dimanche 31 janvier 2021

Stefan ZWEIG « Amerigo »

 


Pourquoi le continent Amérique se nomme-t-il ainsi ? C’est ce que Stefan ZWEIG propose de nous faire découvrir dans un bref mais passionnant essai écrit en 1941, quelques mois avant le suicide de l’auteur qui interviendra en février 1942.

Lorsqu’il entreprend l’écriture de ce texte, ZWEIG vient d’émigrer aux Etats-Unis, en Amérique. Cette Amérique dont il serait intéressant de savoir d’où lui vient ce nom. À la manière d’un enquêteur, mais surtout d’un historien, ZWEIG fouille les archives, remonte à la source. Elle pourrait bien apparaître du côté du Portugal, mais d’étonnements en bouleversements, de contrevérités historiques en documents falsifiés, ZWEIG va aller de surprises en surprises.

Les XVe et XVIe siècles sont des époques très fertiles en découvertes géographiques majeures. Parmi celles-ci, l’auteur historien un brin biographe se penche sur le cas du continent américain. Version officielle : Christophe COLOMB, alors amiral du roi d’Espagne y a le premier mis le pied en 1492, faisant de cette épopée l’une des plus gigantesques de l’Histoire maritime mondiale.

1492, COLOMB et ses hommes débarquent dans des îles, Cuba notamment, mais pas à proprement parler sur le continent américain. Pour cet exploit, il faut attendre 1498 et l’arrivée de COLOMB, encore lui, sur la terre vénézuélienne. Mais d’autres écrits stipulent que dès 1497 le navigateur Amerigo VESPUCCI, italien émigré en Espagne, a foulé le sol du Nouveau Monde, sur ordre du roi du Portugal. La différence notoire de résultats entre ses deux expéditions notoire : alors que COLOMB pensait amerrir aux Indes, VESPUCCI était conscient de pénétrer sur un nouveau continent, donc sa découverte s’avère une grande première.

Oui mais voilà : cette date de 1497 figure sur un petit livre apparemment de VESPUCCI et imprimé à Saint Dié en France en 1507, largement distribué et même repris un peu partout (les écrits n’étant alors pas protégés par la loi, ce qui va avoir une importance capitale dans l’affaire qui nous préoccupe). Or, cette date pourrait être fausse, il pourrait même se cacher derrière ces seulement 32 pages de VESPUCCI une vaste supercherie. Pourtant, c’est à partir de ce texte que l’Amérique va être nommée ainsi, d’après le prénom de VESPUCCI, Amerigo. « En 1538, Mercator, le roi des cartographes, dessine le continent entier tel que nous le concevons aujourd’hui, c’est-à-dire comme un tout, et inscrit le mot Amérique sur les deux parties, AME sur le nord et RICA sur le sud. Et dès lors, aucun autre mot que celui-là n’aura plus cours ».

VESPUCCI, d’abord adulé, devient aux yeux du public l’usurpateur numéro 1, alors que Christophe COLOMB revient en grâce. VESPUCCI meurt dans l’indifférence quasi générale en 1512.

VESPUCCI affabulateur ou victime ? Manipulateur ou abusé ? C’est ce que va tenter de dénouer l’immense conteur qu’est Stefan ZWEIG, nous rendant VESPUCCI tour à tour géant, puis menteur, puis trompé. Car cet essai est aussi une biographie, certes partielle, de VESPUCCI, incluant ses rapports personnels avec Christophe COLOMB, et là vous pourriez bien tomber de votre chaise. Palpitant de bout en bout, il ne cesse de nous garder en haleine, pour une chute spectaculaire et inattendue. Merveilleux petit bouquin pour réapprendre certains fondements de notre société, salutaire !

(Warren Bismuth)

mercredi 27 janvier 2021

Alexei PISSEMSKI « Mille âmes »

 


Alexei PISSEMSKI (ou PISEMSKI) possède deux points communs d’envergure avec DOSTOÏEVSKI : mêmes années de naissance et de mort (1821-1881). PISSEMSKI est même décédé seulement quelques jours avant DOSTOÏEVSKI. Cette remarque n’est pas innocente. En effet, ce « Mille âmes » pourrait être comparé aux longs romans de DOSTOÏEVSKI par son ambiance, son message et sa psychologie fouillée des personnages. À l’occasion du bicentenaire de la naissance de PISSEMSKI, il est grand temps de le redécouvrir.

 

Dans une petite ville russe appelée ici E…, Pierre Mikhaïlitch Godnieff est un principal de collège prêt à partir à la retraite. Veuf, il a une fille, Nastenka, en âge d’être mariée. Vient un certain Kalinovitch, jeune homme ambitieux qui va remplacer Godnieff à son poste. Très rapidement, il s’éprend de Nastenka, alors que Godnieff voit en lui un homme quasiment parfait et que le frère de Godnieff, Phlégont Mikhaïlitch, capitaine en retraire, se met sournoisement à espionner le couple dès ses premiers balbutiements.

 

Kalinovitch s’essaie parallèlement à la littérature, venant d’écrire une nouvelle. Godnieff lui propose de l’aider à la faire publier. Ce sera bientôt chose faite. Mis le pied à l’étrier, Kalinovitch, par ailleurs noceur et amateur de jeunes femmes, s’expatrie à Saint Pétersbourg (alors capitale de la Russie) afin d’y faire les bonnes rencontres littéraires. Il abandonne Nastenka, celle qu’il a pourtant promis d’épouser, mais il fuit également son nouveau poste de principal.

 

« Mille âmes » est sans conteste l’un de ces grands romans russes du XIXe siècle. S’il est à rapprocher de DOSTOÏEVSKI, ce serait peut-être avec l’œuvre « Humiliés et offensés » (d’ailleurs écrite une poignée d’années après « Mille âmes ») qu’il y aurait le plus de similitudes. Roman de mœurs de la société russe du milieu du XIXe siècle, il s’inscrit dans la tradition de romans amples tel « Les Golovlev » de Mikhaïl SALTYKOV-CHTCHEDRINE, même si ce dernier sera écrit deux décennies plus tard. Quant aux évocations de bals, elles peuvent bien évidemment faire penser à TOLSTOÏ.

