Pour
célébrer la participation de Des Livres Rances à un challenge interblogs initié
par les blogs Au
milieu des livres (lien direct vers le défi mensuel « Les classiques
c’est fantastique ») et Mes
pages versicolores, et portant ce mois-ci sur le sujet « Big brother
is watching you », deux chroniques au menu du jour.
Karel
ČAPEK est un écrivain tchèque (on disait alors tchécoslovaque) aujourd’hui un
peu oublié, mais qui pourtant fut reconnu dans la première partie du XXe
siècle. J’ai choisi de présenter deux de ses œuvres ensemble car elles me
paraissent complémentaires, pourraient même être vues comme une série. Deux
formats différents, théâtre et roman, pour un sujet commun : l’avidité, la
folie des hommes dans le développement de la science, mais traitée ici en
science fiction sauce anticipation. Et surtout deux immenses chefs d’œuvre de
la littérature, deux gifles monumentales.
« R.U.R. »
est une pièce de théâtre écrite en 1920 et originellement sous-titrée
« Comédie utopiste en trois actes et un prologue ». La présente
version en est la première traduction française, datant de 1924. Dans cette
traduction, la version choisie pour l’extension du sigle est « Rezon’s
Universal Robots » (il existe plusieurs traductions différentes). Le
contexte : « R.U.R. » se déroule dans le futur, alors qu’une
usine, dirigée par un certain Domin, vient de mettre sur le marché des
humanoïdes, c’est-à-dire des machines ressemblant traits pour traits aux hommes.
Ce sont des Robots. On peut sourire de ce terme aujourd’hui, en ayant vu défiler
tant et tant. Pourtant, dans cette pièce, non seulement le nom prend une
majuscule, mais c’est la première fois qu’il est publié ! En d’autres
termes, le mot Robot est inventé dans cette pièce, même si l’idée de départ
vient de Josef, le frère de ČAPEK.
Des
humanoïdes donc. Fabriqués à des centaines de milliers d’exemplaires pour
servir l’Homme, faire les besognes à sa place, les travaux ingrats. Les patrons
se les arrachent car leur main d’oeuvre, et pour cause, est bon marché, de plus
l’utilisation de Robots pourrait dans un proche avenir rendre l’homme oisif et
jouisseur : « Avant dix ans,
les Rezon’s Universale Robots auront fait tant de froment, tant de tissus et de
tout, que nous dirons : les choses n’ont plus aucune valeur. Que chacun
prenne ce dont il a besoin. Il n’y a plus de misère. Oui, ils seront sans
travail. Mais il n’y aura plus de travail du tout, car les machines vivantes
feront tout. Les Robots nous vêtiront et nourriront. Les Robots feront des
briques et construiront des maisons pour nous. Les Robots écriront pour nous
des chiffres et balaieront nos escaliers. Le travail sera supprimé. L’homme ne
fera que ce qu’il aimera faire. Il sera débarrassé des soucis et de
l’humiliation du travail. Il ne vivra que pour se perfectionner ».
L’usine
R.U.R. est devenue une vraie curiosité. Ainsi, Hélène, la propre fille du
Président du pays va visiter la fabrique. Seuls des Robots y travaillent,
exceptés les décisionnaires, c’est-à-dire une poignée de dirigeants. Hélène est
membre de la Ligue pour l’Humanité et, à ce titre, souhaiterait que les Robots
soient traités comme des humains et non comme des machines. Pourtant les Robots
ne semblent avoir ni âme ni sensations.
Ellipse.
Dix années ont passé, les Robots ont été perfectionnés, ont même été armés. Ils
ont participé à tant de guerres, tué tant d’humains, répondant à des ordres,
soldats obéissants et efficaces. Ils ont envahi les lieux de travail. L’Homme
devenu inutile a fini par s’ennuyer, la natalité a drastiquement baissé,
rendant l’espèce humaine en danger. « On
ne daigne même plus allonger son bras pour prendre la nourriture, on la leur
met droit dans la bouche pour leur éviter de se lever. Ah ! Ah ! Les
Robots de Domin se chargent de tout ! Les femmes n’engendreront pas pour
les hommes qui sont devenus inutiles ».
