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mardi 28 mai 2019

Cédric TALING « Thoreau et moi »


Une BD décroissante ! On l’attendait, Cédric TALING l’a faite ! Tout part du constat que la terre est devenue invivable, polluée à l’extrême, absurde, et qu’il faudrait enfin changer nos modes de vies, de consommation, ne plus agir en prédateurs mais respecter enfin dame nature à qui l’on doit tant. Pourquoi ce titre ? Car l’ombre d’Henry David THOREAU (1817-1862) plane à chaque instant. Son fantôme au nez trop long vient s’immiscer dans les discussions, il intervient même, évoquant son isolement volontaire dans la forêt de Walden, s’essayant à la simplicité volontaire dans une cabane de bois, en faisant en quelque sorte le précurseur des futurs mouvements écologistes radicaux.

Les protagonistes de cette BD en ont assez de jouer le jeu des multinationales, de dévaster la terre sans scrupules, ils rêvent d’une autre vie, axée sur le respect de la nature, l’autosuffisance, la diminution drastique des déchets ménagers. Mais bien sûr, rien n’est facile. En effet, l’éducation, les générations précédentes, tout a été fait pour surconsommer, jeter, acheter, dépouiller la terre de ses matières premières épuisables. Alors qu’il semble trop tard pour agir, une poignée d’écolos tentent le grand saut, malgré les vieux réflexes consuméristes : travail donc profusion dans la consommation, et par ricochets profusion dans la démence asphyxiante de la pollution. Les mers et océans en font les frais. Et ces jours d’orgies consommatrices comme le black Friday, engraissant sans vergogne les multinationales et autres milliardaires.

Mais remontons dans le temps, avec THOREAU invitant sur « ses » terres l’un des personnages clés de la BD. Oui, il est possible de vivre autrement, THOREAU l’a montré dans le livre « Walden ou la vie dans les bois » (régulièrement réédité), un texte fondateur de la philosophie écologiste. Il a quand même de la gueule le site de Walden, et il pourrait devenir une sacrée source d’inspiration. Par quoi commencer ? Par la discussion, l’échange d’idées. Mais là aussi c’est compliqué. Un exemple :

« - Nan mais sans blague, on doit sortir du nucléaire.
-         Moi j’trouve que les éoliennes, c’est pas mal.
-         Non, c’est de la merde, les éoliennes, ça tue les oiseaux migrateurs et les chauves-souris.
-         Les centrales thermiques, ça pourrait être une solution.
-         Tu déconnes ?! Elles marchent au fuel, au charbon et aux déchets, c’est pourri !!
-         OK, donc on fait quoi si y’a rien de bon ? On s’éclaire comment ?
-         Bah… À la bougie !
-         Quoi ? À la bougie ?!
-         Mais à la bougie végétale alors ! Parce que la paraffine c’est du pétrole. Et la cire d’abeille, c’est de l’exploitation animale.
-         Attends, chouchou, ta bougie végétale, elle est pas faite à l’huile de palme au moins ?
-         Merde ! On fait comment alors ? On s’éclaire à la cire d’oreilles ?!!

Bref, on n’a pas le cul sorti des ronces. Les réflexions fusent, se contredisent, montrent la dépendance de l’humain pour chaque petit geste du quotidien, la difficulté de penser autrement, d’agir activement, en lien avec ses convictions, mais de manière radicale afin de protéger l’environnement. Il va falloir passer par une remise en cause du salariat, et bien sûr de l’argent roi, laisser tomber la bagnole, l’excès, malgré les vieux démons, malgré tout ce qui a été mis en place pour une vie capitaliste confortable, faite de biens matériels et guidée par le pognon, la compétition et l’égoïsme.

Je vous laisse découvrir comment nos personnages vont tenter l’expérience, se basant bien sûr sur celle de THOREAU. Les dessins sont résolument modernes et colorés, comme pour bien insister sur le fait que le XIXe siècle et l’écologie de THOREAU était en avance sur son époque. Les dialogues sont très nombreux, fluides et argumentés. Les 120 pages ne laissent pas de répit, elles sont denses, sensées, et les débats contradictoires démontrent bien que nous sommes à une période charnière pour la survie de la planète mais que les vieux démons semblent difficiles à étrangler. La BD vient de sortir chez les excellents Rue de l’Échiquier encore fort inspirés. Achetez-la et surtout faites-la tourner, les propositions n’y sont ni utopiques ni rébarbatives, du très bon travail enfin respectueux de la Terre. Cet album fait partie de ces chaînons qui commencent à poindre dans les actions nouvelles, il ne faut pas laisser passer l’instant, il est crucial. Ceci est le premier album de Cédric TALING, c’est un vrai coup de maître.


(Warren Bismuth)

vendredi 24 mai 2019

VERCORS « La bataille du silence »


Soyons dithyrambiques : ce récit est tout simplement l’un des sommets de la littérature de la seconde guerre mondiale vue du côté français. VERCORS livre, dans ce bouquin de 1967, soit près de 25 ans après les faits, ses souvenirs de cette période ô combien tumultueuse. Il a pris part à sa façon à l’action. Au début de cette guerre, il s’appelle encore Jean BRULLER, dessinateur et déjà auteur de plusieurs recueils par ailleurs assez peu remarqués. Après un long et passionnant préambule, il fait commencer son récit aux premiers jours de guerre.

Ce qui frappe d’emblée, c’est l’humilité de VERCORS : certes il fut actif dans la résistance, mais selon lui de loin, par le biais de la littérature, contre l’occupant. Tout d’abord pacifiste forcené, cet individualiste va changer son point de vue, sans toutefois se ranger du côté des belligérants. À ce propos il se dit volontiers contradictoire. C’est par le biais de l’édition qu’il va devenir résistant à sa façon. Il dresse un état pessimiste de l’édition durant l’occupation : certains éditeurs ont mis la clé sous la porte, d’autres ont rejoint prudemment les thèses nazies, pensant à leur carrière future.

