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dimanche 3 janvier 2021

Veronika BOUTINOVA « Sursum corda »

 


Cette nouvelle parution du Ver à Soie est plus que poignante, elle est en tous points bouleversante. Elle raconte le parcours d’un couple atypique, « moderne » dans la nouvelle Europe, mais qui a du mal à exister, à résister, justement en partie à cause de l’Europe.

 

Lui c’est Zuka. Il est le narrateur principal du récit. Il habite Belgrade, la ville blanche, actuelle capitale de la Serbie, là où vit encore une partie de sa famille. Pourtant Zuka est né en Yougoslavie, mais il y a eu la guerre. Enfin, LES guerres, celles des années 1990. Au début, Zuka a 13 ans, il ne comprend pas ce qui se passe. Aujourd’hui et malgré le recul, il n’est toujours pas certain de bien comprendre.

 

Zuka vient de Knin, ville alors yougoslave. Oui, mais la guerre. Knin devient croate tout en étant surtout peuplée de serbes, puis proclamation de la République Serbe de Krajina dont la même Knin devient la capitale. « Je suis né en Yougoslavie et un jour on me dit : Tu es né en Croatie mais tu es un Serbe, donc tu dois repartir chez toi ! Chez moi, mais où chez moi ? Où voulait-on m’exiler ? ».

 

Son parcours fait que Zuka est un réfugié Serbo-croate. Ou Croato-serbe, il ne sait plus bien. Et les Serbes sont les mal aimés de l’Histoire. Souvenez-vous l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche en juin 1914 par le jeune extrémiste Gavrilo PRINCIP, un serbe, ce qui déclenche la première guerre mondiale, il y a mieux pour se faire aimer en tant que peuple. Ceci aussi Zuka en parle.

 

Zuka ne comprend plus grand-chose. Ce qu’il sait en revanche, c’est qu’il souhaiterait refuser de grandir, s’affubler du syndrome de Peter Pan. Et il est tombé amoureux de Charlotte, une française habitant à Lille, sur une péniche dont l’emplacement est illégal.

 

Charlotte est intermittente, un peu théâtreuse, un peu alcoolo, un peu camée, un peu tarée, mais c’est une vraie fleur. Elle traîne dans les bars de marginaux, s’envoie des mecs comme ça, par désir, par pulsion. Son amour vrai, elle le réserve à Zuka. Dans ce récit, elle parle en italiques. Avec Zuka, ils forment un couple libre. 2000 kilomètres les séparent, ils se voient peu et pas longtemps, relation épuisante. Et puis il y a, il y avait plus exactement, le chien de Charlotte.

 

Zuka et Charlotte se sont mariés à Lille, mais Zuka ne peut pas demander de papiers pour obtenir la nationalité française. Pour cela il aurait besoin de papiers croates, pays membre de l’Union Européenne. Oui mais « Je ne peux pas avoir de papiers croates, parce que mes parents ne sont pas nés en Croatie. Et les papiers qu’on avait ont été brûlés dans la guerre. Cela signifie-t-il que je suis non-né, que je ne suis personne comme l’Indien dans le Dead man de Jarmush ? Qui est-on ? Des papiers ? Les papiers reflètent-ils ce que nous sommes ? Notre lieu de naissance est-il visible sur notre visage ? Et que dit d’essentiel sur notre essence et notre être, la photo de notre carte d’identité ? Suis-je Serbe de Croatie ou Croate serbe ? Ex-yougoslave ? Un Balkan Boy ? Qu’est-ce qu’on s’en fout, non ?! ».

 

Le couple Charlotte/Zuka est une allégorie des difficultés voire de l’impossibilité de vivre en liberté dans des pays différents au sein de l’Europe, de par les lois, les situations administratives absurdes, couplées avec une Histoire balkanique récente hors contrôle. Et vous obtenez ce cas d’école, ce couple à la dérive. Qui souhaiterait un enfant. Qui souhaiterait vivre à deux puis trois, loin de la réalité, celle qui ne se déchiffre pas.

 

« Imaginez deux populations parlant la même langue, partageant la même sensibilité, et puis la politique de merde est venue mettre des différences « ethniques », a modifié les « mentalités », a gavé les esprits de nationalisme : les uns disaient Les serbes vont vous buter, les autres disaient Les Croates vont vous buter. Une radicalité extrême ».

 

Les migrants que l’on voit tenter de traverser les mers, ce sont aussi eux, ceux qui n’ont plus rien, même pas une nationalité à laquelle se rattacher, ils n’existent plus en tant qu’humains. Et ils sont pourtant refouler aux frontières européennes.

