Très difficile de résumer et de surcroît
analyser une pareille fresque. Ce livre monumental de plus de 700 pages n’est
ni plus ni moins une traversée au cœur de la Russie et de l’U.R.S.S. du XXe
siècle au début du XXIe siècles. La très talentueuse auteure biélorusse
Svetlana ALEXIEVITCH va interviewer des dizaines de russes – dont beaucoup de
femmes -, certains ayant connu la période stalinienne. La travail de fourmi va
s’articuler autour de plusieurs axes : la révolution russe, le stalinisme,
la glasnost et la perestroïka annonçant l’avènement de GORBATCHEV, puis la
période ELTSINE, pour se clore avec les débuts de la Présidence POUTINE.
Des témoignages marquants, bouleversants,
comme de micro biographies de familles traumatisées. Des hommes, des femmes, de
haute ou basse extraction, vont se succéder afin de raconter « leur »
histoire, diluée dans celle de leur pays. Le récit est foisonnant, vertigineux,
dense, presque démentiel. Il tend à faire revivre l’indicible : les camps,
la misère, les tortures, les assassinats, les collusions, les règlements de
compte, la mafia locale ou nationale, les mensonges de tout un pays frappé par
la folie. Les entrevues eurent lieu entre les années 1990 et les années 2000,
mais en fin de compte se rejoignent : les russes semblent nostalgiques du
stalinisme malgré ce qu’il a engendré en cauchemars, vies brisées et autres
massacres. Oui cette période fut atroce, mais d’après les témoins, le peuple
avait du travail, partageait, vivait pour son pays, pour une cause juste. Et en
gros, on ne fait pas d’omelette sans casser les œufs, alors les morts, les
camps, les exactions, certes, mais pour un but immense : la grandeur du
pays.
Dès la perestroïka, le peuple condamne le
capitalisme, l’occidentalisation, la débauche, les produits disponibles en
grandes quantités, ravivant la cruauté du matérialisme et du consumérisme. Il
regrette cette sorte de grande communauté nationale de jadis qui ne formait
qu’une entité, solide, certes asservie, mais fière.
Dans ces témoignages apparaissent les
spectres du nationalisme ardent, du racisme ordinaire (étrangers passés à
tabac, exécutés, torturés), l’antisémitisme hautement revendiqué. Ah ! La
haine des juifs, une longue histoire en Russie. Et puis quoi ? Malgré
toute cette haine, les juifs devraient remercier les russes d’avoir battu
Hitler et le nazisme. Si leur peuple vit encore, c’est grâce aux russes, à son
armée, à l’âme russe. Alors rompez petits soldats. Certains témoignages font
froid dans le dos par leur violence dans un pays recroquevillé sur lui-même,
fier de ses valeurs, mais celles du passé, du communisme triomphant, des
dirigeants autoritaires, des beaux uniformes, de la peur à chaque coin de rue.
Et pourtant, des voix – très minoritaires
- ne sont pas loin de penser que c’est mieux maintenant, alors à quoi bon
ressasser le passé et déterrer les morts et les horreurs ? Et puis, on a
pris pour habitude de se taire, la parole a du mal à se libérer :
« -
Vas-y, parle, on peut tout dire maintenant…
-
C’est
qu’on n’a pas l’habitude… ».
Oui,
il y a eu la censure d’État, mais c’était uniquement pour la grandeur du pays,
l’image de tout un peuple, pour son bien. Le stalinisme a trouvé ses défenseurs
post-mortem, des nostalgiques d’une
période révolue. Révolue ? Ils souhaiteraient que tout reprenne comme
avant, c’est-à-dire avant GORBATCHEV, détesté des siens, que l’on revive en
autarcie, seuls et forts, avec peu de biens mais un cœur et une âme entièrement
dédiés à la Nation. Qu’elle soit russe ou soviétique.
En
Russie on a toujours picolé plus que de raison, l’alcool a créé des désastres
humains, des familles ont explosé. Aujourd’hui on boit tout ce qui nous tombe
sous le coude, jusqu’au liquide de freins. Vérité effrayante d’un peuple qui a
toujours souffert, qui n’a jamais connu la liberté ni même la démocratie. Il en
a entendu parler, oui, mais bon, si c’est pour devenir comme aux Etats-Unis,
non merci. Le capitalisme ne s’implantera pas, on n’a pas le droit de le
laisser s’enraciner. Un STALINE va revenir, c’est sûr, pour le plus grand bien
du pays. Il va faire le ménage, reprendre ou « l’autre » a stoppé,
pas d’alternative. Les purges reviendront à grands renforts armés.
« Pauvres débiles ! Comme si ça existait,
les miracles ! La vie, c’est pas un navire tout blanc avec des voiles
blanches ! C’est un tas de merde enrobée de chocolat ».
Pour
parvenir à respirer en ces pages suffocantes, la littérature. En Russie elle
prend une place prépondérante, les livres, les écrivains sont considérés comme
des trésors, alors on se récite des vers de poètes, même s’ils ont été exécutés
naguère par l’appareil d’État, on échange sur les grands romanciers russes, on
les cite, on les vénère, leur ombre continue de planer inlassablement, comme
une déesse aux mains d’argent. Malgré la misère, on s’instruit, on tient à
relayer les écrits ancrés dans une tradition : DOSTOÏEVSKI, TOLSTOÏ,
TCHEKHOV, tant d’autres. La culture est intarissable, c’est peut-être elle seule
qui aide en somme à tenir le coup au milieu de cette folie.
Ce
livre traduit par l’incontournable Sophie BENECH (encore un travail magnifique)
est un reportage saisissant dont on ne revient pas sans croûtes. L’auteure ne
prend pas la parole, elle laisse parler ses témoins (comme DOSTOÏEVSKI ses
personnages en son temps). Elle est biélorusse, or lorsqu’elle écrit son
bouquin, la Biélorussie est devenue la première dictature d’Europe, cela aussi
a dû motiver Svetlana ALEXIEVITCH à faire parler les survivants presque miraculeux
d’une région dévastée. Car certains russes sont devenus étrangers après
l’éclatement de l’U.R.S.S., ukrainiens ou biélorusses par exemple. D’autres ont
quitté leur pays, l’auteure les a rencontrés un peu partout dans le monde pour
les faire témoigner. Ceux-là aussi possèdent des souvenirs, des traumatismes
marqués.
Durant
ma lecture, j’ai poussé le vice jusqu’à visionner en parallèle le long
reportage de 2000 en quatre parties intitulé « Goulag ». Par certains
aspects cette « Fin de l’homme rouge » lui fait diablement écho. Fait
également de témoignages, le film recoupe les convictions montrées dans le
présent livre, ces deux œuvres semblent indissociables, comme pour faire parler
la mémoire. La Russie est décidément un pays hors normes, la violence est
prégnante dans les propos et les actes. Il faut absolument découvrir ce bouquin
qui prend aux tripes. Pensez cependant à vous aérer durant votre lecture, le
voyage est douloureux (malgré les longues histoires d’amours déchirées, certes
éparses) mais indispensable. Sorti en 2013, c’est ce récit qui permit à
Svetlana ALEXIEVITCH d’obtenir le Prix Nobel de littérature en 2015, il est
implacable et édifiant.
(Warren
Bismuth)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire