samedi 16 janvier 2021

Fernando PESSOA : Présentation de quelques hétéronymies

 


Durant sa vie, le poète Fernando PESSOA (1888-1935) a utilisé environ 70 hétéronymes (le premier dès l’âge de 6 ans), pas de simples pseudonymes masquant l’identité de l’écrivain, mais bien des personnages qu’il a inventés, auxquels il a donné une vie, et bien sûr qu’il a fait écrire. Tous possédant leur propre personnalité, ils voient différemment la vie, n’ont ni les mêmes préoccupations ni le même style ni la même philosophie. Parmi ces nombreuses identités factices, quatre se détachent : Ricardo Reis, Alvaro de Campos, Alberto Caeiro et Bernardo Soares, qui tous s’expriment en portugais. Concernant Soares, il fera plus tard ici l’objet d’une chronique isolée, puisqu’il est l’auteur du vertigineux « Livre de l’intranquillité ». Aujourd’hui sont présentées quatre œuvres, trois par les hétéronymes cités plus haut (excepté Soares donc) ainsi que l’une du principal accusé, j’ai nommé Fernando PESSOA lui-même, qui fera d’ailleurs parfois réagir certains de ses hétéronymes sur les écrits des autres. La plupart des poèmes présentés ici sont épiques et venteux, expurgés, solides et vigoureux.

En portugais, pessoa signifie « personne ». Ce « personne » qui a pourtant laissé une trace écrite considérable, puisqu’à sa mort, plus de 27 000 textes furent retrouvés dans une malle, faisant de l’œuvre de PESOA un puits sans fond.

Alberto Caeiro « Le gardeur de troupeaux »

Ma préférence dans les hétéronymes de PESSOA que j’ai pu croisés va tout de suite vers Alberto Caeiro, observateur du monde s’étant imposé par effraction à PESSOA précisément le 8 mars 1914, alors que le poète s’apprête à écrire. Caeiro lui apparaît. Comme souvent, PESSOA écrit debout, mais cette fois-ci ne contrôle pas sa main qui, dans une sorte d’extase, écrit seule une cinquantaine de poèmes. La plupart sont assemblés dans ce « Gardeur de troupeaux », sommet de la poésie païenne et naturaliste. Caeiro est né à Lisbonne en 1869 et mort en 1915. Cependant, il écrira des vers après sa mort.

« Le gardeur de troupeaux » est une suite de poèmes contemplatifs, dans lesquels l’auteur n’existe pas, ou si peu. Il se contente d’être l’observateur détaché de la nature et du ciel, son existence se suffit à elle-même, elle est hors du monde, désintéressée et pourtant fascinée par ce qui l’entoure et ne revêt pas silhouette humaine. Le recueil est un hymne à la nature, à la Terre, presque une méditation. C’est un homme retiré du monde, philosophiquement ermite qui témoigne de la beauté. « Je n’ai ni ambitions ni désirs ».

« Par un jour excessivement clair, / Jour où perçait l’envie d’avoir beaucoup travaillé / Afin de ne pas travailler du tout en ce jour, / J’ai entrevu, comme une route entre les arbres, / Ce qui est peut-être le Grand Secret, / Le Grand Mystère dont les faux poètes parlent. / J’ai vu qu’il n’y a pas de Nature, / Que Nature n’existe pas, / Qu’il y a collines, vallées, plaines, / Qu’il y a arbres, fleurs, herbages, / Qu’il y a rivières et pierres, / Mais qu’il n’y a pas un tout à quoi tout cela appartiendrait / Qu’un ensemble réel et véritable / Est une maladie de nos idées ».

« Le gardeur de troupeaux » est un pur chef d’œuvre, il se lit, se relit, frappe par ses images apaisées, expurgées, essorées, réduites au strict minimum, et sa vision d’une vie où l’humain n’a plus une place de choix, ni Dieu par ailleurs (« Je ne crois pas en Dieu parce que je ne l’ai jamais vu »). Caeiro noircira d’autres pages, il sera l’auteur du très court recueil « Le berger amoureux » (écrits lors de la même session d’écriture) ainsi que d’une cinquantaine de poèmes désassemblées. Œuvre brève et intense, construite sur une logique implacable.

