultat est là : bluffant, en accord avec les séquences. Il raconte la Commune de Paris, jour après jour, sans la prendre au dépourvu puisqu’il s’attarde sur les mois qui la précédèrent pour mieux rendre compte des circonstances.

Cette trilogie est parue entre 2018 et 2019 chez Delcourt. La Commune a très exactement 152 ans lorsque j’écris ces lignes, et en ces temps troublés dans le pays de France, il fallait rappeler par le biais de cette chronique que des solutions sont possibles, le peuple est capable du meilleur comme du pire, et ce meilleur est ici mis en lumière dans les pages somptueuses de cette série graphique.

 (Warren Bismuth)



dimanche 9 avril 2023

Ramzi CHOUKAIR « Y-Saidnaya + Palmyre, les bourreaux »

 


Il y a certains écrits qui semblent ne pouvoir vivre que par deux, comme un couple fusionnel. C’est le cas ici avec ces deux pièces de théâtre syriennes, deux textes qui, mieux que d’être complémentaires, se répondent dans un face à face.

La première pièce fut écrite en 2020 à Naples et est traduite par Simon DUBOIS. Saidnaya est une prison syrienne dans laquelle eurent lieu en 2008 de violentes et longues mutineries. Des femmes et des hommes, acteurs des événements, viennent témoigner. Des phrases parfois courtes, comme laconiques, qui giflent, qui retranscrivent toute la tension. Dans cette prison des tortures ont été commises, encouragées par l’homophobie et les lois ancestrales d’un pays à l’agonie. « Ce régime tue son peuple ».

Les témoignages sont bouleversants, racontent une banalisation du mal. Les victimes ont du mal à refaire surface, les tortures sont politiques, la marge de manœuvre de critique du système interne très ténue. Cette première pièce est aussi le résultat d’un travail : « En prison, on montait des pièces qui parlaient des gens à l’extérieur. En liberté, je parle de ceux qui sont encore en prison. Quel étrange destin… ».

« Palmyre, les bourreaux », traduite par l’auteur lui-même ainsi que Céline GRADIT, fut écrite en 2022 en France où Ramzi CHOUKAIR vit. Elle est l’autre versant de « Y-Saidnaya ». Si la première traite des informations, des témoignages sur le peuple emprisonné suite à des actions contre l’Etat, la seconde revient sur ceux qui ont opté pour l’exil. Les difficultés gigantesques pour retrouver un semblant d’intérêt à la vie, en faisant mine d’avoir oublié ses propres racines, en changeant d’identité, choisissant un patronyme qui sonne plus conventionnellement dans le pays hôte.

Le régime dictatorial syrien paraît avoir emprunté pas mal de « réflexes » autoritaires et humiliants du côté du nazisme. Ici les témoins parlent de l’extérieur, sur une autre terre où ils ont trouvé refuge, mais toujours les mêmes images, un régime exsangue, un peuple à bout, la misère, la corruption, et les familles qui se déchirent car tout le monde soupçonne son proche, son voisin, des êtres disparaissent, peut-être exécutés. Suite fataliste du première texte, ce second n’est cependant pas un calque mais un complément d’informations, y compris celle concernent le présent travail de l’auteur : « À ma sortie de prison, beaucoup de journalistes de télé, de radio et de presse écrite m’ont proposé de raconter mon histoire, mais j’ai refusé. Je n’avais pas envie de partager ma souffrance par l’intermédiaire d’un média. J’ai préféré venir la partager sur scène ».

D’un côté, les prisonniers dans leur propre pays, de l’autre des « évadés » prisonniers en liberté dans un pays inconnu. Deux pièces fortes qui se font écho, amenées par une préface expresse, sans ponctuation, comme pour montrer l’urgence qu’il y a à découvrir les deux textes, elle est signée Pascal RAMBERT. Quant à Ramzi CHOUKAIR, ce n’est pas un inconnu en France, car en plus d’être metteur en scène, il est aussi acteur et a notamment joué dans les saisons 2 et 3 de la série « Le bureau des légendes ». Pour finir, cette phrase, qui clôt la deuxième pièce : « Il souffle sur le lampadaire, qui s’éteint », laisse penseur.

