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mercredi 31 janvier 2024

Malcolm MENZIES « Makhno, une épopée »

 


Les biographies sur le paysan révolutionnaire ukrainien Nestor MAKHNO sont peu nombreuses, et s’éloignent parfois volontiers de la réalité pour proposer un super héros résistant qui a quasiment fait plier l’armée rouge des soviets peu après leur prise de pouvoir en octobre 1917. L’anarchiste MAKHNO est souvent dépeint comme un homme sans failles, de manière caricaturale et exagérée dans ses qualités. Cette présente biographie de Malcolm MENZIES remet les pendules à l’heure.

Biographie de 1972 (ici rééditée), la première du révolutionnaire, elle revient abondamment sur les événements politiques du début du XXe siècle en Russie, ranimant le contexte politico-social qui précède la révolution de 1917. Parallèlement l’auteur place Nestor MAKHNO dans cet environnement. Anarchiste dès 1906 (il a alors 18 ans), il connaît pour la première fois la prison l’année suivante, est même condamné à mort, mais comme il est mineur, sa peine est commuée en travaux forcés à perpétuité.

Durant ses détentions, MAKHNO « visite » souvent le cachot pour insubordination. Il fait de longs séjours à l’hôpital en raison de sa santé devenue défaillante, touchée par une tuberculose pulmonaire. Il cogite et prépare une revanche, non seulement celle d’un homme, mais celle d’un peuple. La première révolution de 1917, celle de février, aboutit à une amnistie générale des condamnés politiques dont fait partie MAKHNO. Le voilà libre.

« Il languit six années entières à la prison de Boutyrka. Le peu de culture générale ou d’éducation politique qu’il posséda jamais, il devait l’acquérir là. Une prison politique, à cette époque, c’était aussi l’université. C’est là que les jeunes révolutionnaires apprenaient le b.a.-ba de leur idéologie politique des lèvres d’hommes mûris par plusieurs dizaines d’années d’activité subversive ». Car paradoxalement, dans cette biographie très documentée, ce sont bien les faiblesses de MAKHNO, son manque d’instruction, de discernement, son instinct bestial, sa violence qui nous le rendent plus humain, loin de l’image d’être indestructible fait d’un bloc.

Juste après sa libération en 1917, MAKHNO prend la tête d’une organisation ukrainienne paysanne et révolutionnaire, c’est là qu’il va écrire sa légende, alors que la Russie est dans son ensemble touchée par la famine et a besoin de la région d’Ukraine pour survivre. L’auteur revient avec force détails sur les évènements immédiats de l’après octobre. Son travail minutieux permet de suivre l’évolution du régime, mais aussi celle de l’armée Makhnoviste, de sa brève alliance avec LÉNINE, du traité de Brest-Litovsk de 1918, de l’Allemagne qui prend en partie possession de l’Ukraine, alors jeune République autonome. La maison de la mère de MAKHNO est brûlée, l’un de ses frères tué, l’autre jeté en prison.

De cette période, de nombreuses légendes planent sur Nestor MAKHNO, Malcolm MENZIES s’applique à les détricoter, tandis que la Makhnovchtchina, l’armée insurrectionnelle ukrainienne dirigée par MAKHNO, s’adonne à de véritables massacres. Tout s’emballe, la simple évocation du nom de Nestor MAKHNO inspire la terreur. VOLINE, le célèbre révolutionnaire, rejoint cette armée, il témoigne des horreurs, les dépeint.

En 1921, l’aventure se termine, la Makhnovchtchina est vaincu. Sur les accusations d’antisémitisme sur la personne de MAKHNO, là aussi Malcolm MENZIES répond, aussi brièvement que clairement : « L’armée makhnoviste, presque entièrement paysanne dans son recrutement, n’était évidemment pas exempte du sentiment antisémite virulent qui s’était emparé de l’Ukraine. Makhno, personnellement, condamnait toute discrimination. Il publia des ordres interdisant formellement les pogroms, et les sanctions punissant les manifestations d’antisémitisme étaient promptes et rigoureuses. Un commandement de détachement fut fusillé sans jugement en raison d’un raid accompli sur une colonie juive. Un soldat eut droit au même sort pour avoir déployé un calicot portant : ‘Mort aux juifs, sauvons la Révolution, vive le batko Makhno’ ».

Défait, renié, MAKHNO quitte la Russie. Il erre dans divers pays avant de rejoindre la France en 1925, où le mouvement anarchiste est en crise, comme partout en Europe. Indirectement, MAKHNO en fera les frais. Abandonné autant pour son alliance passée (quoique très brève) avec les bolcheviques que pour son attitude jugée hautaine et son comportement solitaire, mais aussi mis de côté simplement pour être russe, comme le furent de nombreux exilés à cette période. Malgré les manifestations et cagnottes de soutien, il meurt dans la misère, épuisé, en 1934. Il n’a que 45 ans. Il reste les actes, ceux d’un révolutionnaire anarchiste déterminé et de son armée paysanne qui a marqué l’Histoire du XXe siècle.