Parallèlement,
les Robots se sont émancipés, « humanisés », réclamant leur part de
pouvoir, se montant en syndicats. Ils représentent un dixième de la population
mondiale.
Le
vent tourne. Les Robots se révoltent et leurs inventeurs, les dirigeants de
l’usine R.U.R. doivent mettre fin à la jacquerie, alors que désormais les
Robots existent depuis une trentaine d’années seulement. Le manuscrit de
fabrication des Robots existe en unique exemplaire, or lui seul peut permettre
de continuer à développer les humanoïdes…
Ne
nous y trompons pas : « R.U.R. » n’est pas un simple récit de
science fiction, il est surtout un pamphlet politique et social pacifiste.
Écrit au lendemain de la première guerre mondiale, il se dresse contre les
guerres, contre les ventes d’armes internationales. Il est une revendication
humaniste allégorique et puissante. En somme, en quelques dizaines de pages, il
peut être vu comme un petit chef d’oeuvre d’intelligence appuyé par une fin
épique. Une dystopie, sans aucun doute, mais sur un ton drôle, qui cependant
s’aggrave au fil des pages. Cette pièce de théâtre est un véritable coup de
maître, l’un de ces textes qui changent la littérature, à l’instar d’un
« Nous » du russe ZAMIATINE, dystopie sortie la même année, et qui
pour sa part a influencé ORWELL pour son « 1984 » (écrit près de 30
ans plus tard !) et HUXLEY pour « Le meilleur des mondes ».
« R.U.R. » est incontestablement une pierre à l’édifice de la future
littérature contre-utopique. La version proposée est la numérique de la
Bibliothèque russe et slave, à partir d’une traduction de 1924.
https://bibliotheque-russe-et-slave.com/index1.html
16
ans après « R.U.R. », en 1936 ČAPEK reprend en quelque sorte son
chantier, en format roman, c’est-à-dire plus ample, plus ambitieux, plus
spectaculaire, plus varié aussi.
Le
livre démarre comme un gentil petit roman d’aventures sans prétention. Un
capitaine de cargo au long cours, Van Toch (que l’on pourrait penser échappé
d’une histoire de Robert-Louis STEVENSON), alors à la pêche d’huîtres
perlières, se trouve nez à nez avec des sortes de bêtes du diable près de l’île
de Tana Masa. Bestioles d’allure hybride, un peu poissons, un peu mammifères,
avec des caractéristiques tout humaines. Cette découverte va faire basculer le
monde.
En
plein été, et alors que la planète semble se reposer sur ses lauriers, deux
journalistes partent en chasse de scoops afin d’alimenter leurs colonnes. Ils
ont vent de cette découverte d’animaux antédiluviens par le capitaine. Sont-ce
des lézards ? Quoi qu’il en soit, les reporters rencontrent Van Toch. Qui
souhaiterait apprivoiser ces animaux. Qui par ailleurs ne va pas tarder à
quitter le plancher des vaches. Alors que les animaux vont enfin être appelés
salamandres.
Dans
ces personnages hauts en couleur se distinguent quelques figures, notamment
celle d’une femme de théâtre, dans un roman lui-même fortement imprégné de jeu
théâtral. Elle assiste à l’évolution de ses salamandres, des êtres qui savent parler
et apprendre par cœur, les journaux notamment. Un vaste projet de développement
et d’exploitation de la main d’œuvre des salamandres est monté. Il va falloir
fabriquer des salamandres qui accompliront les travaux les plus pénibles à la
place de l’homme. Elles sont endurantes, solides et pleine d’ardeur. Des
élevages vont se former un peu partout.
« Grâce à leur instinct naturel et à leur
remarquable sens technique, les salamandres se prêtent surtout à la
construction de digues, de levées et de brise-vagues, à creuser des ports et
des canaux, à nettoyer les bas-fonds et à déblayer les voix fluviales ;
elles peuvent contrôler et aménager les côtes, élargir les continents, etc.
