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lundi 30 avril 2018

Jean-Claude BRISVILLE « Le souper »


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Trois pièces de théâtre, trois périodes distinctes de l’Histoire de France, trois face-à-face d’envergure. Joie.

« Le souper » : créée en 1989, elle met en scène FOUCHÉ et TALLEYRAND en 1815, après la chute de NAPOLÉON 1er et alors que FOUCHÉ est Président du gouvernement provisoire. TALLEYRAND est pour un retour de la monarchie après l’épisode napoléonien (pourquoi pas un Louis XVIII sur le trône ?) tandis que FOUCHÉ se déclare pour la République. Un entretien qui dévie sur les exactions passées des deux personnages. « Vous savez ce qu’est un mécontent, FOUCHÉ ? C’est un pauvre qui réfléchit ». Adaptée au cinéma en 1992 par Edouard MOLINARO.

« L’entretien de M. DESCARTES avec M. PASCAL le jeune » : comme son nom l’indique, face-à-face avec le « vieux » DESCARTES de 51 ans contre un jeune Blaise PASCAL de 24 ans déjà éreinté par la vie et malade. Entretien imaginaire de 1647 sur la philosophie, la vie, Dieu, les souvenirs, l’Histoire, et bien sûr des dialogues tendus sur le thème de la religion qui les oppose. Pièce créée en 1985.

« L’antichambre » : encore un dialogue imaginaire censé se tenir en 1750 (et créé là en 1991) entre deux salonnières parisiennes : l’assez défraîchie Madame Marie du DEFFAND et la toute jeune espiègle et prometteuse Julie de LESPINASSE avec parfois en arbitrage l’amant de la première, le Président HÉNAULT. Un face-à-face d’une grande violence entre deux dames que tout oppose, sauf l’immense opportunisme. Il sera question de l’affaire CALAS, de religion, mais aussi de l’Encyclopédie que préparent DIDEROT et D’ALEMBERT. Les deux femmes, dans un véritable duel, vont mener un cruel jeu de joutes oratoires (Julie : « Je vous plains », Marie : « Tenez-vous-en à l’insolence, elle vous convient mieux que la pitié »).

Trois pièces de théâtre d’allure classique et de haut vol par le ton et les dialogues cisaillés et parfaitement documentés pour replonger dans trois siècles différents mais avec des enjeux parfois similaires. Il est difficile de ne pas faire le rapprochement avec l’excellente émission télé historique française des années 1950 et 1960 « La caméra explore le temps » (retirée de l’antenne en 1966 pour avoir dressé un portrait trop positif (donc déplaisant au pouvoir gaulliste) des Cathares, mais ceci est une autre histoire). Donc forcément, on se régale si tant est que l’Histoire de France et ses vicissitudes nous intéressent. Trois pièces remarquables et très agréables à lire, ici compilées en un volume en 1994.

(Warren Bismuth)

dimanche 29 avril 2018

Pierre VIDAL-NAQUET « Les crimes de l’armée française – Algérie 1954-1962 »


Résultat de recherche d'images pour "vidal naquet les crimes de l'armée"Ce documentaire choc n’est pas à proprement parler un bouquin de VIDAL-NIQUET mais plutôt une compilation réalisée par ses soins. Certes, il intercale des paragraphes qu’il a lui-même écrits, mais ceux-ci étaient déjà parus ailleurs, sortis par d’autres sources. Ce livre est une réédition chez La Découverte (en 2001) d’un documentaire de chez François Maspero en 1975, agrémenté d’une préface inédite de VIDAL-NAQUET.

Est balayée ici toute la période de la guerre d’Algérie, même si l’auteur revient brièvement sur la guerre d’Indochine. Je ne vais pas vous le cacher plus longtemps, il est surtout question des tortures infligées aux algériens en Algérie par l’armée française, elle-même parfois couverte par le pouvoir en place à Paris (certes les tortures de l’autre camp sont également évoquées. Tous les faits décrits sont des témoignages déjà publiés entre 1949 et 1962, il s’agit donc bien là d’une compilation des plus macabres).

Pourquoi la torture ? Certains tortionnaires répondent que c’était le seul moyen d’obtenir des renseignements afin de sauver des vies. Mieux : la torture est devenue rapidement une institution puisqu’elle est apprise en cours par les appelés de l’armée française, qui de la théorie passent vite à la pratique en assistant parfois eux-mêmes aux tortures (mais sans y participer activement) et y apprennent les rouages et les modes d’utilisation.

