Recherche

dimanche 28 février 2021

Mîrza METÎN « Gravité »

 


Cette pièce de théâtre kurde originellement sortie en 2018 comporte 24 chants et deux personnages principaux : une jeune femme de 24 ans, Şerîn, et un jeune homme du même âge, Ferhad. Elle est une kurde qui a grandi en Allemagne, habite à Bonn depuis cinq années. Lui est un irakien qui a fui son pays dans la tourmente de la guerre et du chaos. Tous deux sont de culture yézidie.

Dans le premier chant, ils se cherchent, interrogent les passants. Chant essentiel pour appréhender le dernier chant. Şerîn et Ferhad se sont rencontrés auparavant à Istanbul.

Şerîn a été recueilli tout d’abord par ses grands-parents qui l’ont élevée comme une turque, non comme une kurde, avant de rejoindre l’Allemagne. Şerîn et Ferhad racontent leur parcours, par petites touches pudiques, chacun victime des guerres ethniques, religieuses ou politiques. La famille de Ferhad a particulièrement souffert sous la dictature de Saddam HUSSEIN. Puis vint Daesh…

Cette pièce de théâtre courte et intense est celle de la fuite. Fuir un régime, une oppression, chercher une terre d’asile, se mouvoir en permanence, sans objectif, sans avenir, fuir pour simplement survivre.

« On appelle « gravité » la capacité du globe terrestre à vous attirer vers lui. Chaque objet est doté d’une certaine masse et chaque masse est dotée de sa propre attraction. La gravité est la capacité d’attraction de la masse du globe terrestre, celle-là même qui attire tous les objets. Tous les objets s’opposent ou s’attirent en fonction de leur masse. Plus la masse est importante, plus son pouvoir d’attraction est important. Sur la terre, toutes les masses s’opposent. On appelle ça la loi de la gravité terrestre ».

Cette gravité est le fond du message ici donné. Şerîn et Frehad vont-ils s’attirer ? Mais ils doivent tout d’abord se croiser. Se croiser semble être le terme exact. Car Şerîn voudrait connaître le Kurdistan que Ferhad fuit. L’une part au sud, l’autre au nord, l’une vit dans la ville que l’autre souhaiterait prendre pour destination en quittant ce même Kurdistan. Puis vient Istanbul…

Passage par la région du Rojava, la fuite, toujours, aller vers l’espoir, la paix, la sérénité. Mais où et comment ? Mîrza METÎN nous emmène aux tréfonds des migrations en quelques dizaines de pages. Il a rencontré les protagonistes qu’il dépeint dans « Gravité », il est lui-même kurde et engagé. Ce parcours de vie vient de sortir aux éditions l’espace d’un Instant, la préface tout en sobriété est signée Frank HEUEL (ici traduite de l’allemand par Nicole DESJARDINS) et la traduction de la pièce est l’œuvre de Atilla BALıKÇı. Encore une splendide œuvre collective internationale à se procurer.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

mercredi 24 février 2021

Roger GIRON « L’armistice, 12-16 juin 1940 »

 


Cet « armistice » est un petit livre de témoignages rassemblés par un certain Vexin (en réalité Roger GIRON) en pleine occupation nazie sur le sol français. Il paraît le 20 mars 1944 aux éditions de Minuit clandestines.

Ce document cherche à rétablir la vérité sur l’armistice de 1940 entre la France et l’Allemagne nazie, durant cinq jours qui ébranlèrent le pays, l’Europe et le monde, précisément entre le 12 et le 16 juin 1940.

Le 12 tout d’abord : le gouvernement français de Paul REYNAUD, alors Président du Conseil, est opposé à un armistice, souhaite que l’armée française se batte jusqu’au bout de ses forces. Le gouvernement, remanié quelques jours plus tôt, siège au château de Cangé près de Tours. Mais dès le 13, tout semble basculer. Dans un discours préparé minutieusement à l’avance (mais « vendu » comme improvisé, et retranscrit dans ce bouquin), le maréchal PÉTAIN, Vice-Président du Conseil, s’exprime. Et n’est pas précisément sur la même ligne que celle de REYNAUD, ni visiblement du peuple. Vexin s’interroge « Si on votait, pas de doute, l’armistice serait repoussé ».