Ce livre vient de sortir aux éditions l’espace d’un Instant, il est à encourager, comme d’ailleurs tout le catalogue de cet éditeur, à coup sûr l’un des plus originaux dans ce grand pays de France.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

mercredi 5 avril 2023

Micheline MAUREL « La passion selon Ravensbrück – La vie normale »

 


Les deux textes présentés ici dans une publication de 2022 des éditions À Plus d’un Titre parurent originellement séparément aux éditions de Minuit en 1965 et 1958. Le premier est un recueil de poésie concentrationnaire, le second un roman autobiographique écrit après le retour du camp de Ravensbrück par une Micheline MAUREL en proie aux doutes.

Les poésies de « La passion selon Ravensbrück » furent rédigées pour la plupart dans le camp même, souvent pendant l’appel matinal, qui pouvait durer deux heures et où les prisonnières les plus affaiblies s’écroulaient et périssaient. Ce recueil est empreint de religiosité et évoque sans relâche le quotidien du camp, parfois sous la forme d’alexandrins. Micheline MAUREL (1916-2009) était chrétienne pratiquante, aussi ces poèmes de souffrance se tournent vers l’Au-delà, vers cette « Libération » définitive par la mort.

Micheline MAUREL, résistance, est arrêtée en juin 1943 puis internée rapidement au camp de transit de Romainville. Elle y écrit trois poèmes (publiés ici) avant d’être déportée à Ravensbrück le 29 août. Immédiatement classée « N.N. » pour Nacht und Nebel, en somme une prisonnière condamnée à mort à brève échéance. Par miracle, elle reviendra du camp.

« Tournoyez, tournoyez, corbeaux, oiseaux de mort,

Sur nos squelettes froids qui n’auront pas de tombe.

Vous attendez là-haut qu’une des femmes tombe

Pour fondre sur le reste encore un peu vivant.

 

Parfois touchant nos fronts et parfois s’élevant,

Votre essaim croassant tourne sous les nuages

Et remplit de clameurs le sombre paysage.

 

Mais si nos yeux, déjà, sont mornes et hagards

Vous ne nous aurez pas, corbeaux, il est trop tard »

 

(17 octobre 1944).

Les conditions d’écriture des poèmes furent périlleuses, les préfaces et avant-propos l’expliquent de manière précise. Avant son arrestation, Micheline MAUREL était fiancée à un jeune homme polonais, Tadek. C’est à lui surtout qu’elle pense dans ces poèmes déchirants et amoureux, à lui et à Dieu. Une poésie de l’urgence, rédigée en direct, pour témoigner des conditions de détention, de l’horreur. Ces poèmes valent surtout pour le contexte dramatique, ils sont une trace indélébile de la vie des camps. Ils frappent aussi par l’espoir suscité à partir de début 1945, plusieurs mois après la libération de Paris, et alors que de nombreux camps sont toujours sous domination nazie.

Ravensbrück est libéré le 27 avril 1945, une longue errance commence, le voyage du retour sans fin, certaines prisonnières violées par les soldats russes. La nausée atteint son paroxysme. Ce recueil se clôt peu après ce retour tant espéré, le dernier poème est daté du 22 novembre 1946.

Le roman « La vie normale » fut écrit en 1958, il évoque le parcours de Micheline MAUREL entre début 1947 et fin 1948. Traumatisée, usée par la déportation, la narratrice Laurence se cherche une vie à Londres. Elle est admise dans un hôpital où elle fait la connaissance de Jean-Pierre, un médecin attentif et dévoué. S’ensuit une liaison entre eux. Laurence tombe enceinte mais Jean-Pierre, indirectement guidé par sa mère, ne veut pas de cet enfant…