 

Rédigé en 1858, « Mille âmes » est aussi l’une des dernières œuvres écrites en Russie avant la fin du servage (qui interviendra trois ans plus tard). Mais il est avant tout le roman des prémices du délitement tsariste. Roman fresque, il suit quelques personnages sur toute leur carrière, les montre vieillissant comme semble l’être la société russe en partie représentée par ce Kalinovitch, calculateur, manipulateur, sacré coquin, menteur et opportuniste.

 

Cette étude de moeurs très aboutie est aussi un roman sentimental, mais en version russe, c’est-à-dire sombre, pour ne pas dire désespéré. Il est celui de liaisons manquées, de l’arrivisme égocentrique, des mensonges, des manigances et des tromperies. D’un roman agréable mais sans beaucoup d’aspérités, il se transforme tout à coup à la moitié du volume en roman fleuve, intense et d’une noirceur toute russe. Il est une étude de la Russie de son temps : « Vous aurez beau dire, moi, je considère le fonctionnarisme comme un dieu cruel auquel s’immolent chaque année des centaines de jeunes intelligences ».

 

PISSEMSKI, malgré un fond tout en désenchantement, choisit cependant la tangente du cynisme et de la causticité : « Enfin, à Pétersbourg, ce ne sont pas les coureurs de dot qui manquent : il y a déjà des généraux, des aides de camp de l’empereur qui se sont mis sur les rangs… ». Car oui, comme tout grand roman russe qui se respecte, « Mille âmes » nous plonge au cœur de la politique, de la bureaucratie, et ce n’est pas toujours très joli à voir, même si l’aspect théâtral allège et en même temps habille le propos. Roman bavard mais dans le bon sens du terme, puissant, analysant finement un peuple et ses gouvernants, il fait pourtant partie des oubliés de l’Histoire. En effet, pour la France, sa dernière version papier date de… 1886 ! La traduction de Victor DERÉLY, quoique imparfaite, semble la seule disponible en langue française. C’est la Bibliothèque Russe et Slave qui a réédité cette œuvre forte et impitoyable il y a quelques années en version numérique d’après la traduction de 1886. Sur leur site, il est également disponible en version pdf si vos yeux sont suffisamment musclés pour lire sur écran ces 600 pages saisissantes.

http://bibliotheque-russe-et-slave.com/index1.html

(Warren Bismuth)

dimanche 24 janvier 2021

Karel ČAPEK « R.U.R. » + « La guerre des salamandres »

 


Pour célébrer la participation de Des Livres Rances à un challenge interblogs initié par les blogs Au milieu des livres (lien direct vers le défi mensuel « Les classiques c’est fantastique ») et Mes pages versicolores, et portant ce mois-ci sur le sujet « Big brother is watching you », deux chroniques au menu du jour.

Karel ČAPEK est un écrivain tchèque (on disait alors tchécoslovaque) aujourd’hui un peu oublié, mais qui pourtant fut reconnu dans la première partie du XXe siècle. J’ai choisi de présenter deux de ses œuvres ensemble car elles me paraissent complémentaires, pourraient même être vues comme une série. Deux formats différents, théâtre et roman, pour un sujet commun : l’avidité, la folie des hommes dans le développement de la science, mais traitée ici en science fiction sauce anticipation. Et surtout deux immenses chefs d’œuvre de la littérature, deux gifles monumentales.


« R.U.R. » est une pièce de théâtre écrite en 1920 et originellement sous-titrée « Comédie utopiste en trois actes et un prologue ». La présente version en est la première traduction française, datant de 1924. Dans cette traduction, la version choisie pour l’extension du sigle est « Rezon’s Universal Robots » (il existe plusieurs traductions différentes). Le contexte : « R.U.R. » se déroule dans le futur, alors qu’une usine, dirigée par un certain Domin, vient de mettre sur le marché des humanoïdes, c’est-à-dire des machines ressemblant traits pour traits aux hommes. Ce sont des Robots. On peut sourire de ce terme aujourd’hui, en ayant vu défiler tant et tant. Pourtant, dans cette pièce, non seulement le nom prend une majuscule, mais c’est la première fois qu’il est publié ! En d’autres termes, le mot Robot est inventé dans cette pièce, même si l’idée de départ vient de Josef, le frère de ČAPEK.

Des humanoïdes donc. Fabriqués à des centaines de milliers d’exemplaires pour servir l’Homme, faire les besognes à sa place, les travaux ingrats. Les patrons se les arrachent car leur main d’oeuvre, et pour cause, est bon marché, de plus l’utilisation de Robots pourrait dans un proche avenir rendre l’homme oisif et jouisseur : « Avant dix ans, les Rezon’s Universale Robots auront fait tant de froment, tant de tissus et de tout, que nous dirons : les choses n’ont plus aucune valeur. Que chacun prenne ce dont il a besoin. Il n’y a plus de misère. Oui, ils seront sans travail. Mais il n’y aura plus de travail du tout, car les machines vivantes feront tout. Les Robots nous vêtiront et nourriront. Les Robots feront des briques et construiront des maisons pour nous. Les Robots écriront pour nous des chiffres et balaieront nos escaliers. Le travail sera supprimé. L’homme ne fera que ce qu’il aimera faire. Il sera débarrassé des soucis et de l’humiliation du travail. Il ne vivra que pour se perfectionner ».

L’usine R.U.R. est devenue une vraie curiosité. Ainsi, Hélène, la propre fille du Président du pays va visiter la fabrique. Seuls des Robots y travaillent, exceptés les décisionnaires, c’est-à-dire une poignée de dirigeants. Hélène est membre de la Ligue pour l’Humanité et, à ce titre, souhaiterait que les Robots soient traités comme des humains et non comme des machines. Pourtant les Robots ne semblent avoir ni âme ni sensations.

Ellipse. Dix années ont passé, les Robots ont été perfectionnés, ont même été armés. Ils ont participé à tant de guerres, tué tant d’humains, répondant à des ordres, soldats obéissants et efficaces. Ils ont envahi les lieux de travail. L’Homme devenu inutile a fini par s’ennuyer, la natalité a drastiquement baissé, rendant l’espèce humaine en danger. « On ne daigne même plus allonger son bras pour prendre la nourriture, on la leur met droit dans la bouche pour leur éviter de se lever. Ah ! Ah ! Les Robots de Domin se chargent de tout ! Les femmes n’engendreront pas pour les hommes qui sont devenus inutiles ».

Parallèlement, les Robots se sont émancipés, « humanisés », réclamant leur part de pouvoir, se montant en syndicats. Ils représentent un dixième de la population mondiale.

Le vent tourne. Les Robots se révoltent et leurs inventeurs, les dirigeants de l’usine R.U.R. doivent mettre fin à la jacquerie, alors que désormais les Robots existent depuis une trentaine d’années seulement. Le manuscrit de fabrication des Robots existe en unique exemplaire, or lui seul peut permettre de continuer à développer les humanoïdes…

Ne nous y trompons pas : « R.U.R. » n’est pas un simple récit de science fiction, il est surtout un pamphlet politique et social pacifiste. Écrit au lendemain de la première guerre mondiale, il se dresse contre les guerres, contre les ventes d’armes internationales. Il est une revendication humaniste allégorique et puissante. En somme, en quelques dizaines de pages, il peut être vu comme un petit chef d’oeuvre d’intelligence appuyé par une fin épique. Une dystopie, sans aucun doute, mais sur un ton drôle, qui cependant s’aggrave au fil des pages. Cette pièce de théâtre est un véritable coup de maître, l’un de ces textes qui changent la littérature, à l’instar d’un « Nous » du russe ZAMIATINE, dystopie sortie la même année, et qui pour sa part a influencé ORWELL pour son « 1984 » (écrit près de 30 ans plus tard !) et HUXLEY pour « Le meilleur des mondes ». « R.U.R. » est incontestablement une pierre à l’édifice de la future littérature contre-utopique. La version proposée est la numérique de la Bibliothèque russe et slave, à partir d’une traduction de 1924.

https://bibliotheque-russe-et-slave.com/index1.html

16 ans après « R.U.R. », en 1936 ČAPEK reprend en quelque sorte son chantier, en format roman, c’est-à-dire plus ample, plus ambitieux, plus spectaculaire, plus varié aussi.

Le livre démarre comme un gentil petit roman d’aventures sans prétention. Un capitaine de cargo au long cours, Van Toch (que l’on pourrait penser échappé d’une histoire de Robert-Louis STEVENSON), alors à la pêche d’huîtres perlières, se trouve nez à nez avec des sortes de bêtes du diable près de l’île de Tana Masa. Bestioles d’allure hybride, un peu poissons, un peu mammifères, avec des caractéristiques tout humaines. Cette découverte va faire basculer le monde.

En plein été, et alors que la planète semble se reposer sur ses lauriers, deux journalistes partent en chasse de scoops afin d’alimenter leurs colonnes. Ils ont vent de cette découverte d’animaux antédiluviens par le capitaine. Sont-ce des lézards ? Quoi qu’il en soit, les reporters rencontrent Van Toch. Qui souhaiterait apprivoiser ces animaux. Qui par ailleurs ne va pas tarder à quitter le plancher des vaches. Alors que les animaux vont enfin être appelés salamandres.

Dans ces personnages hauts en couleur se distinguent quelques figures, notamment celle d’une femme de théâtre, dans un roman lui-même fortement imprégné de jeu théâtral. Elle assiste à l’évolution de ses salamandres, des êtres qui savent parler et apprendre par cœur, les journaux notamment. Un vaste projet de développement et d’exploitation de la main d’œuvre des salamandres est monté. Il va falloir fabriquer des salamandres qui accompliront les travaux les plus pénibles à la place de l’homme. Elles sont endurantes, solides et pleine d’ardeur. Des élevages vont se former un peu partout.

« Grâce à leur instinct naturel et à leur remarquable sens technique, les salamandres se prêtent surtout à la construction de digues, de levées et de brise-vagues, à creuser des ports et des canaux, à nettoyer les bas-fonds et à déblayer les voix fluviales ; elles peuvent contrôler et aménager les côtes, élargir les continents, etc. Dans tous ces cas, il s’agit de grands travaux, exigeant des centaines et des milliers de travailleurs ; des travaux si étendus que la technique la plus moderne ne s’y attaquera que lorsqu’elle disposera d’une main d’œuvre infiniment bon marché ».

D’un ton léger, aventurier, délicieusement kitsch, pas très éloigné d’un Jules VERNE aux accents H.G. Wellsiens, le récit se dramatise tout à coup, pour devenir parfois étouffant. Un certain Povondra a permis la publicité sur cette découverte majeure. Depuis, il collectionne chaque coupure de journaux en faisant état. Il possède une véritable encyclopédie chez lui et réalise pleinement l’essor des salamandres, leur potentielle révolte, car « Seuls les puissants de ce monde peuvent faire le bonheur des autres sans dépenser un sou ».

La prolifération des salamandres entraîne une refondation totale de la société. Elles se multiplient tellement qu’elles ont de plus en plus besoin d’espaces côtiers vitaux, donc elles rognent les côtes, font des canaux pour obtenir plus de place. Elles se comptent désormais en plusieurs dizaines de milliards d’individus, se rebellent contre l’homme, totalement dépassé par ce que pourtant il a développé.

 ČAPEK sait se faire philosophe et sociologue : « L’homme est-il, a-t-il jamais été capable de bonheur ? L’homme certes, comme tout être qui vit, mais pas le genre humain. Tout le malheur de l’homme réside dans le fait qu’il ait été obligé de devenir l’humanité ou qu’il l’est devenu trop tard, quand il s’était déjà irréparablement différencié en nations, races, croyances, castes et classes, en riches et en pauvres, en hommes éduqués et en ignorants, en maîtres et en esclaves. Rassemblez de force en un même troupeau des chevaux, des loups, des brebis, des chats, des renards et des biches, des ours et des chèvres ; parquez-les dans un même enclos, forcez-les à vivre dans cette mêlée insensée que vous appellerez l’Ordre Social et à respecter les mêmes règles de vie ; ce sera un troupeau malheureux, insatisfait, fatalement divisé, où nulle créature ne se sentira chez elle ».

Ce récit, à première vue de science fiction, est en fait un puissant roman politique. En 1936, ČAPEK voit son pays la Tchécoslovaquie de plus en plus menacé par l’Allemagne nazie. Les salamandres du livre, c’est le peuple tchécoslovaque, le nazi étant représenté par l’homme. Dans cet ouvrage, ČAPEK imagine l’invasion du pays par les forces ennemies (qui se réalisera un peu plus de 2 ans plus tard). « La guerre des salamandres » est un pur chef d’œuvre tout en variations : de roman d’aventures quasi picaresque aux accents théâtraux, il se transforme en récit d’anticipation, allégorique sur la politique européenne de son temps, sous couvert de science fiction. Il se fait aussi visionnaire et en fin de volume, l’auteur Karel ČAPEK se met en scène dans un style d’essayiste : en effet, il s’interroge sur la chute de son roman, la jugeant trop dure, il fait part de ses pensées, ses ressentis. « La guerre des salamandres », pour tout ceci, est une clé majeure de la littérature dystopique du XXe siècle. Souvent réédité, il le fut par exemple en 2012 par les éditions Cambourakis.

Mais son histoire ne se termine malheureusement pas là. Les ténors nazis verront la moutarde leur monter au nez après diverses parutions de livres de ČAPEK, dont cette « guerre des salamandres ». Ils mettront tout en œuvre pour le détruire. En 1939, ils arrêtent ČAPEK, ignorant qu’il est décédé l’année précédente. C’est Josef, son frère, qu’ils traînent, croyant avoir à faire à Karel. Josef est déporté, il mourra en détention quelques années plus tard, pris pour son frère.

https://www.cambourakis.com/

(Warren Bismuth)

mardi 19 janvier 2021

Emmanuel CHAUSSADE « Elle, la mère »

 


Une autofiction ? Peut-être. Mais rien de moins sûr. En tout cas, un court récit en forme de roman d’une noirceur désespérée.

Une mère. LA mère plutôt. Racontée par son fils. La mère au parcours poisseux, poussiéreux. Tradition catholique, jeune fille violentée, abusée, par son futur beau-père, par d’autres, les mains baladeuses. La jeune fille devenue mère, vieille, que l’on finit par croire folle, et qui atterrit dans un cercueil au début du récit. Le fils n’est pas loin. Il vaut mieux, car c’est lui qui témoigne. De l’avant, du passé, de cette famille « à tuyau de poêle » comme on disait dans ma jeunesse.

L’écriture d’Emmanuel CHAUSSADE est faite de phrases brèves comme le roman, vives, alertes, percutantes. Sensorielles peut-être. Le récit est sec, sans filtre. Peut-être sans assez de filtres quand il est question d’inceste par exemple. Car ici rien n’est épargné, aucun détail. C’est là que l’auteur en fait peut-être trop. Il en dit trop en trop peu de pages, il raconte trop d’horreurs du quotidien dans une même famille, sans doute survenues sur des décennies, mais empilées ici comme s’il devait à tout prix s’en débarrasser au plus vite, vider son sac et lester le nôtre, ne pas se souvenir du bon, mais focaliser sur le mauvais, uniquement.

Roman Simenonien sur le fond, il se veut aussi celui de l’anonymat, et c’est peut-être là qu’il pêche : deux prénoms furtivement entrevus dans le récit. Pour le reste, « la mère », « le père », « le fils », « le frère ». On en vient à ne plus toujours savoir qui est qui, il est aisé de se perdre, la confusion peut surgir en un instant. La langue est bien en place, elle est même finement habillée. Mais dessous elle possède trop d’épines, d’aphtes, d’abcès.

Roman qui a peut-être voulu voir trop grand, en montrer trop dans trop peu d’espace. Vouloir entasser, ne conter que l’horreur, faire sentir les miasmes, la merde et le moisi donne parfois au lectorat un sentiment d’abandon. Récit venant tout juste de paraître chez Minuit, faites-en votre propre opinion, mais allez-y sur la pointe des pieds !

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)

Béla PINTÉR « Saleté »

 


Au menu du jour, une pièce hongroise en une seule scène. Pourtant les changements de rythmes et d’ambiance sont nombreux, certaines séquences allant même jusqu’à se juxtaposer.

Un couple sans enfants d’un village de montagnes se rend en ville dans un orphelinat afin d’adopter un bébé. La femme de 42 ans vient d’être opérée de l’utérus et ne pourra plus enfanter. Sur place, ce sont des adolescents qui sont proposés au couple, prêt à succomber au charme avant de pouvoir légalement devenir les parents d’un tout jeune enfant (pour cela il faut un dossier solide qui peut prendre du temps). Le couple choisit une jeune file retorse, qui d’ailleurs refuse dans un premier temps de le suivre si les parents adoptifs ne prennent pas avec eux sa meilleure amie.

Les deux personnages du couple sont d’honnêtes travailleurs assez aisés et au cœur chaud : « Je suis travailleuse sociale et oncle Attila possède une boulangerie bio. Nous avons une belle petite maison, propre et calme, dans le centre du village, et nous avons un grand jardin. L’église est à deux pas de chez nous et nous sommes également tout près de l’épicerie. Nous nous levons tous les jours de bonne heure. Attila doit allumer son four et moi, je me rends auprès des retraités du village. Je vais faire les commissions pour eux, je coupe du bois ou bien je les aide à faire leur toilette ».

Le retour au village s’avère mouvementé : non seulement la jeune fille désormais adoptée possède une dentition repoussante (c’est pourquoi elle porte un masque en permanence) mais son amie est tsigane, peuple abhorré en Hongrie. Les premières frictions ne tardent pas. « Mais enfin, cette pauvre fille croit qu’elle est belle, alors qu’elle ferait vomir tout le monde ! ».

Cette pièce est déconcertante : d’un fond pourtant tragique, elle est traitée avec un profond humour noir dans une construction parfois complexe où se succèdent des séquences sans notion de temps, même si celui-ci est rythmé par des pancartes annonçant la saison. L’espace temps s’étale sur une année durant laquelle de nombreux rebondissements vont alterner. La musique traditionnelle hongroise est très présente, des chœurs parfois sortis de  nulle part viennent régulièrement entonner une chanson.

