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mercredi 27 septembre 2023

Marcel NADJARY « Sonderkommando » - complément

 


Je vous ai présenté récemment un de ces livres historiques qui fera date : les manuscrits du grec Marcel NADJARY, déporté de Auschwitz-Birkenau, qui y a écrit un témoignage dans l’urgence, l’a enterré, avant qu’il ne soit inhumé près de 40 ans plus tard, suivis de 40 années supplémentaires pour qu’il devienne lisible grâce aux nouvelles technologies. La chronique est ici :

https://deslivresrances.blogspot.com/2023/08/marcel-nadjary-sonderkommando.html

Ce que je n’avais pas précisé, c’est que cet ouvrage est accompagné d’un autre, son binôme sans être son jumeau. Le travail en commun entre deux maisons d’édition, Signes et Balises (Anne-Laure Brisac) et Artulis (Pierrette Turlais), a duré cinq années, pour aboutir à une coédition, ainsi qu’à une double publication. Car en plus du livre dont je parle dans le lien ci-dessus, il existe un livre bibliophilique tiré à seulement 200 exemplaires.

Voici la présentation de sa maison par Pierrette Turlais :

« En créant les éditions Artulis, j’ai choisi d’interroger les écritures d’insoumission, de révolte, de résistance et de survie dans la diversité de leurs acteurs, de leurs formes et de leur force.

Les publications autour de cette démarche sont construites autour d’archives – textes, traces, images -, éclairées par l’érudition souriante d’auteurs contemporains. Ces publications correspondent à une forme éditoriale bibliophilique que traduisent des choix typographiques, une mise en page, des matériaux et une fabrication d’une forme singulière.

Éditées en nombre limité, elles sont dans le même temps proposées en format numérique. Cette démarche correspond à une volonté parallèle de transmission des contenus au plus grand nombre ».

Tenez par exemple, ce lien, on y met un ongle, puis le doigt, la main, et enfin le bras.

http://resistance.editionsartulis.fr/diaporama.htm

Puits sans fond de tracts de la Résistance française durant la seconde guerre mondiale, mais aussi des textes (à gauche de l’écran). Vous pouvez cliquer sur chaque tract, il vous apparaît alors pleine page, avec des explications en bas, c’est tout simplement prodigieux ! Tout ceci pour annoncer qu’il en sera de même pour l’ouvrage de référence « Sonderkommando » de Marcel NADJARY, et je vous propose d’ores et déjà quelques visuels prochainement disponibles, dont cette stèle correspondant aux 54 juifs grecs qui furent déportés au Sonderkommando de Auschwitz-Birkenau en 1944.

 Couvertures de l’ouvrage bientôt disponible

 Sommaire

Stèle des 54 noms des juifs grecs déportés en 1944 

au Sonderkommado de Auschwitz-Birkenau

 


Autres extraits

 Informations sur le livre

***

Les éditions Artulis proposent sur leur site des explorations numériques de livres bibliophiliques qu’elles ont édités.

- Pierre Richard (1802-1879) - Grimoires illuminés :

https://editionsartulis.fr/artulis/richard/index.htm

- Tracts et paillons clandestins de la résistance :

http://resistance.editionsartulis.fr/

- Alfred Dreyfus : Cahiers de l’île du Diable :

http://www.editionsartulis.fr/dreyfus/actualite.htm

- Étienne Dolet, le second enfer :

http://dolet.editionsartulis.fr/

Vous n’êtes pas au bout de vos découvertes !

Un immense merci à Anne-Laure BRISAC pour son soutien, son partenariat, son amitié, je lui dois beaucoup. Et merci pour m’avoir mis dans cet engrenage fou du site des éditions Artulis, dont il me faudra un moment pour faire le tour.

https://editionsartulis.fr/artulis/index.htm

(Warren Bismuth)

dimanche 24 septembre 2023

René FALLET « Bulle ou la voix de l’océan »

 


Les deux blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores tenus par Moka et Fanny, organisatrices du désormais célèbre rendez-vous mensuel « Les classiques sont fantastiques », m’ont savonné la planche quant au choix du présent défi, consacré à la littérature jeunesse. Or, en terme de littérature jeunesse, ma culture est à peu près aussi creuse qu’un œuf gobé. Il me fallut donc me rabattre sur un terrain connu et affronter la tempête avec l’un de ces auteurs qui m’a jadis beaucoup accompagné : René FALLET, dont « Bulle ou la voix de l’océan » est le seul texte destiné à la jeunesse.

