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dimanche 30 juin 2024

Jean MECKERT « Les coups »

 


Le présent ouvrage est chroniqué dans le cadre d’une lecture commune ce jour pour le challenge 2024 du blog Book’ing consacré au « Monde ouvrier & les mondes du travail » dont voici le lien :

https://bookin-ingannmic.blogspot.com/2024/01/2024-lire-sur-le-monde-ouvrier-les.html

Félix le narrateur a 25 ans. Après avoir exercé plusieurs petits boulots dans une jeunesse misérable et tâté du chômage, il travaille dans un garage automobile où il s’entiche de la secrétaire Paulette, pourtant mariée. Mais le couple de Paulette pourrait bien être bringuebalant, alors Félix met le paquet pour s’approprier la dame… et y parvient ! Oui mais voilà, loin d’être une partie de plaisir, la relation s’avère épuisante, notamment par la présence de la belle-mère, rombière mesquine, d’autant que la mort ancienne du père de Paulette provoque soudain des rumeurs…

Félix est un idéaliste qui cherche sa place dans la société. Et qui ne la trouve pas. D’autant que son métier ne le transporte pas. « Pas moyen de garder quelque chose de propre. Travail en casquette ou en béret pour éviter un peu l’envahissement de la poussière métallique insidieuse et tenace tout comme une ypérite. Avec de grosses lunettes naturellement, fermées partout pour ne pas en prendre des paquets dans les mirettes ».

Félix est un ouvrier non instruit, qui déteste la supériorité affichée des gens plus savants. Il souffre de ce sentiment de médiocrité. La rage monte en lui, il devient violent, Paulette en fait les frais. Félix, pourtant si pacifiste politiquement, socialement, et qui tente de se rapprocher de la doctrine communiste malgré son fort individualisme, se met à la battre. Car « Les coups » est aussi un roman politique et social, en plus d’être une étude de moeurs, un roman d’amour et un roman du prolétariat, et même si dans ce roman, les fonctions de Félix dans un garage automobile ne sont qu’évoquées, elles provoquent tout le reste, le déclin.

Meckert (1910-1995) n’était pas un écrivain prolétaire, mais plutôt un auteur du prolétariat, pour le prolétariat. Il était aussi celui de la jalousie, celle qui rend fou : « On s’amollit à fouiller son passé. On se taraude les bases. On prépare le vermoulu, le raffinement, la ruine. J’aime mieux ne pas insister ». Car Félix est un impulsif, il sait que certains éléments du passé de Paulette vont le rendre violent et cruel. Félix n’a pas confiance en lui-même, ce manque d’instruction, toujours. « Il m’a toujours manqué une éducation ».

Le prodige de ce roman en est l’utilisation de la langue. Meckert l’a choisie verte, argotique, populaire, celle venant des rues comme son anti-héros Félix. Et le tout fonctionne sans fausse note. L’argot pourtant soutenu ne perd pas un instant de sa puissance, de sa vivacité, dans un roman dépeignant une violence psychologique et physique inouïe et pouvant de fait mettre mal à l’aise, mais la racontant avec des mots imagés, colorés, qui font passer le message, en adoucissent la forme, qui le rendent presque poétique : « Ça hurle, ça étourdit, ça déconstipe le porte-monnaie. On oublie, on vit trop, à croire que le fleuve d’oubli roulait du gros qui tâche ».

« Les coups » est indéniablement un exercice de style d’un auteur engagé, anarchiste, qui bouscule les conventions, qui témoigne des secrets d’entre quatre murs. Pari risqué, osé. Mais le roman fut très bien accueilli à sa sortie en décembre 1941. C’était le tout premier d’un écrivain en gestation qui explosait tout à coup. Livre se frottant sans protection à de nombreux sujets, de nombreux tabous, il est choquant par sa nudité, et pourtant il sait rester pudique. Sacré tour de force de l’auteur qui ne sombre jamais dans le « trop », qui mesure ses quantités, ainsi quand le récipient commence à déborder d’un côté, Meckert use à la perfection de la vieille pratique des vases communicants.

Malgré son aspect suranné qui s’encre pleinement dans son temps, « Les coups » est, sur les sujets mêmes qu’il aborde, un roman moderne sur la violence conjugale, à l’époque honteusement cachée, jamais discutée. Ce n’est que récemment que le voile fut soulevé.

 (Warren Bismuth)





mercredi 26 juin 2024

Jennifer LAVALLÉ « Devenir mer lac forêt » + « Écarlates »

 


Cette ville dépeinte dans « Devenir mer lac forêt » existe-t-elle ? A-t-elle existé ? Celle que l’on rejoint en accostant, même si « Il n’y a pas de bateau / sur la mer des larmes humaines », cette ville blanche qui en rappelle d’autres. Pourtant seule celle-ci renferme le temple de Angkor Wat. Ou a renfermé. Les quatre éléments – l’air, le feu, l’eau et la terre - sont convoqués dans ce recueil délicat qui sait pourtant se faire tempétueux, car c’est bien l’eau qui domine dans ce combat inégal, cette eau qui amène aux ruines. Jennifer Lavallé décrit lentement, avec assurance celles de Angkor Wat mais plus globalement la ville, cette ville oubliée, dont il ne reste que l’évocation, où tout a matériellement disparu.

Soudain un événement vient bouleverser l’existence de ce poème, de cette femme contemplant la cité blanche : l’arrivée d’un bébé, avec ce brusque ralentissement du temps, cette focalisation sur l’intime, le personnel, le privé. Le recueil peut être vu comme une parenthèse dans la ville défunte ici magnifiée qui entame et clôt le texte. Poésie sensitive sous-titrée « Poèmes et sons glanés » parue fin 2023 chez un éditeur belge, Bleu d'encre. Avec cette couverture magnifique, à la fois mélancolique et puissante.

L’amour, la musique, l’art en général trouvent leur place en ces lignes, ils savent se détacher et se suffire. Le texte est à écouter sur le lien suivant :

https://www.radiola.be/productions/devenir-mer-lac-foret/

S’il est question de bébé dans la fin du recueil précédent, dans « Écarlates » c’est son non avènement qui est évoqué. Cette douleur, cette décision à prendre urgemment, pour des motifs qui n’appartiennent qu’à soi : l’avortement. Dans un texte courageux, lucide et prévenant, Jennifer Lavallé dévoile l’intime, le sentiment devant l’acte définitif, la peine silencieuse, non partageable. Là encore l’eau prend une grande place, mais c’est peut-être pour suppléer cette perte des eaux qui n’aura pas lieu, qui ne prendra pas forme, qui ne prendra pas vie. Et ces doutes, omniprésents : « déchirer ce poème dormir ». La littérature, l’Histoire, celle des femmes, viennent cimenter le récit, avec ce bel enchaînement sur les figures de Stig Dagerman puis Marie Capelle.