Ce documentaire est une mine d’informations, que ce soit sur Nestor MAKHNO, sur l’Histoire politique de la Russie de l’avant révolution de 1917, sa mise en place et ses balbutiements, mais aussi sur les relations internationales et les accords de principe. Au-delà de la biographie d’un être, c’est bien un instantané sur l’Europe de l’est des deux premières décennies du XXe siècle. Quant à la biographie en elle-même, elle est clairvoyante car défanatisée, lucide car impartiale, prenant un recul nécessaire et salvateur. Elle ne glorifie ni ne condamne MAKHNO, ne sous-estime pas son action révolutionnaire, mais ne la rend pas héroïque. La figure de MAKHNO a permis tous les abus, les écrits pros ou anti se réfugiant dans une sorte de caricature du portrait, du super héros au super pourri buvant du sang juif. La vérité est tout autre, et Malcolm MENZIES l’expose brillamment. S’il n’y a qu’un témoignage à retenir sur Nestor MAKHNO, c’est sans doute celui-ci. Il fut enfin traduit (par Michel CHRESTIEN) et réédité dans une version revue et corrigée en 2017 dans la majestueuse collection Lampe-Tempête des éditions L’échappée.

https://www.lechappee.org/collections/lampe-tempete

(Warren Bismuth)

dimanche 28 janvier 2024

Nikos KAZANTZAKI « Le jardin des rochers »

 


Des Livres Rances a dû tricher en ce mois de défi du challenge « Les classiques c’est fantastique » organisé depuis quelques années par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores de Moka et Fanny. Le thème du mois est en effet « Aux portes de l’Asie ». J’ai honte d’annoncer que suis totalement incompétent sur le sujet, je crois même pouvoir avouer que je n’ai quasiment jamais lu de littérature asiatique malgré mon âge avancé. Il m’a donc fallu user d’un subterfuge, certes usé jusqu’à la corde, pour faire au moins acte de présence ce mois-ci : présenter le livre d’un voyage en Asie, écrit par un auteur qui m‘est moins inconnu que le thème proposé : Nikos KAZANTZAKI et « Le jardin des rochers », choix presque malhonnête puisque, d’Asie, il n’en sera somme toute pas vraiment question.

« Le jardin des rochers » fut écrit en 1936, directement en français par le grec Nikos KAZANTZAKI (vous remarquerez ici un style neutre voire froid genre ChatGPT). Le personnage que nous allons suivre est le narrateur, KAZANTZAKI lui-même. En effet, à une période où il suffoquait et avait besoin d’air, il décida d’aller se ressourcer en Asie. Il témoigne dans ce livre des sensations qu’il a pu éprouver tout au long de son séjour.

Le choix de l’Asie n’est pas anodin. Nous savons que KAZANTZAKI fut très marqué par plusieurs figures historiques : JÉSUS, LÉNINE, NIETZSCHE et… BOUDDHA ! C’est en quelque sorte pour mieux connaître ce dernier qu’il s’engage dans ce voyage, plutôt ce pèlerinage, car il est en quête de BOUDDHA, de cet absolu.

Durant la traversée en bateau, KAZANTZAKI rencontre l’énigmatique Joshiro, femme qui va plusieurs fois réapparaître dans le récit. Mais ce livre est pour l’auteur prétexte à une longue introspection métaphysique quasi mystique : « Nous venons d’un abîme noir ; nous aboutissons à un abîme noir. L’espace entre ces deux abîmes, nous l’appelons la Vie. Aussitôt, avec la naissance, commence la mort ; en même temps le départ et le retour. À chaque instant nous mourons ».

C’est dans une volonté de foi éperdue que KAZANTZAKI aborde l’Asie, par le Japon. Ce qu’il nomme son « aventure intellectuelle » passe bien sûr par des temples, dans une recherche effrénée de la Connaissance. Il se lie avec des autochtones, dont celui-ci, qui lui raconte que le mont Fuji est le cœur du Japon, une divinité. La pensée d’un moine aura sans doute plus tard influencé le titre du volume : « Nos anciens artistes composaient des jardins comme on compose un poème. Travail difficile, complexe, très délicat. Chaque jardin doit avoir son propre sens à lui et suggérer une grande idée abstraite : la béatitude, l’innocence, la solitude ; ou bien la volupté, la fierté et la grandeur. Et ce sens doit correspondre non pas à l’âme du propriétaire, mais à l’âme vaste de ses aïeux ou mieux encore de toute sa race ». Introspections poussées au paroxysme, « Je ne suis qu’un pont provisoire ; quelqu’un passe au-dessus de moi et, aussitôt, je m’effondre derrière lui ». Les allégories sont fortes.

KAZANTZAKI rejoint ensuite la Chine par Shanghai, qui le surprend, « cité sublime et maudite », ville du lucre, de la débauche. Il découvre en Chine la grande rivalité entre ce pays et le Japon, avant qu’on lui conte l’épisode d’une guenon triste à mourir. Rencontre avec Siu-Ian, une femme, parmi d’autres étapes initiatiques alors que « La nuit s’en allait les mains vides ». Est saisi par les petits pieds des geishas. Derrière les portraits féminins se dresse celui de Li-Teh, personnage présent tout le long du récit.