Le gouvernement français s’installe à Bordeaux le 14 juin. Devant l’éventualité d’un armistice, l’accord de paix séparé entre la France et la Grande-Bretagne est de fait rompu. CHURCHILL fait connaître son mécontentement. Le message du gouvernement britannique est ici relayé en texte intégral. Malgré l’annonce de PÉTAIN la veille, REYNAUD campe sur ses positions : pas d’armistice.

Dans une grande confusion, dont le général WEYGAND, alors girouette en chef, tantôt pour la lutte, tantôt pour l’armistice, pourrait bien être la figure, REYNAUD démissionne le 16 juin de son poste de Président du Conseil. Lui succède le maréchal Philippe PÉTAIN. Nous connaissons la sinistre suite.

Dans ce livre témoin, GIRON cherche à bien expliquer par les preuves que l’armistice n’était pas la seule solution envisagée, qu’il y eut au sein même du gouvernement des partisans de la lutte, que certaines culottes furent baissées, certains propos délibérément déformés.

Tout cela, et avec le recul de plus de sept décennies, nous le savons aujourd’hui. Mais lorsque cet « Armistice » sort sous le manteau en 1944, peu avant la libération, la version officielle semble encore très loin de la vérité. Cette dernière est cependant ici disponible.

Si les éditons de Minuit ont en effet publié ce livre en 1944, il était de plus en plus difficile de se le procurer, ou alors à des prix faisant bleuir de consternation un smicard. Grâce aux éditions Fenixx, spécialisées dans la numérisation de livres devenus rares (et ayant à ce jour déjà republié plusieurs textes des éditions de Minuit clandestines), il est possible aujourd’hui d’en redécouvrir la teneur, en version epub ou pdf, afin de remonter l’histoire et peser à nouveau les enjeux de 1940, et accessoirement de marcher dans les premiers pas d’une maison d’édition devenue majeure, ce qui entraîne une émotion assez palpable, reconnaissons-le.

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

https://www.fenixx.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 21 février 2021

Fédor DOSTOÏEVSKI « Les nuits blanches »

 


Dans le cadre du challenge interblogs « Les classiques c’est fantastique » initié par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores, et portant ce mois-ci sur le thème « Parlez-nous d’amour, dites-moi des choses tendres », j’ai choisi une longue nouvelle de DOSTOÏEVSKI pour illustrer le thème. 

Lorsqu’il écrit « Les nuits blanches » en 1848, DOSTOÏEVSKI n’a alors publié que deux romans : « Les pauvres gens » et « Le double », et n’a pas encore été emprisonné ni condamné à mort (il sera gracié à la dernière minute) pour sa participation au cercle Petrachevski.

Nouvelle intimiste portée par seulement deux personnages, « Les nuits blanches » est une histoire d’amour accouchée des profondeurs de Pétersbourg, la ville faussement rutilante, qui par ailleurs se trouve être le troisième protagoniste de cette confession douloureuse.

Car il s’agit bien ici d’une confession. Un homme, le narrateur, déambule dans les rues de Pétersbourg, solitaire et torturé. Une jeune femme de 17 ans est approchée par un inconnu trop rapidement entreprenant. Le narrateur intervient et fait fuir le coquin. S’ensuivent de longs dialogues entre lui et la jeune femme, Nastenka, tous deux vont confier leur parcours, leurs ressentis, leurs peines, leurs souffrances.

Le narrateur s’entiche rapidement de la jeune fille. Ils vont se revoir pour échanger des mots, des pensées, des souvenirs, pendant quatre nuits. Le narrateur tombe follement amoureux. Seulement, Nastenka, orpheline, habite chez sa grand-mère possessive, où vit depuis peu un jeune locataire féru de littérature, qui est loin de laisser indifférente la jeune fille.

« Les nuits blanches » est peut-être le plus poétique des textes de DOSTOÏEVSKI, qui pourtant, au-delà de son génie de conteur, a toujours été un piètre modeleur de phrases. Ici, par ses évocations de Pétersbourg mais aussi des sentiments des deux personnages, il met sa plume en exergue de manière étonnante et singulière. D’ailleurs, tout le texte est un hommage appuyé à la poésie russe du XIXe siècle. Les quatre nuits, sous forme de confessionnal, laissent place à un matin au goût d’échec, dans une dernière partie désenchantée, d’une noirceur totale.