Bien sûr il y a des cas de conscience : « Au cours de discussions, ils m’ont dit qu’ils doutaient de la civilisation qu’ils représentaient », mais ils sont une minorité puisque pour la plupart des coupables, c’est le cynisme en temps de guerre qui prévaut : « Fais-lui sauter la cervelle… Non, c’est dommage de salir une couverture, éjecte-le du brancard ». Des phrases chocs de cet acabit, il en est question dans ce livre qui fit scandale à sa sortie, alors que la torture, spécialement en Algérie, était frappée d'une grande omerta nationale. Ici les tortionnaires témoignent, mais aussi ceux qui ont été victimes, comme ceux qui ont dénoncé la torture. VIDAL-NAQUET ressort du placard des extraits de son livre « La raison d’Etat » sorti en 1962 aux Editions de Minuit juste après les accords d’Evian.

Ce bouquin, bien que dur par les détails de tortures, les traumatismes et les conditions d’interrogatoires, est un élément saisissant, un témoin clé des atrocités en Algérie entre 1954 et 1962, afin de mieux comprendre que seulement quelques années après la chute du nazisme, et bien que tout le monde s’était allié contre le IIIe Reich, ses méthodes étaient en partie reprises sur le sol français, en version colonisée, le tout ponctué d’un rare sadisme où « l’étranger » était vu comme une bête, une vermine à exécuter. Précision utile : la France avait soi-disant apporté la civilisation dans ces contrées de sauvages…

(Warren Bismuth)

 

mercredi 25 avril 2018

Julia DECK « Viviane Elisabeth Fauville »


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Cette chronique est dédiée mes psychopotes embarqué-es dans la galère de la reprise d'études à P8, en psycho.
Fin de la parenthèse, à l'attaque !

Les Éditions de Minuit n'ont jamais aussi bien été nommées. De 23h à 1h j'ai lu sans discontinuer. Le coupable, c'est le roman de Julia DECK, « Viviane Elisabeth Fauville ».


La quatrième de couverture a bien joué son rôle : une femme assassine son psychanalyste, c'est parfait pour moi.
Le roman s'ouvre sur une femme, Viviane, dans son appartement tout juste loué, qui berce sa bébé dans son rocking chair. Il y a bien quelque chose qui cloche mais rien sur lequel elle arrive à mettre le doigt. Viviane est tout récemment célibataire, quittée par un mari qui s'est lassé, après 3 ans de relation et un bébé, une petite fille, de 3 mois. Le décor de l'appartement est spartiate, seule la chambre de l'enfant est un peu plus finalisée.
Il faudra attendre le mardi matin pour que les souvenirs remontent à la surface : Viviane a tué son psychanalyste, elle l'a poignardé violemment à l'aide des couteaux de cuisine qui lui ont été offerts pour son mariage. Du haut de ses 42 ans, de son poste à responsabilités dans une grande boîte dont elle assure la communication, il faut qu'elle trouve des solutions, sinon on va lui enlever son enfant. Dans son esprit elle échafaude un plan complètement absurde et choisit d'aller jusqu'au bout, pour se protéger. Entre passages au commissariat, filatures et fausse identité (pas si fausse car elle se présente comme Elisabeth), le petit monde de Viviane s'écroule. Son ex mari voit bien qu'elle perd pied, elle se met en danger, elle s'absente en laissant son bébé dormir, n'hésitant pas à la droguer pour qu'elle soit bien calme durant son absence. On notera d'ailleurs que cette petite Valentine (son prénom est cité une seule fois dans le livre), est réglée comme une horloge : le réveil à 6h le matin et les 120 minutes de sieste en fin d'aprem.

Narration particulière, focalisation particulière : on est Viviane, puis elle parle d'elle à la troisième personne, puis elle prend le point de vue des autres personnages qui gravitent autour d'elle. Cela donne un rythme incroyable, on intègre véritablement l'esprit torturé et tortueux de sa propriétaire.
Elle hallucine : sa mère est décédée, elle la voit parfois et l'on apprend qu'elle n'arrive pas à revendre les 80m2 de son appartement dans le 5e arrondissement parisien, préférant payer un loyer hors de prix pour une salle de bain vétuste (mais une cuisine toute neuve !).

On peut sourire souvent, et rire parfois, car Viviane est complètement à la masse. Néanmoins, nous sommes confrontés à une véritable « vignette clinique ». Chocs traumatiques (décès de sa mère, larguée par son mari), avec une pointe de dépression post-partum, Viviane part en sucette. Elle hallucine complètement et le dernier quart du roman nous permet de comprendre à quel point.