 

Ceci n’est pas une fiction : Charlotte et Zuka existent. Ils se sont entretenus avec Veronika BOUTINOVA qui a retranscrit leurs dires, les a peut-être un peu poétisés. Elle est le relais de leurs voix, de leur dérive, de leur souffrance. Veronika BOUTINOVA a publié plusieurs livres, notamment du théâtre aux éditions L’espace d’un Instant qui sont souvent présentées sur le blog. Je vous reparle d’elle très bientôt.

 

Cette lecture prend aux tripes. Pourtant bref, ce récit nous plonge dans le monde effrayant de l’envers du décor européen. Certaines phrases sont sur une page complète, comme pour être plus percutantes. Comme toujours chez Le Ver à Soie, la présentation est très soignée, vous pouvez même vous découper un marque-pages cartonné dans la couverture ! Cette maison d’édition est assez stupéfiante par sa démarche indépendante ultra militante, car même les formats numériques sont entièrement contrôlés par l’éditrice Virginie SYMANIEC, dans un travail de titan qui ne peut que pousser à encourager et soutenir ce travail de fourmi. Ce récit vient tout juste de paraître dans la collection 100 000 signes.

 

J’oubliais : la péniche de Charlotte, son seul vrai bien, amarré illégalement, porte le nom de Sursum corda, que l’on pourrait traduire, et encore pas si sûr, par Haut les cœurs.

 

https://www.leverasoie.com/

 

(Warren Bismuth)

lundi 19 février 2018

Dumitru CRUDU, Nicoleta ESINENCU & Mihai FUSU « Le septième kafana »


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La Moldavie n’est pas un pays né de l’imaginaire d’HERGÉ pour les aventures de Tintin, non la Moldavie existe, coincée entre la Roumanie et l’Ukraine. C’est aussi accessoirement le pays le plus pauvre d’Europe. Aussi, des femmes, cherchant à nourrir leur famille, à la faire vivre plus ou moins dignement, partent à l’étranger en espérant y trouver du travail, souvent en Europe de l’ouest. Là-bas ce sont pourtant les réseaux mafieux qui s’occupent d’elles et les vendent. Oui, les vendent ! Là-bas elles sont non seulement prostituées de force, mais frappées, violées, torturées, droguées, voire assassinées. Celles qui survivent ne voient pas le fruit de leur labeur, il est empoché directement par leurs macs, souvent albanais. Elles ne viennent pas toutes de Moldavie, certaines débarquent de Roumanie, d’Albanie, de Bulgarie, d’Ukraine et même de Russie. Si elles s’échappent, ces mêmes réseaux les retrouvent pour les revendre, certaines seront vendues jusque dix-huit fois ! Cette pièce de théâtre contemporain donne la parole à celles qui sont revenues de l’enfer, ces femmes esclaves, vendues, prostituées et bien pire. Elle sont six et racontent à tour de rôle l’horreur vécue. D’autres personnages apparaissent, pour les écouter, mais aussi commenter. Les témoignages sont parfois à la limite du soutenable (car ce qui est mis en scène s’appuie sur de vrais témoignages, ce qui rend le récit encore plus poignant, plus pesant), ils sont directs, crus, sans tabou. Les kafana ? Ce sont les bordels, les maisons closes, les lieux de débauche sexuelle dans lesquels sont prisonnières ces femmes innocentes. La préface et la postface sont faites d’informations sur les raisons de cet esclavagisme, la situation politique, sociale, mais sont aussi parsemées de chiffres vertigineux, incluant les prix de vente modiques de ses femmes perdues. Je vous préviens, il vaut mieux lire cette pièce avec un estomac pas trop plein, la postface est particulièrement déchirante sur leurs conditions de vie et le peu de réactions d’organismes publics. C’est aussi l’état pitoyable des Balkans qui est évoqué, sans oublier la mainmise de certains politiciens complices de cette barbarie. Ce témoignage est court, moins de 85 pages, mais il est suffisant pour rendre compte d’une ignominie absolue. Les trois auteur.e.s sont moldaves, ont fait leurs classes dans le théâtre notamment, et livrent ici un document brut de décoffrage sur leur pays. J’oserais presque incérer un pictogramme pour prévenir que les âmes sensibles doivent s’abstenir. Mais non, il faut lire ce témoignage, ne serait-ce que pour connaître une situation extrême, s’informer et se dire que la race humaine peut être décidément complètement dégueulasse. Si vous suivez ce blog régulièrement, vous aurez compris que ce pavé dans la mare est sorti aux Éditions L’ESPACE D’UN INSTANT, éditeur théâtral mais aussi relais entre les peuples. Ce bouquin date de 2005, vous pouvez sans doute encore vous le procurer à l’adresse ci-dessous. Préparez-vous quand même un tantinet psychologiquement, à moins que vous n’ayez un cœur de pierre, ce dont je me permets tout de même de douter…


(Warren Bismuth)