L’amour en version russe : impossibilité d’aimer, suffocation dans les sentiments, passion suivie de désillusion, isolement, détresse, soliloques sombres. Dans ce texte, DOSTOÏEVSKI n’est pas encore cet écrivain peignant d’immenses fresques psychologiques, il est dans l’intime, mais déjà dans une grande souffrance morale.

« Pourquoi, par une espèce de magie, par la lubie d’une force qui nous reste inconnue, les larmes jaillissent-elles des yeux de ce rêveur, ses joues pales et mouillées se mettent-elles à brûler et toute son existence se remplit-elle d’une joie si incontrôlable ? Pourquoi de longues nuits d’insomnie s’effacent-elles comme un seul instant, dans une joie, dans un bonheur infini, cependant qu’au moment où le rayon rose de l’aurore vient frapper sa fenêtre et où l’aube éclaire sa chambre renfrognée d’une lumière douteuse et fantastique, comme chez nous, à Pétersbourg, notre rêveur, fatigué, épuisé, se jette sur son lit et s’endort dans les derniers frémissements d’exaltation de son esprit maladivement bouleversé, enfin, pourquoi le fait-il avec une douleur si languissante, si douce au fond de l’âme ? ».

La postface est signée Michel del CASTILLO et revient sur l’homme abominable et torturé que pouvait être DOSTOÏEVSKI. La traduction d’André MARKOWICZ colle au plus près des préoccupations humaines et stylistiques (absence de style) de DOSTOÏEVSKI. MARKOWICZ a traduit l’intégrale de DOSTOÏEVSKI, il lui a redonné toute sa puissance, sa maladresse émouvante, il a fait le choix de ne pas embellir son écriture. Pari hautement réussi. « Les nuits blanches » peut être ce pied à l’étrier donnant accès aux chefs d’œuvre de l’écrivain, ceux qui laissent un goût inaltérable dans la gorge, une expérience unique qui marque une vie à tout jamais.

 (Warren Bismuth)



mercredi 17 février 2021

John STEINBECK « Nuits noires »

 


Écrit aux États-Unis en 1942, en pleine guerre mondiale, ce roman est rapidement traduit en français, et paraît tout d’abord en Suisse sous le titre « Nuits sans lune », mais dans une version expurgée et incomplète. En France, les éditions de Minuit clandestines, alors en résistance contre l’occupant nazi, décident d’en sortir une version intégrale. La traduction est l’œuvre d’Yvonne DESVIGNES, et le titre est désormais « Nuits noires », parution le 29 février 1944. C’est le plus fort tirage de toutes les éditions de Minuit clandestines, 1500 exemplaires imprimés. John STEINBECK est aussi le seul auteur étranger à figurer dans ce catalogue (1942-1944). C’est par ailleurs loin d’être un inconnu à cette époque, puisqu’il a déjà écrit certains de ses chefs d’œuvre, dont « Des souris et des hommes », « Tortilla flat » ou encore le très célèbre « Les raisins de la colère ».

Après la libération, STEINBECK voyage en France. VERCORS, cofondateur des éditions de Minuit clandestines, se tient dans la même pièce que lui et veut alors le saluer. Par l’intermédiaire de son secrétaire particulier, STEINBECK fait comprendre qu’il ne souhaite pas rencontrer VERCORS (c’est VERCORS lui-même qui raconte dans « La bataille du silence »), se bornant à dire à son porte-parole « no time ». S’ensuit un immense désappointement de VERCORS.

« Nuits noires » sera réédité à plusieurs reprises, notamment dans les années 1990, mais avec un titre différent : « Lune noire ». La lecture proposée ici est cependant bien la même traduction (ainsi que le même titre) que celle publiée initialement chez Minuit, elle est sortie en 2013 chez La République des Lettres. Voilà pour l’histoire du livre. Mais de quoi est-il question ?

En Scandinavie pendant la deuxième guerre mondiale, dans un pays qui pourrait être la Norvège, l’occupant armé de mitrailleuses vient déposer ses valises dans une ville après un assaut musclé. Ayant subi des pertes humaines, il tient désormais à se faire respecter. Il se pourrait qu’au cœur de la ville, l’un des habitants, pourtant connu et apprécié, soit un indicateur, un traître à la cause. Le bourgmestre cherche tant bien que mal à jouer son rôle d’élu et reçoit les représentants de l’armée d’occupation. L’ennemi est là pour les mines de charbon qu’il convoite au même titre que les produits de la pêche.