C'est, dans une certaine mesure, le mal du siècle qui est décrit : ces femmes, percluses de responsabilités, souvent mères sur le tard, abandonnées par le compagnon préférant la jeunesse et les formes de la nullipare. Les vertiges, le psy qui l'abandonne en minorant ses douleurs, plus intéressé par la troisième séance hebdomadaire qu'il faut programmer que par la souffrance psychique de sa patiente. Un psychanalyste qui est aussi psychiatre puisqu'il lui rédige son ordonnance de petites pilules bleues ou blanches, qui lui réussissent si bien, comme il lui dit, arborant un sourire paternaliste.

Une superbe découverte que je ne peux que recommander chaudement.


(Emilia Sancti)

dimanche 22 avril 2018

Jérôme COLIN « Éviter les péages »



« Marcher sur l'eau
Éviter les péages
Jamais souffrir
Juste faire hennir
Les chevaux du plaisir »

A. BASHUNG, Osez Joséphine.

En mai 2015, Jérôme COLIN nous livre son premier roman, « Éviter les péages ». Ça commence un peu comme une chanson de BASHUNG, qui accompagne un chauffeur de taxi de 38 ans, hypocondriaque, marié et père de deux enfants. Il travaille de nuit, ce qui souvent lui permet de faire des rencontres étonnantes.

La route, le cocon rassurant de son taxi, la nuit (je mens) sont propices aux remises en questions, à la mise en perspective du temps qui passe, ce que l'on a fait, ce que l'on a loupé et ce que l'on a oublié. 38 ans, la veille de la quarantaine et de sa mythique crise ? Possible pour notre conducteur, dont la femme préfère se barrer quelques jours dès le début du roman avec les deux enfants afin de lui permettre de réfléchir. Elle est assez cool sa meuf, après 16 ans de vie commune ! Commencent les listes, le pour le contre, les souvenirs des débuts. Il y a Marie, cette jeune femme rencontrée quelques mois plus tôt avec laquelle il a passé une nuit, qui le hante et sur laquelle il fantasme une possible vie meilleure où les problématiques liées au linge à laver, aux devoirs des enfants à gérer, seraient absentes. Trois jours de liberté, fenêtre sur un possible : qu'est-ce que c'est de vivre seul ? Renouer avec son corps, avec son propre rythme, sans comptes à rendre mais sans contacts rassurants avec l'autre qui partage son lit.

Notre taximan attachant parcourt sa vie au rythme de la ville, une pause bière avec son ami, confident de toujours, une course à faire pour Henri, l'homme qu'il transporte trois jours par semaine, de chez lui à un mystérieux bar et dont le destin va remettre en perspective la propre vie de notre personnage principal.

Jérôme COLIN, comme dans son dernier roman (chroniqué précédemment), s'attaque au sujet le plus trivial qui soit : la vie de couple, sur le long terme. Il décortique soigneusement toutes les étapes de l'amour telles que nous les vivons de manière universelle, bien que nous pensions toutes et tous pouvoir éviter les pièges de la routine. Immanquablement, nous tomberons dedans, parce que les enfants, parce que le linge, parce que la fatigue, parce que nous partageons notre couche avec un corps archi connu dont l'odeur nous est tellement familière que l'on a l'impression de se sentir soi-même. Plaidoyer pour l'erreur, il nous faut parfois un électrochoc pour nous rendre compte que non, l'herbe n'est pas plus verte ailleurs, et qu'il existe un sorte de fatalité à la routine, comme si nos choix, ceux qui nous protègent, nous transportent irrémédiablement vers l'effritement. La passion est une mise en danger.

On assiste à une prise de conscience progressive : la vraie vie n'est pas de se rencontrer dans un bar pour finir dans des draps inconnus qui, de toute façon, prendront le même chemin que ceux que l'on cherche à fuir.

Le personnage central du roman est très attachant, ce n'est pas un sale type coureur de jupons, c'est un homme tracassé qui cherche la remise en question et la petite bête. Poursuivi par la mort de son père, emporté par un cancer, il va chercher des réponses auprès de ses cendres mais le mort reste mutique, les réponses sont en lui, il faut juste qu'elles émergent. C'est la musique qui l'aide, à chaque CD ses pensées, surtout que la musique a rythmé de nombreuses périodes clé de sa vie amoureuse, notamment avec sa compagne.