En premier lieu, la mer. Elle se présente (« Je suis la mer, avec ses poissons, ses baleines, ses jardins engloutis, ses trésors volés au roi d’Espagne, la mer avec ses fleurs, ses nuits noires et ses soleils noyés, la mer avec ses hippocampes, la mer avec ses coquillages, LA MER ») puis nous introduits l’un de ses habitants : Bulle, un coquillage qui prend à son tour la parole.

Bulle fut habitée, d’abord par un mollusque peureux, Gluc, qui ne mangeait que de la laitue, ce qui le perdra, un crabe prenant rapidement sa place pour un nouvel échec retentissant. Puis intervient Petit-Jean de Paimpol, un pirate qui raconte les actes au sein de la frégate « La Désillusion » en 1696, dirigée par le capitaine Miséricorde. Les marins y sont typiques des romans de pirates, ils boivent, gueulent, s’invectivent. Quant à FALLET (1927-1983), il paraît tellement à l’aise pour raconter cette histoire onirique et teintée de mythologie, qu’il ponctue certains passages de son style, typique lui aussi : « Ils s’assénèrent quelques bourrades à renverser les tours de Notre-Dame ».

Dans des circonstances singulières, Bulle arrive sur « La Désillusion » qui ne tarde pas à entrer au port de Nantes. Là, les morts commencent à tomber comme des grêlons sur une vigne asséchée. Bulle est dotée d’un don, celui de pouvoir murmurer à ceux qui la prennent en main puis la collent contre leur oreille afin d’entendre le bruit de la mer. Ce qu’elle chuchote est selon son appétence pour le personnage : tantôt de douces mélodies, tantôt des bruits désagréables ou qui effraient. Elle parvient à terre où elle aimerait découvrir son corail, passe de mains en mains et même en pattes.

Après bien des péripéties, Bulle est un jour adoptée par Petit-Pierre, un jeune enfant de 11 ans, sourd, mais lucide : « Jamais je n’entendrai le bruit du canon, ni celui du mensonge des hommes, ni celui du piège qui claque sur les bêtes ». Bulle va le bouleverser, puis le guider dans leur nouvelle vie.

Roman sur la tendresse, l’amitié, il représente l’une des nombreuses facettes de FALLET, celle d’un homme sensible, bienveillant, imaginatif. Le récit fantastique, peuplé de crabes, de méduses, d’hippocampes et bien sûr de pirates se lit comme un conte, il est truffé d’humour, de légèreté et de quelques personnages hauts en couleur comme sait si bien les décrire FALLET, grand ami de Georges BRASSENS. Le texte est ici agrémenté de superbes illustrations de Mette IVERS qui complètent le récit à merveille, un roman émouvant et drôle, on aime FALLET pour ceci : capable de nous embarquer librement dans son univers particulier sans forcer son talent. Il peut être gouailleur voire un brin cabotin, en faire des tonnes, mais là il se contente de faire plaisir aux enfants, il reste sobre (ce qui n’était pourtant pas l’une de ses qualités majeures !), intimiste. FALLET est à redécouvrir, pour l’homme qu’il fut, mais aussi pour le romancier un peu trop rapidement classé dans la catégorie des auteurs populaires voire populistes. Son talent va bien au-delà de cette réputation réductrice. Et il me plaît grandement de vous le présenter sous l’aspect à contre-courant d’un auteur de contes pour enfants. Il est décédé il y a exactement 40 ans, sa mémoire mérite que l’on se penche à nouveau sur son œuvre un peu (déjà !) oubliée.

 (Warren Bismuth)



mercredi 20 septembre 2023

Catherine LITIQUE « Le Pair »

 


Vieille, usée par la vie, Jeanne se retourne et se souvient. Elle était la sœur jumelle de Paul. Encore enfants, ils se sont fait un serment en un lieu qui leur est devenu cher, Le Pair, dans les Vosges. Elle se souvient de leur scolarité, eux enfants battus, sans père, éducation catholique. Et l’arrestation de Paul par les nazis, le 4 octobre 1943.

