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dimanche 2 juin 2024

Franz KAFKA : Les trois romans inachevés

 


Il y a 100 ans ce jour, le 3 juin 1924, s’éteignait Franz Kafka.

« Amerika ou le disparu »

Premier des trois romans – tous inachevés - de Kafka, ce texte de 1913 a connu plusieurs titres en français. Le préfacier et traducteur de l’ouvrage, Bernard Lortholary, s’explique sur son choix judicieux de double titre. Notons que seul « Le soutier », premier chapitre, fut publié isolément du vivant de Kafka, en 1915.

Karl Rossmann, un jeune homme de moins de 16 ans, est expédié par sa famille aux Etats-Unis après avoir eu un enfant avec la bonne, de 20 ans son aînée. Il débarque outre Atlantique, où il rencontre son oncle, s’installe rapidement chez lui. En visite à la campagne, il sympathise avec une certaine Klara, puis est embauché comme liftier dans une ville dénommée Ramsès.

Dans ce premier roman, comme dans une partie de l’œuvre de Kafka, rien ne se passe comme prévu. Il a été beaucoup écrit que ce texte n’était pas… kafkaïen ! À voir… De nombreuses situations absurdes s’enchaînent, burlesques, sans queue ni tête, que ce soit avec un parapluie, une mallette, une photo de famille ou autres. Des scènes qui se terminent en queue de poisson, comme coupées dans leur élan. Quant à la bureaucratie, l’autorité, elles paraissent moins présentes dans ce texte que dans les ultérieurs. Et pourtant…

En effet, notre héros est accusé, dans une affaire ô combien tordue (et dont je ne vous dévoilerai rien) sans que ni lui ni le lectorat témoin ne comprenne vraiment pourquoi. Il est fort conseillé de penser à ce moment-là au roman « Le procès ». Entre démêlés avec la police et incompréhension, Karl Rossmann est un personnage qui erre, qui (se) cherche. Ne comptez pas trouver des détails foisonnants sur les Etats-Unis ! Non, ce décor est un prétexte, l’action pourrait se dérouler n’importe où sur terre. D’ailleurs les protagonistes sont européens et n’ont que peu d’interactions avec les américains.

Quelques micro séquences hilarantes, finement distillées, font mouche, diversion, et sont drolatiques, notamment cette scène avec la valise : « Le seul ennui, c’était que le salami de Vérone, toujours là lui aussi, avait donné son odeur à toutes ces affaires. Si l’on ne trouvait pas quelque moyen de la faire passer, Karl se voyait se promener pendant des mois enveloppé de cette odeur ». Le roman se disperse, s’envole, retombe, comme échappant à la vigilance de son auteur, c’est tout le sel chez Kafka.

Une longue scène, cocasse elle aussi : un candidat à une quelconque élection s’exprime dehors, dans la rue, et ce sont les à-côté que Kafka note, comme si l’élection était gagnée d’avance et que la politique n’était somme toute qu’une vaste supercherie. En fin de texte, Rossmann est recruté dans un théâtre. Jamais « Le disparu » (traduction souvent choisie) ne sera terminé. Rossmann se perd dans les limbes du cerveau de son auteur. Comme plus tard dans « Le procès » (qui comporte cependant une chute, mais où des chapitres manquants ne seront jamais écrits) ou « Le château », Kafka s’arrête en pleine action. Les thèses en sont nombreuses, elles peuvent même se compléter. Ce qui est sûr, c’est que malgré cet inaccomplissement (ou peut-être grâce à lui, encore une thèse qui se défend), les trois romans de Kafka sont à lire absolument, et si « Le disparu » est le moins connu des trois, ou en tout cas le moins plébiscité, il vaut largement la peine de la lecture, car tout l’univers de Kafka le hante, de manière plus ou moins visible.