Il est demandé au bourgmestre de collaborer. Ne voulant pas salir sa fonction, il doit ménager la chèvre et le chou dans une ville où il dirige ses administrés dans une sorte d’autogestion généralisée. Mais un homme, résistant, vient de tuer un gradé de l’armée d’occupation et doit être jugé, alors même qu’il est entendu qu’il sera ensuite exécuté. La lutte s’organise. « Ils exagèrent, aussi, à entrer et sortir à toutes les heures de la nuit, et à fusiller le monde ».

Dans ce roman sombre, lucide et engagé, STEINBECK déploie les thèmes du positionnement en temps de guerre, de la collaboration, de la résistance, mais aussi des armes psychologiques comme le chantage ou le mensonge. Il met en avant les fonctions politiques locales dans une ville occupée. STEINBECK ne verse jamais dans le lynchage ni la loi du talion. Son récit pacifiste, humaniste, tourné vers la volonté de bonne entente (par ce thème, il peut être rapproché du tout premier des volumes des éditions de Minuit clandestines, lancé le 20 février 1942, en l’occurrence le très célèbre « Le silence de la mer » de VERCORS, où un allemand respectueux et empli de compassion se heurte au mur de silence d’une famille occupée).

« Vous n’êtes plus un homme. Vous êtes un soldat. Votre bien-être ne compte plus et votre vie, Lieutenant, ne compte guère davantage. Si vous en réchappez, vous aurez des souvenirs. Il ne faut pas vous attendre à avoir grand’chose d’autre. Entre temps, vous devez noter les ordres qu’on vous donne et les exécuter. La plupart du temps, ce ne sera pas agréable, mais cela n’est pas votre affaire ». Récit lent, âpre, comme détaché, il est le portrait d’une ville occupée à un instant T, avec ses forces et ses paradoxes, et fait partie des très bons romans de l’œuvre de STEINBECK.

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 14 février 2021

Pierre BAYARD « Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ? »

 


Après « Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? » en 2007 et « Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ? » en 2012, Pierre BAYARD revient sur les thèmes de son forfait et poursuit son cycle des tromperies littéraires (mais pas seulement). Dans ce volume, il nous présente, entre autres, des œuvres dont les faits relatés ne se sont en vérité pas du tout déroulés comme racontés.

L’auteur psychanalyste prend un exemple par chapitre. Ainsi le lectorat va s’instruire, beaucoup, mais aussi s’amuser, énormément, l’austérité n’étant pas au rendez-vous de ce livre.

En 1997 est publié en France « Survivre avec les loups » de Misha DEFONSECA, un pseudo. Imposture littéraire, tout comme l’explique fort calmement Pierre BAYARD, avec documents à l’appui. En 1962, John STEINBECK s’embarque dans un pick-up pour découvrir les Etats-Unis et en tirer un récit « Voyage avec Charley » (Charley étant son chien). Dès 1791, CHATEAUBRIAND dit avoir rencontré le général WASHINGTON aux mêmes Etats-Unis. Retour au XXe siècle avec l’analyse de FREUD sur l’absence de sexualité chez Léonard de VINCI. Dans ces livres, si la forme est tout ce qu’il y a de plus profonde, le fond est en grande partie faux. Inventé, déformé, souvent à la gloire de l’auteur. La vérité n’est que secondaire.

Il en est de même pour le volume de la collection La Pléiade consacré à Saint John PERSE, l’écrivain qui veut se faire ici passer pour un pionnier en bouleversements politiques internationaux est en fait un faussaire. Anaïs NIN, en plus d’être faussaire, est une grande manipulatrice d’hommes. Elle tient plusieurs cahiers intimes, l’un « faux » qui en réalité est vrai, l’autre « vrai » qui s’avère faux, de quoi perdre la tête. Maria-Antonietta MACCIOCCHI publie son voyage en Chine en 1971. Un faux. Enfin, plutôt une affabulation sur le pays rêvé et fantasmé.

