Un récit de vie, une autobiographie, un
témoignage, classez ce livre où vous voulez, mais ne l’oubliez pas. J’apprécie
tout particulièrement les livres qui ont une histoire. C’est le cas pour ce
« Désert à l’aube » : paru aux éditions de Minuit, alors
engagées contre la guerre d’Algérie, la colonisation et la torture, le 7
octobre 1960, il est saisi par le pouvoir Gaullien dès le 17 octobre pour
« Provocation à la désertion et complicité » à l’encontre de Jérôme
LINDON (directeur des éditions de Minuit) et l’auteur. C’est le cinquième livre
de l’éditeur saisi par les autorités françaises.
Provocation à la désertion ?
Noël FAVRELIÈRE a effectué son service
militaire en Algérie après le début des « événements », en 1956. Mais
il est rapidement rappelé pour un nouveau tour de piste de quelques mois.
Objectif : la guerre, les tortures, la gégène, le racisme, les exécutions
sommaires. Dans les parachutistes je précise, gondolade assurée à coups
d’intimidations. Mais FAVRELIÈRE en a ras le fusil de ces images
quotidiennes : alors qu’il apprend qu’un prisonnier algérien va être
exécuter (le « jeu » tant craint du fellagha auquel on va faire
croire qu’il est désormais libre pour mieux lui tirer dans le dos ensuite, sous
couvert de délit de fuite du prisonnier, on appelle cela la « corvée de
bois »), il décide un soir de le faire échapper et de s’enfuir avec lui.
Va suivre une errance, des marches sans but de plus en plus proches du désert,
la soif, les rencontres avec les moudjahidin, les membres du F.L.N., les
fellaghas, etc., et bien sûr Noël, devenu Noureddine, va prendre part au
combat, mais contre ses anciens camarades, c’est-à-dire aux côtés des soldats
algériens pour l’indépendance. D’où l’accusation de « complicité »
pour le livre mis à l’index.
FAVRELIÈRE va voir défiler les morts, des
potes parfois, dans la même lutte. « À la guerre, on perd toujours
quelque chose. Parfois, c’est seulement la vie ». Il raconte sans
vibrato le quotidien d’une armée de Libération nationale dans le maquis, les
armes obsolètes ou piquées à l’armée « occupante », les soldats
motivés et têtes brûlées, la chaleur, la barrière de la langue, l’ennui
(heureusement pour certains il y a la picole, pour d’autres, parfois d’ailleurs
les mêmes, la prière). On s’occupe comme on peut : « Mohamed
s’éloigna, mais sans quitter le lit de l’oued. Il revint les mains pleines de
petits cailloux blancs et de crottes de chameau. Il me fit comprendre qu’avec ces cailloux et ces crottes, nous
allions jouer aux dames. Il dessina un damier sur le sable en faisant un trou
pour chaque case, puis nous disposâmes les pions. J’avais choisi les cailloux,
car je ne tenais pas à tripoter les crottes, bien qu’elles fussent très sèches
et très dures ».
Les bivouacs, les traques, les peurs, les
exactions, tout y passe. L’auteur commente tout ceci en version brute, sans
recherche stylistique, de manière directe, lucide, parfois froide, distanciée.
Ce témoignage est une arme, les récits de « métropolitains » de
l’autre côté de la barrière existaient peu à l’époque, et pour cause. Car comme
écrit plus haut, bouquin saisi 10 jours après sa parution. Ne pas laisser
fuiter, ne pas laisser penser que de bons soldats français passent à l’ennemi
de leur plein gré, de surcroît en embarquant un condamné à mort avec eux. Et ça
se corse lorsque le récit se fait offensif, contre le patriotisme :
« Au moment de partir, il ajouta en regardant Salem qui m’enveloppait
le pied : ‘c’est bien la première fois que je vois un drapeau servir à
quelque chose d’utile’ ».
FAVRELIÈRE va passer en Tunisie, direction
les Amériques, fin du livre. Pourquoi cette nouvelle évasion ? Seul le
quatrième de couverture l’annonce : l’auteur a été condamné à mort deux
fois dans son pays, il n’y revint que lorsqu’il fut innocenté, en 1966, mais le
livre ne dit pas qu’il était entré une première fois clandestinement en France
en 1963. Ce bouquin est en décalage par rapport à l’image collective que nous
pouvons avoir de la guerre d’Algérie version outre-Méditerranéenne, il met en
action la guerre côté colonisés, côté indépendantistes, ce qui était un poil
dangereux à l’époque. Le livre ne dit pas non plus que l’infatigable cinéaste
militant René VAUTIER soutint FAVRELIÈRE. Témoignage implacable de cette
période sombre, il est un pont original pour passer la mer Méditerranée,
d’autant qu’il fut écrit presque au cœur du combat, alors que la guerre
d’Algérie continuait de sévir. Il fut réimprimé (sans saisie) à plusieurs
reprises, la dernière édition à ce jour étant celle de 2012, toujours aux
éditions de Minuit où elle est par ailleurs toujours disponible.
(Warren Bismuth)