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lundi 29 juillet 2019

Noël FAVRELIÈRE « Le désert à l’aube »


Un récit de vie, une autobiographie, un témoignage, classez ce livre où vous voulez, mais ne l’oubliez pas. J’apprécie tout particulièrement les livres qui ont une histoire. C’est le cas pour ce « Désert à l’aube » : paru aux éditions de Minuit, alors engagées contre la guerre d’Algérie, la colonisation et la torture, le 7 octobre 1960, il est saisi par le pouvoir Gaullien dès le 17 octobre pour « Provocation à la désertion et complicité » à l’encontre de Jérôme LINDON (directeur des éditions de Minuit) et l’auteur. C’est le cinquième livre de l’éditeur saisi par les autorités françaises.

Provocation à la désertion ? Noël  FAVRELIÈRE a effectué son service militaire en Algérie après le début des « événements », en 1956. Mais il est rapidement rappelé pour un nouveau tour de piste de quelques mois. Objectif : la guerre, les tortures, la gégène, le racisme, les exécutions sommaires. Dans les parachutistes je précise, gondolade assurée à coups d’intimidations. Mais FAVRELIÈRE en a ras le fusil de ces images quotidiennes : alors qu’il apprend qu’un prisonnier algérien va être exécuter (le « jeu » tant craint du fellagha auquel on va faire croire qu’il est désormais libre pour mieux lui tirer dans le dos ensuite, sous couvert de délit de fuite du prisonnier, on appelle cela la « corvée de bois »), il décide un soir de le faire échapper et de s’enfuir avec lui. Va suivre une errance, des marches sans but de plus en plus proches du désert, la soif, les rencontres avec les moudjahidin, les membres du F.L.N., les fellaghas, etc., et bien sûr Noël, devenu Noureddine, va prendre part au combat, mais contre ses anciens camarades, c’est-à-dire aux côtés des soldats algériens pour l’indépendance. D’où l’accusation de « complicité » pour le livre mis à l’index.

FAVRELIÈRE va voir défiler les morts, des potes parfois, dans la même lutte. « À la guerre, on perd toujours quelque chose. Parfois, c’est seulement la vie ». Il raconte sans vibrato le quotidien d’une armée de Libération nationale dans le maquis, les armes obsolètes ou piquées à l’armée « occupante », les soldats motivés et têtes brûlées, la chaleur, la barrière de la langue, l’ennui (heureusement pour certains il y a la picole, pour d’autres, parfois d’ailleurs les mêmes, la prière). On s’occupe comme on peut : « Mohamed s’éloigna, mais sans quitter le lit de l’oued. Il revint les mains pleines de petits cailloux blancs et de crottes de chameau. Il me fit comprendre  qu’avec ces cailloux et ces crottes, nous allions jouer aux dames. Il dessina un damier sur le sable en faisant un trou pour chaque case, puis nous disposâmes les pions. J’avais choisi les cailloux, car je ne tenais pas à tripoter les crottes, bien qu’elles fussent très sèches et très dures ».

Les bivouacs, les traques, les peurs, les exactions, tout y passe. L’auteur commente tout ceci en version brute, sans recherche stylistique, de manière directe, lucide, parfois froide, distanciée. Ce témoignage est une arme, les récits de « métropolitains » de l’autre côté de la barrière existaient peu à l’époque, et pour cause. Car comme écrit plus haut, bouquin saisi 10 jours après sa parution. Ne pas laisser fuiter, ne pas laisser penser que de bons soldats français passent à l’ennemi de leur plein gré, de surcroît en embarquant un condamné à mort avec eux. Et ça se corse lorsque le récit se fait offensif, contre le patriotisme : « Au moment de partir, il ajouta en regardant Salem qui m’enveloppait le pied : ‘c’est bien la première fois que je vois un drapeau servir à quelque chose d’utile’ ».

FAVRELIÈRE va passer en Tunisie, direction les Amériques, fin du livre. Pourquoi cette nouvelle évasion ? Seul le quatrième de couverture l’annonce : l’auteur a été condamné à mort deux fois dans son pays, il n’y revint que lorsqu’il fut innocenté, en 1966, mais le livre ne dit pas qu’il était entré une première fois clandestinement en France en 1963. Ce bouquin est en décalage par rapport à l’image collective que nous pouvons avoir de la guerre d’Algérie version outre-Méditerranéenne, il met en action la guerre côté colonisés, côté indépendantistes, ce qui était un poil dangereux à l’époque. Le livre ne dit pas non plus que l’infatigable cinéaste militant René VAUTIER soutint FAVRELIÈRE. Témoignage implacable de cette période sombre, il est un pont original pour passer la mer Méditerranée, d’autant qu’il fut écrit presque au cœur du combat, alors que la guerre d’Algérie continuait de sévir. Il fut réimprimé (sans saisie) à plusieurs reprises, la dernière édition à ce jour étant celle de 2012, toujours aux éditions de Minuit où elle est par ailleurs toujours disponible.


(Warren Bismuth)

dimanche 28 juillet 2019

MAURIENNE « Le déserteur »


Roman sulfureux, militant, politique, irrévérencieux. Mais qui est ce MAURIENNE, l’auteur ? Un pseudo bien sûr, celui de l’alsacien Jean-Louis HURST, pseudo trouvé par le directeur des éditions de Minuit, Jérôme LINDON, lorsqu’elles vont publier le roman : « C’est simple, pendant la Résistance, nous avions Vercors. Alors, pour la suivante, j’ai choisi la vallée d’à côté ».

« Le déserteur » est l’un ces romans prétextes à une tribune. L’appellation « roman » le dispense aussi d’avoir à se défendre en cas de plaintes. Mais sachez que dans ce récit, tous les personnages ont bel et bien existé, hormis un seul. C’est bien un récit de vie qui est proposé, mais planqué sous la couverture du fictionnel.

Le scénario de ce « Déserteur » est simple : des potes, jeunes, français métropolitains, discutent régulièrement sur l’attitude à adopter en pleine guerre d’Algérie (le livre est écrit en 1960 pendant les événements) : se battre pour la France ? Euh, mais l’Algérie est AUSSI la France… Alors disons se battre pour le gouvernement de Paris contre les indépendantistes ? Ce serait le défendre, cautionner les actes abominables de l’armée, les tortures. Se battre côté adverse, pour le F.L.N. ? Cela paraît plus alléchant, mais dangereux voire téméraire. Alors quoi ? Déserter ? Pourquoi pas après tout, cette solution semble envisageable, souhaitable même, c’est en tout cas la plus propre des convictions d’une partie des amis.