« Le procès »

Certaines chroniques paraissent inutiles et surnuméraires tant le titre présenté a été commenté. Tout a été dit ou écrit sur « Le procès » de Kafka depuis longtemps. Roman débuté en 1914, abandonné en 1917, inachevé, comme les deux autres romans de l’auteur. Mais à la différence que « Le procès » possède une fin – et quelle fin ! -, et c’est plutôt la structure des chapitres qui est inachevée, et même certains chapitres furent entièrement biffés par Kafka. Ils sont réintégrés ici, du moins à la fin de ce qui fut ce roman, que son auteur voulait détruire, comme la quasi intégralité de son œuvre.

Vous connaissez déjà l’histoire : Joseph K., fondé de pouvoir dans une banque, est arrêté chez lui par les autorités le jour même de ses 30 ans. Il croit tout d’abord à un canular mais il doit bien admettre que ça n’en a pas vraiment l’air. « L’essentiel est de savoir par qui je suis accusé ». Jolie phrase, si ce n’est que Joseph K. n’est précisément pas accusé, mais simplement arrêté. D’ailleurs il peut continuer sa vie, se rendre à son travail. Il prévient sa voisine, mademoiselle Bürstner, des faits survenus. Joseph K. est un homme discret, d’une profonde probité.

« Le procès » est le comble du roman statique. Et c’est bien sa force. Il ne se passe rien, mieux : nous ne saurons jamais pour quel motif Joseph K. fut arrêté. Mais pour autant « Le procès » n’est pas un roman vide. Il est une attaque très offensive contre la bureaucratie et la justice de son temps : « Il ne fait pas de doute que tous les agissements de ce tribunal (ainsi, dans mon cas, l’arrestation et la présente instruction) dissimulent une vaste organisation. Une organisation qui n’emploie pas seulement des gardiens corrompus, des inspecteurs et des juges imbéciles dont le mieux qu’on puisse espérer est qu’ils soient modestes, mais qui entretient de surcroît des magistrats de haut rang, voire d’huissiers, de greffiers, de gendarmes et autres subalternes, peut-être même avec des bourreaux, je n’ai pas peur du mot. Or, quel est, messieurs, le sens de cette vaste organisation ? C’est d’arrêter des personnes innocentes et d’engager contre elles des procédures absurdes et généralement (comme dans mon cas) sans résultat. Face à une telle absurdité de tout l’appareil, comment éviter que tous les fonctionnaires succombent à la pire corruption ? C’est impossible, le premier magistrat de la hiérarchie n’y parviendrait même pas pour son propre compte ».

Absurdité de la vie. Par sa structure même, par ses propos visionnaires, « Le procès » est un roman d’une redoutable modernité. On dira que Kafka anticipait ici l’avènement des totalitarismes, mais le texte est bien plus que cela. Car il est important de noter que ce Joseph K. est un homme de la foule, un anonyme, moins que le K. du « Château », mais plus que le Karl Rossman du « Disparu ». Les personnages se succèdent, tous possèdent une place dans le texte, aucun n’est ajouté au hasard. Certes, les interprétations possibles sont nombreuses et comme infinies. Mais ce que l’on a souvent sous-estimé dans le livre, c’est la puissance de l’humour, du burlesque dans le théâtral. Car « Le procès » est un texte drôle, truffé de scènes absurdes, cocasses. Il est en même temps un livre politique, je pense entre autres à ce long discours sur l’acquittement, théâtral lui aussi mais ô combien engagé !

Enfin, « Le procès », ce roman intemporel peut-être plus qu’aucun autre, est une plaidoirie à charge contre le monde de la magistrature, la fatuité des avocats. Roman statique car l’intrigue, par ailleurs quasi absente, n’évolue pas, si bien que Joseph K. s’exclame « Peut-être avez-vous noté, lors de la première visite que je vous fis en compagnie de mon oncle, que ce procès ne m’importait guère et que, si l’on ne me le rappelait pas quasiment par la force, je l’oubliais complètement ». La plupart des scènes entamées ne se terminent pas, ou bien en eau de boudin. Notons que dans les chapitres supprimés, Kafka n’est guère plus studieux : « Visite à la mère », chapitre inachevé (lui aussi !) où, malgré le titre, Joseph K. ne se rendra jamais chez sa génitrice et ne quittera pas son bureau. Certains chapitres de ce livre pourraient  être déplacés, posés ailleurs dans l’(in)action, ils se liraient pareillement.