Dans tous ces cas, il s’agit de grands travaux, exigeant des centaines et des
milliers de travailleurs ; des travaux si étendus que la technique la plus
moderne ne s’y attaquera que lorsqu’elle disposera d’une main d’œuvre
infiniment bon marché ».
D’un
ton léger, aventurier, délicieusement kitsch, pas très éloigné d’un Jules VERNE
aux accents H.G. Wellsiens, le récit se dramatise tout à coup, pour devenir
parfois étouffant. Un certain Povondra a permis la publicité sur cette
découverte majeure. Depuis, il collectionne chaque coupure de journaux en
faisant état. Il possède une véritable encyclopédie chez lui et réalise
pleinement l’essor des salamandres, leur potentielle révolte, car « Seuls les puissants de ce monde peuvent
faire le bonheur des autres sans dépenser un sou ».
La
prolifération des salamandres entraîne une refondation totale de la société.
Elles se multiplient tellement qu’elles ont de plus en plus besoin d’espaces
côtiers vitaux, donc elles rognent les côtes, font des canaux pour obtenir plus
de place. Elles se comptent désormais en plusieurs dizaines de milliards d’individus,
se rebellent contre l’homme, totalement dépassé par ce que pourtant il a
développé.
ČAPEK sait se faire philosophe et
sociologue : « L’homme est-il,
a-t-il jamais été capable de bonheur ? L’homme certes, comme tout être qui
vit, mais pas le genre humain. Tout le malheur de l’homme réside dans le fait
qu’il ait été obligé de devenir l’humanité ou qu’il l’est devenu trop tard,
quand il s’était déjà irréparablement différencié en nations, races, croyances,
castes et classes, en riches et en pauvres, en hommes éduqués et en ignorants,
en maîtres et en esclaves. Rassemblez de force en un même troupeau des chevaux,
des loups, des brebis, des chats, des renards et des biches, des ours et des
chèvres ; parquez-les dans un même enclos, forcez-les à vivre dans cette mêlée
insensée que vous appellerez l’Ordre Social et à respecter les mêmes règles de
vie ; ce sera un troupeau malheureux, insatisfait, fatalement divisé, où
nulle créature ne se sentira chez elle ».
Ce
récit, à première vue de science fiction, est en fait un puissant roman
politique. En 1936, ČAPEK voit son pays la Tchécoslovaquie de plus en plus
menacé par l’Allemagne nazie. Les salamandres du livre, c’est le peuple
tchécoslovaque, le nazi étant représenté par l’homme. Dans cet ouvrage, ČAPEK
imagine l’invasion du pays par les forces ennemies (qui se réalisera un peu
plus de 2 ans plus tard). « La guerre des salamandres » est un pur
chef d’œuvre tout en variations : de roman d’aventures quasi picaresque
aux accents théâtraux, il se transforme en récit d’anticipation, allégorique
sur la politique européenne de son temps, sous couvert de science fiction. Il
se fait aussi visionnaire et en fin de volume, l’auteur Karel ČAPEK se met en
scène dans un style d’essayiste : en effet, il s’interroge sur la chute de
son roman, la jugeant trop dure, il fait part de ses pensées, ses ressentis.
« La guerre des salamandres », pour tout ceci, est une clé majeure de
la littérature dystopique du XXe siècle. Souvent réédité, il le fut par exemple
en 2012 par les éditions Cambourakis.
Mais
son histoire ne se termine malheureusement pas là. Les ténors nazis verront la
moutarde leur monter au nez après diverses parutions de livres de ČAPEK, dont
cette « guerre des salamandres ». Ils mettront tout en œuvre pour le
détruire. En 1939, ils arrêtent ČAPEK, ignorant qu’il est décédé l’année
précédente. C’est Josef, son frère, qu’ils traînent, croyant avoir à faire à Karel. Josef est déporté, il mourra en détention quelques années plus tard,
pris pour son frère.
https://www.cambourakis.com/
(Warren Bismuth)