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dimanche 21 juillet 2019

Pierre VIDAL-NAQUET « L’affaire Audin (1957-1978) »


Cette sinistre affaire est ressortie des malles en 2018 lorsque le chef de l’État français, Emmanuel MACRON, a déclaré en septembre que le militant communiste Maurice AUDIN avait bien été assassiné à Alger en juin 1957 par des soldats français suite à une séance de torture qui aurait mal tourné. Pourtant, dès 1958 et grâce à un petit livre de Pierre VIDAL-NAQUET sorti à l’époque aux éditions de Minuit, alors impliquées contre la guerre d’Algérie et contre la torture en Algérie, toutes les pistes avaient déjà été explorées et il en avait effectivement résulté ce que MACRON déclarera 61 ans après les faits.

Le cas de Maurice AUDIN n’est malheureusement pas un cas isolé puisque le livre revient sur les tortures effectuées notamment sur Henri ALLEG, Belkacem ZEDDOUR et Georges HADJADJ, pour ce dernier en même temps et en même lieu que Maurice AUDIN. Pour Henri ALLEG, le supplicié relatera son enfer dans le livre « La question » en février 1958, déjà aux éditions de Minuit, livre qui sera saisi par deux fois par les autorités françaises, tout d’abord le 23 mars 1958, puis le 13 novembre 1959, par une plainte contre X pour « atteinte au moral de l’armée ». Dans son bouquin, ALLEG écrit déjà brièvement sur le sort de Maurice AUDIN.

AUDIN était un militant du Parti Communiste Algérien, dissous. Il est arrêté le 11 juin 1957 à 23 heures à Alger pour avoir hébergé des militants de l’ex-P.C.A. Il va être interrogé à plusieurs reprises par l’armée française, aux côtés d’HADJADJ notamment. Puis tout devient plus flou : officiellement, il s’est évadé d’une jeep le 21 juin 1957 vers 21 heures 40 « Que l’évadé n’ait pas donné de ses nouvelles depuis cette date peut s’expliquer par le fait qu’il a gagné un refuge discret, ou même qu’il a gagné le maquis », c’est la version officielle. Oui mais aussi « L’évasion du 21 juin ne serait… qu’un simulacre d’évasion, organisé en vue de couvrir un décès survenu au cours ou à la suite d’une séance de tortures ».

Pour Pierre VIDAL-NAQUET, c’est bien sûr la seconde éventualité qui le pousse à vouloir faire jaillir la vérité. À cette époque, l’affaire Maurice AUDIN a déjà été traitée, peu, par les médias de métropole, mais c’est l’article de Laurent SCHWARTZ, le 21 janvier 1958 dans l’Express, qui met le feu aux poudres, alors que la femme d’AUDIN, Josette, se bat bec et ongles pour que son mari soit retrouvé ou que sa mort fut officialisée. Lors de l’arrestation de son mari, elle fut forcée à rester barricadée chez elle en compagnie de leurs trois enfants durant quatre longs jours. Elle va entamer un travail de titan.

Quant à Maurice, il fut assigné à résidence au centre de triage d’El-Biar à partir du 11 juin. Puis, plus rien à partir du 19 juin. Le bonhomme s’est évaporé. Pierre VIDAL-NAQUET va faire sa propre enquête, minutieuse, scrupuleuse, pour arriver au résultat suivant : AUDIN est bel et bien mort, assassiné sous la torture par des soldats français. L’évasion serait en effet une mise en scène car AUDIN était mort avant. L’article de Laurent SHWARTZ abondait déjà en ce sens et dénonçait l’État français : « L’affaire AUDIN en elle-même doit être séparée des solutions du problème algérien. Ceux qui ont protesté contre l’arbitraire, dans cette affaire ou dans d’autres, avaient les opinions les plus variées sur ce problème ; ils ont agi pour des raisons de conscience. Mais il est évident que l’inconscience de nos gouvernements en face des tortures, l’abandon des responsabilités se reproduisent identiquement devant tout le problème algérien. Il est temps d’arrêter ce processus de décadence. L’affaire Audin aura été un moment de la prise de conscience de l’opinion publique devant les dangers d’une disparition de la démocratie en France ».

À la demande, entre autres, de VIDAL-NAQUET, un « Comité Maurice Audin » va se créer (il en sortira d’ailleurs un livre, bien sûr aux éditions de Minuit en février 1961, immédiatement saisi). Il est intéressant de noter qu’à partir du 19 juin 1957, soit deux jours avant « l’évasion » d’AUDIN, la seule trace de vie émanera des parachutistes français.

Ce bouquin est une bombe destinée à l’État français, à la fin de la IVe République agonisante et au début de la Ve. Il fut donc originellement sorti en 1958, mais dans la version toujours disponible de nos jours, il est augmenté d’une préface, d’un long chapitre sur la disparition de Maurice AUDIN telle que VIDAL-NAQUET a pu la conclure, ainsi qu’une longue « Chronique d’un déni de justice » que l’auteur a rédigé en 1989, ce qui invalide en quelque sorte le sous-titre « 1957-1978 ». L’enquête est passionnante, elle permet de mieux comprendre les enjeux de la guerre d’Algérie, mais aussi et surtout les coups bas, les non-dits, les dissimulations, et bien sûr la torture. C’est un essai remarquable en tous points, qui fait se questionner sur le temps qui passe : l’État français a mis plus de 60 ans pour valider des preuves déjà en place peu après la disparition d’AUDIN, et récoltées par un collectif de militants infatigables. Bien sûr, ce brûlot est à lire, il est phénoménal et n’est pas du genre à enfoncer des portes ouvertes. Sa réédition de 2012 est toujours disponible aux éditions de Minuit, je vous invite à vous la procurer d’urgence. VIDAL-NAQUET ne tire pas la couverture à lui, il précise qu’alors il était un jeune homme à la plume peu sûre, et que c’est donc Jérôme LINDON, directeur des éditions de Minuit, qui a rédigé en partie le texte original de 1958. Du quatre mains sur mesure en somme.


(Warren Bismuth)

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