« Notre histoire est intacte ». Cette histoire interrompue, Jeanne part la retrouver au Struthof, ce camp de concentration vosgien où Paul a perdu la vie. Comme pour un pèlerinage, Jeanne fait œuvre de pénitence et de volonté de résilience. La mémoire pétille, fait mal. Paul travaillant dans une scierie, ce jumeau possessif qui voyait d’un sale œil la relation toute nouvelle que sa sœur entretenait avec Henri, un brave type dévoué qu’elle épouse fin 1943 alors qu’elle est enceinte de Marie.

Jeanne va alors mener une petite vie tranquille en apparence, besognant dans un atelier de filature. Puis elle va commencer à consigner ses souvenirs dans un carnet intime, pour Paul, son double qu’elle n’a pas oublié, carnet rédigé de décembre 1975 à mars 1979, pour une confession par-delà la mort. Dans ce récit, Jeanne parle à Paul, à lui seul, elle ne dit « tu » qu’à lui, c’est un choix délibéré, il doit, par la mémoire, la soutenir pour qu’elle puisse raconter sans s’écrouler.

« Le Pair » est un récit intimiste, poétique, pudique, un testament fait de souvenirs, d’atrocités, de joies, brèves. De morts surtout, celles qui font basculer une vie. C’est aussi un témoignage indirect sur la barbarie nazie. Sur le camp du Strufhof, méconnu même en France. « Des milliers d’hommes sans sépulture », accompagnés par le silence des survivants, des victimes collatérales dont Jeanne fait partie. Ceux qui ont vécu l’enfer par ricochets, tout comme ceux qui en sont revenus vivants mais moribonds, se taisent. Et c’est bien la mort qui accompagne leurs parcours, celle de ceux tombés en temps de guerre, mais aussi celles ultérieures, de la vie civile, les deux se faisant écho.

« Un jour, j’ai su les grilles et baraques, la potence, le crématoire. Je l’ai su sans savoir. Ce qui ne pouvait se penser est venu me plomber les chaussures, couler dans mes semelles un dégoût. Pendant plus de quinze ans la nausée à l’idée de nos bois, de nos montagnes assassinées.

Les barbelés, les miradors. La sauvagerie organisée. Au profond de nos Vosges, il y avait eu cela ».

« Le Pair » est un texte sur la passation filiale de la mémoire, l’indicible, par le témoignage, un texte sur la mort, sur les lieux de barbarie. Le Strufhof est de ceux-ci, même s’il est en partie tu aujourd’hui. Ce bref roman est aussi un hymne à la fraternité, où deux êtres nés ensemble le même jour sont subitement séparés par la mort. L’un d’eux survivra, devra faire avec. Avec le traumatisme surtout. Et assurer une descendance, qui elle aussi cache de terribles secrets. Magnifique texte subtil qui sait rester d’une pudeur admirable, prenant du recul, mais restant suffisamment proche du passé pour diffuser une grande émotion jusqu’à l’ultime ligne. Il vient tout juste de sortir aux éditions le Réalgar, il est de toute beauté, tout comme la couverture en noir et blanc qui le met en valeur.

https://lerealgar-editions.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 17 septembre 2023

Maria STEFANOPOULOU « Athos le forestier »


Les moments de grâce littéraire de cette ampleur ne sont pas légion. Le premier roman de l’autrice grecque Maria STEFANOPOULOU est à la fois d’un grand enseignement et un pur ravissement. Vers 1931, Athos, un forestier, épouse Marianthi. Elle a 18 ans, lui un peu plus de 20. Le 13 décembre 1943, leur vie bascule, il fait partie des victimes du massacre nazi de Kalavryta en Grèce, laissé pour mort. Seulement, à l’instar de douze autres hommes, il en réchappe, contrairement à son fils Giannos, 12 ans, exécuté. Depuis ce jour, il a abandonné sa famille et vit à l’écart du monde, dans la forêt, solitaire et mutique. Plus tard, sa petite-fille Lefki veut en savoir plus sur le massacre de Kalavryta, sur le déroulement du drame, sur les raisons qui ont fait que son grand-père a été épargné, lui qui « était au-dessus de tout ça, mais il se rangeait clairement du côté de la Résistance sans craindre les collaborateurs ni les anticommunistes ».