BRULLER a dû céder son logis aux allemands, qui l’occupent pendant un temps court. Il peut néanmoins y revenir sans être inquiété. Les allemands ont laissé un trésor en ces lieux : du fil électrique. BRULLER va l’utiliser pour en faire une antenne-relais. Ainsi, il pourra écouter quotidiennement l’émission des résistants exilés à Londres, « Les français parlent aux français » sur la B.B.C. Les idées lui viennent, il veut devenir un acteur contre la barbarie alors qu’une poignée de feuilles clandestines voient le jour, distribuées sous le manteau ou placardées sur les murs, leur ton est offensif et déterminé. BRULLER meurt d'envie de les imiter : « Quelle cruelle confirmation des sottises criminelles de Pétain et sa clique ? Qu’ont-ils obtenu, ces machiavels, avec leur « Realpolitk » ? Qu’ont-ils sauvé ? Qu’ont-ils fait de nous ? Les Allemands ont démobilisé jusqu’au dernier soldat de l’armée d’armistice. Où sont-ils, tous les « taratata ! » des clairons de Vichy, et je te bombe le torse et je te fais claquer les étendards comme une entrée de clowns ? ».

Pour BRULLER comme pour quelques autres, il devient nécessaire d’entrer en lutte active. Après quelques tergiversations, échanges, réunions, la décision est prise : lui et Pierre de LESCURE vont créer une maison d’édition clandestine (ils se brouilleront peu après) : ce seront les premiers pas des désormais célèbres éditions de Minuit. BRULLER écrit une nouvelle, « Le silence de la mer », en 1941. Il lui faut pouvoir la diffuser. Avec LESCURE, il se lance dans la publication du livre, après avoir pris des contacts dans le milieu de l’imprimerie. Seulement, signer de son vrai nom un tel écrit, c’est se jeter dans la gueule du loup. BRULLER se souvient qu’il a brièvement pris le maquis dans le massif du Vercors quelques mois auparavant. C’est en 1942 que sort « Le silence de la mer », d’un certain VERCORS. Immédiatement, tout le monde cherche à savoir qui est cet auteur talentueux. Il lui faut mentir, y compris à sa femme, pour ne pas révéler le pot-aux-roses. Le lectorat s’agite : serait-ce un récit d’André GIDE, de Roger MARTIN DU GARD ? Pour VERCORS là aussi commence une bataille du silence sur l’identité de l’auteur du brûlot.

Comment distribuer le livre une fois celui-ci imprimé ? Les réseaux clandestins s’en chargent. Quant à VERCORS, il passe quelques jours en zone libre. Là-bas aussi on y parle du « Silence de la mer ». Il revient sur Paris, reprend le combat, envisage d’autres publications. Outre-Manche, l’engouement pour son livre est également grand : c’est même sur une impulsion du général de GAULLE qu’un éditeur, « Les cahiers noirs » voit le jour, cet éditeur imprime les publications des éditions de Minuit en Angleterre, le tout financé par un mécène : Philippe de ROTHSCHILD.

D’autres publications vont paraître, toujours en toute clandestinité. Même les allemands s’intéressent aux éditions de Minuit. Ils fondent une maison du nom de « Les cahiers du silence », semblables au visuel des éditions de Minuit, mais pour promouvoir l’idéologie nazie. La supercherie meurt dans l’oeuf, un faux tellement grossier que personne ne s’y laisse prendre. Le flop est retentissant : « Les cahiers du silence » se sabordent avant même d’avoir réellement existé.

Après plusieurs publications des éditions de Minuit vient celle de Georges ADAM « L’appel de la liberté », édité dans l’imprimerie clandestine d’Antoine BLONDIN. Seulement, les allemands découvrent la planque et posent des scellées sur les portes, mais en laissant le stock de livres à l’intérieur. Ni une ni deux, quelques compagnons résistants vont aller cambrioler l’imprimerie afin d’y extirper le bouquin d’ADAM. Il peut enfin être distribué.

Les anecdotes de ce style fourmillent dans ce récit dense et prenant et, je le répète, d’une formidable humilité. Mais VERCORS ne se contente pas de raconter la naissance des éditions de Minuit dans des situations rocambolesques (les vélocipèdes jouent un rôle majeur dans la distribution des éditions), il dénonce les écrivains, les éditeurs soumis à l’occupant, réhabilite Robert DESNOS, longtemps vu comme collaborateur alors qu’il était infiltré du côté de l’ennemi afin de sortir des informations destinées à la résistance.

VERCORS donne beaucoup de renseignements sur « sa » guerre : un tout petit bateau, « Paludes » (hommage à André GIDE) qu’il a fabriqué lui-même, son quotidien, notamment dans les rues de Paris en pleine occupation, les personnages de ses nouvelles qu’il emprunte avec parcimonie à Joseph CONRAD. Il y parle longuement de littérature. Une anecdote : en 1942, les éditions de Minuit publient en secret « Lune noire » de John STEINBECK, premier étranger à entrer dans le catalogue de l’éditeur. Peu après STEINBECK est en visite en France, VERCORS se trouve dans la même pièce, désire lui parler. L’agent de STEINBECK lui fait comprendre que le John n’en a pas envie. Oui il a écrit « Lune noire », l’a fait publier chez Minuit, mais en fin de compte il se fiche peu ou prou de la résistance française. Il répond laconiquement à VERCORS « no time » pour un échange.

Ce bouquin est une mine pour mieux approfondir l’occupation allemande en plein Paris, mais aussi (et surtout ?) pour se rendre compte de la force de la littérature dans un pays occupé, entre les défaitistes qui cessent toute publication, les opportunistes qui se rallient à l’occupant, et les rares combattants qui, dans l’ombre et le silence, vont distribuer des écrits contre les nazis, au péril de leur vie. VERCORS ne s’est jamais vraiment senti en danger, peut-être parce que trop individualiste. Ce livre est indispensable par tout ce qui précède, VERCORS ne joue pas la carte de la chape de plomb, n’est jamais défaitiste (malgré ses migraines incessantes pendant des années suite à un chauffage mal réglé), et fait parfois preuve d’un humour bien réel. Il me paraît indispensable au même titre que les écrits de Charlotte DELBO sur cette période, dans un autre registre. VERCORS et elle sont peut-être les deux auteurs français qui ont le mieux rendu compte de l’atmosphère de cette guerre. Faites les vide-greniers, les bouquinistes, les brocantes, mais dénichez cette pépite, c’est tout le mal que je vous souhaite. Je suis loin d’avoir tout dit sur ce livre, aussi vous prendrez un plaisir indicible à le découvrir, c’est un monument de la littérature de combat. Je tiens VERCORS comme l’un des auteurs français majeurs du XXe siècle. Il était né le jour même du centenaire de la naissance de Victor HUGO en 1902. Comme HUGO, il a presque traversé un siècle (il est décédé en 1991) et l’a brillamment dépeint dans son œuvre.