Les habitants parlent : l’interconnexion entre la Chine et le Japon serait souhaitable pour sauver le monde dégénéré, le tout débité sur fond d’opium, la drogue reine. Puis vient cet extrait, bref et intense : l’auteur échange avec un chinois miséreux sur la justice et la vengeance. Li-teh prend la parole, qu’il a caustique : « Votre cœur en apparence si tendre est sec et cruel, comme le cœur de tous les artistes. Vous ne pensez pas à la souffrance de l’homme ; mais à l’expression de son visage et aux intonations de ses cris quand il souffre ». Impossible de savoir si KAZANZAKI acquiesce ou non (ou pire, s’il se révolte) aux paroles qu’il prête à ses protagonistes.

La pierre angulaire de toute l’œuvre, et au-delà, de toute la vie de KAZANTZAKI, est la Liberté. Ici aussi, en Asie, il la recherche, il la traque, en vain. Ce voyage en forme de quête lui ouvre les yeux sur une autre culture, d’autres modes de vie, de pensées. Il en ressort marqué. « Je me sens exaspéré ; toutes ces voix austères cherchent à imprimer un rythme étranger à ma nature qui ne s’exalte que dans la révolte. Quel est le chemin de l’accomplissement de ma propre loi ? Déranger l’ordre, briser l’étiquette, s’écarter de la voie des ancêtres. Vagabonder dans le défendu, dans les régions fières et dangereuses de l’incertain. Recevoir sans broncher, bien plus : comme une bénédiction, la malédiction du père et de la mère. Avoir le courage d’être seul ». Seul, il ne l’est pas souvent, pas assez dans ce pèlerinage, ayant à peine le temps de se prosterner sur les beautés de la Nature.

« Le jardin des rochers » n’est pas d’un accès aisé. Entre contemplation, introspection, échanges métaphysiques et/ou philosophiques, il oblige à garder les sens éveillés, d’autant que le choix d’écriture se porte vers une poésie épique d’une puissance rare. Le format « roman » n’est bien sûr qu’un prétexte à KAZANTZAKI pour avancer ses idées, ses espoirs, ses désillusions, le reste n’est que décor. Il n’est pas précisément un récit de voyage vu le peu de paysages que dévoile l’auteur, il n’est pas non plus un documentaire dans le sens strict puisqu’il est fait de souvenirs personnels. Et bien sûr, vous l’aurez compris, il ne peut être restreint au rang de roman. Les éditions Cambourakis l’ont réédité en 2018, ainsi que presque toute l’œuvre de l’auteur, travail toujours en cours il me semble.

https://www.cambourakis.com/

 (Warren Bismuth)



mercredi 24 janvier 2024

Natalka VOROJBYT « Sacha, sors les poubelles & Le dépôt de grain »

 


Deux pièces ukrainiennes sont rassemblées ici, deux petits bijoux de l’autrice Natalka VOROJBYT, elle-même ukrainienne. La première tout d’abord, brève. Oksana est une jeune femme prête à accoucher. Sa mère est à ses côtés, le mari de cette dernière (et beau-père d’Oksana) est décédé. Pourtant un dialogue à trois s’amorce, les deux femmes convoquant le défunt, par ailleurs ancien officier ivrogne. Un an plus tard, sur sa tombe, les deux femmes reviennent lui rendre visite, Okasna est à nouveau enceinte. Dans de brèves scénettes fortement imprégnées de l’esprit de Nikolaï GOGOL (lui-même ukrainien), mais avec une forte teinte politique, le texte finit par entrer en résonance avec l’actualité (mais écrit en 2015, au lendemain des événements de Maïdan), se clôturant en 2014 à Kyïv (Kiev). Ou comment passer de l’intimiste au global avec pertinence.

N’ayons pas peur des mots, « Le dépôt de grain » est un petit chef d’œuvre. De format bien plus long que la pièce précédente, celle-ci met en scène de nombreux personnages. Pièce ambitieuse, elle a pour but de raconter en 100 pages l’Holodomor, la famine majeure survenue en 1933 en Ukraine sur orchestration machiavélique du camarade STALINE. Après une scène en 1926, l’histoire se déroule entre 1931 et 1933 en Ukraine. Début des kolkhozes de masse, et débuts des désaccords entre les paysans, les pros et les anti, tensions exacerbées par le sujet de la religion : « Au nom du pouvoir soviétique, sauvons le peuple de l’oppression religieuse. Transformons les églises en dépôts de grain. Donnons à l’État les cloches de cuivre. Recevons en échange les tracteurs et autres équipements ! ».

Les plus rétifs à la collectivisation vont le payer cher, très cher. Par des scènes figuratives, l’autrice met en scène des paysans tiraillés, y compris au sein des familles, entre la volonté de rester indépendants et crever à petit feu, ou celle de rentrer dans le rang en se soumettant à l’ogre soviétique, sans aucun gage de stabilité ni d’avenir. L’Holodomor est un événement majeur de l’histoire soviétique, la plus grande exécution de masse ordonnée par STALINE affamant toute une population. Dans cette pièce, Natalka VOROJBYT permet de reconstituer les faits, les scènes. La propagande stalinienne est partout. Soucieuse de coller au plus près aux outils de communication en vogue, elle s’installe dans le cinéma.

Certaines séquences sont dures, mais nécessaires pour bien rendre compte de la velléité génocidaire. « Et le chien n’a pas aboyé. (Se souvenant) Ah, oui, nous l’avons mangé à l’automne ». Tout comme on a fini par manger le chaume des toits des habitations. « Le dépôt de grain » est d’une grande force, n’oubliant pas les traits d’humour pourtant difficiles à glisser devant un tel sujet. Natalka VOROJBYT construit son texte de manière patiente, sans faux-semblants ni trémolos, peut-être pour aller encore plus droit au cœur. Car le fond de cette pièce gifle, il réveille une extermination trop longtemps cachée. Écrit en 2009 sur des événements de 1933, il fait écho (indirectement bien sûr) en partie à l’actualité et un peuple ukrainien toujours pas reconnu comme tel par le pouvoir russe.

Le livre est d’une grande pertinence et d’une profonde acuité. Les deux pièces semblent comme antipodiques, et pourtant elles se rejoignent dans l’horreur, la guerre, le balbutiement de l’Histoire. Elles sont deux petites pièces d’orfèvrerie, chaque élément se trouvant au plus juste. Elles sont aussi une manière originale de raconter l’Histoire ukrainienne par les ukrainiens eux-mêmes. L’ouvrage, traduit de l’ukrainien par Iryna DMYTRYCHYN, vient de sortir aux éditions L’espace d’un Instant, il est parfait pour découvrir le catalogue de cette maison s’il vous est encore inconnu à ce jour. Une maison à soutenir, à relayer, et ce livre prouve une fois de plus la grande qualité de la ligne éditoriale. Une pièce de la même autrice, « Mauvaises routes » était déjà parue au catalogue en 2022, je vous l’avais présentée en son temps. Tiens, je n’ai même pas dit à quel point je trouve la couverture magnifique, mais la place me manque.

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

dimanche 21 janvier 2024

Jacques JOSSE « Postier posté »

 


Chaque année, le blog Book’ing propose un challenge original dont le thème change tous les mois de janvier : inviter des blogueurs à participer durant l’année en cours sur un vaste sujet afin d’en dresser une conséquente bibliographie. 2024 est « Lire sur les mondes ouvriers et le monde du travail ». Je vous livre le lien explicatif :

https://bookin-ingannmic.blogspot.com/2024/01/2024-lire-sur-le-monde-ouvrier-les.html

Il se trouve que Des Livres Rances venait tout juste, fin 2023, de terminer un tout petit bouquin qui coche toutes les cases du challenge en question, celui de Jacques JOSSE « Postier posté ». Voici donc ma première participation à ce challenge, d’autres titres en rapport avec les mondes ouvriers et le monde du travail viendront rythmer l’année en cours.

Grande plume de la poésie française, Jacques JOSSE a opté, pour ce bref texte, pour l’abandon de ce format, privilégiant un récit plus « classique ». Au fil de son œuvre, l’auteur se dévoile peu, n’apparaît pas souvent directement, il dépeint plutôt ses aïeuls lorsqu’il décide de nous entretenir de sa famille. Pour le reste, il se focalise sur les petites gens, les sans voix, les anonymes qu’il croise sur son chemin. Ici, exceptionnellement il choisit un format en partie autobiographique. En partie seulement, car même lorsque Jacques JOSSE tente de parler de lui, sa pensée fuit immédiatement sur les à-côtés.

Ce texte n’est pas précisément une nouveauté, il devait originellement paraître dans la revue « Travers », mais cette dernière périclita et le texte resta inédit. Si JOSSE retourne le projecteur sur lui, c’est pour évoquer une partie précise de sa vie : son travail au sein du tri postal de Trappes dans les Yvelines.

L’espace-temps est délaissé, Jacques JOSSE intègre la banlieue parisienne, venant de sa Bretagne, et s’établit au septième étage d’une tour. Il trie environ deux mille lettres par heure et, pour tenir, il lui faut quelques rasades de la poésie de Franck VENAILLE notamment. Car le quotidien n’est guère brillant : gestes répétitifs devenant douloureux, abrutissants, alors que se dressent de nouvelles constructions dans une ville neuve de banlieue.

Jacques JOSSE est un poète avant tout. Alors il scrute autour de lui, il observe et traduit en de courtes séquences du quotidien. Dans ce texte, tout est mouvement, tout est bruit, le repos est difficile. Viennent les nouvelles technologies avec ces nouvelles machines, monstres de rapidité destinés à remplacer l’homme. Un monde s’évapore, laissant place à l’avenir.

Car il est bien question de basculement irrémédiable dans ce texte sensible, la modernité vient s’imposer, laissant le travail à la chaîne derrière elle, du moins le transformant. JOSSE prend du recul, écume les bars, écoute, regarde. Et bien plus tard, se repenche : « Ce qui reste, des décennies plus tard, de ces années vécues à cent à l’heure, avec accrochée au corps une fatigue qui pèse peu comparée à celle, vicieuse, qu’on ne voyait pas venir mais qui usait en secret, à petit feu, en partie à cause des horaires décalés, la mécanique des nerfs, ce sont les luttes incessantes, les braseros devant la grille d’entrée, les piquets de grève salvateurs, les coups de gueule, les coups de poing ».