Mais le vrai personnage (masqué) est la Hongrie, pays tiraillé entre la politique d’extrême droite à géométrie variable du président Viktor ORBÁN, l’exclusion, le rejet de la différence ethnique, (l’antisémitisme y est notoirement ancré), les restrictions de liberté individuelle, la pauvreté et le système D. La préface de Béla CZUPPON est très éclairante quant au contexte, la pièce ayant été présentée pour la première fois en 2010. Il est ici question du problème du taux de fécondité en baisse dans le pays et de l’exil politique de pas mal d’habitants. La Hongrie devient en manque de jeunesse, dépeuplée et exsangue. Son peuple rural, conservateur, reste campé sur ses certitudes ancestrales, il est difficile de se faire une place dans la société.

Pièce à la fois drôle et désenchantée, sociale et pessimiste, elle vient d’être traduite en France par Françoise BOUGEARD, et éditée chez L’espace d’un Instant.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

samedi 16 janvier 2021

Fernando PESSOA : Présentation de quelques hétéronymies

 


Durant sa vie, le poète Fernando PESSOA (1888-1935) a utilisé environ 70 hétéronymes (le premier dès l’âge de 6 ans), pas de simples pseudonymes masquant l’identité de l’écrivain, mais bien des personnages qu’il a inventés, auxquels il a donné une vie, et bien sûr qu’il a fait écrire. Tous possédant leur propre personnalité, ils voient différemment la vie, n’ont ni les mêmes préoccupations ni le même style ni la même philosophie. Parmi ces nombreuses identités factices, quatre se détachent : Ricardo Reis, Alvaro de Campos, Alberto Caeiro et Bernardo Soares, qui tous s’expriment en portugais. Concernant Soares, il fera plus tard ici l’objet d’une chronique isolée, puisqu’il est l’auteur du vertigineux « Livre de l’intranquillité ». Aujourd’hui sont présentées quatre œuvres, trois par les hétéronymes cités plus haut (excepté Soares donc) ainsi que l’une du principal accusé, j’ai nommé Fernando PESSOA lui-même, qui fera d’ailleurs parfois réagir certains de ses hétéronymes sur les écrits des autres. La plupart des poèmes présentés ici sont épiques et venteux, expurgés, solides et vigoureux.

En portugais, pessoa signifie « personne ». Ce « personne » qui a pourtant laissé une trace écrite considérable, puisqu’à sa mort, plus de 27 000 textes furent retrouvés dans une malle, faisant de l’œuvre de PESOA un puits sans fond.

Alberto Caeiro « Le gardeur de troupeaux »

Ma préférence dans les hétéronymes de PESSOA que j’ai pu croisés va tout de suite vers Alberto Caeiro, observateur du monde s’étant imposé par effraction à PESSOA précisément le 8 mars 1914, alors que le poète s’apprête à écrire. Caeiro lui apparaît. Comme souvent, PESSOA écrit debout, mais cette fois-ci ne contrôle pas sa main qui, dans une sorte d’extase, écrit seule une cinquantaine de poèmes. La plupart sont assemblés dans ce « Gardeur de troupeaux », sommet de la poésie païenne et naturaliste. Caeiro est né à Lisbonne en 1869 et mort en 1915. Cependant, il écrira des vers après sa mort.

« Le gardeur de troupeaux » est une suite de poèmes contemplatifs, dans lesquels l’auteur n’existe pas, ou si peu. Il se contente d’être l’observateur détaché de la nature et du ciel, son existence se suffit à elle-même, elle est hors du monde, désintéressée et pourtant fascinée par ce qui l’entoure et ne revêt pas silhouette humaine. Le recueil est un hymne à la nature, à la Terre, presque une méditation. C’est un homme retiré du monde, philosophiquement ermite qui témoigne de la beauté. « Je n’ai ni ambitions ni désirs ».

« Par un jour excessivement clair, / Jour où perçait l’envie d’avoir beaucoup travaillé / Afin de ne pas travailler du tout en ce jour, / J’ai entrevu, comme une route entre les arbres, / Ce qui est peut-être le Grand Secret, / Le Grand Mystère dont les faux poètes parlent. / J’ai vu qu’il n’y a pas de Nature, / Que Nature n’existe pas, / Qu’il y a collines, vallées, plaines, / Qu’il y a arbres, fleurs, herbages, / Qu’il y a rivières et pierres, / Mais qu’il n’y a pas un tout à quoi tout cela appartiendrait / Qu’un ensemble réel et véritable / Est une maladie de nos idées ».

« Le gardeur de troupeaux » est un pur chef d’œuvre, il se lit, se relit, frappe par ses images apaisées, expurgées, essorées, réduites au strict minimum, et sa vision d’une vie où l’humain n’a plus une place de choix, ni Dieu par ailleurs (« Je ne crois pas en Dieu parce que je ne l’ai jamais vu »). Caeiro noircira d’autres pages, il sera l’auteur du très court recueil « Le berger amoureux » (écrits lors de la même session d’écriture) ainsi que d’une cinquantaine de poèmes désassemblées. Œuvre brève et intense, construite sur une logique implacable.

Alvaro de Campos « Bureau de tabac »

Né en 1890 au Portugal, Alvaro de Campos semble idéologiquement proche de PESSOA. Ses idoles se nomment Walt WHITMAN et… Alberto Caeiro ! Il a écrit notamment « Ode maritime » et cet étincelant « Bureau de tabac », poème de quelques dizaines de pages, désenchanté et d’une rare puissance.

L’homme en face du bureau de tabac observe, note, dans une sorte de non existence (ici il peut être rapproché d’Alberto Caeiro), de détachement extrême du monde, ses émotions et leur aspect en résultant. Son regard est extérieur, comme absent, il ne participe pas au tableau, il n’en est que le relais vidé de sa réactivité.

Son poème commence ainsi : « Je ne suis rien. / Je ne serai jamais rien. / Je ne peux vouloir être rien. / À part ça, je porte en moi tous les rêves du monde. / Fenêtres de ma chambre, / De ma chambre où vit l’un des millions d’êtres au monde dont personne ne sait qui il est ». Poème désenchanté, délesté des dernières illusions, il se clôt pourtant par une note pouvant être perçue comme positive, ou en tout cas optimiste et paradoxalement « sans espoir ». Poème ambivalent et d’une force peu commune.