Pour être plus près de possibles informations sur ce massacre, Lefki, qui jusque là vivait aux Etats-Unis, est nommée médecin à Kalavryta au milieu des années 80. Mais déjà les souvenirs familiaux ont été nombreux dans ce roman polyphonique d’une rare grâce malgré le sujet brûlant. Comment Athos, pacifiste convaincu, s’est retrouvé à Kalavryta en 1943 ? Pourquoi son propre fils s’y trouvait-il aussi ? Dans cette tragédie, tout semble être histoire de représailles : des maquisards grecs auraient fait prisonniers puis exécuté 81 soldats allemands. Les nazis se seraient vengés en détruisant un village entier et en y exterminant la population. Marianthi, la femme d’Athos, déteste d’ailleurs ces maquisards, elle qui ne souhaitait que vivre tranquillement, heureuse, en paix. Quant à Athos, il paraît frappé d’amnésie, avoir oublié tout le passé.

Il aurait dû mourir ce jour-là, d’autres sont morts à sa place, l’injustice a frappé, ce démon qui pourrait le poursuivre ne semble pas l’effleurer. Pour survivre, pour s’échapper de lui-même, Athos s’est réfugié dans la montagne, « La civilisation est pire que l’état sauvage ». Dans son pays, la guerre a continué. La « mondiale » a fait place à la « civile » (1944-1949), sans un moment de répit. Le peuple grec était divisé entre soutiens aux nazis, aide aux alliés, en particulier britanniques, et partisans communistes, les clans se haïssent, la violence engendre la violence. Le parti communiste sera d’ailleurs interdit et entrera en clandestinité sitôt après la victoire des monarchistes durant des élections boycottées par la gauche en 1946.

« Athos le forestier » est un roman intense car jouant sur les cordes sensibles sans aucun pathos. Il raconte de manière défanatisée des événements atroces, une escalade de la violence dans un pays meurtri. Il prend pour témoin la filiation, l’héritage de la mémoire familiale pour convoquer la mémoire collective, il ne règle pas de comptes inutiles avec l’ennemi, il décrit, tout simplement. Mais surtout il possède ces refuges notoires qui sont la forêt, la montagne, la nature, ce monde dans lequel va vivre Athos, loin des humains, loin des souvenirs abominables. Sa famille à lui, ce seront les arbres, dont il prendra soin. Certaines pages sur la nature sont époustouflantes de beauté, d’autres sont plus oniriques, comme jaillies d’un conte.

L’équilibre entre récit historique et Nature writing est parfait et pour tout dire impressionnant de maîtrise. Deux sujets a priori antagonistes, qui ici se complètent sans se parasiter, une recette qui tient du miracle. Dans une Grèce divisée et exsangue, « Deux pays en un seul, désormais mutilé », les souvenirs hantent et font mal. Des enfants dont l’histoire personnelle s’est écrite bien avant leur naissance, à cause du traumatisme à long terme subi par leurs aïeuls.

« Athos le forestier » est de ces romans rares. Entre tragédie mondiale, drame familial et recherche de la résilience, il met en scène une nature majestueuse qui entre en contradiction avec les champs de bataille. Il aborde de nombreux sujets, devient philosophique, reste pacifiste. De plus, et ce n’est pas le propos le moins important du roman, il remet en question une existence précise… Sur ce point, je ne peux en dévoiler davantage, car il s’agit d’un des nœuds principaux de l’intrigue. Un roman éloquent, bouleversant, poignant sur l’Histoire de la Grèce contemporaine qui n’a jamais fini de souffrir. Il est un petit chef d’œuvre à garder près de soi. Rédigé en 2015, il fut traduit en France par René BOUCHET (qui a repris la traduction de l’intégralité de l’œuvre fictionnelle de Nikos KAZANTZAKI pour Cambourakis) en 2019. Il est un récit précieux, original, qui secoue tous les sens, jusqu’à cette couverture éblouissante. Paru dans la déjà prestigieuse Collection Grecque de chez Cambourakis, son format poche le rend financièrement très abordable. N’y voyez là aucun appel du pied, pourtant…

https://www.cambourakis.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 13 septembre 2023

Antoine CHOPLIN & François MOUROTTE « Aguets »

 


Au fil de son œuvre, Antoine CHOPLIN nous a habitués à délivrer des romans intimistes où souvent la petite histoire rencontre la grande, dans une langue suave et délicate. Ici il se risque à la poésie et le résultat est encore remarquable.

Le livre en lui-même est un exemple d’esthétisme parfait : grand format (haut et large comme une bande dessinée), papier élégant, mise en page soignée, les poèmes de CHOPLIN étant accompagnés de 10 gravures en noir et blanc signées François MOUROTTE. Le tout se lit et se contemple calmement, après avoir admiré la couverture, ouvert les rabats puis le livre entier afin d’en libérer la fresque de François MOUROTTE.