Jennifer Lavallé jongle avec les lettres, ainsi ce « L’été partout autour / en moi seulement l’hi(v)er », ces lettres qu’elle tape sur un clavier qui parfois tient le rôle d’un piano et semble faire surgir des notes. Dans une grande délicatesse, l’autrice belgo-française conte le parcours de ces femmes qui ont choisi de ne pas donner la vie, pas cette fois en tout cas. Et dans une recherche de liberté, d’émancipation, elle se place à leur côté pour les soutenir. « Écarlates «  vient de paraître aux éditons Québécoises Pierre Turcotte.

Ces deux recueils sont d’une belle finesse, avec des phrases ciselées, brodées solidement entre elles, s’y plonger est comme se sentir au cœur d’un cocon qui sait pourtant vous bousculer. Un superbe travail de l’autrice à partager et à faire connaître.

https://www.pierreturcotte.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 23 juin 2024

Hermann HESSE « Le loup des steppes »

 


Pour le présent mois, les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores nous ont concoctés un petit défi pas piqué des hannetons dans le cadre du challenge « Les classiques c’est fantastique ». Mordez plutôt le tableau : « Tout plaquer – solitude, isolement, introspection ». Rien que ça. J’aurais pu jouer la facilité et vous sortir de derrière les fagots un Simenon, l’auteur par excellence, celui qui illustre peut-être le mieux ce thème tout au long de son œuvre. Mais j’ai préféré la difficulté, celle de sortir de ma pile un livre que je n’avais toujours pas ouvert, « Le loup des steppes » de l’allemand (puis suisse) Hermann Hesse.

Harry Haller déambule dans les rues d’une ville lorsqu’il aperçoit un théâtre : le « Théâtre magique réservé aux insensés ». Puis un homme s’approche et lui remet une brochure : « Traité sur le Loup des steppes – Réservé aux insensés ». Haller est un homme errant, déçu par la vie, par les hommes, et prêt à vivre en ermite loin du monde dans une solitude totale, une existence choisie. Cependant il daigne lire la brochure, c’est le choc. Toute sa vie, ses valeurs, ses convictions semblent être imprimées dans ces quelques pages.

La suite du récit s’articule autour des idées et de la philosophie de vie contenues dans cette brochure. Haller y a lu son double en quelque sorte. « Rien ne lui semblait plus détestable et effrayant que de devenir un employé, que de devoir respecter un emploi du temps journalier, annuel, et obéir à d’autres. Un bureau, une étude, un service administratif lui inspiraient autant d’horreurs que la mort et rien ne pouvait lui arriver de plus terrible en rêve que d’être enfermé dans une caserne ». Car Haller est un désenchanté, suicidaire et misanthrope. Il s’est en partie retiré du monde, de son effervescence, de sa médiocrité. C’est la rencontre avec une jeune femme, Hermine, qui va bouleverser son existence. Haller s’aplatit devant elle, obéit à tous ses caprices, se soumet avec consentement voire masochisme. Hermine va lui présenter d’autres femmes, lui demander de les aimer à leur tour, de les choyer. Haller pourrait bien être près de faire le bien.

« Le loup des steppes » est un récit à tiroirs, du moins pour ses personnages. Haller peut être un double de Hesse (mêmes initiales), mais Hermine est le dérivé de Hermann, le prénom de l’auteur, donc possiblement un autre double. D’autres protagonistes encore pourraient lui ressembler. D’ailleurs l’un d’eux, qu’il croise dans des sortes de crises oniriques, se prénomme Hermann. Ce live peut être lu comme un fantasme, une volonté d’absolu, tout comme une autobiographie partielle, mais aussi comme un récit en partie historique avec l’irrémédiable montée du nazisme (il fut rédigé en 1927).

Haller imagine le refuge de la vie par la grande musique, par les écrits de Goethe également. Il commence à assister puis participer à des soirées, entraîné tout d’abord par Hermine puis par d’autres femmes. Dans des scènes oniriques, fantastiques, floues, il va s’entretenir avec Goethe, puis Mozart, son héros. De pacifiste convaincu, il va peu à peu voir évoluer ses convictions dans un cheminement initiatique où la drogue pourrait bien jouer un rôle (n’oublions pas que le livre était culte pour les premiers mouvements hippies). « Les idéaux sont-ils faits pour être atteints ? » C’est peut-être la question centrale du livre, entre philosophie, métaphysique et pratique d’une vie que l’on n’a pas forcément désirée.

Dans sa misanthropie, Haller peine à se défaire néanmoins de ses racines bourgeoises, qu’il entretient, alors que la brochure qu’on lui a remis épingle sans concessions le mode de vie bourgeois. Haller devient cet être ambivalent, entre velléités et réalité, idéaux et difficulté de les mettre en pratique. D’ailleurs lui le pacifiste, le non-violent, se met tout à coup à attaquer des automobilistes dans des scènes tout à fait décalées du reste du ton de l’ouvrage, un peu tombées comme un cheveu, voire la perruque entière sur la soupe.

« Le loup des steppes » est un récit inclassable, entre philosophie, essai aux racines introspectives, volonté de solitude et vie dense faite de rencontres initiatives, le rôle de la musique, de l’art y est primordial. Récit d’un auteur en partie oublié, entre aigreur et découvertes, intimisme et globalité (celle de l’ascension des nationalismes en Europe). Le style est très (trop ?) classique, l’auteur ne s’autorisant pas à errer dans les chemins sur la forme. L’humour est vu comme un choix salvateur, pourtant le récit en est dénué.