« Le procès » est un roman qui rend fou, par son fond comme par sa forme, car il est inexplicable, il n’obéit à aucune règle, à aucun plan. C’est ce qui en fait ce chef d’œuvre d’une incontestable originalité, qui a de tout temps fait autorité, et pas seulement par la divine adaptation cinématographique de Orson Welles. Contrairement à l’immense majorité des livres écrits avant les années 1920, « Le procès » n’a pas pris une ride. On pourrait même dire qu’il revient au devant de la scène avec notre monde actuel qui tend à rendre la bureaucratie comme de plus en plus absurde et de moins en moins accessible aux anonymes par sa complexité, accentuant un peu plus le modernisme du « Procès ». La version proposée ici est présentée et traduite par Bernard Lortholary.

« Le château »

Roman célèbre, surcommenté depuis sa découverte. N’insistons pas sur le scénario tellement il est connu. K. est un homme (sans prénom) d’une trentaine d’années qui se présente dans un village dominé par son château qui en est par ailleurs propriétaire. Cet homme prétend être arpenteur (mais l’auteur ne nous en fournira jamais la preuve) et venir par suite d’une offre d’emploi du château. Mais rapidement, « Dans quel village suis-je venu m’égarer ? ». Discussions qui échouent, conclusions hâtives, absurdes de réflexions inachevées, de malentendus. Et apparition indirecte de ce Klamm (encore un K. ! Comme chez Kafka), peut-être le héros caché du roman, un haut fonctionnaire du château que tout le monde a soi-disant vu, mais que pas grand monde semble connaître. K. l’aperçoit par un trou pratiqué dans un mur. Mais a-t-il la preuve qu’il s’agit bien de Klamm ? Relisez bien ce texte : est-il prouvé que Klamm existe vraiment ? Frieda, la nouvelle fiancée de K., se dit être l’ancienne maîtresse de Klamm, mais est-ce démontrable ? Car « Le château » est une suite d’interrogations, d’énigmes sans fin et sans réponses, dans une sorte de folie vertigineuse.

« Le château » peut être lu à tellement de niveaux qu’il en devient par ce fait inaccessible, comme ses personnages. Il fut rangé dans la catégorie des romans d’anticipation, étiquette guère convaincante puisque chaque scène pourrait se dérouler largement avant la période où elle fut écrite. Il fut décrit comme les prémices des futurs systèmes fascistes. C’est possible, mais là encore rien ne vient étayer de manière certaine cette supposition. Il fut vu comme un roman sans issue. Là c’est plus que probable. Par son inachèvement, par son fond même, il n’est pas rationnellement explicable. « Le château » échappe au jugement, c’est sans doute pourquoi il fut tant disséqué, les spécialistes du sujet cherchant un but, un message. En revanche, il fut souvent sous-estimé par le pouvoir de son humour, car des séquences sont très drôles, théâtrales, burlesques et il est difficile de ne pas rire. Son discours antiraciste ne fut pas souvent mis en exergue, pourtant, et bien que parcimonieux, il n’en est pas moins bien latent : « Vous n’êtes pas du château, vous n’êtes pas du village, vous n’êtes rien ». Car ce roman est aussi celui du rejet de l’autre, de l’étranger, de celui qu’on ne connaît pas, il insiste sur la perte de repères et de racines. Comme « Le disparu » et « Le procès », il est une critique acerbe de la bureaucratie, il est un roman engagé, politique.