(Warren Bismuth)

mercredi 22 mai 2019

Leslie KAPLAN « Désordre »

Leslie KAPLAN nous livre un ouvrage singulier intitulé « Désordre », où le bandeau ajouté par P.O.L indique de manière très lyrique un « ça suffit la connerie ! » fort prometteur.
64 pages, le format est pour le moins original car très court, presqu’autant que son contenu. Autant dire que ça se lit le matin, devant le premier café noir de la journée, avec ou sans cigarette, à votre convenance. Amoncellement de faits-divers, « Désordre » tient de la fable sociologique et présente au lecteur, un peu déstabilisé, il faut le dire, une suite d’événements, effet papillon, rébellion soudaine de la classe populaire ou de la classe moyenne contre les dirigeants du pays. Pourquoi déstabilisé ? Parce que l’on aurait presque envie de google-iser chaque événement pour le vérifier (j’avoue j’ai été tentée).
D’abord des actes isolés, on tenta de théoriser sur la question sans jamais arriver à comprendre le pourquoi du comment : les scientifiques même sont dépassés. Ces crimes « tout de même étranges, impersonnels, carrément fous » (p.13) ne sont pas immotivés. La folie fut évoquée elle aussi, sans succès.
La particularité de ces actes criminels tient au fait qu’ils ne semblent liés par rien de prime abord. Des événements isolés conduisant à la mort de l’un des protagonistes (souvent pris par surprise, ça aide) dans une perspective particulièrement individualiste : aucun ne se réclame d’un mouvement quelconque, aucun n’a le même mode opératoire, et la frénésie des crimes semblent s’étendre de plus en plus, et les journaux de titrer à la chaîne tous ces faits-divers. Ouvrier, vendeuse, enseignant, manutentionnaire, bibliothécaire, curé, et j’en passe, tous semblent mués par l’inexorable besoin de tuer son supérieur-e hiérarchique, un représentant de l’Etat, que sais-je tant qu’il occupe une fonction supérieure à la sienne.
Parfois complètement loufoque, à l’image de cet étudiant en médecine qui poignarda un conférencier en hurlant « cervelet toi-même », ces crimes résistent à toute tentative d’analyse malgré la mise en place de groupes de recherche interdisciplinaires. Certaines femmes crièrent au patriarcat, qu’il s’agissait là de guerre des sexes, ou de guerre des classes ou… les deux ? Les deux sont-ils compatibles ? Cela questionne aussi la convergence des luttes.
Un fraiseur, poussant sous un bus un député lâcha le fameux « ça suffit la connerie », qui fut repris, scandé par celles et ceux qui décidèrent eux aussi de se faire justice (mais contre quelle injustice précisément ?), tel ce que nous avons connu avec #metoo ou encore #balancetonporc
Vous l’aurez compris, cet ouvrage sorti en mai 2019 s’intéresse de très près, à sa manière, aux mouvements sociaux que l’Hexagone connaît depuis novembre 2018. Sans aucun parti pris, hormis celui de l’humour (assez grinçant je vous préviens), constatant à quel point ce besoin de théoriser, comprendre les luttes est parfois vain, que chacun-e finalement œuvre avec les moyens du bord pour essayer de s’élever contre des injustices qu’il est souvent difficile de catégoriser. Aujourd’hui, le mouvement social se veut rassemblement des individus sous le même étendard de l’égalité (des salaires, des sexes, des traitements fiscaux, etc.) mais Leslie KAPLAN, elle, reprend bien, à de nombreuses reprises le côté individuel, presqu’isolé de chaque acte. Qu’en penser ? Ce n’est pas à cette humble chronique de le dire, seulement je me dois vous conseiller, vous et votre esprit critique, de vous ruer sur ce court essai/cette courte fable et d’en tirer les leçons individuelles qui s’imposeront à vous.
(Emilia Sancti)

mardi 21 mai 2019

Jack LONDON « Je suis fait ainsi »


J’ai beau connaître et avoir lu une bonne partie de la bibliographie de Jack LONDON, j’ignorais l’existence de ce livre de 2014, dans lequel on entrevoit des facettes méconnues de l’homme Jack LONDON dans ce recueil de lettres écrites à sa famille entre 1907 et novembre 1916, soit quelques jours avant sa mort (la dernière lettre ici publiée semble être le dernier écrit de l’auteur). De son premier mariage avec Bess MADDERN, il naîtra deux filles : Joan et Bess (Becky). Le couple va très rapidement se séparer, ainsi LONDON n’assistera pas à l’évolution, à l’éducation de ses filles qu’il verra peu. Seulement il va leur écrire, ainsi qu’à leur mère, à plusieurs reprises, ce sont ces lettres qui sont éditées dans ce court bouquin.

À la surprise générale, LONDON s’y montre rageur, hargneux et très violent, cruel même. Il dénonce la mentalité paysanne et ignorante de son ex-femme, met en garde ses filles contre les mensonges répétés de leur mère, selon lui juste bonne à entreprendre des démarches pour que l’écrivain lui reverse de l’argent, toujours plus. Dans ces lettres, il se défend de ce qu’il imagine des propos mensongers de Bess MADDERN à son encontre, il ne cesse de lui en vouloir par le truchement de ses filles, il est empli d’une rancune tenace et parfois délirante.

