Soyons dithyrambiques : ce récit est
tout simplement l’un des sommets de la littérature de la seconde guerre
mondiale vue du côté français. VERCORS livre, dans ce bouquin de 1967, soit
près de 25 ans après les faits, ses souvenirs de cette période ô combien
tumultueuse. Il a pris part à sa façon à l’action. Au début de cette guerre, il
s’appelle encore Jean BRULLER, dessinateur et déjà auteur de plusieurs recueils
par ailleurs assez peu remarqués. Après un long et passionnant préambule, il
fait commencer son récit aux premiers jours de guerre.
Ce qui frappe d’emblée, c’est l’humilité
de VERCORS : certes il fut actif dans la résistance, mais selon lui de
loin, par le biais de la littérature, contre l’occupant. Tout d’abord pacifiste
forcené, cet individualiste va changer son point de vue, sans toutefois se
ranger du côté des belligérants. À ce propos il se dit volontiers
contradictoire. C’est par le biais de l’édition qu’il va devenir résistant à sa
façon. Il dresse un état pessimiste de l’édition durant l’occupation :
certains éditeurs ont mis la clé sous la porte, d’autres ont rejoint prudemment
les thèses nazies, pensant à leur carrière future.
BRULLER
a dû céder son logis aux allemands, qui l’occupent pendant un temps court. Il
peut néanmoins y revenir sans être inquiété. Les allemands ont laissé un trésor
en ces lieux : du fil électrique. BRULLER va l’utiliser pour en faire une
antenne-relais. Ainsi, il pourra écouter quotidiennement l’émission des
résistants exilés à Londres, « Les français parlent aux français »
sur la B.B.C. Les idées lui viennent, il veut devenir un acteur contre la
barbarie alors qu’une poignée de feuilles clandestines voient le jour,
distribuées sous le manteau ou placardées sur les murs, leur ton est offensif
et déterminé. BRULLER meurt d'envie de les imiter : « Quelle cruelle
confirmation des sottises criminelles de Pétain et sa clique ? Qu’ont-ils
obtenu, ces machiavels, avec leur « Realpolitk » ? Qu’ont-ils
sauvé ? Qu’ont-ils fait de nous ? Les Allemands ont démobilisé
jusqu’au dernier soldat de l’armée d’armistice. Où sont-ils, tous les
« taratata ! » des clairons de Vichy, et je te bombe le torse et
je te fais claquer les étendards comme une entrée de clowns ? ».
Pour
BRULLER comme pour quelques autres, il devient nécessaire d’entrer en lutte
active. Après quelques tergiversations, échanges, réunions, la décision est
prise : lui et Pierre de LESCURE vont créer une maison d’édition
clandestine (ils se brouilleront peu après) : ce seront les premiers pas
des désormais célèbres éditions de Minuit. BRULLER écrit une nouvelle,
« Le silence de la mer », en 1941. Il lui faut pouvoir la diffuser.
Avec LESCURE, il se lance dans la publication du livre, après avoir pris des
contacts dans le milieu de l’imprimerie. Seulement, signer de son vrai nom un
tel écrit, c’est se jeter dans la gueule du loup. BRULLER se souvient qu’il a
brièvement pris le maquis dans le massif du Vercors quelques mois auparavant.
C’est en 1942 que sort « Le silence de la mer », d’un certain
VERCORS. Immédiatement, tout le monde cherche à savoir qui est cet auteur
talentueux. Il lui faut mentir, y compris à sa femme, pour ne pas révéler le
pot-aux-roses. Le lectorat s’agite : serait-ce un récit d’André GIDE, de
Roger MARTIN DU GARD ? Pour VERCORS là aussi commence une bataille du
silence sur l’identité de l’auteur du brûlot.
Comment
distribuer le livre une fois celui-ci imprimé ? Les réseaux clandestins
s’en chargent. Quant à VERCORS, il passe quelques jours en zone libre. Là-bas
aussi on y parle du « Silence de la mer ». Il revient sur Paris,
reprend le combat, envisage d’autres publications. Outre-Manche, l’engouement
pour son livre est également grand : c’est même sur une impulsion du
général de GAULLE qu’un éditeur, « Les cahiers noirs » voit le jour,
cet éditeur imprime les publications des éditions de Minuit en Angleterre, le
tout financé par un mécène : Philippe de ROTHSCHILD.
