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mercredi 29 août 2018

Bernard-Marie KOLTÈS « Roberto Zucco »


Dernière pièce de théâtre achevée par KOLTÈS en 1988 avant son décès du sida un an plus tard, ce « Roberto Zucco » est bien sûr, vous l'aurez sans doute deviné, une biographie du tueur délirant des 80's Roberto SUCCO.

S'attachant aux dernières heures du meurtrier avant son suicide, cette pièce stylisée fait intervenir pas mal de témoins, des proches aux quidams en passant par les gardiens de prison entre autres, une vingtaine de personnes se succédant ou dialoguant. Le ton est brut et poétique à la fois, les situations parfois choquantes (la pièce a fait scandale à sa sortie), une biographie stylisée et sans concession, à l’écriture soigneuse, pointilleuse et exigeante. Oui ce Zucco est fou à lier : assassin de ses parents, d'un flic, interné en hôpital psychiatrique puis évadé, repris et incarcéré, la pièce commence alors qu'il est juché sur le toit de sa prison, c'est le dernier baroud d'honneur de l’italien. On va rapidement en savoir plus sur son parcours par ses proches, par celles et ceux qui l'ont côtoyé d'une manière ou d'une autre, mais aussi par ses propres rencontres avec l'un ou l'autre des protagonistes, assister même au meurtre de sa mère, protectrice et dépassée.

Dans cette pièce, KOLTÈS s'est inspiré du théâtre classique, même si l'on peut çà et là ressentir les influences du théâtre contemporain. Support ambitieux que celui de présenter une biographie par le truchement du théâtre où l'on peut imposer librement un ton, un rythme différents, en version brut de décoffrage, faire parler l’imaginaire sans suivre de fil, moins de deux heures pour résumer une vie qui se clôture en forme de naufrage, une manière bien singulière de redécouvrir ce Roberto complètement azimuté qui a fasciné l'opinion publique à la fin des années 80 (et fait s'interroger pas mal de professionnels de la psychiatrie).

La pièce fut écrite la même année que la mort de SUCCO (1988), donc en quelque sorte le nez dans le guidon. Dans ce livre, des bonus permettent de jouer les prolongations en compagnie de l'auteur : « Tabataba », un dialogue tendu entre une sœur et son frère cadet sur fond de Harley Davidson, « Coco », une esquisse de pièce de théâtre avec Coco CHANEL comme personnage central (que visiblement KOLTÈS ne portait pas dans son cœur), le recueil se terminant par « Un hangar, à l'ouest », interview où KOLTÈS parle de son travail (notamment pour les pièces « Quai ouest » et « Combat de nègres et de chiens »), son approche, sa perception du théâtre, etc. Le tout est sorti en 2001 aux Éditions de Minuit, alors que la pièce « Roberto Zucco » fut montée en 1990 à Berlin.


(Warren Bismuth)

jeudi 23 août 2018

Pierre VIDAL-NAQUET « Les assassins de la mémoire »


Attention chaud devant, brûlot explosif en vue ! Le célèbre historien de la Grèce antique et de la guerre d’Algérie (il s‘est notamment penché sur le sujet de la torture) Pierre VIDAL-NAQUET (déjà présenté dans notre blog) va devant vos yeux ébahis déconstruire de A jusque Z le « révisionnisme », c’est-à-dire la thèse selon laquelle les chambres à gaz n’ont pas existé durant la seconde guerre mondiale. Une autre marotte du révisionnisme consiste à dire que ce sont les juifs qui ont déclaré la guerre à l’Allemagne en 1939, et que leur anéantissement s’est fait dans un esprit de guerre et non pas de génocide, sans oublier l’hilarante thèse sur une épidémie de typhus qui aurait décimé les populations des camps.