Certains avaient déjà choisi : devenir déserteurs insoumis avant même d’être appelés. D’autres ont eu cette réflexion trop tard et se sont retrouvés mobilisés avant même d’avoir tranché. En fond, le racisme, la pseudo-supériorité des blancs, l’avènement de de GAULLE en mai 1958, la peur du retour du fascisme (les soldats « français de souche » sont comparés à des S.S.) avec les souvenirs de la deuxième guerre mondiale, le radicalisme d’État, se noyant dans une volonté de tout contrôler, de tout censurer.

En parlant de censure, « Le déserteur » est l’un de ces livres rapidement saisis par l’État français : paru le 7 avril 1960 aux éditions de Minuit, il est interdit dès le 20 avril pour « Incitations de militaires à la désobéissance » à l’encontre du directeur de Minuit Jérôme LINDON et de l’auteur du roman Jean-Louis HURST. C’est le troisième livre de chez Minuit saisi. Pourquoi n’est-il pas mentionné le terme « désertion » dans cette plainte ? Une désertion n’est considérée comme telle que lorsqu’elle s’effectue contre son pays, face à l’ennemi. Or, cette guerre est un conflit franco-français. Reconnaître la désertion serait reconnaître en quelque sorte l’indépendance de l’Algérie. Donc incitation à la désobéissance, voilà.

Le spectre du fascisme récent flotte et brouille les idées : « Je crois que si cette guerre était juste (quelque chose comme une guerre de défense en face d’une invasion fasciste, par exemple), j’aimerais la faire, j’aimerais cette aventure vraie et dure et totale qui m’obligerait à vivre intensément, à me dépasser ». La gauche se fait elle-même fort nébuleuse : « Je crois que tant que la gauche ne dira pas nettement que la classe ouvrière française et le peuple algérien doivent se soutenir mutuellement parce qu’ils ont les mêmes ennemis et le même intérêt à retrouver la paix, la guerre n’a pas beaucoup de chances de s’arrêter… ».

Et puis l’auteur se positionne : « Il faudrait se mettre dans la peau d’un Algérien. Rendez-vous compte que ces hommes ont vécu voués au mépris de tous depuis 1830 jusqu’à maintenant. Ils étaient, le plus souvent, considérés comme du bétail. Pourtant, on a su, pendant la guerre, les employer au même titre que les autres citoyens ! En 1945, on en a massacré 40 000 dans la peur d’une quelconque vague de revendications nationalistes. C’est cette année-là que la guerre d’Algérie a commencé, pas en 1954 ».

Dans le livre sont cités deux poèmes que l’auteur prétend être du répertoire de FERID, maquisard algérien. Il apprendra après l’indépendance de 1962 que ces vers viennent de la main de René VAUTIER lui-même, VAUTIER fortement impliqué dans l’indépendantisme algérien, notamment grâce à sa caméra avec laquelle il tournera de nombreux documentaires sur le sujet (il existe un assez impressionnant et redoutable coffret). Le roman est étayé de correspondances écrites entre divers personnages de l’histoire, et leur motivation ou non à finir par penser à déserter, refusant cette sorte de leitmotiv « N’en tuez quand même pas trop ».

En préambule de ce petit roman, les diverses préfaces qui l’ont précédé. Car plusieurs éditions virent le jour : l’originale aux éditions de Minuit, une réédition en 1991 fit long feu aux éditions Manya, la présente édition étant celle proposée par L’échappée en 2005. Trois préfaces, deux de l’auteur qui, pour cet exercice, a trempé sa plume dans le curare et règle certains comptes jusqu’alors restés en suspens. Un roman chargé d’histoire que les éditions L’échappée ont eu l’excellente idée de rééditer et de « mettre à jour ». Il constitue une base supplémentaire de support pour rendre compte que tout le peuple n’a pas suivi aveuglément et comme un seul homme René COTY, Guy MOLLET ou Charles de GAULLE. Agréable à lire et plein d’infos, il fait partie de ces bouquins qui ont marqué le militantisme français.

https://www.lechappee.org/
(Warren Bismuth)

mardi 23 juillet 2019

COLLECTIF « La gangrène »


Au coeur de la guerre d’Algérie, une parution qui fait rapidement du bruit dès le 18 juin 1959 : « La gangrène », cinq témoignages (en fait un peu plus) d’algériens victimes de la torture pendant des interrogatoires. Certes, la torture a déjà été utilisée à maintes reprises pendant la « pacification », mais tant que c’était sur les terres algériennes, tout le monde ou presque fermait les yeux, cachez cette magnéto que je ne saurais voir. Mais là, c’est pour ainsi dire sous notre nez, dans Paris, rue des Saussaies, dans les sinistres locaux de la D.S.T., donc forcément ça fait un peu plus désordre, d’autant que de GAULLE, au pouvoir depuis un an et qui vient « d’inventer » la Ve République, tend à faire régner enfin l’ordre et l’harmonie (et éviter bien sûr la médiatisation des débordements autoritaires).

Cinq témoignages donc, qui se recoupent : même lieu, mêmes procédures d’interrogatoires, mêmes dates ou presque. Entre le 2 et le 5 décembre 1958, cinq algériens soupçonnés de fomenter contre l’État français sont entendus dans les bureaux de la D.S.T. S’ensuivent intimidations, insultes, menaces et tortures. Le but de cette chronique n’est pas d’entrer dans les détails concernant ces dernières, mais il paraît important de signaler qu’elles sont dénoncées à un moment où les autorités sont perdues quant à l’avenir de l’Algérie et tentent d’éteindre chaque incendie allumé. Les foyers de départ sont nombreux et les éditions de Minuit font partie des étincelles majeures.

Ces témoignages n’entrent pas dans les détails concernant les accusés/torturés : aucune précision ou presque sur les motifs de leurs arrestations, nous ne saurons pas ce qu’ils sont devenus ensuite sinon qu’ils seront jugés. Ce que nous apprendrons fait partie de l’immédiateté de l’action : tortures pendant des séances d’interrogatoires musclées, séances servant à faire avouer : prisonniers pendus tête en bas ou passés « à la broche », forcés à boire de la pisse de soldats français, supplices de l’eau, gégène sur à peu près toute partie muqueuse disponible sur un corps humain, sodomie à la bouteille, j’en passe et des bien pires. Le résultat ? Souvent le même, évanouissements à  répétition, ecchymoses, traumatismes.