Plus étonnant : il se révèle égocentrique, très soucieux de l’image qu’il renvoie. Quant à Bess, elle est « mesquine, primitive, fruste ». Il donne des conseils à ses filles concernant leur avenir, mais les prévient : si elles suivent les pas de leurs mères, elles deviendront insignifiantes, alors que lui est un homme public, connu, talentueux et respecté. Un avant-goût du ton qu’il emploie pour écrire à son ex-femme : « Comme d’habitude, et comme autrefois et toujours, je gère tout et ne reçois rien en échange. Cesse un instant de croire, s’il te plaît, que tu es la seule à aimer Joan et Bess. Et n’oublie pas ce risque : moins je vois mes enfants, moins je les connaîtrai et moins je m’y intéresserai. Et dans la mesure où tu te places entre elles et moi, plus tu interviendras, plus mon intérêt déclinera, et moins j’en ferai pour elles. N’oublie pas que l’organisation que je t’ai permis d’adopter depuis quelques années maintenant, est une organisation qui t’a permis de m’aliéner les enfants, une organisation qui m’a entraîné à méconnaître mes enfants et à m’en désintéresser ».

Sur l’insignifiance, il écrit à Joan, sa jeune fille « Souviens-toi que le monde est peuplé de personnes importantes et de personnes insignifiantes. La population mondiale est presque entièrement constituée de personnes insignifiantes. C’est un choix qu’il est difficile de te faire endosser à ton âge, et le risque est qu’en faisant ce choix comme je te l’ai demandé dimanche soir, tu fasses l’erreur de choisir de devenir une personne insignifiante, dans un lieu insignifiant dans une partie insignifiante du monde. Tu vas faire cette erreur parce que tu écoutes ta mère qui est une personne insignifiante, dans un lieu insignifiant dans une partie insignifiante du monde et qui, à cause de sa jalousie de femme vis-à-vis d’une autre femme, va sacrifier ton avenir ».

LONDON se place tout au long de ces lettres comme une victime de sa femme manipulatrice, est d’une violence inouïe envers ses filles alors très jeunes pourtant, comme s’il écrivait à un adulte avec lequel il devait en découdre coûte que coûte. Il est sans filtre, sans nuance et parfois sans contrôle.

Enfant, LONDON a connu la misère. Même une fois parvenu à la notoriété, il aura parfois bien du mal à boucler ses fins de mois, alors qu’il est désormais en couple avec Charmian, sa seconde épouse, sa vraie muse. Ainsi, il prévient Bess qu’il ne pourra pas l’aider financièrement à l’éducation de ses filles qu’il ne voit d’ailleurs jamais. Il leur écrit au gré de ses voyages, d’un peu partout dans le monde. Il y parle de l’incendie de la maison de ses rêves en 1913, Glen Ellen, qu’il venait juste de terminer et dont il ne se remettra jamais totalement de la perte.

Il est obsédé par la vérité, du moins la sienne, Bess ne faisant à ses yeux que mentir sans vergogne. Dans chaque lettre se trouve une réflexion sur la vérité, le mensonge, l’idiotie de Bess, rancune tenace et violente. Malgré l’intérêt qu’il porte à ses filles, il ne peut s’empêcher de les tacler : « Mais, s’il te plaît, souviens-toi que, quel que soit ce que tu feras à partir d’aujourd’hui, cela ne m’intéresse pas. Je n’ai aucun désir de connaître tes échecs ou tes succès ; c’est pourquoi, s’il te plaît, ne me parle plus de tes notes à l’école, et ne m’envoie plus tes dissertations désormais ».

Si vous ne connaissez ni l’œuvre ni le personnage de Jack LONDON, il ne faut surtout pas commencer par ce livre à charge, où l’auteur révèle un aspect peu à son avantage. La traduction elle-même n’étant pas exempte de tout reproche, confondant régulièrement le futur et le conditionnel. Pour les fans de LONDON dont je suis, ce bouquin est un mal nécessaire pour faire tomber le masque. Sorti aux éditions Finitude. Le titre est extrait d’une lettre envoyée à sa fille Joan.


(Warren Bismuth)

lundi 20 mai 2019

Svetlana ALEXIEVITCH « La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement »


Très difficile de résumer et de surcroît analyser une pareille fresque. Ce livre monumental de plus de 700 pages n’est ni plus ni moins une traversée au cœur de la Russie et de l’U.R.S.S. du XXe siècle au début du XXIe siècles. La très talentueuse auteure biélorusse Svetlana ALEXIEVITCH va interviewer des dizaines de russes – dont beaucoup de femmes -, certains ayant connu la période stalinienne. La travail de fourmi va s’articuler autour de plusieurs axes : la révolution russe, le stalinisme, la glasnost et la perestroïka annonçant l’avènement de GORBATCHEV, puis la période ELTSINE, pour se clore avec les débuts de la Présidence POUTINE.

Des témoignages marquants, bouleversants, comme de micro biographies de familles traumatisées. Des hommes, des femmes, de haute ou basse extraction, vont se succéder afin de raconter « leur » histoire, diluée dans celle de leur pays. Le récit est foisonnant, vertigineux, dense, presque démentiel. Il tend à faire revivre l’indicible : les camps, la misère, les tortures, les assassinats, les collusions, les règlements de compte, la mafia locale ou nationale, les mensonges de tout un pays frappé par la folie. Les entrevues eurent lieu entre les années 1990 et les années 2000, mais en fin de compte se rejoignent : les russes semblent nostalgiques du stalinisme malgré ce qu’il a engendré en cauchemars, vies brisées et autres massacres. Oui cette période fut atroce, mais d’après les témoins, le peuple avait du travail, partageait, vivait pour son pays, pour une cause juste. Et en gros, on ne fait pas d’omelette sans casser les œufs, alors les morts, les camps, les exactions, certes, mais pour un but immense : la grandeur du pays.

Dès la perestroïka, le peuple condamne le capitalisme, l’occidentalisation, la débauche, les produits disponibles en grandes quantités, ravivant la cruauté du matérialisme et du consumérisme. Il regrette cette sorte de grande communauté nationale de jadis qui ne formait qu’une entité, solide, certes asservie, mais fière.

Dans ces témoignages apparaissent les spectres du nationalisme ardent, du racisme ordinaire (étrangers passés à tabac, exécutés, torturés), l’antisémitisme hautement revendiqué. Ah ! La haine des juifs, une longue histoire en Russie. Et puis quoi ? Malgré toute cette haine, les juifs devraient remercier les russes d’avoir battu Hitler et le nazisme. Si leur peuple vit encore, c’est grâce aux russes, à son armée, à l’âme russe. Alors rompez petits soldats. Certains témoignages font froid dans le dos par leur violence dans un pays recroquevillé sur lui-même, fier de ses valeurs, mais celles du passé, du communisme triomphant, des dirigeants autoritaires, des beaux uniformes, de la peur à chaque coin de rue.