D’autres
publications vont paraître, toujours en toute clandestinité. Même les allemands
s’intéressent aux éditions de Minuit. Ils fondent une maison du nom de
« Les cahiers du silence », semblables au visuel des éditions de
Minuit, mais pour promouvoir l’idéologie nazie. La supercherie meurt dans
l’oeuf, un faux tellement grossier que personne ne s’y laisse prendre. Le flop
est retentissant : « Les cahiers du silence » se sabordent avant
même d’avoir réellement existé.
Après
plusieurs publications des éditions de Minuit vient celle de Georges ADAM
« L’appel de la liberté », édité dans l’imprimerie clandestine
d’Antoine BLONDIN. Seulement, les allemands découvrent la planque et posent des
scellées sur les portes, mais en laissant le stock de livres à l’intérieur. Ni
une ni deux, quelques compagnons résistants vont aller cambrioler l’imprimerie
afin d’y extirper le bouquin d’ADAM. Il peut enfin être distribué.
Les
anecdotes de ce style fourmillent dans ce récit dense et prenant et, je le
répète, d’une formidable humilité. Mais VERCORS ne se contente pas de raconter
la naissance des éditions de Minuit dans des situations rocambolesques (les vélocipèdes
jouent un rôle majeur dans la distribution des éditions), il dénonce les
écrivains, les éditeurs soumis à l’occupant, réhabilite Robert DESNOS, longtemps
vu comme collaborateur alors qu’il était infiltré du côté de l’ennemi afin de
sortir des informations destinées à la résistance.
VERCORS
donne beaucoup de renseignements sur « sa » guerre : un tout
petit bateau, « Paludes » (hommage à André GIDE) qu’il a fabriqué
lui-même, son quotidien, notamment dans les rues de Paris en pleine occupation,
les personnages de ses nouvelles qu’il emprunte avec parcimonie à Joseph
CONRAD. Il y parle longuement de
littérature. Une anecdote : en 1942, les éditions de Minuit publient en
secret « Lune noire » de John STEINBECK, premier étranger à entrer
dans le catalogue de l’éditeur. Peu après STEINBECK est en visite en France,
VERCORS se trouve dans la même pièce, désire lui parler. L’agent de STEINBECK
lui fait comprendre que le John n’en a pas envie. Oui il a écrit « Lune
noire », l’a fait publier chez Minuit, mais en fin de compte il se fiche
peu ou prou de la résistance française. Il répond laconiquement à VERCORS
« no time » pour un échange.
Ce
bouquin est une mine pour mieux approfondir l’occupation allemande en plein
Paris, mais aussi (et surtout ?) pour se rendre compte de la force de la
littérature dans un pays occupé, entre les défaitistes qui cessent toute
publication, les opportunistes qui se rallient à l’occupant, et les rares
combattants qui, dans l’ombre et le silence, vont distribuer des écrits contre les
nazis, au péril de leur vie. VERCORS ne s’est jamais vraiment senti en danger,
peut-être parce que trop individualiste. Ce livre est indispensable par tout ce
qui précède, VERCORS ne joue pas la carte de la chape de plomb, n’est jamais défaitiste
(malgré ses migraines incessantes pendant des années suite à un chauffage mal
réglé), et fait parfois preuve d’un humour bien réel. Il me paraît
indispensable au même titre que les écrits de Charlotte DELBO sur cette période,
dans un autre registre. VERCORS et elle sont peut-être les deux auteurs français
qui ont le mieux rendu compte de l’atmosphère de cette guerre. Faites les
vide-greniers, les bouquinistes, les brocantes, mais dénichez cette pépite,
c’est tout le mal que je vous souhaite. Je suis loin d’avoir tout dit sur ce
livre, aussi vous prendrez un plaisir indicible à le découvrir, c’est un
monument de la littérature de combat. Je tiens VERCORS comme l’un des auteurs
français majeurs du XXe siècle. Il était né le jour même du centenaire de la
naissance de Victor HUGO en 1902. Comme HUGO, il a presque traversé un siècle
(il est décédé en 1991) et l’a brillamment dépeint dans son œuvre.
(Warren
Bismuth)
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