Il
y a 100 ans ce jour, le 3 juin 1924, s’éteignait Franz Kafka.
« Amerika
ou le disparu »
Premier
des trois romans – tous inachevés - de Kafka, ce texte de 1913 a connu
plusieurs titres en français. Le préfacier et traducteur de l’ouvrage, Bernard
Lortholary, s’explique sur son choix judicieux de double titre. Notons que seul
« Le soutier », premier chapitre, fut publié isolément du vivant de Kafka,
en 1915.
Karl
Rossmann, un jeune homme de moins de 16 ans, est expédié par sa famille aux
Etats-Unis après avoir eu un enfant avec la bonne, de 20 ans son aînée. Il débarque
outre Atlantique, où il rencontre son oncle, s’installe rapidement chez lui. En
visite à la campagne, il sympathise avec une certaine Klara, puis est embauché
comme liftier dans une ville dénommée Ramsès.
Dans
ce premier roman, comme dans une partie de l’œuvre de Kafka, rien ne se passe
comme prévu. Il a été beaucoup écrit que ce texte n’était pas… kafkaïen !
À voir… De nombreuses situations absurdes s’enchaînent, burlesques, sans queue
ni tête, que ce soit avec un parapluie, une mallette, une photo de famille ou
autres. Des scènes qui se terminent en queue de poisson, comme coupées dans
leur élan. Quant à la bureaucratie, l’autorité, elles paraissent moins
présentes dans ce texte que dans les ultérieurs. Et pourtant…
En
effet, notre héros est accusé, dans une affaire ô combien tordue (et dont je ne
vous dévoilerai rien) sans que ni lui ni le lectorat témoin ne comprenne
vraiment pourquoi. Il est fort conseillé de penser à ce moment-là au roman
« Le procès ». Entre démêlés avec la police et incompréhension, Karl
Rossmann est un personnage qui erre, qui (se) cherche. Ne comptez pas trouver
des détails foisonnants sur les Etats-Unis ! Non, ce décor est un
prétexte, l’action pourrait se dérouler n’importe où sur terre. D’ailleurs les
protagonistes sont européens et n’ont que peu d’interactions avec les
américains.
Quelques
micro séquences hilarantes, finement distillées, font mouche, diversion, et
sont drolatiques, notamment cette scène avec la valise : « Le seul ennui, c’était que le salami de
Vérone, toujours là lui aussi, avait donné son odeur à toutes ces affaires. Si
l’on ne trouvait pas quelque moyen de la faire passer, Karl se voyait se
promener pendant des mois enveloppé de cette odeur ». Le roman se
disperse, s’envole, retombe, comme échappant à la vigilance de son auteur,
c’est tout le sel chez Kafka.
Une
longue scène, cocasse elle aussi : un candidat à une quelconque élection s’exprime
dehors, dans la rue, et ce sont les à-côté que Kafka note, comme si l’élection
était gagnée d’avance et que la politique n’était somme toute qu’une vaste
supercherie. En fin de texte, Rossmann est recruté dans un théâtre. Jamais
« Le disparu » (traduction souvent choisie) ne sera terminé. Rossmann
se perd dans les limbes du cerveau de son auteur. Comme plus tard dans
« Le procès » (qui comporte cependant une chute, mais où des
chapitres manquants ne seront jamais écrits) ou « Le château », Kafka
s’arrête en pleine action. Les thèses en sont nombreuses, elles peuvent même se
compléter. Ce qui est sûr, c’est que malgré cet inaccomplissement (ou peut-être
grâce à lui, encore une thèse qui se défend), les trois romans de Kafka sont à
lire absolument, et si « Le disparu » est le moins connu des trois,
ou en tout cas le moins plébiscité, il vaut largement la peine de la lecture,
car tout l’univers de Kafka le hante, de manière plus ou moins visible.