Place aux faits divers avec cette femme agressée puis tuée dans les rues de New York en 1964. 38 témoins, personne ne prévient la police. En vérité ces témoins n’existent pas. 1938 et « La guerre des mondes », pièce de théâtre montée à la radio par Orson WELLES d’après le roman éponyme de H.G. WELLS. Suite à la naïveté des auditeurs radiophoniques, immédiatement on parle d’une panique collective, des bouchons formés par des automobiles dans une partie du pays, cherchant à rejoindre les montagnes, ce qui est une pure invention. Plus près de nous, un reportage en Allemagne sur une petite ville du Minnesota où l’électorat serait à grande majorité trumpiste. Pierre BAYARD continue à nous balader au gré de l’Histoire avec le procès du nazi tortionnaire Adolf EICHMANN vu par les yeux d’Hannah ARENDT, qui trace le portrait d’un homme qui n’est pas EICHMANN. Le présent volume se termine comme entamé au cœur de la littérature avec le livre de témoignage « À marche forcée » de Slavomir RAWICZ. Un faussaire lui aussi.

Au-delà des inventions, des mensonges, des mises en scène, Pierre BAYARD met en avant le fait que dans la littérature, mais plus prosaïquement dans la vie, nous pouvons être tentés d’inventer dans un esprit de création, de mentir dans un esprit artistique. Et que, somme toute, il faut être non seulement tolérant, mais indulgent pour ces faussaires de génie. Son analyse est percutante, presque convaincante, même si une rationalité trop affirmée peut nous entraîner à ne pas être forcément d’accord avec l’auteur concernant sa compassion proche d’une sorte d’admiration. Il n’empêche, ce bouquin se dévore, il est à la fois didactique, enrichissant, amusant et fortement documenté. Il est récemment sorti aux éditions de Minuit – fin 2020 - dans la superbe collection Paradoxe.

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 10 février 2021

VERCORS « La marche à l’étoile »

 


VERCORS et son ami d’alors (ça ne va pas durer) Pierre de LESCURE ont fondé les éditions de Minuit de manière clandestine dès 1941. Il faut cependant attendre février 1942 pour que sorte la première publication, une nouvelle de VERCORS lui-même, intitulée « Le silence de la mer » (texte qui a fait son chemin depuis). Près de deux ans plus tard paraît « La marche à l’étoile » du même auteur, toujours chez Minuit. Cette nouvelle sort précisément le 25 décembre 1943.

Elle suit un personnage, Thomas Muritz, de sa lointaine jeunesse en Hongrie à sa mort (pas tout à fait anodine, n’oublions pas que l’éditeur est clandestin et résistant sous l’occupation). Sa famille bilingue français-allemand, son père mort en 1878, son arrivée en France, à pied, son apprentissage de l’Histoire de France par les romans français du XIXe siècle, son oncle Béla, un turc.

Il y a les étoiles. Il a suivi les premières, celles du ciel, lorsqu’il est venu immigrer en France. Les suivantes, ce sont celles, jaunes, qui vont être cousues sur les vestes pour reconnaître publiquement les juifs pendant la deuxième guerre mondiale. Thomas en portera une. Avant cela, dès son arrivée en France, il fait connaissance avec un couple, discussions autour des notions de liberté et de justice. Et puis Paris. Paris la ville de ses rêves, qu’il rejoint, et particulièrement le pont des Arts.

Ce Thomas Muritz, c’est Louis BRULLER, et Louis c’est le père de Jean, ce Jean qui a pris le pseudo de VERCORS en 1941. C’est ici VERCORS qui écrit non pas une nouvelle classique mais une biographie succincte et romancée de son père. C’est aussi pour VERCORS une manière de rendre compte d’où lui est venu son intérêt pour la littérature. Et aussi une façon de remercier la France, celle qui a accueilli son aïeul, et pour laquelle il décide d’entrer en Résistance.

VERCORS rend hommage aussi bien à la France qu’à son père. Les courtes descriptions sont splendides et on les sent pleines d’émotion et de gratitude. Et au milieu, les réflexions, puissantes : « La passion est une terrible destructrice. Elle détruit dans la tête de qui la loge tout ce qui n’est pas son idée fixe. Elle fait une effroyable consommation d’impulsions et de concepts dont elle nourrit son insatiable cancer. Et quand, par fortune bonne ou mauvaise, elle vient à disparaître (comblée ou consumée), elle laisse dans la maison de qui l’a nourrie une vacance dévastée, et son hôte privé de désirs, hormis la soif de devenir esclave de nouveau ».