Moins de 200 pages qui se laissent lire très facilement, chez Allary Éditions bien sûr !

https://www.allary-editions.fr/
(Émilia Sancti)

samedi 21 avril 2018

Daniel LANG « Incident sur la colline 192 : victimes de guerre »


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1966, en pleine guerre du Vietnam, cinq soldats américains sont chargés d'une mission de patrouille. Pour se donner de l'allant, contribuer à la bonhomie de l'expédition, il faut faire « boum-boum », entendez par là se trouver une nana à emmener pour pouvoir passer du bon temps. Bien entendu on ira l'enlever, on la maltraitera, on la violera, ça fera du bien à l'équipe. Sven ERIKSSON est le seul des cinq soldats à refuser ce traitement barbare, tiraillé par sa conscience face à son impuissance devant l'horreur de la situation.

Daniel LANG est journaliste au New Yorker et nous rapporte ce crime de guerre car l'ex soldat ERIKSSON choisit de lui livrer l'affaire et les raisons qui l'ont poussées à faire poursuivre ses ex-camarades de régiment.

Elle s'appelait Phan Thi Mao et était manifestement malade et affaiblie au moment de l'enlèvement. Après avoir été contrainte de porter le paquetage de l'un des soldats, elle fut installée dans une cahute et violée par les quatre hommes. Le lendemain, comme son état de santé ne s'arrangeait pas, les quatre soldats se résolurent à la tuer plus rapidement que prévu. S'ensuit une scène complètement absurde, sous les yeux de la jeune condamnée (qui avait entre 18 et 20 ans d'après les médecins), pour savoir qui va la tuer. Bousculée et attirée dans un buisson, elle fut poignardée à plusieurs reprises, reçut un tir à bout portant lui arrachant ainsi la moitié du crâne avant d'être abandonnée là où elle a été assassinée.

C'est un récit de guerre extrêmement classique, quand l'oppresseur soumet sexuellement les femmes du clan adverse et se justifie par les exactions commises par le camp d'en face. Les soldats sont certains d'être dans leur bon droit, accomplissant leur mission, comme l'État Major le leur avait commandé. Il y a incompréhension de leur part quant à la gravité de leurs actes. La hiérarchie a même tenté d'étouffer l'affaire, seule la pugnacité d'ERIKSSON a permis aux coupables d'être punis. Bien faibles châtiments au regard du crime commis quand on apprend que les peines ont été à chaque fois raccourcies et certains hommes, libérés.

Sous forme de témoignage, nous sommes face à un documentaire glacial mais qui ne laisse pas indifférent. Ce récit court de 128 pages a été publié en janvier 2018 par Allia et offre la rédemption à l'ex soldat ERIKSSON qui ne trouvait pas le repos d'avoir échoué à sauver la jeune Mao.

La scène qui s'est jouée au Vietnam s'est passée, se passe et se passera car la domination de ceux qui font la guerre passe par l'asservissement sexuel des femmes. Il y a la conquête des territoires et la soumission sexuelle, dyade infernale inhérente à tout conflit. Cela ne peut que résonner en nous, ces heures sombres, toujours d'actualité.


 (Emilia Sancti)

vendredi 20 avril 2018

Samuel BECKETT « Premier amour »


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Micro roman ? Longue nouvelle ? Peut-être en fait ni l'un ni l'autre. Mais peut-être seulement. BECKETT navigue souvent entre différents formats, différents styles. Ici un homme (le narrateur, un vagabond ?) dont le père vient de mourir se balade dans un cimetière, errant. Diverses idées lui parcourent l'esprit. Est-il soulagé voire heureux de la mort du père ?

Le narrateur est solitaire, il aime se retrouver avec lui-même, ou tout du moins avoir du temps pour se chercher lui-même. Il aime les cimetières car semble préférer les morts aux vivants. Mais sur un banc public il croise une prostituée, et à l'issue de quelques rencontres, elle l'invite chez elle, lui demande de s'y installer puis le dorlote sans ménagement. Un jour, elle lui apprend qu'elle est enceinte de lui. Incompréhension et déni du narrateur.

On n'entre pas dans BECKETT comme dans un confessionnal, l'écriture est à la fois exigeante et comme hors contrôle, effrayante de noirceur et déstabilisante de burlesque, de grotesque. Un personnage bien nulle part sur terre, qui cherche un espace de liberté, en vain. Trop de questionnements viennent tout bousculer, tout le temps, sans répit. Et c'est l'amour rencontré qui condamne cet être voué à une parfaite solitude. Monologue désenchanté aussi bien qu'absurde, un fil ténu qui ne nous permet jamais de savoir de quel côté l'histoire va tomber.