« Le
procès »
Certaines
chroniques paraissent inutiles et surnuméraires tant le titre présenté a été
commenté. Tout a été dit ou écrit sur « Le procès » de Kafka depuis
longtemps. Roman débuté en 1914, abandonné en 1917, inachevé, comme les deux
autres romans de l’auteur. Mais à la différence que « Le procès »
possède une fin – et quelle fin ! -, et c’est plutôt la structure des
chapitres qui est inachevée, et même certains chapitres furent entièrement
biffés par Kafka. Ils sont réintégrés ici, du moins à la fin de ce qui fut ce
roman, que son auteur voulait détruire, comme la quasi intégralité de son
œuvre.
Vous
connaissez déjà l’histoire : Joseph K., fondé de pouvoir dans une banque,
est arrêté chez lui par les autorités le jour même de ses 30 ans. Il croit tout
d’abord à un canular mais il doit bien admettre que ça n’en a pas vraiment
l’air. « L’essentiel est de savoir
par qui je suis accusé ». Jolie phrase, si ce n’est que Joseph K.
n’est précisément pas accusé, mais simplement arrêté. D’ailleurs il peut
continuer sa vie, se rendre à son travail. Il prévient sa voisine, mademoiselle
Bürstner, des faits survenus. Joseph K. est un homme discret, d’une profonde
probité.
« Le
procès » est le comble du roman statique. Et c’est bien sa force. Il ne se
passe rien, mieux : nous ne saurons jamais pour quel motif Joseph K. fut
arrêté. Mais pour autant « Le procès » n’est pas un roman vide. Il
est une attaque très offensive contre la bureaucratie et la justice de son
temps : « Il ne fait pas de
doute que tous les agissements de ce tribunal (ainsi, dans mon cas,
l’arrestation et la présente instruction) dissimulent une vaste organisation.
Une organisation qui n’emploie pas seulement des gardiens corrompus, des
inspecteurs et des juges imbéciles dont le mieux qu’on puisse espérer est
qu’ils soient modestes, mais qui entretient de surcroît des magistrats de haut
rang, voire d’huissiers, de greffiers, de gendarmes et autres subalternes,
peut-être même avec des bourreaux, je n’ai pas peur du mot. Or, quel est,
messieurs, le sens de cette vaste organisation ? C’est d’arrêter des
personnes innocentes et d’engager contre elles des procédures absurdes et généralement
(comme dans mon cas) sans résultat. Face à une telle absurdité de tout
l’appareil, comment éviter que tous les fonctionnaires succombent à la pire
corruption ? C’est impossible, le premier magistrat de la hiérarchie n’y
parviendrait même pas pour son propre compte ».
Absurdité
de la vie. Par sa structure même, par ses propos visionnaires, « Le
procès » est un roman d’une redoutable modernité. On dira que Kafka
anticipait ici l’avènement des totalitarismes, mais le texte est bien plus que
cela. Car il est important de noter que ce Joseph K. est un homme de la foule,
un anonyme, moins que le K. du « Château », mais plus que le Karl
Rossman du « Disparu ». Les personnages se succèdent, tous possèdent
une place dans le texte, aucun n’est ajouté au hasard. Certes, les
interprétations possibles sont nombreuses et comme infinies. Mais ce que l’on a
souvent sous-estimé dans le livre, c’est la puissance de l’humour, du burlesque
dans le théâtral. Car « Le procès » est un texte drôle, truffé de
scènes absurdes, cocasses. Il est en même temps un livre politique, je pense
entre autres à ce long discours sur l’acquittement, théâtral lui aussi mais ô
combien engagé !
Enfin,
« Le procès », ce roman intemporel peut-être plus qu’aucun autre, est
une plaidoirie à charge contre le monde de la magistrature, la fatuité des
avocats. Roman statique car l’intrigue, par ailleurs quasi absente, n’évolue
pas, si bien que Joseph K. s’exclame « Peut-être
avez-vous noté, lors de la première visite que je vous fis en compagnie de mon
oncle, que ce procès ne m’importait guère et que, si l’on ne me le rappelait
pas quasiment par la force, je l’oubliais complètement ». La plupart
des scènes entamées ne se terminent pas, ou bien en eau de boudin. Notons que
dans les chapitres supprimés, Kafka n’est guère plus studieux :
« Visite à la mère », chapitre inachevé (lui aussi !) où, malgré
le titre, Joseph K. ne se rendra jamais chez sa génitrice et ne quittera pas
son bureau. Certains chapitres de ce livre pourraient être déplacés, posés ailleurs dans
l’(in)action, ils se liraient pareillement.