« La vie normale » est ce que l’on appellerait aujourd’hui une autofiction. Laurence est le double de Micheline, tout du moins à partir du moment où elle se lie avec le docteur. Les noms et les lieux ont été changés. Ici la présence de Dieu se fait moins envahissante, mais rythme cependant les pensées de Laurence/Micheline. Ce roman aborde la quasi impossibilité à trouver sa place après une agonie de plusieurs années en camp. C’est aussi (et peut-être bien trop !) une histoire romantique, où une femme éperdue de « son » homme lui est soumise jusqu’à l’absurde. Malgré l’intérêt du sujet, ce n’est pas un grand roman, l’écriture est lourde et toute l’intrigue semble tournée vers le « bon » docteur Jean-Pierre, même si certaines phrases sont déchirantes : « J’appelais au secours mes compagnes de camp : je voulais les entendre, elles qui savaient tout et qui voyaient clair. Elles passaient devant moi, en troupeau, le long du lac de Fürstenberg, toutes grises, coiffées de leur petit foulard que blanchissait le clair de lune, et courbées sous d’énormes sacs de ciment. Leurs galoches grinçaient dans le sable. En passant, elles me regardaient, et ricanaient tristement : ‘dis-donc, Laurence, elle est jolie, la vie normale…’ ».

La présentation de ce livre atypique par son format (grand et presque carré) est particulièrement soignée. Des femmes se succèdent pour faire revivre la mémoire de Micheline MAUREL, reviennent sur son parcours, y compris après la rédaction de « La vie normale ». Elles démontrent aussi l’intérêt de faire paraître un tel livre, tout en agrémentant leurs propos de souvenirs inédits de Micheline MAUREL, peut-être les moments ici les plus prenants de l’écrivaine de « Un camp ordinaire » qui reste un titre majeur de la littérature concentrationnaire en France, édité une première fois chez Minuit en 1957, réédité en 1985 et 2016. Le présent livre n’est pas aussi ample malgré l’effort et la volonté du souvenir, qui doivent perdurer inlassablement. Des dessins de Micheline MAUREL faits au crayon de papier en 1945 au retour des camps sont ici publiés, ils sont tragiques et beaux à la fois.

(Warren Bismuth)

dimanche 2 avril 2023

Doug PEACOCK « itinéraire d’un éco-guerrier »

 


Après « Une guerre dans la tête » (rebaptisé « Marcher vers l’horizon » pour son édition de poche l’an dernier) en 2008 et « Mes années grizzly » (poche) en 2012, Gallmeister publie un troisième volume de Doug PEACOCK (né en 1942), figure tutélaire de la défense de la Nature Sauvage aux U.S.A.

Si le début de ce livre documentaire en partie en forme de récit de vie semble être une redite des deux volumes précédents (son amitié insubmersible avec Edward ABBEY, les observations des grizzlys notamment), cette suite de longues chroniques de vie se défait tout à coup de ces sujets pour nous guider vers d’autres, plus actuels, en relation avec le dérèglement climatique.

Doug PEACOCK ne noircit pas des feuilles au hasard, l’homme s’est somme toute peu exprimé jusque là, ce livre vaut à la fois pour la rareté des propos de PEACOCK que bien sûr pour la puissance et l’acuité du discours. PEACOCK a toute sa vie combattu pour l’écologie telle qu’il l’entend, avec rage et sur le terrain, c’est donc un vieux briscard de la lutte qui s’exprime en ces pages.

Ces pages, parlons-en. L’auteur revient dans ces neuf textes sur les figures états-uniennes importantes et influentes de la défense de la nature. Dans son projecteur, il se remémore les massacres passés des bisons, ceux plus récents des ours et grizzlys, écrit avec émotion sur les derniers grizzlys du Mexique, sur les mouflons, sur la faune sauvage majestueuse. Bien sûr, il ne peut pas passer sous silence son amitié avec Edward ABBEY, convoque régulièrement encore son souvenir, sans oublier d’évoquer encore et toujours la guerre du Vietnam qui l’a marqué à vie. De brèves apparitions, fort furtives, de son ami Jim HARRISON, se fondent, au milieu du décor.