Texte émouvant dans lequel VERCORS n’en fait pas trop, se contentant de raconter sobrement le parcours d’un homme, son père, fuyant son pays, et qui vient se faire tuer pourtant dans celui qu’il a choisi, comme trahi par sa propre épouse. Car Louis BRULLER et la France, c’est une vraie histoire d’amour.

VERCORS est, avec ARAGON, le seul auteur qui verra deux de ses œuvres publiées par les éditions de Minuit clandestines. À la différence de certains des ouvrages de ses éditions présentés sur le blog, « La marche à l’étoile » est un texte facilement trouvable. Il a été réédité à maintes reprises, seul ou inclus dans des recueils de nouvelles, généralement jamais bien loin de son grand frère « Le silence de la mer ».

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 7 février 2021

Frédéric FIOLOF « Finir les restes »

 


Ce livre, pourtant court, vous pénètre par les pores. Par son écriture violente, sa poésie brutale, le cœur du narrateur qui s’ouvre et saigne, qui hurle sa peine (sa p-haine ?) devant la perte de ses parents, narrateur orphelin comme abandonné au monde.

De nombreuses images se succèdent dans ce récit de deuil, enfin d’un deuil qui ne parvient pas à s’amorcer. La mort hante chaque ligne, cherchant à s’en extirper pour nous péter au visage.

Quelques séquences ailleurs, géographiquement ou historiquement. Venise, puis la deuxième guerre mondiale, de manière brève mais soutenue avant le retour de la solitude, de l’isolement. Heureusement il y a les livres. Qui donnent de l’oxygène, qui habillent la vie, qui accompagnent, qui entraînent des réflexions personnelles du narrateur. Souvenirs d’enfance exhumés, figures parentales, quand le bonheur était palpable. La présence surtout. Les présences plutôt. « Imaginons que, nourris d’histoires, les morts se dressent soudain comme un seul homme. Nous reviennent en fanfare. Réveillés, désenchaînés et déchaînés. Affamés ».

Dans ces souvenirs, celui de Ludo, bref là aussi. Ludo et les rituels de funérailles au cœur des cimetières. La mort, toujours omniprésente, même dans les coups de projecteurs. Et Denis, l’ennemi d’enfance, celui que l’on n’oublie pas, que le narrateur aimerait bien inviter par ses muscles à rejoindre papa et maman au ciel. Lorsqu’on devient orphelin, il faut trouver un bouc émissaire, on a tous connu ça. Parfois, ça devient incontrôlable. Père. Mère. Cancer. Rime facile. Certes. Mais en l’exécutant l’ennemi, peut-on tuer notre propre passé ?

« Redessiner chaque jour autrement la carte de l’espérance. Trafiquer l’échelle. Renommer le centre de gravité. Inventer des pays où le meilleur se dit autrement. Le meilleur appauvri est d’abord méconnaissable dans son costume de mendiant. On s’en méfie. Et puis on l’adopte. Comme un roi nouveau ».

Et c’est le tour des regrets du non dit. Du silence quand les parents étaient encore bien vivants. Ne pas avoir dit ceci, ne pas avoir su exprimer son amour, ses sentiments. Alors retour sur les images de fin de vie, agonie comme acceptée par les aïeuls, résignation ou soulagement ? Et des phrases au conditionnel, pour un futur jamais vécu, seulement fantasmé ou espéré. Des voyages, qui sait ? En tout cas, le dernier se déroule avec une urne sur les genoux, celle du père…

Il y a du Léo FERRÉ dans cette complainte d’une grosse centaine de pages rythmée par de brefs chapitres à la charpente solide. De la sueur, de la souffrance, de la poésie, du souvenir. Et le noir, celui de l’avenir. « Il n’y a pas eu de colère, se dit l’orphelin. Pas tout de suite. D’abord une sorte de nudité. Car ce que m’ont légué les miens en disparaissant, c’est avant tout ma propre mort. C’est évident, certes, mais je l’éprouve pour la première fois ». « Il n’y a plus rien » chantait FERRÉ. Des questions en suspens dans une poésie écorchée qui pourtant entretient une lueur d’espoir. Pour cela, il faut attendre la fin, ou plutôt le nouveau début, la nouvelle chance.