Ici encore, CHOPLIN fait se télescoper la grande et la petite histoires, les gravures de François MOUROTTE pouvant être perçues également comme un gigantesque télescopage d’images de corps, de nature, de déchaînements. Télescopage dans la poésie de CHOPLIN, entre histoire et intimité. Si le texte peut parfois s’avérer obscur, il n‘en reste pas moins que sa musicalité est intense, la perception des mots gifle :

« Jaurès parle à Trump

sans pouvoir imaginer cet au-delà de surdité

que le siècle a étendu sur les discours »

Car CHOPLIN se dresse contre le fanatisme, l’autoritarisme, il agit en toute liberté, preuve cette absence de ponctuation, juste quelques majuscules ici et là, aucune grandiloquence, son message nous est susurré, quoique avec force et détermination. La littérature est bien sûr invitée par ses tragédies à se rappeler à l’Histoire :

« j’ai vu aussi le peintre

arracher un morceau de toile au revers de son

matelas

pour continuer à accomplir son œuvre

là-bas

depuis la Kolyma

son regard poignardé de l’intérieur

par le si peu dire de l’incompréhension »

La poésie de CHOPLIN est faussement calme, elle prend par la peau du dos, elle étrangle et donne à réfléchir. Animée par une profonde sonorité, elle convoque la guerre comme la nature, les morts comme les vivants, dénonce le développement du nucléaire, convie la faune et la faune et demande aux humains à se rallier à elle. Les dessins de François MOUROTTE appuient, concrétisent le discours, c’est un livre-tandem. Quand soudain, passage furtif de Fernando PESSOA, le gardeur de troupeaux.

Ce livre splendide en tous points est sorti en 2023 chez les excellents Le Réalgar, dans la singulière collection L’orpiment dirigée par Lionel BOURG. Si le bilan humain de ce recueil n’est guère brillant sous la plume de CHOPLIN et les gravures de MOUROTTE, de petites touches apaisantes donnent à envisager des lendemains qui chantent :

« et je te dis

combien la vie bat pourtant à mes tempes

et je te dis

combien je souris

de mes sautillements adolescents

et je te dis

ce talweg qui s’étire derrière mes yeux

et que ravine sans fin

ce que je ne parviens pas à nommer »

Car chez CHOPLIN, et avec lui, on aimerait parfois redevenir enfant.

https://lerealgar-editions.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 10 septembre 2023

Terry TEMPEST WILLIAMS « Refuge »

 


Dans la deuxième partie des années 80, l’activiste naturaliste Terry TEMPEST WILLIAMS apprend que sa mère est atteinte d’un cancer. La plupart des femmes de la famille sont d’ailleurs décédées de cette maladie. Aussi, la vie de Terry est bouleversée. Parallèlement, habitant près du Grand Lac Salé dans l’Utah, elle s’y rend régulièrement pour relever des mesures scientifiques et faire de l’observation, principalement des oiseaux.

Terry TEMPEST WILLIAMS explique en détails les particularités nombreuses du Grand Lac Salé qui en fait un site unique, elle y dénonce aussi les activités humaines qui chamboulent l’équilibre naturel au fil des décennies. Car Terry TEMPEST WILLIAMS est une combattante pour la nature sauvage. Amie de Jim HARRISON, Doug PEACOCK ou Barry LOPEZ, elle lutte contre le désastre en cours.

La profondeur moyenne du Grand Lac Salé est de quatre mètres, c’est dire si c’est peu. Là-bas s’y trouve un refuge, c’est aussi en quelque sorte le propre refuge de Terry pour décompresser alors que sa mère se dégrade de jour en jour. Elle s’inquiète cependant du changement de comportements de la plupart des oiseaux (la liste des espèces – conséquente – présentes sur ce site est dressée en fin de volume) au fur et à mesure de ses observations.

L’évolution du monde de la nature, celui des bêtes à plumes adorées en particulier, est ici consciencieusement, méticuleusement, scientifiquement passée au peigne fin, données à l’appui. Car l’autrice est une vraie professionnelle en même temps qu’une passionnée. Presque par analogie elle constate l’évolution de l’état de santé de sa mère. Ce sont ces deux thèmes qui vont parfaitement cohabiter tout au long de ce récit hybride, entre documentaire nature, document scientifique, récit de vie qui pourrait presque être lu comme un roman.