Plus ambitieux sur le fond, où l’homosexualité est évoquée, il convoque des sujets originaux et sans doute d’une grande modernité pour leur époque. Les passages oniriques ne m’ont cependant pas convaincu, ils me paraissent un peu « faciles », et le message, bien reçu dès les premières dizaines de pages, bégaie par la suite, enfonce des clous déjà fort bien chevillés par l’auteur même. Un roman dans lequel il est difficile de se placer, pour lequel il n’est pas aisé d’entrevoir une conclusion ou un message. Il est déstabilisant, d’autant qu’il peut apparaître qu’une partie du discours a été émise en début de volume dans les 35 pages du « Traité sur le Loup des steppes », sans conteste l’élément majeur de l’œuvre, son paroxysme. « Le loup des steppes » aura très bientôt 100 ans, il a peut-être pris un petit coup de vieux mais sa lecture en reste enrichissante.

(Warren Bismuth)



mercredi 19 juin 2024

Raymond PENBLANC « Noces de givre »

 


Pour son dixième et nouveau roman, Raymond Penblanc met en scène une jeune fille d’à peine 16 ans, narratrice qui, après de nombreux tourments, a été recueillie par sa grand-mère, surnommée Mamé, cette grand-mère qui passe son temps à peindre des tableaux et initie de ce fait sa « descendance » à cet art, tandis qu’un garçon sauvage hante les pensées de sa petite-fille déjà marquée par l’épreuve : « je suis loin d’avoir tout exploré ce que Mamé appelle mon double obscur (ma mère) et destructeur (mon père) ».

Le jeune homme dont il est question plus haut ne va pas tarder à être attaché à la narratrice. Lui est réfugié dans une cabane, loin des éclats de la vie, des bruits et de la foule. Peu à peu il se dévoile. Lui non plus n’a pas eu un parcours de vie tranquille et, par petites touches, comme dans une peinture, il va conter son douloureux passé à la jeune fille. De son côté, subjuguée par les tableaux de Caravage, elle voit soudain le jeune homme dans un de ses travaux, et elle envisage de le faire incorporer au sein de « La vocation de Saint Matthieu » peint en 1600.

Dans un roman qui fait la part belle à la nature, à la faune sauvage et à l’onirisme, à l’évidence Raymond Penblanc s’amuse. Les dialogues sonnent populaires, empruntant au vieil argot comme à la gouaille de notre actuelle jeunesse. Hélas ils parviennent pas à convaincre et alourdissent le propos. Pourtant une certaine oralité s’en dégage. En grand amateur de peinture, l’auteur en profite pour analyser certains travaux de Caravage, tandis que ses deux héros s’enlacent dans des positions lascives teintées d’érotisme, il en est ainsi ponctuellement dans le récit. Quant au jeune homme, il semble fuir, mais qui ou quoi ? Ou peut-être se cache-t-il.

La narratrice apprend beaucoup de Mamé, personnage charnière du récit, elle l’admire même si elle avoue ne pas toujours la comprendre : « C’est comme si je la regardais plonger au fond d’un lac obscur sans que je puisse entreprendre quoi que ce soit pour la repêcher et la ramener au bord. En a-t-elle conscience ? A-t-elle conscience de me laisser sur la rive, a-t-elle conscience de m’interdire de voir ce qu’elle voit, me condamnant à devenir une orpheline du regard ? ».

Roman picaresque, facétieux, rural, où des chasseurs viennent perturber la belle alliance de nos deux tourtereaux, il n’est pas interdit d’y voir du Rabelais dépoussiéré et modernisé par de longues phrases à tiroir, alors que l’action nous entraîne dans un Prieuré où le jeune homme qui aura enfin une identité – que je vous laisse découvrir - se matérialisera peut-être en personnage de Caravage, prendra peut-être forme. En tout cas l’œuvre de ce dernier joue tout à coup le rôle de caisse de résonance à l’actualité, et de la manière la plus originale…

« Noces de givre » fourmille de détails d’arrière-plan, comme une toile. Raymond Penblanc a choisi de mettre indirectement en scène Caravage par le truchement de la fiction, faisant de ce roman une fresque au sens premier du terme. Caravage semble donc renaître sous la plume du géniteur de ce texte, qui entreprend là une sorte de résurrection, aidé en cela par la couverture du roman, peinte par une certaine Joce… Penblanc ! « Noces de givre » vient de sortir chez Le Réalgar et prend soudain un goût particulier lorsque l’on atteint la dernière page : une citation de John Burnside. Or tout juste une semaine avant la parution de « Noces de givre », John Burnside s’éteignait.

https://lerealgar-editions.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 16 juin 2024

WINTER FAMILY « H2 – Hébron / Patriarcat, vivre en confinement éternel »

 


Deux pièces de théâtre françaises, ce n’est pas fréquent chez cet éditeur. La première, « H2 – Hébron », de 2018, est présentée comme un monologue documentaire, résultat de 500 pages de témoignages récoltés dans la ville palestinienne d’Hébron contrôlée par Israël. Quelques dates majeures du XXe siècle sur ce territoire sont consignées, comme ce médecin qui entre dans une mosquée en 1994 et exécute froidement 29 palestiniens avant d’être tué et vu soit comme héros soit comme fou, ou encore ce lointain pogrom de 1929.

Ces échanges à nombreuses voix sont plutôt des dialogues de sourds, de brefs monologues flirtant avec l’absurde, chacun avançant ses arguments sans écouter l’autre. « Ici, c’est l’entrée des Musulmans et là c’est l’entrée des Juifs. Il y a une porte qui sépare la mosquée de la synagogue, mais personne ne peut l’ouvrir ». Chaque protagoniste de cette pièce représente non pas une personne mais un ensemble, un groupe. « On voit notre cimetière depuis nos fenêtres, mais pour enterrer nos morts on doit faire le tour ». Le texte est une sorte de collecte d’informations sur le terrain par un journaliste d’investigation, témoignages mis à bout à bout jusqu’à former un immense patchwork.

Ecrite en 2022, « Patriarcat, vivre en confinement éternel » est quant à elle présentée comme une performance de théâtre documentaire et fut pensée pendant le confinement de 2020. Durant ce dernier, une femme, Ruth, a secrètement noté une série de phrases prononcées par son compagnon Xavier, des phrases accouchées du sexisme ordinaire, violentes, dégradantes, humiliantes, phrases du quotidien où un homme harcèle inconsciemment la femme avec laquelle il vit. Un monologue en ressort, c’est celui de Xavier, quelques dizaines de pages qui mettent très mal à l’aise, tant l’homme semble ne pas réaliser la teneur des propos qu’il prononce. Leur fille de 14 ans, Saralei, est parfois présente, elle est témoin de ces scènes suffocantes.