« Le
procès » est un roman qui rend fou, par son fond comme par sa forme, car
il est inexplicable, il n’obéit à aucune règle, à aucun plan. C’est ce qui en
fait ce chef d’œuvre d’une incontestable originalité, qui a de tout temps fait autorité,
et pas seulement par la divine adaptation cinématographique de Orson Welles.
Contrairement à l’immense majorité des livres écrits avant les années 1920,
« Le procès » n’a pas pris une ride. On pourrait même dire qu’il
revient au devant de la scène avec notre monde actuel qui tend à rendre la
bureaucratie comme de plus en plus absurde et de moins en moins accessible aux
anonymes par sa complexité, accentuant un peu plus le modernisme du
« Procès ». La version proposée ici est présentée et traduite par
Bernard Lortholary.
« Le
château »
Roman
célèbre, surcommenté depuis sa découverte. N’insistons pas sur le scénario
tellement il est connu. K. est un homme (sans prénom) d’une trentaine d’années
qui se présente dans un village dominé par son château qui en est par ailleurs
propriétaire. Cet homme prétend être arpenteur (mais l’auteur ne nous en
fournira jamais la preuve) et venir par suite d’une offre d’emploi du château.
Mais rapidement, « Dans quel village
suis-je venu m’égarer ? ». Discussions qui échouent, conclusions
hâtives, absurdes de réflexions inachevées, de malentendus. Et apparition
indirecte de ce Klamm (encore un K. ! Comme chez Kafka), peut-être le
héros caché du roman, un haut fonctionnaire du château que tout le monde a
soi-disant vu, mais que pas grand monde semble connaître. K. l’aperçoit par un
trou pratiqué dans un mur. Mais a-t-il la preuve qu’il s’agit bien de
Klamm ? Relisez bien ce texte : est-il prouvé que Klamm existe
vraiment ? Frieda, la nouvelle fiancée de K., se dit être l’ancienne
maîtresse de Klamm, mais est-ce démontrable ? Car « Le château »
est une suite d’interrogations, d’énigmes sans fin et sans réponses, dans une
sorte de folie vertigineuse.
« Le
château » peut être lu à tellement de niveaux qu’il en devient par ce fait
inaccessible, comme ses personnages. Il fut rangé dans la catégorie des romans
d’anticipation, étiquette guère convaincante puisque chaque scène pourrait se
dérouler largement avant la période où elle fut écrite. Il fut décrit comme les
prémices des futurs systèmes fascistes. C’est possible, mais là encore rien ne
vient étayer de manière certaine cette supposition. Il fut vu comme un roman
sans issue. Là c’est plus que probable. Par son inachèvement, par son fond même,
il n’est pas rationnellement explicable. « Le château » échappe au
jugement, c’est sans doute pourquoi il fut tant disséqué, les spécialistes du
sujet cherchant un but, un message. En revanche, il fut souvent sous-estimé par
le pouvoir de son humour, car des séquences sont très drôles, théâtrales,
burlesques et il est difficile de ne pas rire. Son discours antiraciste ne fut
pas souvent mis en exergue, pourtant, et bien que parcimonieux, il n’en est pas
moins bien latent : « Vous
n’êtes pas du château, vous n’êtes pas du village, vous n’êtes rien ».
Car ce roman est aussi celui du rejet de l’autre, de l’étranger, de celui qu’on
ne connaît pas, il insiste sur la perte de repères et de racines. Comme
« Le disparu » et « Le procès », il est une critique acerbe
de la bureaucratie, il est un roman engagé, politique.