Certes, les nombreuses allusions de l’autrice à la religion mormone dont elle fait partie (nous sommes tout près de Salt Lake City) peut agacer ou en tout cas ennuyer. Mais toujours elle est suivie par l’un des deux noyaux du récit.

La force de ce texte réside dans l’espoir (« Je pourrais me représenter la chimiothérapie comme un fleuve coulant en moi et emportant avec lui les cellules cancéreuses ») même si une autre membre de la famille est à son tour atteinte d’un cancer. Car l’autrice sait s’éloigner du sujet tragique pour prendre en considération la beauté, la majesté d’un oiseau, tout comme la découverte d’objets archéologiques, autre passion de Terry qui, entre toutes ses activités, travaille dans un musée. Elle développe le mode de vie d’un peuple ancestral, les Fremont, vivant à proximité du Grand Lac Salé : « Quand le lac montaient, ils s’éloignaient. Quand il redescendait, ils se rapprochaient. Leur communauté n’était pas fixée comme la nôtre. Ils suivaient les rivages dans leurs avancées et leurs retraits. C’était le flux et le reflux de leur vie ».

« Refuge » est un texte inclassable car faisant se côtoyer nature sauvage, ornithologie, archéologie, maladie et réactions des proches, et n’est pas du tout aussi incohérent qu’il pourrait paraître. Changement de comportements des espèces animales face à l’activité de l’homme et la destruction des habitats, changement d’état d’esprit d’une famille devant la maladie et la mort prochaine, tout se relie. D’ailleurs, et c’est le grand coup de poing du livre, en épilogue Terry brandit un document à charge : des essaies nucléaires d’envergure ont eu lieu, notamment dans l’Utah, dans les années 1950, il sont la cause directe de la multiplication des cancers dans la région. Et la justice reste aveugle. Ici, c’est à coup sûr un pamphlet anti-nucléaire.

En fin de volume, une partie bonus : que sont devenus les protagonistes du récit ? Rédigée tout juste dix ans après la sortie du livre aux Etats-Unis (paru en 1991), elle est aussi un bilan écologique sur tout ce qui est développé auparavant dans l’ouvrage. Traduit par François HAPPE, ce livre est une espérance en même temps qu’un constat amer sur l’état de notre société. Pour les amoureux des oiseaux, il est une mine d’informations, sorte de bestiaire ornithologique très documenté. Paru en France chez Gallmeister en 2012 dans l’extraordinaire collection Nature writing pour laquelle vous connaissez maintenant mon attachement, il fut réédité en version poche Totem chez le même éditeur l’an dernier, raison de plus pour le redécouvrir.

https://gallmeister.fr/

 (Warren Bismuth)

mercredi 6 septembre 2023

Joseph CONRAD « Le retour »

 


Une brève lettre de rupture, rapidement griffonnée, dans l’urgence. La femme d’Alvan Hervey, un aristocrate londonien respecté, est partie. Avec un journaliste. Après cinq ans de mariage, elle l’a quitté, lui, son mari, Hervey. Sans discussion, sans échange verbal, juste cette lettre. Hervey entre dans une introspection vertigineuse, se torture l’âme chez lui (chez eux), reprenant le cours des événements passés. Où a-t-il pu fauter ? N’est-ce pas plutôt elle qui vient de faire erreur en l’abandonnant à son sort ? Quand tout à coup des pas. Madame est de retour à la maison. Hervey est là, déstabilisé , désarmé. La confrontation peut commencer, elle sera sans concession.

Quelle nouvelle extraordinaire ! Écrite en 1898, elle nous fait découvrir un CONRAD méconnu dans une ambiance feutrée, intimiste d’une maison bourgeoise, sans témoins, juste deux protagonistes qui naviguent entre colère, incompréhension et rejet de la culpabilité sur l’autre. Le couple Hervey est passé au crible, y’a-t-il eu un élément déclencheur pour que la femme décide de partir ? Et maintenant qu’elle est revenue, restera-t-elle ? À quel prix ? Le couple pourra-t-il renouer avec son passé afin de préparer sereinement l’avenir ? Hervey avait finir par espérer un accident, un incident définitif : « Si encore elle était morte ! Il en vint à envier une aussi respectable perte, si dénuée de toute maladresse que son meilleur ami même ou son pire ennemi ne pourrait en éprouver la moindre satisfaction. Personne ne s’en fut soucier ». Car dans ce monde, dans cette société coincée, bourgeoise, influente, on évolue au sein du « Qu’en dira-t-on ? ».