Ruth et Xavier se sont connus en Israël où elle habitait alors. Ont vécu dans plusieurs pays, sont désormais en France, patrie de Xavier. Qui se comporte en partie comme un colon, comme un homme qui aurait acheté une femme pour la sauver de son destin, mais qui lui ferait payer depuis ce noble geste. Quand il va trop loin, il verse dans la victimisation voire le chantage au suicide. 17 ans de vie commune, et Ruth résiste, pourtant Xavier persiste « Sympa de me faire dire des trucs hyper graves devant tout le monde ».

Monologue d’une grande violence psychologique, il est suivi par la douceur de celui de Ruth, un poème féministe qui évoque le genre, qui donne plus de souplesse à ce texte qui se clôt sur un monologue de Saralei, leur fille, qui mentionne simplement les noms d’une centaine de femmes assassinées, « féminicidées » entre 1324 et 2022, avec date et lieu du crime ainsi que la cause de la mort.

Winter Family est un couple, Ruth et Xavier, oui, les personnages qui se mettent en scène dans « Patriarcat ». Ils ont pris le risque de dévoiler leur intimité quand l’homme humilie la femme. Winter Family, en plus d’être un duo théâtral, en est un de musique expérimentale. Xavier Klaine est d’ailleurs connu dans le milieu punk/metal underground puisqu’il fut bassiste au sein du groupe de grindcore nancéen Blockheads. La belle préface est signée Hortense Archambualt.

Ce livre renfermant les deux pièces vient tout juste de paraître aux éditions L’espace d’un Instant. Or ces éditions sont en danger voire en péril. En effet, après avoir diminué tant et plus les subventions de la maison depuis 2017, le ministère de la Culture vient de les couper net pour l’année 2025. Sans solution alternative, les éditions L’espace d’un Instant pourraient donc disparaître d’ici quelques mois, malgré la richesse des textes depuis maintenant plus de 20 ans, malgré les sujets abordées, les langues parlées (les nombreuses références aux pays des Balkans), dont cette fameuse pièce traduite du tatar de Crimée, la première provenant de cette langue jusqu'ici jamais traduite en France. Les éditions l’espace d’un Instant sont l’un des partenaires privilégiés du blog, c’est dire la secousse qu’a entraînée cette fâcheuse nouvelle.

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

mercredi 12 juin 2024

Rika BENVENISTE « Louna »

 


Sous-titré « Essai de biographie historique », ce méticuleux documentaire est bâti pierre par pierre. Il n’est pas une biographie à proprement parler, ou plutôt il est bien plus que cela. S’il s’attache à retracer la vie de Louna Assaël (1910-1998), il est une vraie mine d’informations sur la vie des juifs de Thessalonique au XXe siècle, et bien plus encore.

Louna est une juive illettrée, de ces anonymes que l’on ne remarque pas, qui ne laissent pas de traces, qui ne font pas de bruit, qui semblent vivre tranquillement leur petite vie. C’est aussi la tante de Rika Benveniste, spécialiste de l’Histoire juive, qui part à sa rencontre après son décès, et va chercher les indices de parcours de Louna ainsi que dans ses souvenirs personnels de nièce, ce qu’elle appelle la « Microhistoire », dans une quête de repères par les lieux que Louna a fréquentés, traversés. Les indices sont maigres, le travail de recherche n’en est que plus conséquent.

Louna est née à Salonique en 1910, ville redevenue Thessalonique en 1912, l’histoire tragique rattrape déjà l’intime. Sa langue maternelle est le judéo-espagnol mais elle parle – mal – le grec. Elle devient couturière avant de se marier en 1931, la même année que le déclenchement d’un pogrom sur Thessalonique. Juive, elle est déportée le 27 mars 1943 à Auschwtiz, elle y arrive le 3 avril où on lui attribue le matricule 40077. Charlotte Delbo se souviendra de l’arrivée de ce convoi. Les chiffres de Rika Benveniste laissent cois : « Des 1 100 000 Juifs qui sont déportés à Aucshwitz, 865 000 sont immédiatement assassinés ; seuls 200 000 franchissent les portes du camp. Pour les personnes qui y sont déportées de toute l’Europe nazie, la mort est la règle et la survie, l’exception ». Un nouveau calvaire commence. Souvent malade, Louna passe 18 mois au sinistre Block 10.

Pendant que Louna souffre, certains médecins jouent un rôle barbare dans le camp, notamment par les stérilisations forcées de femmes, entraînant des séquelles et des traumatismes. Les faits sont dans ce livre patiemment examinés et décrits.

Les indices sur les conditions de détention de Louna sont épars, les informations manquent, encore une fois. Le camp d’Auschwitz est évacué en janvier 1945. Louna a déjà rejoint celui de Bergen-Belsen, à 850 kilomètres de là. Puis elle revient en Grèce. Nous sommes alors à l’exacte moitié du récit, tout comme à l’exacte moitié de la vie de Louna.

Une nouvelle vie. Encore. Guerre civile grecque, naissance d’organisations pour l’accueil des anciens déportés grecs appelés otages. Une nouvelle lutte est entamée, pour la restitution des biens des déportés revenus. Louna est sans abri, sans rien, elle est tout d’abord hébergée dans une synagogue, puis un « Dortoir » jusqu’à la fin des années 60 tandis que Thessalonique se développe à une vitesse folle. Un nouveau monde s’installe. Pour Louna, intégration dans un tout nouvel hospice en 1982 et demande de reconnaissance de « Combattante de la Résistance nationale ». Et ces quelque lignes, écrites par d’autres mains mais dictées par Louna, bouleversantes, sur la raison de cette demande. Pour la première fois du récit, Louna semble nous parler, le moment est solennel : « Durant l’occupation de notre patrie par les forces ennemies germano-italo-bulgares, j’ai été emmenée comme otage dans les camps allemands, d’avril 1943 à mai 1945, en raison de mes origines juives. Plus particulièrement : j’ai été arrêtée par les allemands à Thessalonique en mars 1943 et enfermée au camp Baron-Hirsch. Puis j’ai été transférée au camp de Birkenau où je suis restée pendant trois mois environ. D’août 1943 à avril 1944, j’ai été détenue au camp d’Auschwitz. D’avril 1944 à mai 1945, j’ai été internée au camp de Bergen-Belsen, en Allemagne, d’où j’ai été libérée le 2 mai par les forces anglo-américaines. Je suis rentrée dans ma partie en septembre 1945 après avoir été transférée aux quatre coins de l’Europe sous la supervision des Alliés. Je porte sur l’avant-bras gauche le numéro matricule 40077 ».