Et pourtant, des voix – très minoritaires - ne sont pas loin de penser que c’est mieux maintenant, alors à quoi bon ressasser le passé et déterrer les morts et les horreurs ? Et puis, on a pris pour habitude de se taire, la parole a du mal à se libérer :

« - Vas-y, parle, on peut tout dire maintenant…
- C’est qu’on n’a pas l’habitude… ».

Oui, il y a eu la censure d’État, mais c’était uniquement pour la grandeur du pays, l’image de tout un peuple, pour son bien. Le stalinisme a trouvé ses défenseurs post-mortem, des nostalgiques d’une période révolue. Révolue ? Ils souhaiteraient que tout reprenne comme avant, c’est-à-dire avant GORBATCHEV, détesté des siens, que l’on revive en autarcie, seuls et forts, avec peu de biens mais un cœur et une âme entièrement dédiés à la Nation. Qu’elle soit russe ou soviétique.

En Russie on a toujours picolé plus que de raison, l’alcool a créé des désastres humains, des familles ont explosé. Aujourd’hui on boit tout ce qui nous tombe sous le coude, jusqu’au liquide de freins. Vérité effrayante d’un peuple qui a toujours souffert, qui n’a jamais connu la liberté ni même la démocratie. Il en a entendu parler, oui, mais bon, si c’est pour devenir comme aux Etats-Unis, non merci. Le capitalisme ne s’implantera pas, on n’a pas le droit de le laisser s’enraciner. Un STALINE va revenir, c’est sûr, pour le plus grand bien du pays. Il va faire le ménage, reprendre ou « l’autre » a stoppé, pas d’alternative. Les purges reviendront à grands renforts armés.

« Pauvres débiles ! Comme si ça existait, les miracles ! La vie, c’est pas un navire tout blanc avec des voiles blanches ! C’est un tas de merde enrobée de chocolat ».

Pour parvenir à respirer en ces pages suffocantes, la littérature. En Russie elle prend une place prépondérante, les livres, les écrivains sont considérés comme des trésors, alors on se récite des vers de poètes, même s’ils ont été exécutés naguère par l’appareil d’État, on échange sur les grands romanciers russes, on les cite, on les vénère, leur ombre continue de planer inlassablement, comme une déesse aux mains d’argent. Malgré la misère, on s’instruit, on tient à relayer les écrits ancrés dans une tradition : DOSTOÏEVSKI, TOLSTOÏ, TCHEKHOV, tant d’autres. La culture est intarissable, c’est peut-être elle seule qui aide en somme à tenir le coup au milieu de cette folie.

Ce livre traduit par l’incontournable Sophie BENECH (encore un travail magnifique) est un reportage saisissant dont on ne revient pas sans croûtes. L’auteure ne prend pas la parole, elle laisse parler ses témoins (comme DOSTOÏEVSKI ses personnages en son temps). Elle est biélorusse, or lorsqu’elle écrit son bouquin, la Biélorussie est devenue la première dictature d’Europe, cela aussi a dû motiver Svetlana ALEXIEVITCH à faire parler les survivants presque miraculeux d’une région dévastée. Car certains russes sont devenus étrangers après l’éclatement de l’U.R.S.S., ukrainiens ou biélorusses par exemple. D’autres ont quitté leur pays, l’auteure les a rencontrés un peu partout dans le monde pour les faire témoigner. Ceux-là aussi possèdent des souvenirs, des traumatismes marqués.

Durant ma lecture, j’ai poussé le vice jusqu’à visionner en parallèle le long reportage de 2000 en quatre parties intitulé « Goulag ». Par certains aspects cette « Fin de l’homme rouge » lui fait diablement écho. Fait également de témoignages, le film recoupe les convictions montrées dans le présent livre, ces deux œuvres semblent indissociables, comme pour faire parler la mémoire. La Russie est décidément un pays hors normes, la violence est prégnante dans les propos et les actes. Il faut absolument découvrir ce bouquin qui prend aux tripes. Pensez cependant à vous aérer durant votre lecture, le voyage est douloureux (malgré les longues histoires d’amours déchirées, certes éparses) mais indispensable. Sorti en 2013, c’est ce récit qui permit à Svetlana ALEXIEVITCH d’obtenir le Prix Nobel de littérature en 2015, il est implacable et édifiant.

(Warren Bismuth)

jeudi 16 mai 2019

Philippe RICHELLE & Alfio BUSCAGLIA « Algérie une guerre française – Tome 1 – Derniers beaux jours »


Une toute nouvelle série BD, et alléchante avec ça ! Le cadre est le rapport fort difficile entre la France et sa colonie d’alors, l’Algérie, au sortir de la deuxième guerre mondiale mais, dans ce premier volume, précisément avant le déclenchement des événements d’Algérie qui eurent lieu à partir du 1er novembre 1954.

Pourquoi en ce 1er novembre 1954 tout s’embrasa de l’autre côté de la Méditerranée ? Les crayons d’Alfio BUSCAGLIA et le scénario de Philippe RICHELLE (déjà coupable de la magistrale série BD en cours – et presque arrivée à son terme – « Les guerriers de Dieu ») vont nous éclairer avec talent.

Certes l’Algérie est alors un département français, avec donc un peuple français, mais qui pourtant ne possède pas les mêmes droits que les citoyens métropolitains. Si les algériens acceptent cette situation bon gré mal gré – avec de nombreuses dissensions -, des événements graves vont se produire : le massacre de Sétif, le jour même de l’armistice actant la fin de la deuxième guerre mondiale le 8 mai 1945, des milliers de morts en ce jour funeste. Avant cet épisode, il y a eu des faits et mouvements de foule : participation des algériens à la guerre, émigration de métropolitains vers l’Algérie pour fuir ladite guerre.