« - Qu’est-ce qu’on fait ?
- On le fout dans la Seine ?
- Règlement de comptes... »

Le deuxième témoignage est très bref, deux autres tout aussi brefs viendront durcir les accusations contre la torture en fin de volume, juste avant une postface particulièrement éclairante sur l’histoire de ce livre que je m’en vais vous conter rapidement. En pleins stratagèmes gouvernementaux pour masquer la torture (et même jusqu’à la guerre !) en Algérie, un éditeur a le toupet de sortir au nez et à la barbe des autorités un bouquin les dénonçant, de surcroît effectuées en métropole. « La gangrène » sort donc le 16 juin 1959 aux éditions de Minuit, en vente le 18 juin. Ce même jour la radio Europe N°1 en fait état dans la matinée tandis que le journal Le Monde l’affiche en première page dès le début d’après-midi. Résultat : « La gangrène » est saisie par la police à 16h30, ainsi que dans les principales librairies parisiennes. Ce fut le deuxième livre des éditions de Minuit saisi durant la guerre d’Algérie (le premier fut « La question » d’Henri ALLEG en 1958, sept autres le seront ensuite, en 1960 et 1961). Mieux : c’est le premier ouvrage saisi durant la présidence de GAULLE, tout un signe. Motif : diffamation de la police, police pourtant tortionnaire dont certains membres les plus actifs sont issus des communautés tunisienne et marocaine (diviser pour mieux régner), police à laquelle il sera reproché de souvent se comporter comme des soldats SS (la deuxième guerre mondiale et ses traumatismes ne sont pas loin).

« La gangrène » est de ces ouvrages précieux. Témoignages francs, directs, sans recul donc avec les tripes, témoignages décoiffant particulièrement un État français complètement dépassé par les événements (d’Algérie), un petit bouquin de quelques dizaines de pages, qui ne paie pas de mine mais qui fait trembler en haut lieu. Pourtant il y est vu comme « une affabulation totale », « un assemblage de mensonges », « outrageusement mensonger et diffamatoire » (Michel DEBRÉ). Alors pourquoi le faire « disparaître » des librairies ? Je vous laisse juges. « La gangrène » a été réédité plusieurs fois, la présente édition date de 2012 et semble reprendre à la virgule près l’édition originale de 1959. Le bouquin est toujours disponible et coûte une misère, de quoi vous motiver pour aller creuser dans notre passé peu glorieux.


(Warren Bismuth)

dimanche 21 juillet 2019

Pierre VIDAL-NAQUET « L’affaire Audin (1957-1978) »


Cette sinistre affaire est ressortie des malles en 2018 lorsque le chef de l’État français, Emmanuel MACRON, a déclaré en septembre que le militant communiste Maurice AUDIN avait bien été assassiné à Alger en juin 1957 par des soldats français suite à une séance de torture qui aurait mal tourné. Pourtant, dès 1958 et grâce à un petit livre de Pierre VIDAL-NAQUET sorti à l’époque aux éditions de Minuit, alors impliquées contre la guerre d’Algérie et contre la torture en Algérie, toutes les pistes avaient déjà été explorées et il en avait effectivement résulté ce que MACRON déclarera 61 ans après les faits.

Le cas de Maurice AUDIN n’est malheureusement pas un cas isolé puisque le livre revient sur les tortures effectuées notamment sur Henri ALLEG, Belkacem ZEDDOUR et Georges HADJADJ, pour ce dernier en même temps et en même lieu que Maurice AUDIN. Pour Henri ALLEG, le supplicié relatera son enfer dans le livre « La question » en février 1958, déjà aux éditions de Minuit, livre qui sera saisi par deux fois par les autorités françaises, tout d’abord le 23 mars 1958, puis le 13 novembre 1959, par une plainte contre X pour « atteinte au moral de l’armée ». Dans son bouquin, ALLEG écrit déjà brièvement sur le sort de Maurice AUDIN.

AUDIN était un militant du Parti Communiste Algérien, dissous. Il est arrêté le 11 juin 1957 à 23 heures à Alger pour avoir hébergé des militants de l’ex-P.C.A. Il va être interrogé à plusieurs reprises par l’armée française, aux côtés d’HADJADJ notamment. Puis tout devient plus flou : officiellement, il s’est évadé d’une jeep le 21 juin 1957 vers 21 heures 40 « Que l’évadé n’ait pas donné de ses nouvelles depuis cette date peut s’expliquer par le fait qu’il a gagné un refuge discret, ou même qu’il a gagné le maquis », c’est la version officielle. Oui mais aussi « L’évasion du 21 juin ne serait… qu’un simulacre d’évasion, organisé en vue de couvrir un décès survenu au cours ou à la suite d’une séance de tortures ».

Pour Pierre VIDAL-NAQUET, c’est bien sûr la seconde éventualité qui le pousse à vouloir faire jaillir la vérité. À cette époque, l’affaire Maurice AUDIN a déjà été traitée, peu, par les médias de métropole, mais c’est l’article de Laurent SCHWARTZ, le 21 janvier 1958 dans l’Express, qui met le feu aux poudres, alors que la femme d’AUDIN, Josette, se bat bec et ongles pour que son mari soit retrouvé ou que sa mort fut officialisée. Lors de l’arrestation de son mari, elle fut forcée à rester barricadée chez elle en compagnie de leurs trois enfants durant quatre longs jours. Elle va entamer un travail de titan.

Quant à Maurice, il fut assigné à résidence au centre de triage d’El-Biar à partir du 11 juin. Puis, plus rien à partir du 19 juin. Le bonhomme s’est évaporé. Pierre VIDAL-NAQUET va faire sa propre enquête, minutieuse, scrupuleuse, pour arriver au résultat suivant : AUDIN est bel et bien mort, assassiné sous la torture par des soldats français. L’évasion serait en effet une mise en scène car AUDIN était mort avant. L’article de Laurent SHWARTZ abondait déjà en ce sens et dénonçait l’État français : « L’affaire AUDIN en elle-même doit être séparée des solutions du problème algérien. Ceux qui ont protesté contre l’arbitraire, dans cette affaire ou dans d’autres, avaient les opinions les plus variées sur ce problème ; ils ont agi pour des raisons de conscience. Mais il est évident que l’inconscience de nos gouvernements en face des tortures, l’abandon des responsabilités se reproduisent identiquement devant tout le problème algérien. Il est temps d’arrêter ce processus de décadence. L’affaire Audin aura été un moment de la prise de conscience de l’opinion publique devant les dangers d’une disparition de la démocratie en France ».