Le retour des déportés juifs est tellement difficile que beaucoup décident de s’exiler, aux Etats-Unis notamment, mais aussi en Palestine, clandestinement, jusqu’à la création de l’Etat d’Israël en 1948. Car derrière le parcours de Louna, c’est toute l’Histoire du peuple Juif du XXe siècle qui est ici développée. Celle de la ville de Thessalonique également, c’est ce qui donne un caractère universel au récit. Quant à Louna, elle est enterrée en 1998 dans le cimetière juif de Thessalonique. Le dernier chapitre du livre est lumineux, comme la chronologie en fin de volume.

Comme toujours aux éditions Signes et Balises, le travail et la présentation sont particulièrement soignés, des photos accompagnent le récit bien qu’aucune de Louna ne soit publiée, l’autrice préférant la laisser dans l’ombre, dans l’intimité, la laisser en paix surtout. Enfin. La très jolie préface est signée Annette Wieviorka, elle est sobrement intitulée « Kaddish pour Louna ». Le livre est agrémenté de très nombreuses notes qui constituent une vertigineuse bibliographie. Le tout est traduit par Loïc Marcou dont on imagine sans peine les heures passées à retranscrire le texte.

Dans cette quête, Louna est pourtant parfois oubliée pour laisser place à une grande fresque du XXe siècle vue par le prisme des juifs Grecs. Même les incendies ravageurs de la ville de Thessalonique des XIXe et XXe siècles sont ici consignés. Les détails foisonnent, se multiplient, s’enchaînent.

« Louna » est un livre aux multiples facettes. Intimiste, il l’est par la vie de Louna, une juive qui a connu tous les malheurs et drames du XXe siècle. Il apporte un langage universel par l’Histoire des juifs de Thessalonique au XXe siècle, il est même plus global par l’histoire même, mouvementée, de la ville de Thessalonique à cette période. Enfin il est un témoignage sur la barbarie nazie. Il est remarquable par ses longues recherches historiques, précises et minutieuses. Il s’inscrit parfaitement dans le petit mais déjà somptueux catalogue des éditions Signes et Balises, où plusieurs histoires se télescopent quasi à chaque fois, où l’on fait connaissance avec des anonymes au cœur d’un bouleversement mondial. Maison d’édition nécessaire par les contenus, mais aussi toujours par cet esthétisme, cette qualité, y compris dans la fabrication, la couverture à rabats et le papier, ce qui devient de plus en plus rare. « Louna » vient de sortir, précipitez-vous !

https://www.signesetbalises.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 9 juin 2024

Jean MECKERT « Règlement de comptes et autres nouvelles policières »

Les belles éditions Joseph K. de Nantes continuent de mettre en lumière des textes inédits ou oubliés de Jean Meckert. Elles s’attachent cette fois-ci aux premiers pas de l’auteur dans la littérature policière. Il en ressort huit nouvelles de taille et d’atmosphères différentes, toutes écrites dans les années 1940.

Aucune nouvelle ne fut signée sous le patronyme de l’auteur, mais toutes sous des noms d’emprunt : Duret (et les prénoms Edmond, Edouard, E. ou Guy) ainsi que Albert Duvivier par deux fois. Ce recueil ne représente pas l’intégralité des courtes histoires écrites par l’auteur à cette époque, mais une sorte de « best of » de la vingtaine d’entre elles. Meckert s’essaie alors au polar. On se souvient que quelques années plus tard, c’est sous ce format qu’il se fera une solide et longue réputation sous le pseudonyme de Jean Amila à partir de 1950.

Ces huit nouvelles sont assez fascinantes sur le fond comme sur la forme. Si les deux premières font fortement penser au Rouletabille de Gaston Leroux avec ses énigmes à tiroir ou encore au « Petit docteur » ou aux « Nouvelles exotiques » de Simenon par leur climat nonchalant et détaché, la troisième, « Règlement de comptes », brève – 12 pages - et intense, est surtout politique et reflète un esprit issu de la seconde guerre mondiale. Je ne peux rien en dévoiler, le charme serait irrémédiablement rompu, mais allez la lire, elle est une claque monumentale. « La cabane des Dolomites » est une nouvelle sentimentale, et une tragédie familiale sombre, il en sera de même de « Était-il possible ? ». À noter que « Un crime à l’auberge » est une copie quasi conforme de la deuxième nouvelle du recueil, ce qui tend à montrer que Meckert tenait beaucoup à ce scénario à tiroir. « L’express de nuit » est une courte nouvelle purement policière qui n’est pas sans rappeler les meilleurs pages du Hercule Poirot de Agatha Christie (mort dans un train oblige !). Le recueil se clôt sur « La tragique confession de Miss Brampton », qui est une longue lettre d’une femme démolie, entre drame et romance.

Ce recueil est une vraie bonne surprise. Dans un style délicieusement suranné, il met en scène des affaires complexes malgré leur structure simple qui permet de suivre l’histoire très aisément. La pétillance peut être de mise, la noirceur aussi avec ces portraits sans concession de gens de la campagne, ces destinées tues car taboues. Et ces phrases chocs qui font la force de l’auteur : « On ne marie pas des humains, mais des positions sociales ». Des adultères, des crimes, des trahisons, Meckert est en train d’affûter son style à venir en matière de romans noirs et de polars. C’est pourquoi ce livre est un palier important de l’œuvre, entre le Meckert de la littérature blanche ou populaire à celui revêtant le pardessus d’inspecteur.

« Règlement de comptes » et sa couverture d’antan, fort efficace lorsque l’on connaît le contenu du recueil, est sorti en 2024 aux éditions Joseph K., je ne saurais que trop vous recommander de vous y plonger, c’est à la fois un grand moment de détente, de retrouvailles avec une littérature quasi oubliée, mais aussi des face-à-face avec des personnages crédibles et bien entretenus par l’auteur, paradoxalement modernes malgré l’aspect « daté » de l’écriture. Une très belle découverte.

http://www.editions-josephk.com/

 (Warren Bismuth)

mercredi 5 juin 2024

Michèle PEDINIELLI « Boccanera »

 


Certaines périodes de la vie sont propices à la lecture de polars, pour un lâcher prise salutaire. Se vider la tête, souffler. Le roman de Michèle Pedinielli tombait à pic. Il est le premier d’une série en cours qui possède quatre tomes au moment où j’écris.