Alvaro de Campos « Bureau de tabac »

Né en 1890 au Portugal, Alvaro de Campos semble idéologiquement proche de PESSOA. Ses idoles se nomment Walt WHITMAN et… Alberto Caeiro ! Il a écrit notamment « Ode maritime » et cet étincelant « Bureau de tabac », poème de quelques dizaines de pages, désenchanté et d’une rare puissance.

L’homme en face du bureau de tabac observe, note, dans une sorte de non existence (ici il peut être rapproché d’Alberto Caeiro), de détachement extrême du monde, ses émotions et leur aspect en résultant. Son regard est extérieur, comme absent, il ne participe pas au tableau, il n’en est que le relais vidé de sa réactivité.

Son poème commence ainsi : « Je ne suis rien. / Je ne serai jamais rien. / Je ne peux vouloir être rien. / À part ça, je porte en moi tous les rêves du monde. / Fenêtres de ma chambre, / De ma chambre où vit l’un des millions d’êtres au monde dont personne ne sait qui il est ». Poème désenchanté, délesté des dernières illusions, il se clôt pourtant par une note pouvant être perçue comme positive, ou en tout cas optimiste et paradoxalement « sans espoir ». Poème ambivalent et d’une force peu commune.

Ricardo Reis « Odes »

Ricardo Reis est, dans les hétéronymes les plus connus de PESSOA, le plus classique dans son style, PESSOA l’a donc fait naître en 1887, un an avant lui-même. Il est l’aîné de par ses références. Chez Reis, s’il est question de nature, il faut se tourner du côté de la tradition gréco-latine et de ses tragédies pour ses influences majeures. Il est considéré cependant comme un païen moderne. Exilé au Brésil, il représente par ce fait l’éloignement de la culture portugaise pour un art plus primitif.

28 brefs poèmes constituent ces odes, ils sont adressés à deux femmes, Chloé et Lydia. Sombres et épiques, ils insistent, comme chez plusieurs hétéronymes, sur l’insignifiance de l’homme dans la brièveté de sa vie (« Couronnez-moi de roses / Et de feuillage bref. / C’est tout »).

« Comme si chaque baiser / Était un baiser d’adieu, / D’amour, ô ma Chloé, embrassons-nous. / Déjà peut-être effleure / Notre épaule cette main qui appelle / À la barque qui ne revient jamais que vide ; / Cette main qui dans un même fagot / Noue ce que nous aurons été l’un avec l’autre / Et l’insensible tout, l’universelle somme de la vie ».

Ricardo Reis est l’antithèse, le contraire d’Alvaro de Campos. Ces odes ont été publiées dans deux revues entre 1924 et 1933.

Fernando PESSOA « Message »

Recueil d’une quarantaine de poèmes, « Message » fut le seul livre de PESSOA en portugais publié sous son propre nom de son vivant (en 1934, un an avant sa mort) mais trouve sa genèse dès 1912. Il est d’abord un hommage très appuyé aux grandes figures conquérantes du Portugal. À ce titre, il pourrait être vu par un raccourci rapide comme un recueil exclusivement patriotique. Il l’est sans doute en partie, teinté de « nationalisme mystique », voire d’ésotérisme. Il insiste sur la grandeur, la puissance du Portugal (l’image de l’épée dressée revient à plusieurs reprises), pourtant il peut aussi sonner comme un hymne universel, se déroulant tantôt sur terre tantôt sur mer.

Si les images guerrières sont très présentes, d’autres thèmes chers à certains de ses hétéronymes, la nature, le ciel, ne sont pas en reste ici : « Le rêve c’est de voir les formes invisibles / De la distance imprécise, et, par mouvements / Sensibles d’espoir et de volonté, / De chercheur sur la ligne d’horizon, glacée, / L’arbre, la plage, la fleur, l’oiseau et le source / Les baisers mérités de la Vérité ».

(Warren Bismuth)



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