Tout déroute dans ce récit, notamment le fait que ce « Premier amour », s’il est emprunté à un titre de roman du russe TOURGUENIEV, est également la première œuvre écrite par BECKETT (Irlandais) en français, en 1946 (mais publié en 1970), et l'on remarque déjà la virtuosité pour la langue. BECKETT parvient presque à rendre sympathique un misanthrope de la moins tendre engeance. C'est un monde à part, kafkaïen en plus cubique, froid, imbougeable, inébranlable, le genre d'ambiance qui nous donne envie de nous taper la tête contre des murs en tôle ondulée tout en ricanant. Il y a du malsain dans cet absurde, 60 pages denses qu'on ne lit pas à toute allure. Ambiance unique d'une rare originalité, on s'arrête, on réfléchit, on y retourne. Apnée peut-être porteuse de séquelles irréversibles. BECKETT est encore aujourd'hui l'une des figures majeures des Éditions de Minuit bien qu'il soit décédé en 1989.


(Warren Bismuth)

mercredi 18 avril 2018

Cyril GELY «Diplomatie »


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Une courte pièce de théâtre pour un face-à-face en huis clos, rien que de l'alléchant. Le contexte historique est assez bouillant : en 1944 HITLER a demandé à son nouveau général commandant en chef du Grand Paris Dietrich Von CHOLTITZ de brûler Paris. Certes, l'épisode est assez connu et a été immortalisé par le film de René CLEMENT « Paris brûle-t-il ? » en 1966. Son originalité ici : l'auteur imagine un dialogue tendu entre CHOLTITZ et Raoul NORDLING, alors consul de Suède. Les deux hommes se sont effectivement vus à plusieurs reprises dans la réalité mais on n'a jamais bien su ce qu'il en était ressorti.

Cyril GELY imagine une entrevue au matin du 25 août 1944, le jour où le IIIe Reich va décider d'épargner Paris. Si la rencontre entre les deux hommes à l'hôtel Meurice de la rue de Rivoli à Paris est fictive, elle s'appuie néanmoins sur des faits réels. Selon CHOLTITZ  le Führer a perdu la raison. D'abord déterminé à accomplir sa tâche, CHOLTITZ commence à douter sous les évidences énoncées par NORDLING, va-t-il finir par chanceler ?

On connaît bien sûr la fin de la pièce puisque l'on sait que Paris n'a pas brûlé. On est néanmoins profondément séduits par ce huis clos froid, tranchant comme une lame. Les motivations supposées de CHOLTITZ vont être dévoilées, l'obstination de NORDLING pour lui faire entendre raison est très bien mise en scène. Le face-à-face peut basculer à tout moment, mais déjà les troupes françaises entrent dans Paris, il faut prendre rapidement une décision.

Cette pièce écrite en 2010 sera portée à l'écran en 2014 par Volker SCHLÖNDORFF, toujours avec André DUSSOLLIER et Niels ARESTRUP (qui sont déjà les acteurs de la pièce), elle est une hypothèse, mais elle est assurément plausible. Mieux : certains éléments sont directement issus des mémoires de CHOLTITZ, et les deux protagonistes se sont vus à plusieurs reprises ce mois d'août 1944, ceci est attesté. La pièce est assez courte et les débats fort enlevés bien que claquant comme un coup de fouet sur une couenne humide. Du théâtre tant politique qu'historique, sorti chez l'Avant-Scène Théâtre, ça se boit cul sec et sans regimber.


(Warren Bismuth)

William MARCH « Compagnie k »


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Compagnie k, roman de William MARCH, est sorti aux États-Unis en 1933. Il ne nous parviendra qu'en 2013 via la collection « Americana » chez Gallmeister.
Le format est étonnant : à travers les anecdotes des soldats de l'US Marines Cops, la compagnie k, nous découvrirons l'enfer du front, de décembre 1917 jusqu'à la fin de la guerre, puis nous aurons un aperçu de leur retour au pays.

Le roman de William MARCH est presqu'un documentaire, la frontière est ténue. 113 tranches de vie et de mort en 230 pages, cela donne un rythme singulier à la narration. Tour à tour les interlocuteurs se succèdent dans une ronde effrénée qui est celle de la course à la vie. La hiérarchie militaire nous importe peu, les récits des soldats, des capitaines, des adjudants et autres gradés sont identiques en tous points, signe, s'il en fallait un, que devant les grenades et les baïonnettes, nous sommes tous mortels.

La progression est chronologique : des premiers pas dans l'est de la France à la rigueur du front et des tranchées, les désertions, les rébellions individuelles devant les horreurs, (passage obligatoire de tout conflit armé) la faim, la nostalgie, l'hôpital, puis le retour. Si la troupe, la compagnie est une entité à elle toute seule, le lecteur découvre peu à peu la somme des individualités qui la compose.