À la demande, entre autres, de VIDAL-NAQUET, un « Comité Maurice Audin » va se créer (il en sortira d’ailleurs un livre, bien sûr aux éditions de Minuit en février 1961, immédiatement saisi). Il est intéressant de noter qu’à partir du 19 juin 1957, soit deux jours avant « l’évasion » d’AUDIN, la seule trace de vie émanera des parachutistes français.

Ce bouquin est une bombe destinée à l’État français, à la fin de la IVe République agonisante et au début de la Ve. Il fut donc originellement sorti en 1958, mais dans la version toujours disponible de nos jours, il est augmenté d’une préface, d’un long chapitre sur la disparition de Maurice AUDIN telle que VIDAL-NAQUET a pu la conclure, ainsi qu’une longue « Chronique d’un déni de justice » que l’auteur a rédigé en 1989, ce qui invalide en quelque sorte le sous-titre « 1957-1978 ». L’enquête est passionnante, elle permet de mieux comprendre les enjeux de la guerre d’Algérie, mais aussi et surtout les coups bas, les non-dits, les dissimulations, et bien sûr la torture. C’est un essai remarquable en tous points, qui fait se questionner sur le temps qui passe : l’État français a mis plus de 60 ans pour valider des preuves déjà en place peu après la disparition d’AUDIN, et récoltées par un collectif de militants infatigables. Bien sûr, ce brûlot est à lire, il est phénoménal et n’est pas du genre à enfoncer des portes ouvertes. Sa réédition de 2012 est toujours disponible aux éditions de Minuit, je vous invite à vous la procurer d’urgence. VIDAL-NAQUET ne tire pas la couverture à lui, il précise qu’alors il était un jeune homme à la plume peu sûre, et que c’est donc Jérôme LINDON, directeur des éditions de Minuit, qui a rédigé en partie le texte original de 1958. Du quatre mains sur mesure en somme.


(Warren Bismuth)

vendredi 19 juillet 2019

Erri DE LUCA « Aller simple »

Comme beaucoup de poètes qui se sont également lancés sur le chemin romanesque ou nouvelliste, Erri DE LUCA est surtout connu pour ses romans et ses récits. Pourtant il est aussi un grand poète, et ce recueil le démontre magnifiquement. Originellement sorti en 2008 pour le long poème éponyme, il en est ici augmenté d’autres parus en 2008 dans la langue natale et formant cinq recueils. Pour la traduction, il a fallu attendre 2012 et une version déjà fusionnée et bilingue italien/français.

« Aller simple » est un long poème gracieux mais aussi une sorte de longue complainte lucide sur le parcours des migrants, de la fuite du pays natal à la terre d’accueil (ou pas) en passant par le voyage, la traversée en bateau, épuisante. Un thème que DE LUCA connaît bien, qu’il tient à la perfection comme pour nous jouer une partition magistrale en forme de bouée de sauvetage en mer.

DE LUCA possède le chic de vous jouer la danse du ventre sur des sujets épineux en guise de séduction, les phrases sont simples mais sublimes de délicatesse et de précision :

« On dit : vous êtes le Sud. Non, nous venons du grand parallèle,
de l’équateur centre de la terre.

La peau noircie par la plus directe lumière,
Nous nous détachons de la moitié du monde, non pas du Sud »

Les phrases peuvent paraître chocs, comme les images, parlantes, photogéniques. Elles renferment des drames, des espoirs, de la violence, passée, à venir, des parcours d’êtres humains en détresse. Et cette traversée, pleine d’imprévus, ces déchaînements, ces rébellions.

« On a retiré le commandant aux assassins
Mais nous ne sommes pas les maîtres, la mer décidera de nous.

Nous sommes plus au large, de quoi s’allonger à l’abri pour tous,
Viennent des pensées de futur, l’ancien dit que c’est la liberté ».

« Surveillés par des gardes, nous sommes coupables de voyage,
Il y a plus d’espace que sur le bateau, des rations d’eau et pas de faim »

Le recueil change de format avec une suite de poèmes, parfois très courts, qu’ils soient naturalistes, engagés, amoureux ou résistants, sur l’émigration, les arbres, la nature ou Israël, intimes ou commémoratifs, hommages à des artistes oubliés, à des révolutionnaires. Ils peuvent être athées ou touchés par la foi, la Bible, olfactifs ou visuels, en mer ou sur terre, urbains ou ruraux. Mais ils sont toujours d’une beauté stupéfiante, d’une quasi perfection dans la forme. Le rythme y est travaillé, chaloupé, la musique variée mais cohérente et même harmonieuse, le style épuré.

« Le prisonnier renferme une graine dans son poing
Il attend qu’elle germe en brisant son étreinte »

Le déchirement amoureux:

« Si tu étais ici, je t’écrirais quand même
Je posterais la lettre dans le col d’une bouteille vide
Et il te faudrait la casser, pour lire,
Au risque de te couper.
Entre nous, seulement des mots acérés »

La littérature, encore et toujours, force de l’image, et de la suggestion :

« Écrivain, plante un arbre pour chaque nouveau livre,
Redonne des feuilles en échange des pages.
Un écrivain doit un obis au monde »

C'est proche du divin, les mots manquent.

(Warren Bismuth)

mardi 16 juillet 2019

Christos CHRYSSOPOULOS « Athènes-Disjonction »

On pourrait ici s’attendre à parcourir un petit guide de voyage de la capitale grecque, il n’en est rien. L’auteur de ce bouquin s’est baladé durant trois années dans les rues d’Athènes, il en a tiré des photographies de tous ordres, et c’est par le prisme de ces instantanés qu’il va nous entretenir sur le Athènes d’aujourd’hui, en tout cas du XXIe siècle.