Les auteurs font revivre l’époque située entre 1945 et 1954 en Algérie, l’éducation scolaire (prônée par les blancs, insistant sur l’Histoire de France métropolitaine), les inégalités légales entre citoyens français « de souche » et algériens, ces derniers considérés comme des citoyens de seconde zone. Incursion rapide au cœur de la deuxième guerre mondiale avec le rôle des algériens dont un paquet vont mourir pour la France. Puis viennent les rôles politiques d’organisations telles le Parti du Peuple Algérien (P.P.A.) se substituant en Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques (M.T.L.D.), puis début 1954 formation du Comité Révolutionnaire d’Unité et d’Action (C.R.U.A.) qui deviendra le 10 octobre le célèbre Front de Libération Nationale (F.L.N.).

Comment ces mouvements se sont organisés, qui en furent les leaders, comment furent-ils réprimés ? Tout cela est indiqué dans cette BD historique et politique qui ne laisse rien au hasard dans ses grandes lignes. Comment comprendre les enjeux qui ont abouti à novembre 1954 ? Comment mettre en images une répression sanglante antérieure qui a entraîné cette guerre et cette volonté d’indépendance du peuple algérien ? N’entrons pas dans les détails puisque cette BD permet de vulgariser à peu de frais cette période tendue et chaotique. Pour ce faire, les auteurs bâtissent des personnages fictionnels qui vont vivre au milieu du tourment et mieux donner vie à ce bras de fer qui durera officiellement près de huit ans, mais bien plus dans les faits.

Attendons patiemment la suite de cette  série qui s’annonce comme une grande fresque sur la guerre d’Algérie. Ce premier volet est diablement prometteur, et les dessins réalistes semblent bien refléter les couleurs du paysage algérien baigné de soleil et de murs blancs. Si je dois fonder une seule critique, elle sera sur la grosseur de l’écriture : un presbyte comme moi a parfois eu bien du mal à déchiffrer les dialogues écrits petits et serrés, et une mauvaise loupe ne fit qu’accentuer mon désarroi. Mais au final, une satisfaction d’avoir terminé ce tome qui nous fait nous replonger sans filet dans une des grandes cicatrices de l’Histoire de France des XIXe et XXe siècles. Du sacré bon boulot fort documenté sorti en 2019.


(Warren Bismuth)

Sylvain TESSON « Sur les chemins noirs »


Récit de voyage un peu particulier. En 2014 TESSON tombe lourdement de huit mètres en escaladant une façade. Il était ivre. Des séquelles diverses lui resteront à vie. Après un long séjour à l’hôpital il s’interroge : lui qui a tant voyagé un peu partout dans le monde, et alors qu’il est désormais diminué, pourquoi ne pas tenter une épopée plus locale, une traversée de la France, qu’il entreprendra près de la frontière italienne pour la clôturer du côté de La Hague ? Il s’élance un an après son accident pour un voyage à pied de deux mois et demi. C’est celui-ci qu’il raconte dans ce livre.

Le titre de ce récit est emprunté à René FRÉGNI (qu’il me faudra absolument vous présenter un jour), écrivain provençal. Cela tombe bien puisque TESSON parcourt la Provence, et s’il pense à FRÉGNI, il lui reste un coin de tendresse pour GIONO, et un clin d’œil à PAGNOL. Ses pas le mènent sur des chemins caillouteux alors que son esprit voyage sur certaines données de la campagne, son évolution, sa désertification (par les politiques agricoles) et sa tentative de résurrection (toujours par les politiques agricoles) : « Une batterie d’experts, c’est-à-dire de spécialistes de l’invérifiable, y jugeaient qu’une trentaine de départements français, appartenaient à ‘l’hyper-ruralité’. Pour eux, la ruralité n’était pas une grâce mais une malédiction : le rapport déplorait l’arriération de ces territoires qui échappaient au numérique, qui n’étaient pas assez desservis par le réseau routier, pas assez urbanisés ou qui se trouvaient privés de grands commerces et d’accès aux administrations. Ce que nous autres, pauvres cloches romantiques, tenions pour une clé du paradis sur Terre – l’ensauvagement, la préservation, l’isolement – était considéré dans ces pages comme des catégories du sous-développement ».

Le développement se produira au détriment de la nature après l’inévitable vague de désertification, entraînant une sorte de monde englouti. Dans ces paysages, non seulement dans les villages abandonnés, tout ce qui est empreinte humaine semble synonyme de pollution. « La terre était cimentée, lavée de produits chimiques, domestiquée par les besoins de la parfumerie et de la production de miel. La lutte contre les insectes avait été remportée. On y avait gagné un silence de parking. Il n’y avait pas un vrombissement dans l’air ». TESSON s’arrête sur cette ruralité subventionnée, ne survivant plus que par les subsides d’un Etat un peu dépassé.

TESSON continue sa marche, des amis viennent le rejoindre, lui rappelant la Russie qu’il adore, qu’il vénère, une Russie qu’il désire avec passion (parfois peut-être un peu trop, voir le livre de chroniques « Une légère oscillation »). Mais il est bel et bien sur des chemins français, ces fameux chemins noirs. « C’étaient mes chemins noirs. Ils ouvraient sur l’échappée, ils étaient oubliés, le silence y régnait, on n’y croisait personne et parfois la broussaille se refermait aussitôt après le passage. Certains hommes espéraient entrer dans l’Histoire. Nous étions quelques-uns à préférer disparaître dans la géographie ».

Après la Provence, traversée des Cévennes, du Cantal, de la Corrèze, de la Creuse. Des moments difficiles dans des terres peu plates et peu accueillantes. Puis tout à coup, une fois les pieds habitués à nouveau à un terrain plus propice car plus plat, le récit se fait plus elliptique (le parcours Provence-Nord des Cévennes, représentant pourtant une faible partie du voyage, s’étend sur la moitié du livre), peut-être aussi moins passionné. Il n’y est plus question de références à des auteurs.

Durant ce voyage, il rencontrera des humains, ce qui ne le remplit d’ailleurs pas de joie. Il passera près de villes, notera l’étendue du béton, des barres de HLM qui n’en finissent plus, du goudron qui enterre la terre. On appelle ça la libre circulation il paraît. TESSON ne va pas manger de ce pain-là, il va dormir à la belle étoile, parfois sous la pluie, mais toujours sans alcool, interdit pour lui depuis son accident. Il constate : « Le drapeau de l’UE flottait sur les maisons aux volets clos. Les équarrisseurs du vieil espace français s’occupaient à recoudre le cadavre de la campagne dont ils avaient contribué au trépas ».