Ricardo Reis « Odes »

Ricardo Reis est, dans les hétéronymes les plus connus de PESSOA, le plus classique dans son style, PESSOA l’a donc fait naître en 1887, un an avant lui-même. Il est l’aîné de par ses références. Chez Reis, s’il est question de nature, il faut se tourner du côté de la tradition gréco-latine et de ses tragédies pour ses influences majeures. Il est considéré cependant comme un païen moderne. Exilé au Brésil, il représente par ce fait l’éloignement de la culture portugaise pour un art plus primitif.

28 brefs poèmes constituent ces odes, ils sont adressés à deux femmes, Chloé et Lydia. Sombres et épiques, ils insistent, comme chez plusieurs hétéronymes, sur l’insignifiance de l’homme dans la brièveté de sa vie (« Couronnez-moi de roses / Et de feuillage bref. / C’est tout »).

« Comme si chaque baiser / Était un baiser d’adieu, / D’amour, ô ma Chloé, embrassons-nous. / Déjà peut-être effleure / Notre épaule cette main qui appelle / À la barque qui ne revient jamais que vide ; / Cette main qui dans un même fagot / Noue ce que nous aurons été l’un avec l’autre / Et l’insensible tout, l’universelle somme de la vie ».

Ricardo Reis est l’antithèse, le contraire d’Alvaro de Campos. Ces odes ont été publiées dans deux revues entre 1924 et 1933.

Fernando PESSOA « Message »

Recueil d’une quarantaine de poèmes, « Message » fut le seul livre de PESSOA en portugais publié sous son propre nom de son vivant (en 1934, un an avant sa mort) mais trouve sa genèse dès 1912. Il est d’abord un hommage très appuyé aux grandes figures conquérantes du Portugal. À ce titre, il pourrait être vu par un raccourci rapide comme un recueil exclusivement patriotique. Il l’est sans doute en partie, teinté de « nationalisme mystique », voire d’ésotérisme. Il insiste sur la grandeur, la puissance du Portugal (l’image de l’épée dressée revient à plusieurs reprises), pourtant il peut aussi sonner comme un hymne universel, se déroulant tantôt sur terre tantôt sur mer.

Si les images guerrières sont très présentes, d’autres thèmes chers à certains de ses hétéronymes, la nature, le ciel, ne sont pas en reste ici : « Le rêve c’est de voir les formes invisibles / De la distance imprécise, et, par mouvements / Sensibles d’espoir et de volonté, / De chercheur sur la ligne d’horizon, glacée, / L’arbre, la plage, la fleur, l’oiseau et le source / Les baisers mérités de la Vérité ».

(Warren Bismuth)



mercredi 13 janvier 2021

Charlotte MONÉGIER « Le petit peuple des nuages »

 


Ce recueil de 13 nouvelles s’articule autour d’un thème principal : la famille. Mais pas celle qui grandit dans le calme, l’écoute, la tolérance et la joie de vivre, plutôt la famille éclatée, boiteuse, vindicative et violente. Ces nouvelles peuvent former un tout, une trame romanesque par leurs figures adolescentes très présentes, en souffrance, un souffrance profonde et souvent provoquée par le père. Dans ces nouvelles, les pères, même s’ils peuvent être parfois absents (par lâcheté ?) sont écrasants. Ils font basculer des destins familiaux par leur violence, leurs addictions, leurs comportements, ou encore leurs phrases, celles qui font saigner le coeur.

 

L’ombre du père, obsédante, en parallèle avec celle de l’abandon de l’autre, de la femme, qu’elle soit mère ou fille. L’abandon qui provoque les errances, les abus, les dérives, les mauvaises rencontres. Ces jeunes femmes, encore dans les balbutiements des difficultés de la vie fuient, aiment mal car elles ont vu le père mal aimer, des pères pathétiques se détachant de leurs obligations, de leurs devoirs envers leurs enfants qui déjà d’étiolent et cherchent ailleurs le grand frisson.

 

Le deuil est au cœur de la réflexion : le père mort ou invisible. Le deuil d’une vie familiale « normale », c’est-à-dire avec l’amour, le respect, l’entraide et la compréhension. Ce deuil que la mère tente d’expliquer, avec ses mots, parfois maladroits, empreints de colère ou de résignation.

 

Et l’adolescence qui doit tout de même se passer, les premières amours, premiers émois, les premières règles, les premières désillusions, les premiers abus. N’allez pas croire que toutes les familles présentées ici soient des cas sociaux ou désignés comme tels : les riches, les bourgeois possèdent aussi leurs vices, leur folie. « Mon père était fou. Ma mère était géniale. Elle a fini par perdre la raison, elle aussi. Et moi : j’étais au milieu d’eux ».

 

Puis dans ces « gueules cassées », deux visages plus familiers surgissent : ceux de deux sosies de Johnny HALLIDAY.

 

« Je ne connais rien aux nuages, alors je murmure : « C’est la pluie qui dort dedans ». Il me regarde d’un œil curieux, je crois qu’il veut savoir si la pluie c’est comme les larmes, je dis : « Oui, c’est pareil. Un nuage doit craquer ». Au-delà des dégradés, plus loin encore que les traces colorées, un point lumineux attire son attention. C’est probablement Vénus ou l’étoile du Berger ».

 

Ces nouvelles intimistes et très personnelles peuvent nous parler par le biais des destins qu’elles dépeignent. Homogènes, elles sont servies par une puissance narrative assez magistrale et déconcertante. Qu’elles se déroulent en Afrique du sud, à Paris ou bien en Normandie (d’ailleurs on se déplace beaucoup dans ces récits), elles secouent les tripes grâce à un style poétique délicat sur la forme et agressif sur le fond. En 2014, Charlotte MONÉGIER avait publié un roman fort aux mêmes éditions Lunatique, « Petite fille », dont certaines situations voire quelques extraits sont repris ici. Charlotte MONÉGIER possède une identité stylistique propre et forte. Ce recueil est sorti chez Lunatique fin 2020, il est à découvrir.

https://www.editions-lunatique.com/

(Warren Bismuth)

samedi 9 janvier 2021

Isabelle FLATEN « La folie de ma mère »

 


Un roman bref, percutant, envahissant, envoûtant. La narratrice pourrait bien ressembler farouchement à une certaine FLATEN Isabelle. Elle voit resurgir ses souvenirs propres, depuis l’âge de 3 ans, brinquebalée entre Alsace, région parisienne et Lorraine. Sa mère est aussi au cœur de ce récit.