Il
est difficile de ne pas rire, du moins dans la première moitié du livre. La
seconde offre une énigme peut-être plus rationnelle, mais teintée de
romantisme, basculant en un roman d’amour qui se met à souffrir de quelques
longueurs. Un triangle amoureux se met en place, avec ses procédés
habituels : jalousie, mensonges, tromperies, pardons, coups bas. Il
devient quasiment un autre livre, loin de l’ambiance des débuts. Frieda et K.
voulaient se marier, mais tout semble les en empêcher. De roman d’une
originalité et d’un culot à couper le souffle, il se fait roman d’amour qui
n’invente plus, qui pourrait ressembler à d’autres.
Le
destin a dû décider que « Le château » serait unique jusqu’au bout. Comparant
deux traductions différentes, je note que sur l’une d’elles un paragraphe
supplémentaire est proposé en toute fin de roman. Pourquoi ? Je l’ignore,
comme il est permis de rester ignorant devant toute la première moitié du
texte. Comme pour « Le disparu » et « Le procès »,
« Le château », écrit en 1922, soit deux ans avant la mort de son
auteur, reste inachevé. Il fait partie des romans les plus énigmatiques de la
littérature, une soucoupe volante en plein champ de blé. Il est un
questionnement sans fin, son texte est insaisissable, impénétrable, d’où les
nombreuses théories avancées.
Il
paraît inconcevable qu’un auteur comme Kafka ait écrit seulement trois romans…
Pour n’en terminer aucun. Mais si la création était ailleurs ? Je me
souviens de « La peau de chagrin » de Balzac, cette peau qui se
rétrécit inéluctablement alors que son propriétaire vit pleinement ses désirs.
Regardons K. : dans « Le disparu » le personnage central se
nomme Karl Rossmann, il possède un prénom (commençant par un K) ainsi qu’un
patronyme. Dans « Le procès », écrit ensuite, l’anti-héros, Joseph
K., possède lui aussi un prénom, mais plus de nom de famille, son identité a
comme rétréci. Le personnage principal du « Château », s’il garde
cette lettre, K., pour tout nom de famille, il n’a plus de prénom, son identité
est diminuée comme peau de chagrin.
Cette
réflexion saugrenue sert à argumenter une sorte de trilogie, peut-être
involontaire de l’auteur, mais qui peut se lire comme telle. Souvenons-nous de
l’ultime phrase du « Procès » concernant Joseph K., qui pourtant
vient d’être assassiné (mais là encore, rien ne prouve qu’il est mort) :
« C’était comme si la honte allait
lui survivre », comme si lui-même allait survivre aux humiliations et
devenir le K. du « Château », dans une sorte de régression totale.
Samuel Beckett, immense admirateur de Kafka, a ainsi procédé dans sa trilogie
« Molloy », « Malone meurt » et « L’innommable »
écrite entre 1951 et 1953. Son personnage principal dépérit, tant physiquement
que mentalement et matériellement pour ne devenir quasiment plus rien en fin de
trilogie. Je reconnais qu’il peut paraître farfelu de voir une trilogie dans
ces trois romans de Kafka. Pourtant il semble risqué de devoir les dissocier à
tout prix.
Kafka
n’aura jamais terminé un seul roman, aura même demandé à son ami de toujours
Max Brod de les détruire à tout jamais. Bord n’exécutera pas ses ordres, c’est
pourquoi nous pouvons aujourd’hui (re)découvrir ces trois romans, même si
chacun d’eux fut laissé à l’état d’ébauche, un état cependant bien avancé. La
première moitié du « Château » restera peut-être comme le sommet de
l’œuvre de Kafka, un univers unique et tortueux, kafkaien. Il fut en partie
« filmé » longtemps après. Allez voir la série « Le
prisonnier » de 1967, avec Patrick McGoohan dans le rôle principal. Elle
reprend l’atmosphère et même quelques ingrédients du livre. « Le
château » fut singé à diverses reprises, dans tous les arts, preuve de son
impact, de son originalité et de son avant-garde.
Il
y a cent ans, le 3 juin 1924, disparaissait Franz Kafka,
l’un des plus vertigineux, des plus originaux auteurs du XXe siècle.
(Warren
Bismuth)