Tout ceci, VIDAL-NAQUET va le déconstruire patiemment, tranquillement mais avec rage (ses parents avaient été exterminés en camps de concentration). Preuves à l’appui, par un travail méticuleux, rigoureux, avec aplomb et professionnalisme, il va dynamiter les thèses révisionnistes. Un peu d’Histoire (justement !) : l’instigateur de ces thèses serait un français, Paul RASSINIER, pourtant lui-même déporté durant la guerre, communiste puis socialiste et même brièvement membre de la Fédération Anarchiste. C’est au tout début des années 50 qu’il écrit sur le sujet. Il sera repris à la fin des années 70 par le sinistre Robert FAURISSON, et l’escroquerie historique fera son chemin un peu partout dans le monde.

Contrairement aux idées reçues, comme nous venons de le voir, le révisionnisme émane à l’origine surtout des milieux de l’ultra-gauche, des communistes aux anarchistes, VIDAL-NAQUET le développe très bien dans ce bouquin parfois un peu ardu mais toujours d’un immense intérêt historique. L’auteur cite notamment et à nombreuses reprises LA VIEILLE TAUPE, journal d’extrême gauche qui a répandu la thèse révisionniste jusqu’à même publier sous ses propres éditions de nombreux pamphlets d’extrême droite. VIDAL-NAQUET n’oublie pas d’épingler l’intellectuel linguiste libertaire Noam CHOMSKY pour son soutien à FAURISSON (à la fin des années 70 il avait signé une pétition contre le « lynchage » de FAURISSON. Pire : il avait préfacé l’un de ses livres qu’il n’avait pourtant pas lu. Lorsqu’il sera attaqué de toute part, CHOMSKY se défendra en disant que cette préface fut publiée sans son autorisation et s’empêtrera dans ses explications).

Je ne vais pas reprendre les nombreux points pertinents et passionnants évoqués par VIDAL-NAQUET pour démonter avec un brio exceptionnel les thèses révisionnistes, car rien que pour vous donner une toute petite idée du travail acharné effectué sur plusieurs décennies, sachez que le présent ouvrage ne comporte pas moins de 475 notes ! Un labeur colossal qui ne va pourtant qu’à l’essentiel car, écrit l’auteur avec humour « Si chaque fois qu’un « révisionniste » produit une nouvelle affabulation, il fallait lui répondre, les forêts du Canada n’y suffiraient pas ».

Tout en étant LE livre sur le révisionnisme, « Les assassins de la mémoire » est en fait un recueil de plusieurs écrits de VIDAL-NAQUET sur le sujet, il comprend le texte éponyme, mais aussi pas mal d’autres, dont le célèbre « Un Eichmann de papier » ainsi que de nombreux courts articles, réunis par ordre chronologique (écrits entre 1980 et 1987, mais corrigés, rectifiés et annotés ensuite, jusqu’en 2005, l’auteur s’éteindra en 2006, montrant que ce travail aura en quelque sorte été celui de toute une vie). Il se termine par un texte de Gisèle SAPIRO allant dans le même sens.

Ce livre me paraît indispensable pour bien comprendre le cheminement du révisionnisme (qui plus tard prendra carrément le nom de négationnisme), il est d’une précision horlogère, dépassionné mais bien décidé à moucher, par des preuves évidentes, irréfutables et historiques, le nez des révisionnistes. D’autre part, n’oublions pas que c’est ce révisionnisme moderne qui a accouché du conspirationnisme, des adeptes de la théorie du complot (eux aussi souvent antisémites) et de la propagation de ce que l’on nomme aujourd’hui les « Fake news ». Alors soyons vigilants, et le fait de replonger dans un ouvrage tel que celui de VIDAL-NAQUET nous donne des armes pour nous méfier d’une certaine vérité. Un auteur brillant qui nous manque beaucoup.

Cette version est celle de 2005, elle est la plus complète, la plus conséquente et je vous invite, si ce n’est déjà fait, à la lire d’urgence. Après une telle expérience, on a le sentiment de se coucher moins bêtes (même si moins apaisés). En note, une phrase de l’auteur qui devrait longtemps faire écho : « Je n’entends pas affirmer, par une inversion totalitaire, que tout ce qu’écrivent les « révisionnistes » est faux dans les moindres détails, c’est l’ensemble qui constitue un système mensonger ».