Il n'y a pas de voyeurisme, pas de faux sentiments. De tous les témoignages, si je devais n'en retenir qu'un seul, cela serait celui du soldat Manuel Burt, p.218, dans la troisième partie du récit donc, le retour au pays. Ce soldat est hanté par la mort d'un homme, un allemand, qu'il a tué, en tombant sur lui par hasard alors que ce dernier mangeait sa ration de pain noir. Deux balles, et un coup de baïonnette du menton au cerveau, tant et si bien qu'il y laissa son arme, dans le crâne de l' « ennemi ». De retour au pays, le soldat cauchemarde sans arrêt, la guerre n'est pas derrière lui, elle est aussi en lui et devant lui, il ne la quittera jamais.

«  - Je t'ai vu en train de manger ton pain avant que tu ne me voies. Avant que tu tournes la tête, je t'ai souri, tu me rappelais tellement un gars de chez moi, il était tout le temps en train de rire et de raconter des blagues. Il s'appelait Arthur Cronin et on jouait tous les deux dans l'orchestre du lycée. Il essayait de se faire pousser la moustache, lui aussi, mais elle poussait pas bien et les filles le charriaient à cause de ça... Au début, j'ai eu envie de rire et de venir m'asseoir à côté de toi pour te raconter...
·         Pourquoi tu l'as pas fait ? Il a demandé.
·         Je sais pas, j'ai dit. » (p. 223)


(Emilia Sancti)

lundi 16 avril 2018

Jérôme COLIN « Le champ de bataille »


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Mars 2018 : Jérôme COLIN nous livre, chez Allary Éditions, son deuxième roman. La quatrième de couverture nous annonce un sujet assez classique car traité de nombreuses fois : l'adolescence, celle du fils aîné, en ce qui nous concerne, Paul, qui vient mettre un peu de chaos dans une famille où les rouages semblaient bien huilés, si l'on remonte 2 ans en arrière.

Ce roman est bien plus subtil que ce qu'il nous laisse présager à la lecture du résumé (j'ai la fâcheuse manie de choisir mes lectures en fonction de la quatrième et cela m'a joué plusieurs fois des tours, j'en parlais précédemment sur ma chronique du roman de Gabriel TALLENT). En effet, la crise d'adolescence ne sert que de révélateur, la famille ne part absolument pas en vrille, il s'agit plutôt d'un père qui ne sait plus comment réagir face aux attitudes – nouvelles – de son grand fiston, bien moins enclin, depuis quelque temps, à accueillir son père dans son antre (sa chambre) ou à lui claquer la bise en guise de démonstration affective. Et forcément, ce père titubant, du haut de son piédestal de patriarche, risque bien de faire dégringoler la tour familiale !

Ils sont quatre dans cette famille, ça fait très cliché « famille idéale », où les parents ont eu ce que l'on appelle « le choix du roi », un garçon puis une fille (Élise) qui semble, pour quelques pages encore, épargnée par ce monstre qu'est la crise de l'adolescence. La mère, pharmacienne, semble, dans un premier temps, assez détachée de ce qu'il se passe. On comprendra qu'il s'agit pour elle de la seule stratégie viable à mener lors de cette tempête hormonale qui semble épargner bien peu de familles. Le père, investi d'une mission quasi divine, tiraillé par ce que l'on doit dire et ce que l'on devrait dire, pris entre l'étau du père protecteur et du père en lutte pour son fils mais aussi pour l'ado qu'il a lui-même été (et qui semble avoir été lâché) perd pied en agissant consciemment à l'inverse de ce qu'il souhaite faire.
Il y a la psy et son chemisier blanc, qui fait presque partie de la famille si ce n'est que ses bons conseils sont payants (et parfois un peu à l'emporte-pièce).

On subit quand même pas mal l'attitude de Paul et on a aussi envie de lui en retourner une bonne (au placard notre bienveillance éducative ponctuée de communication non violente) et on souffre pour ce père de famille qui a l'impression de perdre son fils, sa femme, et à qui il ne reste que sa fille qui accepte encore d'être choyée. On rigole aussi pas mal, surtout avec l'évocation de la pièce centrale de la maison, les WC, sorte de cairn, où le patriarche aime à se réfugier lorsqu'il est perdu (voire à dormir, sisisi. Et pourquoi pas sur le canapé, me direz-vous ? Il faudra lire pour comprendre pourquoi).