Ghjulia Boccarena est une détective privée (mais pas privée d’humour) au sang en partie corse et en partie italien, approchant la cinquantaine, accroc au café, Doc Martens huit trous aux pieds, une certaine tendance à l’insomnie, et amoureuse de ce Nice qu’elle habite. Un homme brillant, Mauro Giannini vient d’être assassiné par strangulation. Ghjulia est engagée par son petit ami plombier (l’homme était homosexuel) pour éclaircir l’affaire. Seulement le futur mari, ancien travesti de scène, est à son tour défuncté, de la même manière que Mauro. Faut-il s’orienter vers les milieux anti-gays du genre de la manif pour tous ou des jeunesses identitaires ?

Ghjulia entre en contact avec son ancien compagnon, Jo, un flic avec lequel les relations sont toujours courtoises. Il va lui livrer des éléments essentiels pour la poursuite de l’enquête.

Le premier tome de cette série en cours plante le décor. La détective privée est une femme moderne, décomplexée, qui joue de l’humour comme d’une carte de visite. Elle lit beaucoup les enquêtes du shérif Longmire, le héros de Craig Johnson, et ce doit être le cas également pour l’autrice, qui digère l’influence en ne gardant que le côté cocasse et l’air détaché et parfois un peu ours du shérif du Wyoming par l’entremise de sa Ghjulia, solitaire et marquée par la vie.

Mais attention, ce polar n’est pas une copie ni une caricature, il sait se faire engagé et féministe. « Concevoir, me reproduire, perpétuer l’espèce… Faire un enfant. Ni en adopter un. Jamais. J’aime les enfants, les enfants des autres, tous les enfants de la terre. Mais je ne me suis jamais sentie en droit ni en capacité de devenir mère. C’est un sentiment que j’ai toujours réussi à expliquer et défendre fermement, face à mes copines et même à mes parents ».

Dans ce roman dynamique et raconté au présent par la narratrice-détective, il est aussi question des migrants qui viennent d’Italie, de leur désoeuvrement. Car c’est un polar social, y compris dans ses descriptions de caïds niçois. Nice est d’ailleurs un peu la vedette ici, arpentée et analysée par une autrice qui sait de quoi elle parle. Sans être précisément machiavélique, l’intrigue est solide, les personnages décalés (ah, le mendigot allemand muet !) font partie de la recette. Certes se succèdent quelques solutions de facilité, notamment ces nombreux morts, quand on ne sait pas trop, semble-t-il, comment les incorporer plus activement à l’affaire. Le zigouillage systématique en somme.

« Boccanera » est un bon moment de lecture même si, comme la plupart des polars ou romans noirs, il pêche parfois par ses clichés. D’accord, l’héroïne est féministe et engagée, mais elle n’évite pas les réflexes un peu lourds sur le physique des mecs, types forcément intéressants car beaux, du sexisme inversé en quelque sorte, qui peut déranger voire exaspérer. Quant à la seule scène de sexe, inutile, elle est également assez ratée (pourquoi doit-on ajouter une scène de cul dès que l’on crée un roman noir, comme pour respecter un cahier des (dé)charges ?). Mais ne pleurons pas, ce premier volet se déroule de manière probante et pied au plancher. Michèle Pedinielli est rédactrice au sein de Retronews, un site d’archives de presse de la B.N.F. que je vous recommande chaudement, tout comme je vous recommande les podcasts « Séries noires à la une » issus aussi de Retronews, de très grandes réussites sonores (même s’ils semblent actuellement en pause). « Boccanera » est sorti en 2018 aux éditions de L’aube.

https://editionsdelaube.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 2 juin 2024

Franz KAFKA : Les trois romans inachevés

 


Il y a 100 ans ce jour, le 3 juin 1924, s’éteignait Franz Kafka.

« Amerika ou le disparu »

Premier des trois romans – tous inachevés - de Kafka, ce texte de 1913 a connu plusieurs titres en français. Le préfacier et traducteur de l’ouvrage, Bernard Lortholary, s’explique sur son choix judicieux de double titre. Notons que seul « Le soutier », premier chapitre, fut publié isolément du vivant de Kafka, en 1915.

Karl Rossmann, un jeune homme de moins de 16 ans, est expédié par sa famille aux Etats-Unis après avoir eu un enfant avec la bonne, de 20 ans son aînée. Il débarque outre Atlantique, où il rencontre son oncle, s’installe rapidement chez lui. En visite à la campagne, il sympathise avec une certaine Klara, puis est embauché comme liftier dans une ville dénommée Ramsès.

Dans ce premier roman, comme dans une partie de l’œuvre de Kafka, rien ne se passe comme prévu. Il a été beaucoup écrit que ce texte n’était pas… kafkaïen ! À voir… De nombreuses situations absurdes s’enchaînent, burlesques, sans queue ni tête, que ce soit avec un parapluie, une mallette, une photo de famille ou autres. Des scènes qui se terminent en queue de poisson, comme coupées dans leur élan. Quant à la bureaucratie, l’autorité, elles paraissent moins présentes dans ce texte que dans les ultérieurs. Et pourtant…

En effet, notre héros est accusé, dans une affaire ô combien tordue (et dont je ne vous dévoilerai rien) sans que ni lui ni le lectorat témoin ne comprenne vraiment pourquoi. Il est fort conseillé de penser à ce moment-là au roman « Le procès ». Entre démêlés avec la police et incompréhension, Karl Rossmann est un personnage qui erre, qui (se) cherche. Ne comptez pas trouver des détails foisonnants sur les Etats-Unis ! Non, ce décor est un prétexte, l’action pourrait se dérouler n’importe où sur terre. D’ailleurs les protagonistes sont européens et n’ont que peu d’interactions avec les américains.

Quelques micro séquences hilarantes, finement distillées, font mouche, diversion, et sont drolatiques, notamment cette scène avec la valise : « Le seul ennui, c’était que le salami de Vérone, toujours là lui aussi, avait donné son odeur à toutes ces affaires. Si l’on ne trouvait pas quelque moyen de la faire passer, Karl se voyait se promener pendant des mois enveloppé de cette odeur ». Le roman se disperse, s’envole, retombe, comme échappant à la vigilance de son auteur, c’est tout le sel chez Kafka.