Je laisse le dernier mot aux premiers vers du texte « Cambalache » du poète de tango Enrique Santos DISCEPOLO, texte intégralement repris dans le livre :

Que le monde fut et sera toujours une saleté,
Je le sais,
En mille cinq cent six,
Et en l’an deux mille aussi.
Qu’il y a toujours eu des voleurs,
Des truqueurs et des escroqués,
Des satisfaits et des déçus,
De la morale et des mensonges,
Mais que le XXe siècle soit un torrent
De méchanceté insolente,
Plus personne ne peut le nier.
Nous vivons dans un tourbillon écumeux,
Et dans la même boue
Tous manipulés.

(Warren Bismuth)


mercredi 22 août 2018

Jack LONDON « L'apostat »


Réédition de 2018 ainsi que nouvelle traduction d'une poignante nouvelle de 1906 plus souvent croisée sous le nom « Le renégat » (cependant le titre original en est bien « The apostate »). Elle était notamment présente dans l'excellent recueil de nouvelles « Les temps maudits ». Il ne s'agit donc pas d'un texte inédit. Mais quel bel objet cependant ! Un livre ne se vendant pas uniquement pour son aspect visuel (du moins je l'espère), voyons-en le contenu.

Une nouvelle en partie autobiographique (LONDON avait lui-même travaillé dans une usine de jute dans laquelle il avait souffert dans sa jeunesse) où un jeune homme n'a connu que les murs de la fabrique de jute dans laquelle il est salarié, d'une part il y trime depuis sa prime jeunesse, mais est né dans l’enceinte même de l'usine, sa propre mère qui travaillait au même endroit ayant accouché au travail.

Le quotidien de Johnny peut effrayer : peu de sommeil, vie réglée tel un métronome sur son monde du travail. Il doit gagner sa croûte pour nourrir sa famille (il vit avec sa mère et le reste des enfants), pauvre et désœuvrée. Quelques épisodes effrayants de la misérable vie à l'usine sont contés par LONDON, faisant de « L'apostat » un écrit riche car dense et fourni en détails. De ce quotidien morne, Johnny n'en veut plus, il rejette en bloc le système salarial plus proche de l'esclavage que de l'épanouissement personnel. 

On retrouve dans cette nouvelle le LONDON combattant, dénonciateur, proche des milieux syndicalistes, des socialistes radicaux, un LONDON à fleur de peau qui sait de quoi il parle. En quelques pages il restitue l'atmosphère oppressante du travail en usine du début du XXe siècle, s'attaque au patronat, à la toute puissance, se range du côté des petites gens, les laissant s'exprimer sur leurs ressentis. Ici il se dresse frontalement contre le travail salarié des enfants. LONDON est un très grand de la littérature.

Le format « nouvelle » est toujours téméraire pour un auteur, certains s'y embourbent, mais LONDON s'en sort à merveille en nous faisant vibrer aux côtés de son (anti) héros, son double en quelque sorte. En matière de littérature prolétarienne, sociale, revendicatrice, il peut être vu comme un pionnier, du moins aux Etats-Unis. Disparu à 40 ans seulement en 1916, il laisse néanmoins une bibliographie assez impressionnante, comme s'il était resté une vie entière accroché à son stylo. Beaucoup de ses fictions sont en partie autobiographiques, LONDON ayant vécu plusieurs vies tumultueuses en une seule, un personnage hors du commun, une force de la nature y compris dans l'écriture. Il fait partie de ces écrivains rares, sans concession, sans fioritures, toujours à la limite de la rupture, un écorché vif qui vit ses écrits, les commente avec agressivité. Il a inspiré tellement d'auteurs qu'il serait impossible de voir en cet écrivain une part négligeable de la littérature.