Homme de poésie, JOSSE se remémore des vers, des extraits de poèmes traitant du monde des postiers, leur rend hommage, les cite, les partage. « Postier posté » est un petit texte intimiste, le témoignage d’une époque révolue. Il est accompagné par les pastels à l’huile de Georges LE BAYOU et a été publié en 2023 aux éditions bretonnes La Folle Avoine. En « bonus », une enveloppe arrimée à la couverture et renfermant une lettre de Jules MOUGIN, datée de l’année 2000 et destinée à l’auteur.

Mon petit doigt me dit qu’un prochain livre de cet auteur est prévu imminemment dans la collection L’orpiment des éditions le Réalgar…

http://www.editionsfolleavoine.com/

(Warren Bismuth)




mercredi 17 janvier 2024

Judith PERRIGNON « Notre guerre civile »

 


Petit détail primordial pour comprendre la suite : c’est en se documentant sur ce qui allait devenir son « Victor Hugo vient de mourir » en 2015 (récit sur la mort et l’enterrement de l’écrivain, ouvrage par ailleurs tout à fait recommandable) que Judith PERRIGNON a « croisé » la figure de Louise MICHEL, l’éternelle révoltée. S’étant intéressée à son parcours, elle se documente, jusqu’à cette présente biographie de l’anarchiste féministe, biographie qu’elle fait commencer en septembre 1871, alors que Louise MICHEL attend son procès pour sa participation active à la Commune de Paris quelques mois auparavant. Puis reprend par petites touches ce que fut sa vie avant cet événement déclencheur dans ses idéaux et sa résolution à devenir une militante acharnée.

Le problème est que Judith PERRIGNON dépeint Louise MICHEL par deux procédés qui peuvent paraître maladroits. Tout d’abord par l’ombre écrasante de Victor HUGO sur lequel l’autrice avait déjà travaillé et dont elle semble porter une admiration sans bornes. Ainsi HUGO ne cesse de surgir. Il est vrai qu’il a connu Louise MICHEL, qu’ils ont correspondu durant trois décennies, mais ceci ne suffit pas, loin de là, pour le faire piétiner si sauvagement le récit. J’y reviendrai. De plus, bien sûr Judith PERRIGNON s’est longuement documentée pour dresser cette biographie, et ce qui en ressort, ce n’est pas une analyse de la documentation récoltée, mais bien la documentation elle-même, c’est-à-dire de (trop) longs et (trop) nombreux passages, livrés abruptement, comme sans discernement, entre guillemets.

Si Judith PERRIGNON a souhaité écrire une biographie de Louise MICHEL, c’est aussi pour remémorer la portée de ses paroles, de ses actes. Mais le résultat est une sorte de suites de livres de la bonne Louise, d’écrits (judiciaires ou non) de ceux qui l’ont croisée, sans en changer une virgule. Sentiment pour le lectorat d’être devant un patchwork, une sorte de « best of », les bons moments à lire sur la vie trépidante de Louise MICHEL. S’il est indéniable que n’étant pas un documentaire sur la Commune de Paris, ce texte ne doit que l’évoquer brièvement au milieu de tant d’autres, il est pourtant curieux que l’autrice n’ait rempli que quelques pages sur le rôle de Louise MICHEL durant cette insurrection, alors que c’est bien ici qu’elle est « née » politiquement, en tant que féministe, républicaine et anarchiste. PERRIGNON préfère convoquer HUGO tant et plus. Louise MICHEL aurait mérité plus d’égards.

En amenant HUGO sur le devant de la scène, l’autrice détourne notre regard, mais aussi le sien. Plus embarrassant : elle fait exister Louise MICHEL par le personnage de HUGO, comme s’il avait influencé ses opinions politiques, la dénigrant, elle en tant que femme de conviction, comme si sans HUGO elle n’était rien, il écrase le récit, laissant Louise sur le bas côté. La preuve en est qu’il disparaît du texte… au moment de sa propre mort à lui, comme s’il avait été le personnage principal du roman (de cette biographie romancée plutôt) jusqu’à sa disparition et que la suite n’était qu’une succession de petits détails sans importance.

Par cette omniprésence Hugolienne, Judith PERRIGNON commet une erreur majeure : elle ne fait qu’évoquer des parties cruciales de la vie de Louise MICHEL, les bâcle en quelque sorte. Elle n’aborde que brièvement le portrait de Théophile FERRÉ, l’éternel compagnon de lutte, qui sera pour Louise bien plus qu’un camarade, en tout cas dans son cœur et qui, tellement plus que le vieil HUGO, va influencer toute la suite de la vie de Louise MICHEL par-delà la mort (celle de FERRÉ par son exécution à Satory). Il en est de même en fin de volume pour la tentative d’assassinat lors d’une conférence. Un homme tire sur Louis MICHEL, à peine blessée, elle lui pardonne. La suite est admirable de compassion et d’altruisme, mais nous n’en sauront rien ici, Judith PERRIGNON se contentant du factuel, en somme de manière absolument contraire que lorsque HUGO s’invite en ses pages.