« Le retour » est une nouvelle exemplaire par sa structure, ses réflexions psychologiques ainsi que sa chute. Elle pénètre au tréfonds de l’âme humaine, l’analyse avec rigueur, froideur, la dissèque, sans cris, sans esbrouffe. Monologue écorché se dirigeant vers un dialogue de sourds, un reflet des pensées intimes des protagonistes, mais non dévoilées entièrement, comme suspendues au-dessus de leurs têtes. Nous sommes proches du chef d’oeuvre, alors que c’est pourtant l’un des tout premiers récits de CONRAD.

Il est rare de parcourir un texte aussi court et pourtant aussi étouffant, aussi cloisonné, aussi hermétique à toute respiration, ils nous rend prisonnier dans la demeure des deux acteurs sortis de l‘imagination de CONRAD, sans espoir de trouver la porte de sortie, il nous rend témoins en même temps que voyeurs par obligation, il nous attache sans fioritures à un pilier en nous forçant à garder les yeux ouverts, mais surtout les oreilles afin de mieux entendre ce dialogue violent, plein d’amertume. Tantôt l’un, tantôt l’autre des époux, prend l’avantage sur le conjoint, l’adversaire devrais-je dire, jusqu’à une sorte de jeu sordide et malsain.

Ce qui est fascinant dans cette nouvelle, est ce qu’elle a peut-être engendré. Par son atmosphère, par son agencement même, elle semble résumer à l’avance toutes les trames des romans durs que SIMENON écrira entre les années 1930 et 1972. SIMENON était un admirateur de CONRAD. Cette nouvelle est terriblement, vertigineusement « proto-Simenonienne », écrite plus de 30 ans avant le premier « roman dur » de SIMENON. Elle est comme la racine stricte, pure et envoûtante de l’œuvre future d’un autre romancier majeur qui semble avoir puisé la sève de son univers dans ces quelques dizaines de pages. Tout fan de SIMENON se doit de lire cette nouvelle. Mais au-delà de cet aspect tout subjectif et presque cavalier, reste l’esprit novateur. Le texte de CONRAD semble ne pas appartenir à la fin du XIXe siècle, pourrait même paraître contemporain sans rougir, sans sonner faux ni suranné, grâce à sa modernité de style, de structure et de sujet, c’est une autre force a posteriori de cette nouvelle, peut-être l’une des plus belles qui m’ait été permis de lire.

CONRAD a souvent été un peu hâtivement rangé du côté des romanciers maritimes, « Le retour » montre tout le contraire, et pour tout dire une facette tout aussi séduisante (peut-être plus) d’une œuvre protéiforme. Cette nouvelle est régulièrement réédités, la dernière en date vient de paraître à la République des Lettres, toujours dans la traduction de George-Jean AUBRY qui continue à faire autorité dans l’œuvre de CONRAD. CONRAD nous a quittés il y aura 100 ans dans quelques mois, Des Livres Rances est déjà sur le pont pour participer à cette commémoration, l’année 2024 sera agrémentée de lectures de Joseph CONRAD, ce dont je me réjouis.

(Warren Bismuth)

dimanche 3 septembre 2023

Olivier REMAUD « Penser comme un iceberg »

 


Détruisez vos idées toutes faites sur la structure d’un iceberg. Cet essai nous permet de découvrir l’essence même de ces blocs de glace souvent évoqués dans la littérature et les arts en général, ces blocs qui aujourd’hui fondent de manière alarmante. L’auteur, par ailleurs philosophe, nous guide afin de mieux appréhender le désastre en cours.

Si tant est qu’on les observe scrupuleusement, les icebergs prennent la forme de créatures divines ou de bâtiments, d’animaux mythologiques gigantesques, plus globalement de tout ce que l’imagination humaine peut avoir de fertile. Mieux : ils bougent sans cesse, tournent sur eux-mêmes, voguent sur les flots et… accouchent. Olivier REMAUD explique méticuleusement ce phénomène, celui de donner naissance à un nouvel iceberg. S’appuyant sur les découvertes des siècles passés, notamment par le biais de la littérature et des explorateurs, en actualisant la thèse de façon documentée, il conte la vie d’un iceberg et c’est saisissant.