Cette nouvelle est en partie irrespirable par une sorte de huis clos sans fenêtre, sans air. LONDON a le chic pour vous coller une ambiance sinistre et malsaine, bien poisseuse à souhait. À la fin de cette présente nouvelle, doit-on envier Johnny pour sa décision qui le libère de ses chaînes du salariat ou le blâmer pour le fait qu'il abandonne sa famille à son triste sort ? Johnny est de ceux qui sont usés par le travail, qui n'ont rien connu d'autre, qui n'ont pas pris le temps de vivre et réalisent qu'il sera bientôt trop tard. Anéantissement ou espoir ? LONDON reste souvent sur la tangente. C'est sorti en 2018 aux superbes Editions Libertalia dans leur collection « La petite littéraire » et c’est accompagné d’une instructive préface.




(Warren Bismuth)

lundi 20 août 2018

Philippe ANNOCQUE « Seule la nuit tombe dans ses bras »


Cette rentrée littéraire 2018 s'annonce riche, notamment chez Quidam. Elle démarre sur les chapeaux de roue avec le nouveau roman de Philippe ANNOCQUE, « Seule la nuit tombe dans ses bras ». Un format assez court de 143 pages, qui s'avale d'une traite sans que l'on s'en rende compte.

Nous ne pouvons que nous réjouir dès la lecture des premières pages : dans la préface rédigée par l'auteur, il est question d'actes performatifs, notion de pragmatique centrale décrite avec brio par AUSTIN dans son ouvrage théorique « Quand dire c'est faire ». Cela pose immédiatement la problématique centrale de l'ouvrage, qui sera servie par l'intrigue et qui cherche à questionner la place du virtuel dans le sentiment amoureux, dans l'infidélité. Est-ce que faire l'amour virtuellement a valeur d'acte concret ou alors n'est-ce pas grave puisque déconnecté du quotidien ?

Les protagonistes tentent dans un premier temps de se persuader que cela n'a pas de rapport. Herbert, écrivain (par ailleurs personnage récurrent des romans de ANNOCQUE), marié avec deux enfants, et Coline, enseignante, mariée elle aussi et mère d'une fille unique, se rencontrent sur le réseau social à la bannière bleue que nous connaissons tou-tes. Suite à un statut promotionnel concernant son roman, lui et Coline « s'ajoutent » comme « ami-es » et vont commencer une correspondance épistolaire, via Internet ou les smartphones. Leur début d'histoire est lui-même assez flou, Herbert tente de se souvenir, c'est Coline qui lui rafraîchit la mémoire. On retrouve chez ces deux-là un plaisir assez évident à se remémorer leurs débuts, leurs premiers mots, leurs premières sensations. C'est Coline qui fera un pas vers Herbert, un pas tout sauf innocent qui entraînera une dégringolade vers des sentiers interdits par l'engagement marital.

Car ils dépassent clairement les bornes. En plus des mots d'amour échangés et vite effacés, pour que les conjoints n'en sachent rien, s'ajoutent rapidement les photos suggestives d'une Coline généreusement pourvue par la nature qui n'hésite pas à s'afficher en soutien gorge bleu indigo (une bretelle pour démarrer, la lisière d'une dentelle dépassant négligemment, séquence voyeurisme évident), en nuisette sexy ou même carrément nue. Herbert lui emboîte le pas allègrement mais les atours masculins s'accommodent moins d'une mise en scène sensuelle, ce qui nous donne dès le départ des situations drolatiques quand on imagine, ne serait-ce que deux secondes, les ressources que l'homme va devoir trouver pour lui aussi susciter le désir chez sa partenaire. De là peut naître la passion, la vraie, celle qui assèche la gorge et fait soulever des montagnes. L’érotisme est très présent, obsédant, peut-être un peu trop, l’auteur en est d’ailleurs parfaitement conscient : « C’est trop là. Il y a trop de sexe. Si jamais ce livre est publié un jour, le lecteur va faire une overdose ». N’empêche que l’interdépendance est bien concrètisée en une fusion commune sans recul, une certaine osmose qui va déclencher une jalousie réciproque.