De la déportation de la militante anarchiste en Nouvelle Calédonie, nous ne saurons presque rien, contrairement à cette rumeur infondée (et somme toute détail infime de la vie de Louise) d’une possible relation charnelle qu’elle aurait eu avec… je vous le donne en mille… Victor HUGO. L’autrice passe plus de temps à écrire sur ce micro événement « people » que sur sa déportation qui dura pourtant six ans.

Pour autant, si tant est que vous êtes novices sur ce que fut Louise MICHEL, ce bouquin comporte quelque intérêt, bien que vous auriez pu obtenir les renseignements ailleurs, sur une simple page Wikipédia par exemple. Par ses « copié-collé » de documents existants, Judith PERRIGNON réalise le minimum syndical, un recueil de textes, cimenté avec parcimonie par sa plume à elle, alors que sans doute elle pense à HUGO. Quant à la fin du récit, soit après le retour de la révolutionnaire sur le sol européen et jusqu’à sa mort, PERRIGNON déterre les rapports de police la concernant. Car Louise MICHEL était très surveillée.

En revanche, elle ne le fut pas assez par Judith PERRIGNON qui dresse la bibliographie ayant servi à ce travail. Résultat : cinq livres (dont la correspondance avec un certain Victor H. bien entendu). Pas un de plus. En voulant ressusciter Louise MICHEL, PERRIGNON la repousse dans son cimetière de Levallois-Perret. Je finirai en paraphrasant l’autrice mais concernant le goût que m’a laissé la lecture de ce livre paru en 2023 : « Son nom flotte désormais dans l’air tel un ballon rouge détaché du socle de son époque, de ses convictions, des faits et des détails de sa vie, elle sera nette et floue à la fois ».

(Warren Bismuth)

dimanche 14 janvier 2024

Jim TULLY « Circus parade »

 


Deuxième tome du « Cycle des bas-fonds », « Circus parade » fut écrit en 1926 et raconte l’expérience fort mouvementée de Jim TULLY dans un cirque itinérant des Etats-Unis vers 1906. L’image d’Épinal, celle de l’imaginaire collectif sur le monde du cirque est ici pour le moins écornée. Car TULLY en a vu plus qu’il n’aurait dû sur la face cachée, maladie honteuse de cet art.

Le roman (qui n’en est pas vraiment un) débute par la mort d’un dompteur, tué par les animaux qu’il dressait. L’image est forte. Puis au fil des étapes de la troupe, TULLY note des situations, des anecdotes, et comme toujours laisse parler les protagonistes, qui se présentent et racontent leur parcours. Son travail consiste également en un instantané de la vie des marginaux aux U.S.A. à cette période, les lois en vigueur dans les différents États du pays, comme par exemple cette législation anti-vagabondage dans le Mississipi, que l’auteur et ses comparses doivent détourner.

Le monde du cirque est passé au peigne fin, abordant les suiveurs, où figurent pas mal de bandits. Voyages en train, le matériel étant acheminé par fourgons, et puis tous les à-côté, les magouilles, les vols, les intimidations, univers bien plus sinistre que l’image qu’il renvoie. « Notre monde était brutal, immoral, suffisant et conformiste. Nous avions un mépris sans borne pour tous ceux qui ne prêchaient pas de la même manière que nous ».

TULLY est un défenseur des minorités oppressées. Ici par exemple, il prend la défense d’un homosexuel persécuté. Il fait parler les sentiments, ainsi il présente cette dame obèse comme il y en a tant dans les cirques, la « Femme Forte », qui souffre en silence et finit par se suicider. Au-delà du (non) style, argotique, langage de la rue, des bas quartiers, le fond chez TULLY est sombre, il décrit la misère, l’isolement, l’addiction, les rapports humains exacerbés par les abus ou l’appât du gain. Parmi eux, ces salariés dont la route du cirque croise celle de Barnum, plus riche, plus célèbre. Et plusieurs de ces hommes et ces femmes rejoignent la facilité par la notoriété d’un cirque, en condamnant un autre, plus intimiste, à sa perte. Le racisme est prégnant, domination des blancs, haine du juif, les noirs finissent d’ailleurs par ne pas venir travailler dans les cirques à cause de leur persécution quotidienne dans un univers malsain et mafieux.

Le dénouement de ce livre riche en émotions a lieu en forme de bouquet final, toute la lecture s’apparentant à un véritable feu d’artifice. TULLY sait y faire avec les mots qui frappent, les scènes qui marquent, qui hantent, décrivant une classe sociale, parfois oisive, ici celle des travailleurs dans un milieu censé représenter la joie et la bonne heure. Il n’en est rien.

Il est peut-être temps, non pas d’oublier, mais de compléter STEINBECK. Les personnages de TULLY pourraient être échappées de « Tortilla flat » en même temps que de « Les raisins de la colère ». Pourtant ici ils ne sont pas fictifs, TULLY les a côtoyés, parfois aimés, ils sont décrits avec le cœur, ainsi qu’avec une bonne rasade de whisky. Ils furent écrits avant ceux dépeints par STEINBCEK, ce qui relativise quelque peu l’œuvre de ce dernier. « Circus parade » fut interdit dans plusieurs villes des Etats-Unis pour le portrait sulfureux du monde du cirque qu’il véhiculait.