Une grosse trentaine de photos, des petits bouts de quartiers de la ville, mais avant tout des photos qui évoquent l’atmosphère de la ville, son âme, eût-elle été vendue au diable ou à l’un de ses représentants. Ce que l’on voit n’est pas toujours un simple cliché couleur, mais bien une courte tranche de vie d’Athènes, un grain de sable de son passé, et pourquoi pas de son avenir. L’auteur tend à faire comprendre qu’Athènes est une ville unique à l’univers singulier, comme décalée voire absurde : des chaises ou fauteuils trônant en pleine rue et parfois attachés comme un deux-roues, pour qui pour quoi ? Des morceaux de ville installés sur le bitume, que ce soit des chicanes brandissant fièrement des morceaux de bâtons, des colonnes ioniques (en fait d’immenses cendriers), des touffes d’herbe mangeant le béton, l’accouplement improbable d’un bout de poubelle et d’un demi lampadaire (peut-être la photo la plus absurde), un plot en béton enfilant comme sexuellement un cône de chantier, des branches de palmiers sorties de terre au centre d’une rue goudronnée. Je n’omets pas ce mannequin plastique grandeur nature habillé de sacs poubelles, ni ce no man’s land de détritus et carcasses au pied d’immeubles, ni ce globe bleu scintillant en plein centre d’une façade, sorte de boule à facette grotesque.

« Athènes dresse sans arrêt sur notre route des pièges insolites de ce genre. Des failles qui nous font un peu perdre le sens de l’orientation. Nous vivons dans une oscillation permanente entre ce qui est prévisible et ce qui est inattendu. Cela aussi fait partie du charme étrange qui nous retient ici ».

Entre fascination et peur, l’auteur ne sait pas vraiment sur quel pied danser. À la fois il aime, admire Athènes, mais il voit ce je ne sais quoi d’angoissant, tous ces détails inutiles voire dépassés, comme si la ville s’était délestée de sa chrysalide pour se métamorphoser en monstre incontrôlable. Tous ces clichés sont parlants si, comme l’auteur, on se penche un peu sur leurs significations : Athènes lézardée et épuisée, Athènes incompréhensible, faite de dérisoires petits grains de folie qui ne mènent à rien mais représentent un état d’esprit, une force, mais aussi une protection par l’absurde.

La préface est assurée par Edgar MORIN, en tout cas par un extrait de l’un de ses livres « Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur ». Si ce futur semble quelque peu embrumé, CHRYSSOPOULOS ne verse pas dans la résignation, d’ailleurs la photo de couverture représente la statue d’un coureur, en plein ville, aux yeux étincelants, une image doublement non figée.

De courts textes accompagnent une partie des photographies, ils reflètent cette ville d’Athènes, ils sont des sous-titres aux instantanés, ils peuvent être cruels ou tendres mais toujours empreints d’un grand respect pour le cœur de la Grèce. La traduction assurée par Anne-Laure BRISAC, spécialiste de littérature grecque et Responsable des éditions Signes et Balises, fait encore un peu plus palpiter la ville, la rendant animale, sensuelle, en mouvement mais fragile, tout en lui offrant un aspect poétique, un cocon de protection. C’est sorti en 2016 chez Signes et Balises et ça m’a l’air absolument parfait pour une petite lecture estivale.

https://signesetbalises.fr/

(Warren Bismuth)

samedi 13 juillet 2019

Samuel BECKETT « Malone meurt »


Certes, Malone se meurt, mais c’est tout de même un tout petit peu plus compliqué que ça. Déjà on n’est sûrs qu’il s’appelle Malone que juste avant la moitié du roman. Pour être plus précis, qu’il s’appelle désormais Malone. On en déduit qu’il a dû changer de patronyme. Récemment. Peut-être. En tout cas il est dans une chambre, il ne sait pas où, ni si elle lui appartient. Il semble attendre la fin inéluctable. Une vieille dame vient lui servir chaque jour sa soupe. C’est une chambre oui, mais apparemment pas dans un asile. Ni un hôpital. Lui est cloué sur un lit, impotent. Un peu comme l’anti-héros de « Molloy ». De BECKETT. Écrit juste avant. Malone possède une table à roulettes, qu’il avance ou repousse de son lit à l’aide d’une canne.

Pour s’évader Malone possède un cahier. Sans doute lui appartient-il. Quoique. En tout cas, il note scrupuleusement ce qu’il voit, ce qu’il invente. Il sait que son cerveau risque de rapidement se gripper. La famille Saposcat, mais aussi celle paysanne du gros Louis qui tue les cochons dans sa ferme, Macmann le mystérieux, couché sur le ventre. Il y a la servante Moll qui prend soin des malades. Elle va disparaître pour être remplacée par Lemuel.

Oui mais voilà : Malone ne serait-il pas Sapo, le fils de la famille Saposcat dont il écrirait les souvenirs dans son cahier ? À moins qu’il soit un membre de la famille de gros Louis, ou bien encore le personnage allongé de Macmann. À moins que ce soit chacun d’eux à une période de leur vie, ce qui ferait que Sapo, Louis, Macmann et bien sûr Malone ne feraient qu’une seule et même personne. À moins qu’aucun n’existe et qu’ils sortent tous, y compris Malone, d’un cerveau malade d’une tierce personne.

Bref, c’est du BECKETT, c’est tordu, retors, mathématique, formé et déformé en même temps. Les deux premières courtes phrases du récit donnent le ton : « Je serai quand même bientôt tout à fait mort enfin. Peut-être le mois prochain ». La mort comme obsession, même comme libératrice : « Si je me remets à vouloir réfléchir je vais rater mon décès ». Le narrateur est inquiet quand il va bien. Hypocondrie excessive ? D’ailleurs je parle de narrateur, de Malone en l’occurrence, mais qui me dit que c’est bien lui ? En tout cas il va perdre une chaussure, il va la chercher.

Même pour les heures de la nuit et du jour c’est approximatif « Car chez moi il ne fait pas nuit, je le sais, ici il ne fait jamais nuit, quoi que j’aie pu dire, mais il fait souvent moins clair qu’en ce moment, tandis que là dehors c’est la pleine nuit, avec peu d’étoiles, mais suffisamment pour indiquer que ce ciel noir est bien celui des hommes et non pas tout simplement peint sur la vitre, car ça tremble, à la façon des vraies étoiles, ce qui ne serait pas le cas si c’était peint ».