Tout s'enchaîne très vite : amour et désamour, sans cesse renouvelés, réécrits, rejoués à l'infini, oscillation itérative, douche suédoise en quelque sorte. Car c'est là tout le sel des relations à distance : large part au fantasme et à l'imagination, l'on donne ce que l'on veut, le meilleur de soi sans doute mais en arrière-plan, la vie suit son cours, les conjoints sont là et les vacances en famille, sorte de retour brusque à la réalité (moins de solitude, moins d'échanges adultérins) où l'on met sans cesse en perspective ce que l'on fait comme une routine et où la culpabilité peut venir nous chatouiller les doigts de pied. Remise en question de la vie parallèle.

ANNOCQUE ne répond pas à la problématique. Par choix ? À notre sens, non. Il n'y a pas de réponse autre que celle formulée par notre morale personnelle. Il est dit à de nombreuses reprises que les protagonistes jamais ne quitteraient leurs conjoints respectifs, même si le fantasme d'une vie rêvée à deux fait surface parfois, par bribes interprétées mais sur lesquelles on revient pour s'en défendre avec véhémence. Voilà un roman moderne qui utilise les outils de communication modernes pour laisser entrevoir (toujours le voyeurisme dans ce terme) une histoire d’amour moderne, mais dont pourtant la trame de fond n’est pas si éloignée des romans épistolaires du XIXe siècle. Un roman également en forme d’exploration du temps passé, du temps perdu, où deux adultes ancrés dans leur quotidien familial retombent en pleine adolescence par le biais de la séduction à tout crin. Les deux acteurs semblent embourbés dans une spirale de l’érotisme virtuel sans issue.

Le titre du roman fait référence à un statut F**k posté par Herbert un soir de grande mélancolie après un énième passage à vide dans cette relation à cent à l'heure, alors qu'il vient de retrouver la Coline qu'il aime tant. Les heures défilent, c'est dans la nuit qu'ils peuvent se faire face en toute liberté, grâce au chat présent sur la plateforme bleue. Ils s'endorment presque ensemble, sur cette métaphore poétique ou seul le premier terme se voit modifié par l'auteur pour le titre de ce livre : initialement « même la nuit tombe dans ses bras » devient « seule la nuit tombe dans ses bras ». Je vous laisse à votre interprétation personnelle et vous renvoie à cet ouvrage qui parle de la vie, de l'extraordinaire pourtant fort ordinaire, de cette singularité lumineuse de la relation adultérine qui reste néanmoins chaste (dans les actes) mais qui est d'une banalité notoire. Un flirt poussé très flou, à la frontière de la réalité.
À lire, pour s'identifier peut-être ?


(Emilia Sancti & Warren Bismuth)

samedi 18 août 2018

Alexandre DUMAS « La reine Margot »


Roman ? Non messire, immense fresque de la France durant une période très précise et brève de sa longue Histoire, exactement à partir du mariage de la fameuse « Reine Margot » avec le roi de Navarre le 18 août 1572, jusqu'au décès du roi de France Charles IX le 30 mai 1574. Entre ces deux années auront eu lieu des tas d'anecdotes et faits divers, à commencer par le massacre de la Saint Barthélemy 6 jours seulement après le mariage de la reine Margot, massacre ravivant à gros bouillons (de sang) les plaies déjà béantes entre les deux France : la catholique et la huguenote.

Si DUMAS reprend scrupuleusement la trame des événements réels entre ces deux dates précitées marquant l'Histoire de France, il se gausse à rajouter du piment et du suspense avec des faits inventés, notamment pour les peines de cœur et trahisons amoureuses. L'action se déroule quasi uniquement dans le palais du Louvre (alors résidence de la royauté française), même si DUMAS décrit avec précision des quartiers entiers du Paris d'alors, enrichissant notre savoir, et nous permettant de « crâner » ultérieurement en société, lorsque nous pourrons fièrement annoncer qu'au XVIe siècle Paris ne possédait par exemple que 5 ponts. Effet bouches bées garanti !