 

Mai 68 passe par là. La mère est engagée politiquement, libertaire de la vieille école. La narratrice grandit au milieu des slogans, des revendications, de la lutte des femmes. Elle se métamorphose en baba-cool, découvre les joints à fumer, les fêtes entre amis jusqu’à pas d’heure.

 

La mère toujours. Militante obstinée dans ses convictions (« Quand Odette, la gentille voisine, t’apporte des belles soles qu’elle a achetées au marché en pensant à tes enfants, tu lui claques la porte au nez : ‘hors de question d’accepter des soles gaullistes !’ »), elle va s’occuper de femmes en détresse, battues, violentées, abandonnées. D’un côté les femmes, de l’autre les hommes. Mais là c’est une autre histoire…

 

Peu à peu la mère perd pied. Tout est en place pour un mauvais film d’épouvante. Jusqu’où va-t-elle sombrer ?

 

Dans cette galerie de portraits tantôt effrayants tantôt touchants voire tout simplement beaux, la figure de la mère écrase tout, celle de la fille survit, derrière, dans l’ombre. C’est le Je (de la fille) et Tu (de la mère). Se mutant parfois en Je hais Tu. Le récit est direct mais pudique, pas d’envolées du trauma profond, mais plutôt la volonté de comprendre. Un roman tendu, dur, dans lequel il est difficile de reprendre sa respiration tant les scènes, pourtant sans trémolos ni hémoglobine, sont violentes, cette violence sourde, sous-jacente, qui pète au visage tout en touchant au cœur.

 

Et puis il y a un roman dans le roman, dont je ne vous dévoilerai rien, mais qui pourrait bien être la clé de voûte de cette folie, pointant des secrets de famille, ancrés mais tus sinon abattus dès qu’ils pointent leur nez. Le talent d’Isabelle FLATEN consiste à faire passer tout cela de manière détachée mais pourtant très présente, en sortant avec recul la carte joker de l’humour. Et là, pourtant bouleversés, tour à tour nous rions, nous mourons, nous décompressons. Un roman qui tape fort, qui se parcourt en apnée, qui résonne jusqu’à en être entêtant et obsédant. À lire d’une traite. Sorti tout récemment chez Le Nouvel Attila. Précipitez-vous.

http://www.lenouvelattila.fr/

(Warren Bismuth)

mardi 5 janvier 2021

Mènis KOUMANDARÈAS « La verrerie »

 


Peu après la seconde guerre mondiale et en pleine récession en Grèce, des personnages en attente de lendemains qui chantent cherchent à s’en sortir par des moyens nobles en lançant leurs forces dans une boutique de verre à Athènes. Les personnages centraux sont la belle Bèba (Barbara) et ses jambes magnifiquement fuselés, son conjoint Vlassis, homme mal dans sa peau et dépressif, et deux salariés de la verrerie, inséparables.

Bèba est une militante humaniste d’extrême gauche marquée par une fausse couche, alors que Vlassis est issu d’une famille très ancré du côté d’une droite conservatrice. Plus le temps avance, plus Vlassis ressent un mal-être. Il va être hospitalisé, dans un état dépressif inquiétant. Bèba continue à tenter de faire fonctionner la verrerie, aidée par les fameux deux collègues qui sont à la fois ses amis (dont l’un a fait la fâcheuse expérience de la guerre de Corée, l’autre revenant des États-Unis) et ses boulets. Ensemble ils tentent de ranimer la flamme de l’autogestion. En vain, par manque de chance, d’adresse, d’organisation.

« À un certain moment, l’entreprise fut en danger. Le verre, au lieu de fondre dans les fours pour être ensuite moulé, s’entassait dans les dépôts. Quand il réapparaissait sur le marché, les commerçants devaient encore payer des amendes et des droits de garde en douane. Par ailleurs, les consommateurs n’avaient plus d’argent, les créanciers attendaient, les traites à la main, et les débiteurs s’arrangeaient pour avoir des délais supplémentaires. Petit à petit, le stock de lampes, de lustres et d’appliques s’épuisait ».

Mais le véritable héros du roman se nomme Athènes. Cet Athènes que les protagonistes traversent de part et d’autre, jusqu’aux moindres recoins. Les rencontres vont y être nombreuses et riches, dans un pays frappé par la corruption, les magouilles et les mauvais payeurs, sans compter le peu de foi des puissants et les industriels particulièrement véreux. Athènes livrée à elle-même, avec ses quartiers chauds et sa population désenchantée.

Roman de la désillusion d’un pays au sortir de la guerre et victime de la dictature, « La verrerie » est celui d’une nation qui souffre, d’une population paumée qui ne sait plus comment construire un avenir. L’auteur a choisi une poignée de portraits, réalisant ainsi un roman intimiste, blessé et vrai, qui fut publié en 1975, soit après la chute de la « Dictature des colonels ». Il est une déambulation dans Athènes, chaque pierre y porte un souvenir, une odeur, une image : « Elle descendit les escaliers, s’arrêtant pour s’appuyer contre le mur, pitoyable comme une femme de ménage. Dehors, elle fut entraînée par la foule vers des vendeurs de souvlakis, pressée de tous côtés par des groupes de jeunes qui discutaient football sur les trottoirs, puis, emportée par l’escalator du métro vers le sous-sol où grouillait une foule hétéroclite et où la puanteur de l‘ammoniaque émanant des pissotières la fit chanceler. Soudain, elle se mit à penser qu’elle se trouvait dans une ville inconnue, qu’elle était une autre femme, une provinciale déboussolée ».

« La verrerie » ne s’empare de la politique et du social en Grèce que par petites touches. KOUMANDARÈAS se concentre sur le parcours individuel de ses personnages, qu’il peint de main de maître, avec une écriture simple et pourtant charpentée et pure, entraînante et vive.