Il est difficile de ne pas rire, du moins dans la première moitié du livre. La seconde offre une énigme peut-être plus rationnelle, mais teintée de romantisme, basculant en un roman d’amour qui se met à souffrir de quelques longueurs. Un triangle amoureux se met en place, avec ses procédés habituels : jalousie, mensonges, tromperies, pardons, coups bas. Il devient quasiment un autre livre, loin de l’ambiance des débuts. Frieda et K. voulaient se marier, mais tout semble les en empêcher. De roman d’une originalité et d’un culot à couper le souffle, il se fait roman d’amour qui n’invente plus, qui pourrait ressembler à d’autres.

Le destin a dû décider que « Le château » serait unique jusqu’au bout. Comparant deux traductions différentes, je note que sur l’une d’elles un paragraphe supplémentaire est proposé en toute fin de roman. Pourquoi ? Je l’ignore, comme il est permis de rester ignorant devant toute la première moitié du texte. Comme pour « Le disparu » et « Le procès », « Le château », écrit en 1922, soit deux ans avant la mort de son auteur, reste inachevé. Il fait partie des romans les plus énigmatiques de la littérature, une soucoupe volante en plein champ de blé. Il est un questionnement sans fin, son texte est insaisissable, impénétrable, d’où les nombreuses théories avancées.

Il paraît inconcevable qu’un auteur comme Kafka ait écrit seulement trois romans… Pour n’en terminer aucun. Mais si la création était ailleurs ? Je me souviens de « La peau de chagrin » de Balzac, cette peau qui se rétrécit inéluctablement alors que son propriétaire vit pleinement ses désirs. Regardons K. : dans « Le disparu » le personnage central se nomme Karl Rossmann, il possède un prénom (commençant par un K) ainsi qu’un patronyme. Dans « Le procès », écrit ensuite, l’anti-héros, Joseph K., possède lui aussi un prénom, mais plus de nom de famille, son identité a comme rétréci. Le personnage principal du « Château », s’il garde cette lettre, K., pour tout nom de famille, il n’a plus de prénom, son identité est diminuée comme peau de chagrin.

Cette réflexion saugrenue sert à argumenter une sorte de trilogie, peut-être involontaire de l’auteur, mais qui peut se lire comme telle. Souvenons-nous de l’ultime phrase du « Procès » concernant Joseph K., qui pourtant vient d’être assassiné (mais là encore, rien ne prouve qu’il est mort) : « C’était comme si la honte allait lui survivre », comme si lui-même allait survivre aux humiliations et devenir le K. du « Château », dans une sorte de régression totale. Samuel Beckett, immense admirateur de Kafka, a ainsi procédé dans sa trilogie « Molloy », « Malone meurt » et « L’innommable » écrite entre 1951 et 1953. Son personnage principal dépérit, tant physiquement que mentalement et matériellement pour ne devenir quasiment plus rien en fin de trilogie. Je reconnais qu’il peut paraître farfelu de voir une trilogie dans ces trois romans de Kafka. Pourtant il semble risqué de devoir les dissocier à tout prix.

Kafka n’aura jamais terminé un seul roman, aura même demandé à son ami de toujours Max Brod de les détruire à tout jamais. Bord n’exécutera pas ses ordres, c’est pourquoi nous pouvons aujourd’hui (re)découvrir ces trois romans, même si chacun d’eux fut laissé à l’état d’ébauche, un état cependant bien avancé. La première moitié du « Château » restera peut-être comme le sommet de l’œuvre de Kafka, un univers unique et tortueux, kafkaien. Il fut en partie « filmé » longtemps après. Allez voir la série « Le prisonnier » de 1967, avec Patrick McGoohan dans le rôle principal. Elle reprend l’atmosphère et même quelques ingrédients du livre. « Le château » fut singé à diverses reprises, dans tous les arts, preuve de son impact, de son originalité et de son avant-garde.

Il y a cent ans, le 3 juin 1924, disparaissait Franz Kafka, l’un des plus vertigineux, des plus originaux auteurs du XXe siècle.

 (Warren Bismuth)

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