Il me semble inutile d'entrer dans les détails de ce roman assez compact par la foultitude de faits qu'il sème çà et là, c'est une vraie saga familiale, nationale, internationale et politique en une seule famille. Les absents : la famille de GUISE à peu près invisible sur ces quelques 800 pages. En revanche, même si l'on croise somme toute assez peu la reine mère, j'ai nommé Catherine de MÉDICIS, son ombre est plus que présente durant la totalité du récit. Mieux, ce livre est un véritable document à charge contre Catherine, selon DUMAS coupable ou commissionnaire de tous les crimes, tromperies et autres conspirations autour du roi et de sa cour. Elle est vue non pas comme un humain mais plus comme l'incarnation du diable. Mais des conspirations, le bouquin en est farci ! Il est à la fois roman d'aventures, d'action, de suspense (que DUMAS sait parfaitement distiller en fins de chapitres), de guerre, mais c'est aussi un documentaire historique, un roman de cape et d'épée, un récit d'amour mais surtout de haine et trahisons, un cours documenté sur la rivalité religieuse (et politique de ce seul fait) d'alors, même s'il peut également se faire picaresque, DUMAS n'étant pas avare en bons mots et autres drôleries survenant à des moments propices.

Écrit en 1845, « La reine Margot » reste un grand classique de la littérature française du XIXe siècle. Certes, le contenu, l'écriture, les ambiances ont bien changé depuis ce siècle-là, certaines tournures, phrases, reparties, atmosphères peuvent paraître joyeusement désuètes. N'empêche que c'est un livre très facile d'accès, même si historiquement il reste assez pointu et documenté sur certains points. DUMAS est un excellent conteur et, même si à « La reine Margot », on peut préférer « Le comte de Monte Cristo », ce voyage dans le temps au cœur du pouvoir français est assez revigorant et plein d’enseignements, la plume de DUMAS permettant par exemple de faire passer la pilule de la Saint Barthélemy par des dialogues et situations burlesques et accrocheurs.

Ce livre est définitivement une lecture estivale pour se vider la tête tout en révisant plus ou moins authentiquement l’Histoire de France. La saga se clôt par la mort mystérieuse par empoisonnement de Charles IX et l'accession au trône de Henri III, jusqu'alors roi de Pologne et accessoirement enfant préféré de Catherine de MÉDICIS. DUMAS contera cette suite dans « La dame de Monsoreau » drame se déroulant en 1578, autre pavé concocté par l'auteur peu après l'achèvement de « La reine Margot ». Il poussera le vice jusqu'à écrire « Les quarante-cinq », dernier volet de cette trilogie, couvrant pour sa part les années 1585 et 1586.

DUMAS est l'un de ces auteurs qui a écrit sans cesse pendant 45 ans. Plus de 200 volumes ont été édités, une quantité invraisemblable, inquantifiable de feuilles noircies à l'encre, donc le but du jeu n'est pas ici de relire l'intégrale de DUMAS (il nous faudrait plusieurs vies), mais seulement de se rappeler qu'il y a comme lui des auteurs classiques dont il fait bon se souvenir. Certes, le style DUMAS a vieilli, mais c'est pourtant toujours un vrai bol d'air de se replonger dans les aventures qu'il nous conte avec talent et passion. Et même si à certains moments il semble remplir des pages pour toucher ses émoluments, le fond de l'intrigue est souvent fort plaisant et quelques pistes proposées ne sont pas dénuées d'intérêt. Il fait partie de ces géants français de la plume du XIXe siècle, pas loin des intouchables, des indéboulonnables, qui selon moi lorgneraient du côté de MAUPASSANT, ZOLA ou HUGO. Vous avez bien sûr le droit de ne pas être d'accord, j'en connais qui préféreront insérer le nom de FLAUBERT, d'autres dont le cœur battra pour BALZAC, George SAND, CHATEAUBRIAND ou HUYSMANS, si ce n'est pour STENDHAL, Paul FÉVAL, Octave MIRBEAU, Jules VERNE ou Eugène SUE. Quoi qu'il en soit, DUMAS me paraît se placer parmi le peloton de tête, et je vous assure qu'un roman « classique » (non, ce mot ne signifie pas grand-chose, j'en suis bien conscient) aère mieux l'esprit que n'importe quelle drogue prescrite par votre toubib. Santé !