Puis ce sera la vision de la Manche, vue depuis La Hague, fin de l’aventure. Un bouquin qui fleure bon la décroissance et l’isolement volontaire, la spiritualité dans la marche intensive. Sorti en 2016, il fait voyager à peu de frais, même si le constat n’est pas toujours brillant ni optimiste (on le serait à moins) : « En première ligne, la campagne subissait les affres des mutations. Les paysans manifestaient leur désarroi devant un marché qui prenait les dimensions du globe. On le comprenait : quand on a cultivé un terroir pendant deux mille ans, il n’était pas facile de participer à la foire mondiale ».

(Warren Bismuth)

samedi 11 mai 2019

Samuel BECKETT « Molloy »


Question : est-il nécessaire de s’appuyer sur un scénario solide pour réaliser un grand roman ? La réponse est évidente après la lecture de cette oeuvre de BECKETT écrite en 1951, premier volet d’une trilogie. Suivront « Malone meurt » en 1952 et « L’innommable » en 1953. Donc cette réponse (sur la solidité du scénario) me direz-vous ? Eh bien c’est non. Pas de réelle trame sur laquelle se fier, ou si peu. Bref c’est du BECKETT pur jus.

Molloy est un type (c’est déjà pas mal comme info, non ?) dont la santé devient de plus en plus précaire. Au départ, une jambe douloureuse. Puis l’autre, ça commence à devenir difficile de faire du vélo. Un accident, avec un chien, et un Molloy justement sur sa bicyclette, qui emplafonne le pauvre toutou. Le chien défuncte. Il était promené au bout d’une laisse. Pas grave dit la matronne à l’autre bout de ladite laisse, elle l’amenait de toute façon se faire piquer chez le vétérinaire, c’est toujours ça d’économisé.

Molloy ne va pas bien, sa santé non plus. Il évolue en vase clos, comme à l’intérieur de lui-même. Rencontres avec des gens, des objets, des minéraux, tout ce que la terre peut enfanter. Molloy parle peu, ne réfléchit plus, ne sait plus écrire ni lire. Déchéance humaine. Pour passer le temps il suce des pierres.

Seconde partie du tableau. Jacques Moran, policier chargé de retrouver la trace de Molloy (pourquoi ?). Petite vie de famille. Ah, le fils. Rapidement, Morvan ne va pas très fort non plus. Des douleurs. Forcément ça rappelle quelqu’un. D’autant que Moran s’isole de plus en plus, comme pour se protéger de ses frères humains. Deux parties, deux monologues et des centaines de questionnements, car chez BECKETT la ligne de flottaison n’existe pas : une question, cent réponses, cent possibilités de réponse plutôt, cent digressions, si bien que l’on finit par ne plus savoir du tout quelle était la question initiale. Embrouillamini ultime, casse-tête chinois, puzzle avec des pièces manquantes ou montées à l’envers, moteur grippé ou simple joint non étanche entraînant pourtant le démontage complet du véhicule (merci pour ces références mécaniques).

BECKETT est un obsédé de l’écriture : précise, horlogère (le temps prend de la place dans ce roman !), ciselée, fine, mais s’emportant parfois avec des références ordurières sur le trou du cul ou la merde qui en sort (réflexions anti-bourgeoises). Si la forme littéraire n’était pas aussi perfectionniste, nous pourrions croire avoir affaire à un manuel de mathématiques (tiens on croit apercevoir Sisyphe). Car chez BECKETT tout revient au point de départ après des anecdotes burlesques C’est Charlie CHAPLIN ou Harold LLOYD au pays d’un KAFKA sous trip. Certaines pages sont hilarantes, d’une rare absurdité (lorsque Molloy cherche à sucer seize pierres les unes après les autres mais désire les sucer chacune le même nombre de fois). L’énigme ne progresse jamais. Enfin, si, mais quand elle le fait, c’est toujours au niveau des douleurs, au détriment de la clarté. Douleurs qui progressent donc, chez Molloy comme chez Moran. Mimétisme ?

L’humour est très fin, très présent. Ce « Molloy » est typiquement le genre de bouquins difficile à analyser. On croit à un gag burlesque ? Il s’agit d’une référence philosophique, psychologique. BECKETT prend constamment à contre-pied. Souvent de manière hilarante. Il me semble à la fois opaque (mais moins que la longue postface de Jean-Jacques MAYOUX) et merveilleux, pétillant. Kafkaïen mais avec des paillettes derrière l’insondable douleur. C’est diablement original et ça finit par nous faire tourner en bourrique. D’après certaines mauvaises langues, les Éditions de Minuit sont réellement nées avec BECKETT. Mais ce serait donner un vilain coup de pied de l’âne à VERCORS, ce que je ne risquerai pas de faire (manque de souplesse).


(Warren Bismuth)

mercredi 8 mai 2019

Jean GIONO « Il n’y avait plus qu’à marcher »


Long et pénétrant poème dans lequel GIONO se lance dans une réécriture admirable de la genèse. Si les Dieux observent tout d’abord de loin cette terre représentée en orange verte, c’est pour mieux la fouler ensuite, ces Dieux qui changent de forme dès la construction des horizons. Les ailes poussent, synonymes de liberté, d’autant que les vents sont de la partie :

« Ainsi
S’adaptèrent à la manière
Les ailes qui jusque là
Avaient soutenu les dieux
Dans le vide »

Maintenant que le vent et les ailes cohabitent sur terre, il n’y a plus qu’à marcher,

 « Ce qui, somme toute,
Est assez difficile
Pour qui jusque-là
N’a fait que planer ».

Les pas se règlent sur le vent, le système se développe, il faut marcher. Ou rouler. Le dieu se mue en homme. La roue fut découverte puis redécouverte en tous temps et en tous espaces. Une roue qui a engendré sa presque sœur de nom : la route. Quant au temps, il est une feuille d’arbre dont le vent va s’occuper. L’arbre né de l’eau, des rivières qui ont nourri les forêts.

Mais déjà apparaît de la fumée, comme trouée par un araire, symbole du premier stylo, du premier stylet, premiers écrits sur la Terre, dans la Terre. La fumée, qui vient des arbres, attisée par le vent. Les forêts brûlent et reculent. Toute avancée technologique vient de la terre, du fond des âges, la roue tourne, revient à son point de départ, les vivants redeviennent morts. De nouveaux grains sont semés pour reproduire la vie. Comment les hommes ont réagi après avoir semé, enterré leur premier cadavre, mais que rien n’a repoussé ?