Contrairement à une idée préconçue et répandue, les icebergs n’existent pas que sur mer. En effet, on les trouve aussi dans les glaciers de montagne, eux aussi accouchent et possède une vie. « D’abord, le centre d’un glacier se déplace plus rapidement que ses côtés. Ensuite, sa partie inférieure et ses étendues basses se meuvent plus lentement que sa partie supérieure et ses étendues hautes. Dans un glacier sinueux, c’est en revanche le côté vers la courbe extérieure qui progresse le plus. Enfin, un glacier voyage plus lentement l’hiver que l’été ».

Un iceberg émet des sons qu’il faut savoir étudier et les glaciers évoluant en glace morte ne se régénèrent pas. Ces deux blocs blancs sont le thermomètre du changement climatique, ce sont eux qui nous alertent. L’auteur convoque de nombreux noms passés ou présents diversement spécialistes des icebergs : John MUIR, Elisée RECLUS, Bérangère COURNUT, Mario RIGONI STERN et tant d’autres. C’est avec eux qu’il développe ses idées. Pour l’aspect visuel, il fait indirectement appel aux somptueuses photographies de Camille SEAMAN (allez voir son blog, les clichés y sont de toute beauté).

L’exercice est difficile pour le lecteur ignorant, mais il vaut le coup de persévérer, car devant lui l’iceberg revêt une image mouvante, vivante. Dans un monde où l’anthropocène est encore tout puissant, il n’est pas vain de remarquer qu’une vie peut ne pas prendre les traits que l’humain lui a jusque là imposée. L’ouvrage est certes ardu, technique, mais il révolutionne vos préjugés, vous proposant une nouvelle vision des icebergs et des glaciers. La bibliographie de fin de volume est copieuse, et la postface de Anne-Marie GARAT remarquable et passionnée. De plus en plus en apnée dans cette collection somptueuse qui est Mondes Sauvages de chez Actes sud, je suis comme un jeune novice redécouvrant le monde qui nous entoure, déconstruisant mon parti pris inconscient, observant la nature sous un nouvel angle où la domination humaine n’a plus sa place.

« Penser comme un iceberg » peut être lu comme une biographie des icebergs et des glaciers. Certes, il faudra vous accrocher pour en saisir tout le sens, mais l’expérience est passionnante et utile dans un monde semblant aujourd’hui à bout de forces. Elle montre que les icebergs, les glaciers sont notre mémoire collective car ils contiennent de rares et précieuses informations sur le monde de naguère, remontant le fil des siècles et même des millénaires. Ils sont les gardiens en même temps que les lanceurs d’alerte et les historiens de notre planète dans son intégralité.

Ce livre est paru en 2020. La version poche que je me suis procurée est récemment sortie. Je me permets à ce propos une remarque : la minuscule police de caractères m’a rendu la lecture particulièrement difficile, ma presbytie ne remerciant pas le choix de la taille. De plus, mon ouvrage, neuf, s’est vu rapidement amputé des pages 18 à 30, comme une glace fondant en direct, un glacier perdant des blocs entiers. Il est vrai que de plus en plus, les éditeurs tirent sur la corde et imposent des livres de moindre qualité pour un coût moins élevé. Cette technique n’est pas judicieuse, elle rend l’ouvrage fragile et en fait un produit de consommation courante à l’obsolescence physique quasi instantanée. Aussi, si vos finances vous le permettent, optez pour la version grand format de cet essai. En plus vos yeux vous remercieront.

« Les glaciers sont les archives du passé, de véritables bibliothèques à ciel ouvert. Leurs cristaux de glace cachent des richesses infinies : des strates de poussière, des bulles de gaz, des isotopes d’oxygène. Certains « carottages » de calottes en Antarctique remontent des signatures chimiques vieilles de plus de huit cent mille ans. Les échantillons prélevés au moyen de grands tubes métalliques abritent les témoignages d’événements antiques. La communauté scientifique les date sur une échelle de temps long : une éruption volcanique s’est produite quelques millénaires plus tôt, les nuages avaient telle température au moment où les flocons de neige sont tombés puis se sont cristallisés. Les cristaux contiennent les vestiges de l’ancienne atmosphère. Le ciel est dans la glace. C’est la raison pour laquelle la disparition progressive des étendues glaciaires rend l’humanité chaque jour un peu plus amnésique. Nous perdons notre propre mémoire. Et le présent lui-même s’efface sous nos yeux ».

 (Warren Bismuth)