Les
moments de grâce littéraire de cette ampleur ne sont pas légion. Le premier
roman de l’autrice grecque Maria STEFANOPOULOU est à la fois d’un grand
enseignement et un pur ravissement. Vers 1931, Athos, un forestier, épouse
Marianthi. Elle a 18 ans, lui un peu plus de 20. Le 13 décembre 1943, leur vie
bascule, il fait partie des victimes du massacre nazi de Kalavryta en Grèce,
laissé pour mort. Seulement, à l’instar de douze autres hommes, il en réchappe,
contrairement à son fils Giannos, 12 ans, exécuté. Depuis ce jour, il a
abandonné sa famille et vit à l’écart du monde, dans la forêt, solitaire et
mutique. Plus tard, sa petite-fille Lefki veut en savoir plus sur le massacre
de Kalavryta, sur le déroulement du drame, sur les raisons qui ont fait que son
grand-père a été épargné, lui qui « était
au-dessus de tout ça, mais il se rangeait clairement du côté de la Résistance
sans craindre les collaborateurs ni les anticommunistes ».
Pour être plus près de possibles informations sur ce massacre, Lefki, qui jusque là vivait aux Etats-Unis, est nommée médecin à Kalavryta au milieu des années 80. Mais déjà les souvenirs familiaux ont été nombreux dans ce roman polyphonique d’une rare grâce malgré le sujet brûlant. Comment Athos, pacifiste convaincu, s’est retrouvé à Kalavryta en 1943 ? Pourquoi son propre fils s’y trouvait-il aussi ? Dans cette tragédie, tout semble être histoire de représailles : des maquisards grecs auraient fait prisonniers puis exécuté 81 soldats allemands. Les nazis se seraient vengés en détruisant un village entier et en y exterminant la population. Marianthi, la femme d’Athos, déteste d’ailleurs ces maquisards, elle qui ne souhaitait que vivre tranquillement, heureuse, en paix. Quant à Athos, il paraît frappé d’amnésie, avoir oublié tout le passé.
Il aurait dû mourir ce jour-là, d’autres sont morts à sa place, l’injustice a frappé, ce démon qui pourrait le poursuivre ne semble pas l’effleurer. Pour survivre, pour s’échapper de lui-même, Athos s’est réfugié dans la montagne, « La civilisation est pire que l’état sauvage ». Dans son pays, la guerre a continué. La « mondiale » a fait place à la « civile » (1944-1949), sans un moment de répit. Le peuple grec était divisé entre soutiens aux nazis, aide aux alliés, en particulier britanniques, et partisans communistes, les clans se haïssent, la violence engendre la violence. Le parti communiste sera d’ailleurs interdit et entrera en clandestinité sitôt après la victoire des monarchistes durant des élections boycottées par la gauche en 1946.
« Athos le forestier » est un roman intense car jouant sur les cordes sensibles sans aucun pathos. Il raconte de manière défanatisée des événements atroces, une escalade de la violence dans un pays meurtri. Il prend pour témoin la filiation, l’héritage de la mémoire familiale pour convoquer la mémoire collective, il ne règle pas de comptes inutiles avec l’ennemi, il décrit, tout simplement. Mais surtout il possède ces refuges notoires qui sont la forêt, la montagne, la nature, ce monde dans lequel va vivre Athos, loin des humains, loin des souvenirs abominables. Sa famille à lui, ce seront les arbres, dont il prendra soin. Certaines pages sur la nature sont époustouflantes de beauté, d’autres sont plus oniriques, comme jaillies d’un conte.
L’équilibre entre récit historique et Nature writing est parfait et pour tout dire impressionnant de maîtrise. Deux sujets a priori antagonistes, qui ici se complètent sans se parasiter, une recette qui tient du miracle. Dans une Grèce divisée et exsangue, « Deux pays en un seul, désormais mutilé », les souvenirs hantent et font mal. Des enfants dont l’histoire personnelle s’est écrite bien avant leur naissance, à cause du traumatisme à long terme subi par leurs aïeuls.
« Athos le forestier » est de ces romans rares. Entre tragédie mondiale, drame familial et recherche de la résilience, il met en scène une nature majestueuse qui entre en contradiction avec les champs de bataille. Il aborde de nombreux sujets, devient philosophique, reste pacifiste. De plus, et ce n’est pas le propos le moins important du roman, il remet en question une existence précise… Sur ce point, je ne peux en dévoiler davantage, car il s’agit d’un des nœuds principaux de l’intrigue. Un roman éloquent, bouleversant, poignant sur l’Histoire de la Grèce contemporaine qui n’a jamais fini de souffrir. Il est un petit chef d’œuvre à garder près de soi. Rédigé en 2015, il fut traduit en France par René BOUCHET (qui a repris la traduction de l’intégralité de l’œuvre fictionnelle de Nikos KAZANTZAKI pour Cambourakis) en 2019. Il est un récit précieux, original, qui secoue tous les sens, jusqu’à cette couverture éblouissante. Paru dans la déjà prestigieuse Collection Grecque de chez Cambourakis, son format poche le rend financièrement très abordable. N’y voyez là aucun appel du pied, pourtant…
(Warren Bismuth)
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