(Warren Bismuth)

mardi 7 août 2018

B-TRAVEN « Le gros capitaliste »


B-TRAVEN a eu une vie bien remplie et totalement déconcertante. À l’écart des médias, changeant régulièrement de pseudonyme, cet allemand d’origine ira se réfugier clandestinement et très tôt dans la région du Chiapas au Mexique. Sa vie est un roman à elle seule (et il reste de nombreuses zones d’ombre car B-TRAVEN est l’un des écrivains les plus énigmatiques, les plus mystérieux que la terre ait enfanté) bien que des romans, il en écrira quelques uns. D’ailleurs, il faut bien l’admettre, derrière l’homme engagé, libre, fuyant, recherchant l’anonymat voire la clandestinité, le calme, vivre son anarchisme comme il l’entend, il y a un écrivain moyen.

B-TRAVEN ne possède pas une belle écriture, ce n’est pas non plus un conteur hors pair, ses romans souffrent de longueurs, de lourdeurs, de phrases boiteuses, d’hésitations. Il peut s’avérer ardu de lire un roman de B-TRAVEN tellement le style est tout sauf limpide, l’exception venant peut-être de ce « Trésor de la Sierra Madre » (adapté peu après en film), pamphlet contre le matérialisme et le profit. Souvent B-TRAVEN commence bien ses romans puis se perd en détails, piétine dans la jungle aux côtés de ses personnages, a du mal à développer ses idées pourtant précieuses.

Aujourd’hui il semble y avoir un regain d’intérêts pour cet auteur. En 2007 déjà était parue cette BD de GOLO « B-Traven : portrait d’un anonyme célèbre ». En tout début d’année 2018 sont parus la pièce de théâtre « B-Traven » de Frédéric SONNTAG (Editions Théâtrales) et cette biographie rééditée de Rolf RECKNAGEL « B-Traven romancier et révolutionnaire » chez Libertalia. À propos de ces éditions, si elles préparent un petit volume à paraître qui s’intitulera « Macario », elles ont déjà fait paraître un autre petit bouquin début 2018 (décidément), et c’est précisément l’objet de cette chronique (nous y voilà).

« Le gros capitaliste », tout petit recueil de moins de 40 pages, se divise en quatre parties. La nouvelle « Le gros capitaliste » se lit comme un conte ou une fable et met en scène un artisan mexicain confronté à une demande de gros contrat sur les paniers qu’il fabrique, franche réussite anti-libérale, bien vue ! « Administration indienne et démocratie directe », là aussi sous forme de conte, évoque le comportement à tenir pour un homme du peuple élu dans une démocratie directe par des concitoyens qu’il ne devra pas mépriser tout en se rappelant qu’il peut être révoqué à tout moment. Puis vient dans un style journalistique un court texte dont le titre résume parfaitement le contenu : « L’art des indiens ». La « lettre à Solidaridad Internacional Antifascista » est la réponse que B-TRAVEN adressa aux combattants républicains espagnols après qu’ils lui aient demandé de venir se frotter au fascisme franquiste à leurs côtés en 1938, sa réponse est plutôt originale et ne manque pas de sel. S’ensuivent quelques citations et une postface succincte en guise de biographie expresse.

Ce recueil est franchement excellent, varié, permettant de découvrir diverses facettes de l’auteur, son désir de liberté, de simplicité, loin des foules et des lieux où s’écrit l’Histoire. B-TRAVEN est resté sa vie en marge, acquérant une liberté à peu près totale. Apatride revendiqué, avide de contrôler son destin, fier de n’avoir pas un sou de côté malgré le succès de ses livres. Des livres dont, comme je l’ai plus ou moins écrit plus haut, il n’est pas nécessaire d’avoir tout lu, mais si vous voulez vous faire une idée pas trop déformée de ce que fut B-TRAVEN (mort en 1969), son parcours, ses convictions, ce petit recueil me semble idéal et vous coûtera une bouchée de pain, alors ce serait dommage de passer à côté. C’est sorti aux Éditions Libertalia dont le catalogue est franchement alléchant.


(Warren Bismuth)