Ce texte vient de sortir chez Quidam, il ressemble à un uppercut orphelin plein de désillusion, mais aussi de hargne et de besoin de vivre quand on vient de côtoyer la mort d’un peu près.

https://www.quidamediteur.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 3 février 2021

Éric PLAMONDON « Aller aux fraises »

 


Éric PLAMONDON avait déjà frappé très fort chez Quidam avec ses romans sociaux historiques « Taqawan » et « Oyana ». Il nous revient chez le même éditeur avec un titre saugrenu et un format roman court, découpé en trois nouvelles qui pourraient bien se lire indépendamment, mais ce serait gâcher. PLAMONDON est originaire du Québec et c’est « son » Canada qu’il dépeint dans un texte fort drôle et surprenant pour un changement radical de ton comparé aux deux œuvres citées plus haut.

1986, 17 ans, la belle vie avec les copines et les copains, de fiestas en beuveries, tout en cultivant l’insouciance d’une jeunesse qui veut profiter du moment. Le Québec, ici magnifié par les paysages d’une nature grandiose et les expressions du cru. Il n’est d’ailleurs pas toujours aisé de retranscrire les propos ou scènes, puisqu’aucun glossaire n’est proposé. Qu’importe, l’humour est décapant, les situations burlesques se succèdent dans une écriture nerveuse et parfaitement posée.

Le narrateur, lycéen, fils d’un couple éclaté, passe son temps tantôt chez son père, tantôt chez sa mère depuis une dizaine d’années. Sur fond de musique hard rock ou heavy metal, entre VAN HALEN et IRON MAIDEN, il fait ses classes, grandit et mûrit. « Mais c’est une autre histoire ».

Les potes, un entourage précieux. Les parties de billard entre deux cuites, de flirts en gueules de bois, les événements défilent à toute vitesse en mode épopée poissarde. Car cette petite troupe est classée dans la catégorie « losers ». Fin d’adolescence turbulente, ponctuée de scènes hilarantes. Jusqu’à la mort d’un ami. Mais là encore, la maîtrise de la narration est totale et l’auteur ne tarde pas à faire preuve d’un humour noir décapant : voyage singulier d’une urne funéraire avec désacralisation de la grande faucheuse. « L’urne était au milieu du billard ».

Dans ce récit ce sont des scènes d’une vie presque ordinaire qui sont livrées par dizaines. Le recul du temps fait qu’il ne reste que les moments les plus marquants, ceux qui reviennent en mémoire plusieurs décennies après. Le langage local à l’accent inimitable donne une dimension supplémentaire au récit : « À mon avis, avec tout ce qu’il a bu dans sa vie, va falloir qui fasse un croche par le purgatoire. Mais y’a jamais fait chier parsonne. Pis juste la manière qu’il avait de jouer aux pools, ça mérite quasiment d’être assis à la droite du père ».

Le dernier chapitre se fait plus historique, offensif avec le développement au début du siècle numéro vingt d’une mine d’amiante entraînant luttes sociales et syndicales à partir de 1915. Dans ce dernier texte, nous reconnaissons l’auteur de « Taqawan » et « Oyana », préoccupé par l’injustice. Mais là encore, il y a l’art et la manière de conter : « Les mois d’hiver défilent, sans concession du patronat. Ça va mal. On a plus une cenne. Y fait frette. Le vent souffle à travers les dumps. La neige est sale, le ciel gris comme un matin de décembre à huit cents pieds sous terre. Au moins, pendant la grève, on voit le soleil. L’opinion publique et une partie du clergé sont de votre bord. Après cinq mois de lutte, on gagne et on réveille la conscience de tout un pays ».

« Aller aux fraises », c’est un peu Jim HARRISON au pays des caribous : détachement, anecdotes drôles et attendrissantes, un début de vie adulte parsemé de galères, d’abus et de convoitises féminines. Ce livre peut être à ranger précieusement aux côtés de « Wolf : mémoires fictifs » ou « Un bon jour pour mourir » de Big Jim. PLAMONDON possède indéniablement par ce récit sa place près du grand homme borgne. Un moment de lecture distrayant mais pas seulement. Grand cru de chez Quidam, qui vient de sortir et qui pourrait bien trouver un public fort enthousiaste, d’autant que rien que la couverture enneigée met l’eau à la bouche et provoque une irrésistible envie de croquer dans des fraises des bois.

https://www.quidamediteur.com/

(Warren Bismuth)