Le sexe me direz-vous ? Il y en a, succulemment dépeint, quoique peu orgasmique : « On voyait alors Macmann qui s’acharnait à faire rentrer son sexe dans celui de sa partenaire à la manière d’un oreiller dans une taie, en le pliant en deux et en l’y fourrant avec ses doigts. Mais loin de se décourager, se piquant au jeu, ils finirent bien, quoique d’une parfaite impuissance l’un et l’autre, par faire jaillir de leurs sèches et débiles étreintes une sorte de sombre volupté, en faisant appel à toutes les ressources de la peau, des muqueuses et de l’imagination ».

« Malone meurt » est donc la suite de « Molloy », tous deux parus en 1951 aux éditions de Minuit. Un dernier volet viendra clore la trilogie en 1953 ; « L’innommable ». Nous en reparlerons. Chaque chose en son temps. « Malone meurt » est d’ailleurs une suite de « Molloy » sans en être vraiment une : les personnages sont différents (quoique, peut-être uniquement les noms ont été changés, qui sait ?) mais souffrent, de plus en plus. Dans « Malone meurt » ils continuent de souffrir de la souffrance dans laquelle nous les avions quittés à la fin de « Molloy ». Avec BECKETT, on ne sait jamais vraiment ce qu’on lit, c’est décontenançant, ça peut même devenir irritant tant on a le sentiment de se sentir encore plus ignorant qu’à l’habitude. Le deuxième roman est peut-être moins drôle que le premier, la douleur en étant plus vive. Mais il est bien sûr tout aussi absurde. L’ambiance kafkaïenne est peut-être moins vive dans ce « Malone meurt » que dans d’autres textes de BECKETT. Quoi qu’il en soit, si vous désirez vous confronter à votre tolérance à la folie en période de lecture, tentez votre chance, puisque de plus l’écriture est absolument superbe et exigeante jusqu’à la dernière ligne. En attendant celle-ci (la dernière ligne si vous avez bien suivi), vous vous poserez des questions, souffrirez peut-être de maux de tête, du dos (crispation oblige). Je ne peux que vous souhaiter un bon voyage, mais faites attention aux remous, ils pourraient bien vous faire passer par-dessus bord.


(Warren Bismuth)

jeudi 11 juillet 2019

John DOS PASSOS « Manhattan transfer »


« Manhattan transfer » est sans doute le plus « passosien » des romans de John DOS PASSOS. En effet, dans ce long roman d’accès parfois peu aisé, tous les ingrédients de l’un des maîtres états-uniens de la plume acérée sont présents. Il peut être même vu comme le livre charnière entre ses premiers romans de structure plus classique, et la trilogie « U.S.A. », l’un des plus labyrinthiques romans de toute la littérature d’Amérique du nord. « Manhattan transfer » est le quatrième roman de DOS PASSOS, paru en 1925, deux ans après « Les rues de nuit » (roman déjà chroniqué en nos pages) et quelques années avant le premier volet de « U.S.A. », l’ossature commence à se complexifier. On peut sans peine arguer d’une oeuvre annonçant « U.S.A. », puisque déjà de nombreux personnages se croisent, s’imbriquent, des tranches de vies superposées et structurant un récit assez déconcertant dans sa forme. Déjà, des coupures de journaux sont glissées çà et là, révélant des faits divers.

« Manhattan transfer » est la représentation des Etats-Unis, en gros entre 1890 et 1920, donc se terminant quasi en même temps que son écriture. Comme toujours ou presque avec DOS PASSOS, les personnages mêmes représentent chacun une image des U.S.A., il n’est peut-être d’ailleurs pas nécessaire d’indiquer ici leurs noms, leur statut social et leurs convictions, leurs objectifs, ils sont les Etats-Unis. Qu’ils soient bourgeois, capitalistes, socialistes, rentiers, ouvriers, chômeurs, anarchistes, qu’ils aient participé ou non à la première guerre mondiale, qu’ils soient ou non déjà sortis de New York (« personnage » central du roman), qu’ils aient un vécu lisse ou tumultueux, tous vont témoigner, par des anecdotes, des affaires en cours, des amours, des regrets, des rejets, etc. Le mouvement de populations est prégnant, certains personnages vont quitter la Grosse Pomme, d’autres y arriver en bateau, accoster dans le port et découvrir ce monde bruyant.

Chez DOS PASSOS, la fiction est un prétexte pour dépeindre un monde : celui de « Manhattan transfer » représente la fin du monde considéré comme ancien, et l’avènement du monde moderne, peu après à la fois la révolution industrielle et la première guerre mondiale, monde dans lequel l’homme n’est pas près pour vivre et évoluer. L’homme pas assez moderne justement, truffé de coutumes féodales ou arriérées, qui ne sait pas utiliser la technologie en marche de manière correcte et compétente.

1925, l’homme DOS PASSOS est encore idéologiquement très proche des mouvements anarchistes, ce qui se ressent dans les traits de ses personnages les plus corrosifs et dans ses propos les plus irrévérencieux :

« - C’est pas nous qu’avons fait le monde… C’est eux, ou Dieu peut-être bien.
- Dieu est de leur côté, comme un agent… Quand le moment sera venu, on tuera Dieu… Je suis anarchiste.
Congo fredonna : ‘Les bourgeois à la lanterne, nom de Dieu !’.
- Êtes-vous des nôtres ?
Congo haussa les épaules :
- J’suis ni catholique ni protestant ; j’ai pas le rond et j’ai pas de travail. Regardez ça.
De son doigt sale, Congo montra une longue déchirure sur son genou :
- C’est ça qu’est anarchiste… »

Ce qui frappe toujours chez DOS PASSOS, c’est sa maîtrise déconcertante de la langue, il tient les rênes, c’est lui le pilote, le lectorat se retrouve dans l’incapacité d’envisager une quelconque marge de manœuvre, DOS PASSOS pense et écrit jusqu’au minuscule détail pour que le lectorat s’imprègne bien de tout ce qui est ici imposé. Par ses  descriptions, ses dialogues, l'auteur fait parler le capitalisme, la misère, la compétition, le racisme (pas mal de pics antisémites des protagonistes, volonté de retracer l’atmosphère d’alors ou DOS PASSOS était-il un peu ignorant et partial sur le sujet ?), le progrès, le business, la fin de l’homme en tant qu’identité propre, les magouilles, les bootleggers, les hijackers, la corruption, la prohibition. La fresque est imposante. Il en profite pour glisser quelques thèmes progressistes, l’avortement, le rôle néo-esclavagiste des grandes entreprises, bien d’autres sujets sociaux parfois pertinents voire avant-gardistes. Ce sont autant de thèmes qui déambulent par le biais de personnages parfois errants et désenchantés.