« La verrerie » est un roman écrit entre 1971 et 1974, et qui parut pour la première fois en 1975. Ici, Quidam éditeur nous propose une nouvelle traduction signée Marcel DURAND.

https://www.quidamediteur.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 3 janvier 2021

Veronika BOUTINOVA « Sursum corda »

 


Cette nouvelle parution du Ver à Soie est plus que poignante, elle est en tous points bouleversante. Elle raconte le parcours d’un couple atypique, « moderne » dans la nouvelle Europe, mais qui a du mal à exister, à résister, justement en partie à cause de l’Europe.

 

Lui c’est Zuka. Il est le narrateur principal du récit. Il habite Belgrade, la ville blanche, actuelle capitale de la Serbie, là où vit encore une partie de sa famille. Pourtant Zuka est né en Yougoslavie, mais il y a eu la guerre. Enfin, LES guerres, celles des années 1990. Au début, Zuka a 13 ans, il ne comprend pas ce qui se passe. Aujourd’hui et malgré le recul, il n’est toujours pas certain de bien comprendre.

 

Zuka vient de Knin, ville alors yougoslave. Oui, mais la guerre. Knin devient croate tout en étant surtout peuplée de serbes, puis proclamation de la République Serbe de Krajina dont la même Knin devient la capitale. « Je suis né en Yougoslavie et un jour on me dit : Tu es né en Croatie mais tu es un Serbe, donc tu dois repartir chez toi ! Chez moi, mais où chez moi ? Où voulait-on m’exiler ? ».

 

Son parcours fait que Zuka est un réfugié Serbo-croate. Ou Croato-serbe, il ne sait plus bien. Et les Serbes sont les mal aimés de l’Histoire. Souvenez-vous l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche en juin 1914 par le jeune extrémiste Gavrilo PRINCIP, un serbe, ce qui déclenche la première guerre mondiale, il y a mieux pour se faire aimer en tant que peuple. Ceci aussi Zuka en parle.

 

Zuka ne comprend plus grand-chose. Ce qu’il sait en revanche, c’est qu’il souhaiterait refuser de grandir, s’affubler du syndrome de Peter Pan. Et il est tombé amoureux de Charlotte, une française habitant à Lille, sur une péniche dont l’emplacement est illégal.

 

Charlotte est intermittente, un peu théâtreuse, un peu alcoolo, un peu camée, un peu tarée, mais c’est une vraie fleur. Elle traîne dans les bars de marginaux, s’envoie des mecs comme ça, par désir, par pulsion. Son amour vrai, elle le réserve à Zuka. Dans ce récit, elle parle en italiques. Avec Zuka, ils forment un couple libre. 2000 kilomètres les séparent, ils se voient peu et pas longtemps, relation épuisante. Et puis il y a, il y avait plus exactement, le chien de Charlotte.

 

Zuka et Charlotte se sont mariés à Lille, mais Zuka ne peut pas demander de papiers pour obtenir la nationalité française. Pour cela il aurait besoin de papiers croates, pays membre de l’Union Européenne. Oui mais « Je ne peux pas avoir de papiers croates, parce que mes parents ne sont pas nés en Croatie. Et les papiers qu’on avait ont été brûlés dans la guerre. Cela signifie-t-il que je suis non-né, que je ne suis personne comme l’Indien dans le Dead man de Jarmush ? Qui est-on ? Des papiers ? Les papiers reflètent-ils ce que nous sommes ? Notre lieu de naissance est-il visible sur notre visage ? Et que dit d’essentiel sur notre essence et notre être, la photo de notre carte d’identité ? Suis-je Serbe de Croatie ou Croate serbe ? Ex-yougoslave ? Un Balkan Boy ? Qu’est-ce qu’on s’en fout, non ?! ».

 

Le couple Charlotte/Zuka est une allégorie des difficultés voire de l’impossibilité de vivre en liberté dans des pays différents au sein de l’Europe, de par les lois, les situations administratives absurdes, couplées avec une Histoire balkanique récente hors contrôle. Et vous obtenez ce cas d’école, ce couple à la dérive. Qui souhaiterait un enfant. Qui souhaiterait vivre à deux puis trois, loin de la réalité, celle qui ne se déchiffre pas.

 

« Imaginez deux populations parlant la même langue, partageant la même sensibilité, et puis la politique de merde est venue mettre des différences « ethniques », a modifié les « mentalités », a gavé les esprits de nationalisme : les uns disaient Les serbes vont vous buter, les autres disaient Les Croates vont vous buter. Une radicalité extrême ».

 

Les migrants que l’on voit tenter de traverser les mers, ce sont aussi eux, ceux qui n’ont plus rien, même pas une nationalité à laquelle se rattacher, ils n’existent plus en tant qu’humains. Et ils sont pourtant refouler aux frontières européennes.

 

Ceci n’est pas une fiction : Charlotte et Zuka existent. Ils se sont entretenus avec Veronika BOUTINOVA qui a retranscrit leurs dires, les a peut-être un peu poétisés. Elle est le relais de leurs voix, de leur dérive, de leur souffrance. Veronika BOUTINOVA a publié plusieurs livres, notamment du théâtre aux éditions L’espace d’un Instant qui sont souvent présentées sur le blog. Je vous reparle d’elle très bientôt.

 

Cette lecture prend aux tripes. Pourtant bref, ce récit nous plonge dans le monde effrayant de l’envers du décor européen. Certaines phrases sont sur une page complète, comme pour être plus percutantes. Comme toujours chez Le Ver à Soie, la présentation est très soignée, vous pouvez même vous découper un marque-pages cartonné dans la couverture ! Cette maison d’édition est assez stupéfiante par sa démarche indépendante ultra militante, car même les formats numériques sont entièrement contrôlés par l’éditrice Virginie SYMANIEC, dans un travail de titan qui ne peut que pousser à encourager et soutenir ce travail de fourmi. Ce récit vient tout juste de paraître dans la collection 100 000 signes.

 

J’oubliais : la péniche de Charlotte, son seul vrai bien, amarré illégalement, porte le nom de Sursum corda, que l’on pourrait traduire, et encore pas si sûr, par Haut les cœurs.

 

https://www.leverasoie.com/

 

(Warren Bismuth)