Jim TULLY est sans doute cet auteur que j’attendais depuis des années, celui qui dépeint, sans arrogance, sans mots savants, les laissés pour compte d’une société, de manière faussement naïve, en fait franchement subtile derrière la gouaille hors norme de ses protagonistes. Le « Cycle des bas-fonds » (que je viens de terminer et dont je présenterai régulièrement chaque tome) est une sorte de miracle de la littérature. Ce volet parut pour la première fois en français en… 2017 ! Il faut remercier les éditions du Sonneurs par le travail d’envergure de Thierry BEAUCHAMP, préfacier et formidable traducteur de ce volume, un régal absolu pour les yeux et pour l’âme.

https://www.editionsdusonneur.com/

 (Warren Bismuth)


mercredi 10 janvier 2024

Carolina SCHUTTI « Patagonie »

 


Dans ce roman à la structure narrative complexe, les destins de jeunes gens vont se croiser, interagir, se compléter, pour le meilleur et pour le pire. Dans ce texte sombre, le but pour chaque individu est de s’évader, de se libérer pour un temps de la pression du quotidien, fuir la ville, le bruit, les grouillements de la foule. Ainsi Ben, infirmier démissionnaire en quête d’une nouvelle vie, rencontre Sarah et Johannes qui l’invitent à venir chez eux, dans la zone située le plus au sud du continent américain, la Patagonie, où ils ont élu domicile, loin de tout. Ce devait être le point de départ vers un nouvel horizon, fait de cadeaux de la nature, de légèreté, surtout de simplicité en totale liberté et harmonie.

Surgit Iris, une unijambiste au parcours mystérieux, amie de Ben, écrivant les souvenirs de ses cauchemars sur des papiers post-it, alors que les autres membres du petit groupe s’apprêtent à partir en randonner accompagnés de leur ami Mick qui doit baliser des sentiers pour touristes. Car la région en est peuplée une partie de l’année, ce sont en partie eux qui la font vivre, il faut bien les bichonner parfois. Penser à charger la vieille jeep, seule passerelle entre le groupe et le monde : « Le médecin le plus proche est à près de trois heures de voiture ».

Pour Ben, les 15 jours passés aux côtés de Sarah et Johannes n’ont pas été comme escomptés : il continue de douter de son avenir, de ses envies. Il se souvient de cet artiste qui avait attiser en lui la curiosité de la découverte : « Il faisait rêver d’un lieu où l’on pouvait se suffire à soi-même, où le temps n’était pas une unité de mesure, il lui faisait sentir pendant un moment que l’important n’était pas de trouver sa place, mais que c’est perdre son temps que de vouloir répondre aux attentes d’un autre, qu’il faut simplement unir dans un même but toutes les forces dont la nature nous a dotés. C’est aussi simple que cela. Et pourtant il allait falloir des années avant qu’il ait le courage de larguer les amarres ».

Sur un rythme lent soutenu par une écriture froide, coupante et profondément mélancolique, Carolina SCHUTTI nous fait pénétrer au cœur d’un univers géographique ayant tout pour séduire mais se révélant être un calvaire émané de drames. Le texte est découpé en de brefs chapitres prenant la forme de journaux intimes polyphoniques. Chaque acteur se dévoile dans des pages intimes et personnelles, chaque point de vue est annoté, défendu. Ces notes entrent comme en discordance avec les préparatifs de randonnée, où les appareils de « survie » sont issus des dernières technologies, ces jeunes sont connectés, ouverts au monde tout en se préparant à six mois d’isolement complet, les travaux du chalet de Sarah et Johannes ont d’ailleurs débuté en ce sens.

Les protagonistes pensent beaucoup, lors de leurs expéditions, à alimenter les réseaux sociaux, peut-être pas faire le buzz, mais exister malgré cette vie détachée de la civilisation. Montrer le bonheur afin de mieux cacher le reste, l’indicible car l’incompris. Roman sur la question de la pertinence du choix de vie, sur les néo-ruraux affrontant la nature et ses vicissitudes, il est aussi celui d’une jeunesse en quête de repères, repères tout aussi utiles pour le lectorat avec une structure le poussant à être attentif au cœur d’un labyrinthe narratif déstabilisant, un espace-temps crucial qui l’oblige à bien mémoriser les dates exactes de chacun des chapitres pour ne pas perdre le fil. S’il est total, le dépaysement de cette jeunesse est aussi implacable que cruel. Roman traduit de l’allemand (l’autrice est autrichienne) par Jacques DUVERNET.

« Patagonie » vient de paraître aux éditions Le Ver à Soie dans les collection Les Germanophonies, une maison à soutenir de toute urgence car proposant des livres faits main, dans le garage de l’éditrice, une valeur qui tend à disparaître, d’autant que le papier est de grande qualité et l’esthétisme à tomber par terre. Mais les titres proposés sont également pertinents et originaux, pour des prix défiant toute concurrence (si concurrence il y a dans ce sacerdoce, celui de fabriquer des bouquins artisanalement). Faites preuve de curiosité, allez voir le catalogue, loin des grosses usines à pondre des lignes.

https://www.leverasoie.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 7 janvier 2024

Yannis RITSOS « Grécité »

 


Un peuple attaqué par ses propres frères, se défendant, armé, fatigué, épuisé mais déterminé. Une fois de plus, la guerre s’invite sur cette terre belliqueuse, sans cesse outragée. La faim, la soif, le manque. On fume de la bouse, on mâche du cuir. Mais on se bat, on défend ses convictions, on proclame la liberté pour tous.