On appréciera (ou pas) le lien qui est fait avec la douloureuse actualité de ces dernières années, les attentats, qui ont été exploités par l'auteur afin d'être des moments non seulement chargés d'un point de vue historique, mais aussi des moments clés pour la famille (l'attentat de Paris le 13 novembre 2015 puis l'attentat du métro bruxellois, le 22 mars 2016).

C'est un roman qui se lit vite, il m'a fait de l'oeil grâce à sa thématique qui soit passe, soit casse, et là, bien entendu, ça passe ! Il est bien écrit et très agréable à lire, on ne peut que se reconnaître dans chaque personnage de cette famille très comme les autres. Ces sujets, triviaux, à l'échelle de chaque individu sont vécus comme exceptionnels et pourtant quoi de plus banal que la routine d'un mariage vieux de 20 ans et la rébellion de nos chers boutonneux ? On ne s'en lasse décidément pas car tout n'est pas blanc ou noir. Il y a des gros mots et de l'insolence, tout pour plaire.

https://www.allary-editions.fr/
(Émilia Sancti)




Eric PLAMONDON « Taqawan »


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Dès le quatrième de couverture, on sait que ce livre ne sera pas de tout repos avec cette phrase « Ici, on a tous du sang indien et quand ce n’est pas dans les veines, c’est sur les mains », ce Taqawan risque d’être assez violent. Mais d’ailleurs qu’est-ce que « Taqawan » ? C’est le saumon qui revient dans ses eaux natales pour la première fois.

En 1981 éclatent des émeutes sanglantes au Québec dans la réserve indienne de Restigouche après que les flics ont subtilisé les filets de pêche des autochtones Mig’Maq (tribu amérindienne) pour imposer un quota de pêche à leur population. C’est là qu’une jeune adolescente, Océane disparaît. Horrifié par ce qu’il est en train de vivre, l’agent de conservation de la faune Yves Leclerc démissionne afin de prêter main forte aux amérindiens. Il retrouve Océane et la prend sous son aile, elle a été violée à plusieurs reprises.

Le gouvernement provincial québécois semble jouer sur deux tableaux : décidé à contrer le gouvernement fédéral canadien mais usant de pressions envers les indiens, pourtant habitants (et ancêtres !) de la région. Le territoire québécois est alors sous tutelle du gouvernement canadien.

Ce livre est la fois le parcours de citoyens plus ou moins bien traités, mais aussi un essai historique sur la colonisation des blancs contre les autochtones, leurs intimidations pour « civiliser » les anciens peuples implantés sur les terres, leur faire découvrir la loi du marché, le capitalisme. L’apothéose survient donc lorsque les autorités imposent aux amérindiens de vendre désormais le fruit de leur pêche, en particulier le saumon (personnage primordial du roman). Comme ils ont jadis exterminé en masse les bisons pour laisser les mêmes indiens crever de faim, les blancs « civilisés » s’attaquent désormais au génocide du saumon, nourriture pourtant essentielle des autochtones.

Yves va croiser le chemin de Caroline, institutrice française échouée au Québec. D’autres personnages touchants vont émailler ce roman qui d’ailleurs n’en est pas tout à fait un. En effet, derrière la trame fictionnelle pointe allègrement un essai historique où l’auteur revient par exemple jusqu’en 1497, date à laquelle CABOT a ramené les premiers amérindiens en Europe.

Tous les chapitres sont très courts et percutants, vifs. Certains ne s’intéressent qu’au saumon et nous apprennent avec passion et affection son mode d’existence, d’autres se focalisent sur les rites autochtones, d’autres encore sont plus politiques : « Il a fallu attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour que le Canada revoie les lois interdisant aux autochtones de pratiquer des cérémonies comme le potlatch, la danse du soleil ou les pow-wow. Jusqu’en 1960, ceux qui voulaient voter aux élections fédérales devaient renoncer à leur statut d’indien. Ici au Québec, ils n’ont eu le droit de vote qu’en 1969 ».

Attention, certains chapitres ayant trait à la capture d’animaux par d’ingénieux pièges peuvent s’avérer assez traumatisants. Dans ce court roman nous avons là une mixture fort digeste d’un sujet méconnu en France : comment le Québec a traité les amérindiens au cœur de ses réserves tout en se liguant contre le gouvernement fédéral. Et là nous ne parlons pas du XVe siècle mais bien de la seconde moitié du XXe, c’est-à-dire hier matin. Inutile de dire que l’on apprend des tas de choses en seulement 200 pages. Et si ce roman peut être également classé dans la catégorie « polar », ce n’est pourtant pas l’étiquette qui saute immédiatement aux yeux. Le tout vient de sortir en cette année 2018 chez le superbe Quidam Editeur.