Une longue scène, cocasse elle aussi : un candidat à une quelconque élection s’exprime dehors, dans la rue, et ce sont les à-côté que Kafka note, comme si l’élection était gagnée d’avance et que la politique n’était somme toute qu’une vaste supercherie. En fin de texte, Rossmann est recruté dans un théâtre. Jamais « Le disparu » (traduction souvent choisie) ne sera terminé. Rossmann se perd dans les limbes du cerveau de son auteur. Comme plus tard dans « Le procès » (qui comporte cependant une chute, mais où des chapitres manquants ne seront jamais écrits) ou « Le château », Kafka s’arrête en pleine action. Les thèses en sont nombreuses, elles peuvent même se compléter. Ce qui est sûr, c’est que malgré cet inaccomplissement (ou peut-être grâce à lui, encore une thèse qui se défend), les trois romans de Kafka sont à lire absolument, et si « Le disparu » est le moins connu des trois, ou en tout cas le moins plébiscité, il vaut largement la peine de la lecture, car tout l’univers de Kafka le hante, de manière plus ou moins visible.

« Le procès »

Certaines chroniques paraissent inutiles et surnuméraires tant le titre présenté a été commenté. Tout a été dit ou écrit sur « Le procès » de Kafka depuis longtemps. Roman débuté en 1914, abandonné en 1917, inachevé, comme les deux autres romans de l’auteur. Mais à la différence que « Le procès » possède une fin – et quelle fin ! -, et c’est plutôt la structure des chapitres qui est inachevée, et même certains chapitres furent entièrement biffés par Kafka. Ils sont réintégrés ici, du moins à la fin de ce qui fut ce roman, que son auteur voulait détruire, comme la quasi intégralité de son œuvre.

Vous connaissez déjà l’histoire : Joseph K., fondé de pouvoir dans une banque, est arrêté chez lui par les autorités le jour même de ses 30 ans. Il croit tout d’abord à un canular mais il doit bien admettre que ça n’en a pas vraiment l’air. « L’essentiel est de savoir par qui je suis accusé ». Jolie phrase, si ce n’est que Joseph K. n’est précisément pas accusé, mais simplement arrêté. D’ailleurs il peut continuer sa vie, se rendre à son travail. Il prévient sa voisine, mademoiselle Bürstner, des faits survenus. Joseph K. est un homme discret, d’une profonde probité.

« Le procès » est le comble du roman statique. Et c’est bien sa force. Il ne se passe rien, mieux : nous ne saurons jamais pour quel motif Joseph K. fut arrêté. Mais pour autant « Le procès » n’est pas un roman vide. Il est une attaque très offensive contre la bureaucratie et la justice de son temps : « Il ne fait pas de doute que tous les agissements de ce tribunal (ainsi, dans mon cas, l’arrestation et la présente instruction) dissimulent une vaste organisation. Une organisation qui n’emploie pas seulement des gardiens corrompus, des inspecteurs et des juges imbéciles dont le mieux qu’on puisse espérer est qu’ils soient modestes, mais qui entretient de surcroît des magistrats de haut rang, voire d’huissiers, de greffiers, de gendarmes et autres subalternes, peut-être même avec des bourreaux, je n’ai pas peur du mot. Or, quel est, messieurs, le sens de cette vaste organisation ? C’est d’arrêter des personnes innocentes et d’engager contre elles des procédures absurdes et généralement (comme dans mon cas) sans résultat. Face à une telle absurdité de tout l’appareil, comment éviter que tous les fonctionnaires succombent à la pire corruption ? C’est impossible, le premier magistrat de la hiérarchie n’y parviendrait même pas pour son propre compte ».

Absurdité de la vie. Par sa structure même, par ses propos visionnaires, « Le procès » est un roman d’une redoutable modernité. On dira que Kafka anticipait ici l’avènement des totalitarismes, mais le texte est bien plus que cela. Car il est important de noter que ce Joseph K. est un homme de la foule, un anonyme, moins que le K. du « Château », mais plus que le Karl Rossman du « Disparu ». Les personnages se succèdent, tous possèdent une place dans le texte, aucun n’est ajouté au hasard. Certes, les interprétations possibles sont nombreuses et comme infinies. Mais ce que l’on a souvent sous-estimé dans le livre, c’est la puissance de l’humour, du burlesque dans le théâtral. Car « Le procès » est un texte drôle, truffé de scènes absurdes, cocasses. Il est en même temps un livre politique, je pense entre autres à ce long discours sur l’acquittement, théâtral lui aussi mais ô combien engagé !

Enfin, « Le procès », ce roman intemporel peut-être plus qu’aucun autre, est une plaidoirie à charge contre le monde de la magistrature, la fatuité des avocats. Roman statique car l’intrigue, par ailleurs quasi absente, n’évolue pas, si bien que Joseph K. s’exclame « Peut-être avez-vous noté, lors de la première visite que je vous fis en compagnie de mon oncle, que ce procès ne m’importait guère et que, si l’on ne me le rappelait pas quasiment par la force, je l’oubliais complètement ». La plupart des scènes entamées ne se terminent pas, ou bien en eau de boudin. Notons que dans les chapitres supprimés, Kafka n’est guère plus studieux : « Visite à la mère », chapitre inachevé (lui aussi !) où, malgré le titre, Joseph K. ne se rendra jamais chez sa génitrice et ne quittera pas son bureau. Certains chapitres de ce livre pourraient  être déplacés, posés ailleurs dans l’(in)action, ils se liraient pareillement.

« Le procès » est un roman qui rend fou, par son fond comme par sa forme, car il est inexplicable, il n’obéit à aucune règle, à aucun plan. C’est ce qui en fait ce chef d’œuvre d’une incontestable originalité, qui a de tout temps fait autorité, et pas seulement par la divine adaptation cinématographique de Orson Welles. Contrairement à l’immense majorité des livres écrits avant les années 1920, « Le procès » n’a pas pris une ride. On pourrait même dire qu’il revient au devant de la scène avec notre monde actuel qui tend à rendre la bureaucratie comme de plus en plus absurde et de moins en moins accessible aux anonymes par sa complexité, accentuant un peu plus le modernisme du « Procès ». La version proposée ici est présentée et traduite par Bernard Lortholary.