Une paix se dessine. Déjà on craint la prochaine guerre, les prochains affrontements. On pourrait être habitués, mais non.

« Un messager arrive comme chaque matin de la Grande vallée

L’écume du soleil brille sur son visage

Il serre la grécité sous son bras

Comme l’ouvrier, entre ses mains,

Sa casquette dans une église.

L’heure est venue, dit-il. Tenons-nous prêts.

Chaque heure est nôtre désormais ».

Ils sont prêts à se défendre. À lutter jusqu’au dernier. Le sol va s’ensanglanter, s’emplir de cadavres, de charniers. La liberté est à ce prix. Certains errants magnifiques, cherchent le salut, une terre accueillante.

« Grécité » est un célèbre poème du grec Yannis RITSOS (1909-1990). En quelques dizaines de pages, l’auteur crée un climat oppressant, à la fois désenchanté, violent et plein d’espoir. Ce peuple qui souffre, ce sont les grecs. « Grécité » fut écrit entre 1945 et 1947, durant la guerre civile, juste à la sortie de la deuxième guerre mondiale, sans aucun répit. RITSOS sera emprisonné peu après, en 1948. Dans ce poème épique, il défie les monarchistes, ses adversaires et ennemis.

Cette énième réédition (2023) des éditions Fata Morgana est accompagnée d’illustrations, de croquis plus précisément, de Alecos FASSIANOS. La traduction, un petit bijou, est signée Jacques LACARRIÈRE. Ce court texte est d’une grande puissance, d’une force exceptionnelle, il est de ces poésies qui frappent, qui cognent et secouent.

« Qui aurait dit qu’une moitié d’entre eux est sous la terre

Et une autre moitié dans les fers ?

Par tant de feuilles le soleil te dit bonjour

Avec tant de bannières le ciel resplendit

Et voici les uns dans les fers,

Voici les autres dans la terre ».

http://www.fatamorgana.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 3 janvier 2024

Gergana DIMITROVA & Zdrava KAMENOVA « Cosmos tango & Refuge pour moutons et rêves »

 


Gergana DIMITROVA et Zdrava KAMENOVA sont deux femmes de théâtre bulgares travaillant ensemble depuis plusieurs années sur des pièces à portée politique. Dans les deux textes proposés, leur collaboration est d’une redoutable efficacité. « Cosmos tango », le plus long des deux, fut écrit en 2019 et dépeint un monde à venir mais déjà là en partie. En 2027, une jeune femme chinoise qui rêve souvent d’une fille argentine souhaitant se faire amputer une jambe s’apprête à voyager sur la lune. En fond, le dérèglement climatique, la planète à l’agonie, la mer qui monte sur les côtes argentines. Dans un aquarium, des vers à soie. Qui profitent, grandissent. Pas loin un ordinateur connecté sur le dark web. Et notre spationaute chinoise qui doit être mariée si elle espère partir un jour pour la lune.

« Cosmos tango » est une pièce subtile sur la réussite à tout prix, l’avancée technologique, sur la dépossession de l’existence : assassiner ce qui est vital à notre survie et parallèlement créer des besoins inutiles, pour la compétition, la gloriole, quitte à ce que l’instant soit bref. S’activer au sein d’un rêve de conquête, un rêve consumériste alors que la planète est peut-être en train de crever. Fable écologique originale et puissante, en même temps que texte ayant tous les ingrédients de la science fiction, avec une chute en forme d’effet papillon, « Cosmos tango » est une pièce intelligente qui donne à réfléchir.

Dans « Refuge pour moutons et rêves » pièce plus courte de 2018, une femme morte se remémore un village bulgare en 1913 durant l’une des guerres balkaniques, village qui va passer aux mains des turcs. Un texte où le passé se télescope avec le présent, dans lequel une vache franchit malencontreusement la frontière de l’Union Européenne en 2018 (anecdote authentique qu’il vous faut absolument découvrir !). Et voici que toutes les guerres balkaniques du XXe siècle se font face. Et le progrès, avançant inlassablement, en dépit du bon sens. « Que reste-t-il encore à apprendre puisque toutes les connaissances de l’humanité sont sur Google et que plein de métiers ont pratiquement disparu ? Des millions de logements ont été déclarés insalubres, mais nous ne les quitterons pas, il suffit de se procurer un matelas pure laine de mouton pour dormir, ne serait-ce q’une heure ou deux. Et alors tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes ». L’histoire se répète, bégaie tant et plus. Et l’humain continue, malgré les échecs, dans une totale absurdité à vaincre, on se sait d’ailleurs plus vraiment quoi.

Deux pièces percutantes qui se complètent, et deux autrices talentueuses qui alertent sur l’état de la planète, les guerres et les conquêtes. Superbe livre paru tout récemment aux éditions L’espace d’un Instant, il est traduit du bulgare par Roumiana STANTCHEVA et superbement préfacé par Denitsa EZEKIEVA.

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)