« J’imagine qu’au début,
Après avoir ainsi planté,
(Ou semé) un cadavre,
On a attendu
Pour voir le corps
Qui en sortirait.
On n’a vu
Que l’herbe, ou l’arbre,
On n’a pas
Fait le rapport
(Tout de suite en tout cas,
Et la magie l’a fait après).
On s’est dit
Que puisque le corps
Ne repoussait pas,
C’est qu’il avait, en bas,
Trouvé un lieu
À sa convenance,
Ou qu’il y était prisonnier,
Ou qu’il expiait
Ses fautes ».

La terre, un cadavre à peine enterré, c’est déjà la guerre.

Poème d’une rare force, d’une exceptionnelle puissance, spécialement écrit en 1964 par GIONO pour son ami Jean GARCIA, c’est là un cadeau d’une grande préciosité. Le style est pur, minimaliste, l’épaisseur mythologique palpable, c’est un immense texte de GIONO, sorti en 1989 aux éditions Le Temps Qu’il Fait. Je serais curieux de savoir s’il a été édité ultérieurement en d’autres formats, éventuellement en « bonus » d’autres ouvrages, car bien sûr il est épuisé. Rien que l’objet est en lui-même magnifique : long livre de 21,5 cm, papier résistant et très épais, poème très aéré, couverture épaisse et sobre, quelques mots, quelques lignes par page, tout est écrit très gros, comme pour en ralentir encore la lecture. C’est tout simplement divin. Je ne serais pas surpris d’être atteint à nouveau d’une Gionoïte aiguë dans les prochains mois. Épidémie à suivre...


(Warren Bismuth)

vendredi 3 mai 2019

Pierre BRUNET « Histoire de Daniel V. »


Ce petit bouquin de seulement 56 pages va nous mener en Algérie. Pas à n’importe quelle période ni dans n’importe quel contexte, et surtout pas pour y faire du tourisme : le contexte est la « vraie » fin de la guerre d’Algérie (des « événements »), légèrement ultérieure aux accords d’Évian ayant, en mars 1962, pourtant officiellement sonné le glas de cette guerre sans nom. Les semaines suivant la fin de la guerre, du lendemain de la signature des accords jusqu’au 1er juillet 1962, avec ces dernières exactions, comme pour jouer les prolongations.

L’auteur y a pris part en tant que gradé. Il y a connu ce Daniel V., gradé également, dont il va dresser le parcours de vie, de fin de vie surtout, par petits traits nerveux, écrivant sur son propre vécu là-bas loin de la métropole qu’il avait quittée durant l’été 1961 alors qu’il faisait pourtant ses études à Lyon et qu’il venait de se fiancer. Il a tout plaqué pour aller combattre en Algérie, bien qu’il était contre cette foutue guerre et même membre du groupe « Réseau Jeanson » et pacifiste. Il raconte ce qu’il a vu au sein de son poste reculé de Rio Salado : « Dans la confusion qui régnait alors à cause des déplacements précipités des troupes avant l’échéance du 1er juillet, date du référendum d’autodétermination qui devait consacrer l’indépendance, et du climat de violence entretenu par l’O.A.S. dans toute cette région, il semble que le poste de Rio Salado fut tout simplement oublié ».

BRUNET fut marqué par la guerre, une autre, la seconde, mondiale, son père ayant été emprisonné dans un stalag, alors que l’auteur, né en 1938, n’était encore qu’un gamin. Par petites touches, il livre ses antécédents, minutieusement mélangés aux derniers moments de la vie de Daniel V., un juste selon lui.

Si la figure de ce Daniel a tant marqué et inspiré l’auteur pour ce récit, c’est qu’il est sans doute l’une des dernières victimes de cette guerre d’Algérie. Le 30 juin 1962, soit trois mois après la signature des accords d’Évian et à la veille du référendum sur l’autodétermination du peuple algérien, Daniel, effectuant alors son tour de garde au crépuscule, est attaqué par deux harkis qui lui tatouent pour l’éternité ce trop fameux « sourire kabyle », égorgement d’une oreille à l’autre, crac, sans fioritures. Le lendemain, par référendum, la guerre est terminée, l’indépendance proclamée. Les deux harkis, déserteurs et meurtriers, se rendront et seront à leur tour exécutés, fusillés. Pas de chichis en cette période sombre.

Dernière ironie : le corps de Daniel sera envoyé en métropole chez sa mère. Pour la cérémonie funéraire en grandes pompes, c’est donc un coussin rouge (sang) qui prendra la place de Daniel, coussin percé çà et là par les décorations du soldat, les breloques gagnées sur le terrain. Cynisme profond.

Un court témoignage bouleversant pour bien se rappeler que la guerre d’Algérie ne s’est pas arrêtée par magie ce 19 mars 1962 avec de simples signatures accolées au bas d’une page. Les mois qui suivirent furent violents, l’O.A.S. ayant mis la pression, le F.L.N. répliquant, les pieds-noirs tout comme les harkis se sentant abandonnés. « Avec l’indépendance l’exode des pieds-noirs s’accélérait ; tous ceux qui ne parvenaient pas à prendre l’avion essayaient de se faire convoyer vers l’Espagne par des passeurs sur des petits cargos et des chalutiers, malgré les pressions et les menaces de l’O.A.S. La passation des pouvoirs au F.L.N., dans toutes les administrations, se faisait dans le désordre. L’armée, occupée à ses propres opérations de déménagement, avait du mal à tout contrôler. Il fallait aussi détruire à la hâte des monceaux d’archives, dans les services de renseignements surtout ». L’auteur, comme Daniel, a vu en direct des corps tombés, parfois à la suite de jeux morbides. L’écriture est à la fois froide et pleine d’émotions, et retranscrit avec talent une période peu étudiée, ces quelques mois où l’Algérie était une sorte de no man’s land livrée à elle-même. C’est paru en 2013 aux éditions Signes et Balises, et ça vaut le coup de traverser la Méditerranée en pensée.


(Warren Bismuth)