« Le château »

Roman célèbre, surcommenté depuis sa découverte. N’insistons pas sur le scénario tellement il est connu. K. est un homme (sans prénom) d’une trentaine d’années qui se présente dans un village dominé par son château qui en est par ailleurs propriétaire. Cet homme prétend être arpenteur (mais l’auteur ne nous en fournira jamais la preuve) et venir par suite d’une offre d’emploi du château. Mais rapidement, « Dans quel village suis-je venu m’égarer ? ». Discussions qui échouent, conclusions hâtives, absurdes de réflexions inachevées, de malentendus. Et apparition indirecte de ce Klamm (encore un K. ! Comme chez Kafka), peut-être le héros caché du roman, un haut fonctionnaire du château que tout le monde a soi-disant vu, mais que pas grand monde semble connaître. K. l’aperçoit par un trou pratiqué dans un mur. Mais a-t-il la preuve qu’il s’agit bien de Klamm ? Relisez bien ce texte : est-il prouvé que Klamm existe vraiment ? Frieda, la nouvelle fiancée de K., se dit être l’ancienne maîtresse de Klamm, mais est-ce démontrable ? Car « Le château » est une suite d’interrogations, d’énigmes sans fin et sans réponses, dans une sorte de folie vertigineuse.

« Le château » peut être lu à tellement de niveaux qu’il en devient par ce fait inaccessible, comme ses personnages. Il fut rangé dans la catégorie des romans d’anticipation, étiquette guère convaincante puisque chaque scène pourrait se dérouler largement avant la période où elle fut écrite. Il fut décrit comme les prémices des futurs systèmes fascistes. C’est possible, mais là encore rien ne vient étayer de manière certaine cette supposition. Il fut vu comme un roman sans issue. Là c’est plus que probable. Par son inachèvement, par son fond même, il n’est pas rationnellement explicable. « Le château » échappe au jugement, c’est sans doute pourquoi il fut tant disséqué, les spécialistes du sujet cherchant un but, un message. En revanche, il fut souvent sous-estimé par le pouvoir de son humour, car des séquences sont très drôles, théâtrales, burlesques et il est difficile de ne pas rire. Son discours antiraciste ne fut pas souvent mis en exergue, pourtant, et bien que parcimonieux, il n’en est pas moins bien latent : « Vous n’êtes pas du château, vous n’êtes pas du village, vous n’êtes rien ». Car ce roman est aussi celui du rejet de l’autre, de l’étranger, de celui qu’on ne connaît pas, il insiste sur la perte de repères et de racines. Comme « Le disparu » et « Le procès », il est une critique acerbe de la bureaucratie, il est un roman engagé, politique.

Il est difficile de ne pas rire, du moins dans la première moitié du livre. La seconde offre une énigme peut-être plus rationnelle, mais teintée de romantisme, basculant en un roman d’amour qui se met à souffrir de quelques longueurs. Un triangle amoureux se met en place, avec ses procédés habituels : jalousie, mensonges, tromperies, pardons, coups bas. Il devient quasiment un autre livre, loin de l’ambiance des débuts. Frieda et K. voulaient se marier, mais tout semble les en empêcher. De roman d’une originalité et d’un culot à couper le souffle, il se fait roman d’amour qui n’invente plus, qui pourrait ressembler à d’autres.

Le destin a dû décider que « Le château » serait unique jusqu’au bout. Comparant deux traductions différentes, je note que sur l’une d’elles un paragraphe supplémentaire est proposé en toute fin de roman. Pourquoi ? Je l’ignore, comme il est permis de rester ignorant devant toute la première moitié du texte. Comme pour « Le disparu » et « Le procès », « Le château », écrit en 1922, soit deux ans avant la mort de son auteur, reste inachevé. Il fait partie des romans les plus énigmatiques de la littérature, une soucoupe volante en plein champ de blé. Il est un questionnement sans fin, son texte est insaisissable, impénétrable, d’où les nombreuses théories avancées.

Il paraît inconcevable qu’un auteur comme Kafka ait écrit seulement trois romans… Pour n’en terminer aucun. Mais si la création était ailleurs ? Je me souviens de « La peau de chagrin » de Balzac, cette peau qui se rétrécit inéluctablement alors que son propriétaire vit pleinement ses désirs. Regardons K. : dans « Le disparu » le personnage central se nomme Karl Rossmann, il possède un prénom (commençant par un K) ainsi qu’un patronyme. Dans « Le procès », écrit ensuite, l’anti-héros, Joseph K., possède lui aussi un prénom, mais plus de nom de famille, son identité a comme rétréci. Le personnage principal du « Château », s’il garde cette lettre, K., pour tout nom de famille, il n’a plus de prénom, son identité est diminuée comme peau de chagrin.

Cette réflexion saugrenue sert à argumenter une sorte de trilogie, peut-être involontaire de l’auteur, mais qui peut se lire comme telle. Souvenons-nous de l’ultime phrase du « Procès » concernant Joseph K., qui pourtant vient d’être assassiné (mais là encore, rien ne prouve qu’il est mort) : « C’était comme si la honte allait lui survivre », comme si lui-même allait survivre aux humiliations et devenir le K. du « Château », dans une sorte de régression totale. Samuel Beckett, immense admirateur de Kafka, a ainsi procédé dans sa trilogie « Molloy », « Malone meurt » et « L’innommable » écrite entre 1951 et 1953. Son personnage principal dépérit, tant physiquement que mentalement et matériellement pour ne devenir quasiment plus rien en fin de trilogie. Je reconnais qu’il peut paraître farfelu de voir une trilogie dans ces trois romans de Kafka. Pourtant il semble risqué de devoir les dissocier à tout prix.

Kafka n’aura jamais terminé un seul roman, aura même demandé à son ami de toujours Max Brod de les détruire à tout jamais. Bord n’exécutera pas ses ordres, c’est pourquoi nous pouvons aujourd’hui (re)découvrir ces trois romans, même si chacun d’eux fut laissé à l’état d’ébauche, un état cependant bien avancé. La première moitié du « Château » restera peut-être comme le sommet de l’œuvre de Kafka, un univers unique et tortueux, kafkaien. Il fut en partie « filmé » longtemps après. Allez voir la série « Le prisonnier » de 1967, avec Patrick McGoohan dans le rôle principal. Elle reprend l’atmosphère et même quelques ingrédients du livre. « Le château » fut singé à diverses reprises, dans tous les arts, preuve de son impact, de son originalité et de son avant-garde.

Il y a cent ans, le 3 juin 1924, disparaissait Franz Kafka, l’un des plus vertigineux, des plus originaux auteurs du XXe siècle.

 (Warren Bismuth)