Dans cette immense projection, DOS PASSOS n’oublie pas quelques touches d’humour, bien dissimulé et franchement efficace, comme pour faire une dernière grimace à l’ancien monde en train de disparaître, laissant place à l’absurdité et la déraison du nouveau. Sur ce point, DOS PASSOS peut être vu comme un visionnaire. Le monde qu’il montre est violent, égoïste, fait de crimes et d’abus de tous genres, toujours au nom du Dieu argent, la cupidité fait figure d’arme absolue, l’humanisme est rangé aux vestiaires. Pas de héros se détachant franchement de cette vaste étude, car même New York n’est plus une héroïne, car gagnée par la crasse, le béton, le fric et la corruption, elle se fissure et devient témoin impuissant de son propre anéantissement (voir les débuts de chapitres en italique). Sur ce point, il m’est très difficile de ne pas associer DOS PASSOS et plus tard le parcours cinématographique de John CASSAVETES, le rapprochement me semble saisissant.

Vous l’aurez compris, si vous recherchez une lecture estivale colorée et pleine de surprises et rencontres positives, laissez de côté « Manhattan transfer », roman rugueux et sombre, vertigineux et de structure relativement complexe, ce qui fait de DOS PASSOS un romancier original, avant-gardiste et génial car à rebrousse-poil des formes de son temps. Ce roman a été maintes fois réédité, il est perçu comme le chef d’œuvre de l’auteur, il en est en tout cas la meilleure et la plus audacieuse empreinte.

(Warren Bismuth)


mercredi 10 juillet 2019

Erri DE LUCA « Le dernier voyage de Sindbad »


Rappelez-vous Sindbad, ce marin d’une poignée d’histoires des « Contes des mille et une nuits ». Erri DE LUCA le fait revivre le temps d’une pièce de théâtre. Seulement son Sindbad à lui nous est contemporain et capitaine d’un bateau plein de migrants à fond de cale. Destination : l’exil, le refuge, la paix. Ils sont nombreux à fuir la guerre et à s’entasser clandestinement dans le rafiot bien qu’ayant payé leur place. Mais le voyage risque d’être périlleux. Parmi ces passagers une femme enceinte. Sindbad accueille ces clandestins, les prévient du danger, y compris pour lui.

Sur le livre de bord, les réfugiés sont comparés à des caisses. Ils SONT des caisses. De la marchandise à livrer. Dans cette pièce, DE LUCA met en avant les croyances alors qu’une tempête s’abat sur le bateau. Les idéaux utopiques d’un pays que peut-être les passagers rejoindront, et le triste retour vers des réalités prochainement bien plus terre à terre : « Tu es opposé aux armes, tu es une colombe ? ».

Le capitaine Sindbad égrène ses souvenirs. Vus par DE LUCA ils sont forcément superbes et font flamboyer l’oeil « Un jour, il y a bien des années, j’ai connu un marchand de colombes pendant une tempête. Il s’était embarqué à Jaffa et voulait aller en Occident. J’étais alors un jeune moussaillon et quand les paquets de mer se sont abattus sur nous, on m’a mis sur le pont pour jeter l’eau des plus grosses vagues par-dessus bord avec un seau. Je rendais la mer à la mer, c’est ce que je pensais à chaque lancer pour me donner du courage : voilà, reprends-la, elle est à toi. Je n’avais pas d’expérience et je tutoyais tout le monde, le ciel, le vent et la mer ».

Pièce de théâtre en deux temps, dix scènes pour le premier, cinq pour le second. La musique accompagne cette difficile traversée, une danse improvisée doit être réalisée, sans quoi « Danse, l’homme, tu es l’hôte de la mer, tu vas la vexer ».

DE LUCA se préoccupe depuis des décennies du sort des migrants, c’est d’ailleurs pour lui un vrai combat, que l’on croise dans nombreux de ses écrits. Il est définitivement marqué par cette lutte pour la survie des exilés, mais aussi cette lutte pour les accueillir dans les meilleures conditions possibles. DE LUCA met souvent l’accent sur les scènes avant l’arrivée en terre promise, c’est-à-dire les scènes de traversées, ces épiques épisodes maritimes. Il a écrit cette présente pièce en 2002. S’il a choisi la figure de Sindbad, c’est parce que, indique-t-il en préface « J’ai emprunté un marin aux mille et une nuits pour le faire naviguer sur Notre Mer avec le chargement de la plus rentable des marchandises de contrebande : le corps humain. Il n’a pas besoin d’emballage, il s’entasse tout seul, son transport est payé d’avance et pas à la livraison ».

Ce récit a attendu 2016 pour être traduit et publié en France. C’est, prévient DE LUCA, la dernière traversée de Sindbad qui s’en ira rejoindre Les Milles et Une Nuits. « Ici, Sindbad en est à son dernier voyage. Il transporte des passagers de la malchance vers nos côtes fermées par des barbelés ».

(Warren Bismuth)

samedi 6 juillet 2019

Patrick BOUCHERON « Léonard et Machiavel »


Léonard de VINCI et Nicolas MACHIAVEL se sont rencontrés à plusieurs reprises en Italie au début du XVIe siècle, pas précisément pour y faire du tourisme mais bien pour travailler ensemble. Seulement, il n’existe pas de traces tangibles sur ces rencontres. Aussi l’historien et écrivain Patrick BOUCHERON se propose de servir de guide. De faits avérés en simples suppositions, par ce voyage dans le temps il imagine ces rendez-vous.

Le duo débute plutôt en forme de trio, avec César BORGIA, dit Le Valentinois (on se croirait propulsés dans un AUDIARD), dont la figure est par ailleurs très présente dans le roman « Le prince » de MACHIAVEL (BOUCHERON y reviendra). Le fameux prince, c’est lui. Il est aussi le fils du futur pape Alexandre VI et duc de Romagne à l’époque qui nous intéresse présentement. Mécène de Léonard de VINCI, il a pour secrétaire un certain MACHIAVEL.