Et quel décor ! Si PEACOCK est intarissable sur les paysages déserts des canyons du sud-ouest états-unien près de la frontière du Mexique, il dépeint d’autres régions, d’autres pays, d’autres moeurs, notamment cette longue et passionnante chronique sur un voyage en Sibérie (signifiant « Le pays endormi ») juste après la chute de l’U.R.S.S. Il en profite pour tracer un portrait fort original des ours polaires menacés, lui qui fut embaucher pour les observer, eu égard à sa connaissance très pointue de l’ours brun et du grizzly.

En Russie, il observe les différentes races de tigres, en retient des enseignements et en profite pour mener sa réflexion par des images imparables : « En 1936, on estimait qu’il ne restait qu’environ cinquante tigres de l’Amour – trop peu, pensaient de nombreux experts, pour garantir la diversité génétique nécessaire pour une survie à long terme. Pendant et après la Seconde Guerre mondiale, alors que les braconniers potentiels étaient occupés à combattre les Allemands, ce fin félin revint en force. Au milieu des années 1980, on estimait à deux cent cinquante le nombre de spécimens adultes vivant à l’état sauvage ».

PEACOCK est un vieil anar, contestataire et engagé. Aussi il rappelle à toutes fins utiles le danger que représente une organisation comme la N.R.A. (National Rifle Association) par son influence et son pouvoir dans un pays comme les Etats-Unis. Plus curieusement, PEACOCK se dresse contre le masculinisme, contre la virilité à tout prix, contre l’homme dominant. L’occasion aussi de rappeler que pour la protection de la nature, il s’appuie lui-même sur les peuples indigènes, leurs rites, en harmonie avec la nature.

Doug nous présente un autre Doug, son ami (décédé depuis), un défenseur acharné de l’environnement qui a le privilège d’être riche. Ces deniers, il les utilise dans l’achat de forêts un peu partout dans le monde afin de les protéger.

PEACOCK est très inquiet pour l’avenir, en tant que professionnel il a pu accumulé un certain nombre de chiffres depuis des décennies, et l’heure n’est plus à la rigolade : le réchauffement climatique s’accentue fortement ces dernières années, le combat semble perdu. Et pourtant, inlassablement, l’écologiste explique le monde sauvage, le peint avec des mots qui nous parlent.  Mais il n’oublie pas le petit garçon qu’il a été, il y a pourtant si longtemps. Aujourd’hui, au crépuscule de sa vie, il reprend des morceaux de flèches, des bijoux, qu’il avait déterrés lors des jeux de sa jeunesse. Non seulement il se rappelle où il les a alors pris, mais il les a gardés. Pour boucler la boucle, il décide de les rendre à la terre, à l’endroit précis où il les avait subtilisés. Séquence émotion.

Ce livre est un tout, il se déguste par petits bouts, même dans le désordre cela fonctionnerait. Et il renferme un cadeau, non des moindres : 80 photographies, souvent sélectionnés à partir de la collection personnelle de Doug PEACOCK, des photos représentant la nature majestueuse, les animaux sauvages qui ne le sont pas moins. On y voit les amis de Doug, des scènes du quotidien en pleine montagne, mais aussi des trophées, ceux recueillis par les ennemis jurés de PEACOCK : les chasseurs qui tuent pour la gloire, que ce soit pour une peau ou pour le simple plaisir sordide de poser aux côtés de l’animal abattu.

« Itinéraire d’un éco-guerrier », s’il montre pourtant peu les actions directes de la joyeuse bande, est fascinant par ses scènes d’une vie sauvage que souvent nous ignorons. Les réflexions de PEACOCK sont toujours judicieuses et ouvrent (rouvrent ?) le débat. Les gens de cet acabit son rares, il faut, eux aussi, les préserver, les lire et les diffuser, c’est le moins que l’on puisse faire. « Itinéraire d’un éco-guerrier » vient de paraître chez Gallmeister, c’est à coup sûr un livre événement.

https://gallmeister.fr/

 (Warren Bismuth)