Alors que VINCI est déjà reconnu pour ses œuvres et ses idées avant-gardistes, BORGIA combat ses adversaires de manière violente et implacable. Mais ce qui est mis en exergue dans ce récit, ce sont bien les années 1502 à 1504, où les trois hommes ont semble-t-il tramé des plans ensemble, tout d’abord au palais ducal d’Urbino où ils ont fondé des projets, dont celui de dévier le fleuve Arno pour assécher la ville de Pise et provoquer l’embourbement des soldats un peu plus loin dans la plaine.

BORGIA va rapidement quitter la piste, en 1507, BOUCHERON le range au placard pour ne plus s’intéresser qu’à MACHIAVEL et de VINCI, surtout à ce dernier pour tout dire. De la commande d’une immense fresque « La bataille d’Anghiari » pour orner la salle du Grand Conseil de Florence, BOUCHERON nous dit tout, y compris qu’elle ne fut jamais terminée, revenant sur la compétition de deux géants peignant dos à dos dans cette salle, l’autre étant Michel-Ange appelé pour un projet parallèle synonyme d’esprit de compétition.

Le livre vient surtout alimenter une interrogation historique : VINCI et MACHIAVEL ont-ils travaillé de concert ? Ont-ils comploté ? Ont-ils côte à côte décidé de l’avenir de l’Arno, MACHIAVEL pour l’idée et VINCI pour les plans ? Quoi qu’il en soit, BOUCHERON semble avoir une réelle tendresse pour VINCI, c’est lui qu’il suit lorsqu’il est seul, c’est avec lui qu’il semble marcher, non sans efforts compte tenu de l’esprit de « bougeotte » du Léonard, jamais les deux pieds dans le même sabot. Pour les liens directs entre Léonard et Nicolas, l’auteur rappelle qu’il opte pour le terme de contemporanéité : « Contemporanéité est un mot qui boite et qui grince, mais c’est le bon mot. Il exprime l’une des ambitions de ce petit livre : comprendre ce qu’être contemporain veut dire ».

Un petit livre pourtant très érudit. Je n’ai pas la prétention d’avoir tout compris de cette période faste de la Renaissance un peu mystérieuse pour moi, presque absconse même. Si je me suis parfois perdu dans les dédales de la lecture, c’est bien par le talent d’historien de BOUCHERON qui sait se faire précis, revenant sur des détails apparemment sans intérêt. En tout cas, il mène son lectorat de main de maître dans les sous-sols de Florence et d’ailleurs, dans ce XVIe siècle tumultueux. M’est avis que des personnes plus connaisseuses de cette période comprendront bien mieux que moi et se régaleront (d’ailleurs, et malgré ma relative ignorance, je me suis moi-même fort régalé). Car si ce bouquin est présenté comme un roman, c’est pour mieux faire passer la difficulté de condenser en 200 pages l’Histoire italienne de la fin du XVe siècle aux premières décennies du XVIe. Sorti originellement chez Verdier en 2008, il fut publié en poche en 2017 par le même éditeur pour un voyage à peu de frais au cœur de la Renaissance italienne. Il ouvre une voie très instructive pour découvrir d'un peu plus près cette période.

J’ai choisi de présenter ce roman aujourd’hui car il s’inscrit dans une dynamique d’actualité (oui je parle un langage moderne. Et chébran, disait François MITTERRAND en son temps) : en effet, en cette année 2019 nous commémorons à la fois les 500 ans de la mort de Léonard de VINCI et les 40 ans des éditions VERDIER, la roteuse va obtenir une place de choix, le gueule de bois n’est pas loin.


(Warren Bismuth)

mardi 2 juillet 2019

Jacques JOSSE & Jean-Marc SCANREIGH « Au bout de la route »


Ce curieux petit livre de seulement 34 pages sorti en 2015 chez Le Réalgar prend comme personnage central la mort. Oh mais pas n’importe laquelle ! La mort en rapport avec les véhicules roulants, les automobiles, camions, bicyclettes, bus, la mort comme métronome inéluctable, au bout de la route.

Énonciations de célébrités qui ont rendez-vous avec la faucheuse par le biais de machines roulantes : Isadora DUNCAN, Roland BARTHES, Pierre CURIE, Hugo KOBLET, James DEAN, Jayne MANSFIELD, Hank WILLIAMS, Jackson POLLOCK, Fabio CASARTELLI, Jean ROUCH, Albert CAMUS, Tom SIMPSON et tant d’autres dont certains nous sont inconnus.

Les inconnus parlons-en ! Les anonymes sont aussi fauchés, dans des véhicules ou par des véhicules, par l’impitoyable refroidisseuse, en Bretagne comme ailleurs, en ce XXe siècle dément durant lequel l’ogre de métal a fait retourner en poussière tant d’habitants de la terre, une invention créant paradoxalement la liberté et le néant. Tant de vies dévastées par des engins montés sur roues de divers diamètres.

Les personnes commémorées dans ce récit n’avaient de prime abord aucun lien intime, ne se connaissaient pas. Pourtant c’est bien la même tragédie qui les a poussées dans le même dernier trou, en tout cas il s’agit de la même arme du crime. Un exemple parmi tant d’autres : « [la mort] peut ainsi survoler la promenade des anglais à Nice en un clin d’oeil et éteindre le soleil puis le draper de noir en pensant à l’ultime salto arrière effectué ici le 14 septembre 1927 par Isadora Duncan, prise à la gorge par son foulard dont l’une des extrémités venait de s’enrouler autour du moyeu de la belle décapotable, une Amilcar GS 1924 ».

Écriture toujours au sommet de son art, elle est ici illustrée par Jean-Marc SCANREIGH, 10 dessins nerveux, d’influence abstraite, noir et ocre, ils parlent aussi de la mort, de ses gros yeux, de ses traits agressifs, obtus. Une mort effrayante, dont personne ne reviendra indemne.

Un bouquin d’hommages, fait de traits rapides et fulgurants, comme pour exorciser l’inexorable arrivée de Madame la Foudroyeuse. Le plaisir est immense même si de courte durée. JOSSE fait partie de ces artisans de la plume qui donnent un sens à la vie et fait prendre conscience de bien en profiter avant l’inexorable.


(Warren Bismuth)