(Warren Bismuth)

jeudi 12 avril 2018

Sacha FILIPENKO « Croix rouges »


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Sacha, jeune homme dont le couple vient d’exploser (on saura pourquoi vers la fin du roman) déménage dans un immeuble moscovite sur le même palier qu’une vieille femme de 91 ans, Tatiana Alexeïevna, atteinte de la maladie d’Alzheimer. Rapidement lors de leur première conversation, Tatiana fait part à Sacha qu’elle a vécu l’horreur durant la deuxième mondiale. Tout d’abord distant, Sacha finit par être happé par les souvenirs de la vieille dame.


En effet, STALINE n’était pas un si grand ennemi du nazisme qu’on pouvait (ou voulait) le croire, le pacte de non-agression signé entre STALINE et RIBBENTROP fut utile pour des pourparlers et alliances ainsi que pour une certaine protection implicite proposée à HITLER de la part du pouvoir soviétique, ceci avant l’avancée des troupes allemandes du côté de Stalingrad. Puis il y eut les quelques 3 000 prisonniers russes en Roumanie, dont le mari de Tatiana, elle-même salariée du NKID (ministère russe des affaires étrangères). C’est là qu’elle devra recopier la liste des 3 000 noms de prisonniers, elle décidera de ne pas inscrire le nom de son mari.

Au fil du récit, Tatiana égrène ses souvenirs, fait part du sort réservé aux prisonniers russes par le gouvernement Stalinien (des moments terribles mais dédramatisés par la plume de l’auteur). Elle est parallèlement très curieuse de connaître le parcours du jeune Sacha, lui-même extrêmement hostile au départ car, effectivement sa vie à lui n’a pas non plus été de tout repos. Que Sacha soit arbitre de football n’est pas d’un grand poids dans le roman, que Tatiana soit Alzheimer en a beaucoup plus, car une course contre la montre et pour la mémoire collective s’enclenche. Tatiana a vécu des drames indicibles, et si elle est encore vivante à 91 ans, c’est qu’elle avait un but dans la vie : découvrir une certaine vérité.

Le mépris des autorités soviétiques pour les prisonniers russes est révoltant et laisse béat. Le roman est parsemé de croix (d’où son titre), dont le rôle du Comité International de la Croix Rouge durant le conflit. « Croix rouges » est un excellent roman russe contemporain, mais comme beaucoup de romans de là-bas, il fait la part belle aux tragédies historico-politiques (un peuple qui a été servi plus souvent qu’à son tour), il est à la fois roman et récit historique. La trame est bien sûr cet héritage historique, garder ou partager, oublier ou déterrer le passé au risque de ne pas se relever. Sacha FILIPNEKO est un jeune auteur biélorusse (34 ans) mais dont c’est déjà pourtant le quatrième livre, un livre plein de talent, qui ne sombre jamais dans le pathos ou la publicité pour mouchoirs jetables. C’est sobre, bien construit, très maîtrisé, et si l’on peut deviner d’entrée quelle sera la conclusion du roman, FILIPENKO s’y prend comme un vieux routier de l’écriture pour nous y amener patiemment et intelligemment.

Le roman est assez court mais répond à certaines questions historiques d’envergure. Foncez du côté des Éditions des Syrtes, ça vient de sortir !

(Warren Bismuth)

mercredi 11 avril 2018

Jean ÉCHENOZ « 14 »


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Je continue dans ma lancée des romans de guerre. Cette fois-ci, c'est la première Guerre Mondiale et l'auteur qui s'y frotte, c'est Jean ECHENOZ, avec « 14 », sorti en 2012 aux fabuleuses Éditions de Minuit.

J'avoue sans honte aucune qu'il s'agit de mon premier ECHENOZ et je pense, malgré la critique qui va suivre, que je n'explorerai pas davantage son univers (cela tient principalement au fait que je n'accroche pas nécessairement aux thématiques qu'il choisit de développer).

« 14 » nous entraîne donc sans surprise, en une petite centaine de page, au cœur des tranchées, à travers plusieurs personnages. Tout d'abord ceux qui partent au front, les jeunes hommes qui pensaient qu'en 15 jours, tout serait terminé, Anthime, Charles et les autres, les copains du village, toujours prêts à taper le carton même dans le wagon qui les emporte dans les Ardennes (charmante région, surtout quand il pleut). Vient en parallèle Blanche, que l'on devine acoquinée de Charles mais qui entretient manifestement un sentiment un peu ambivalent pour Anthime (dont on apprend qu'ils sont frères, mais relativement tardivement dans le récit).

La question est celle qui est posée par la quatrième de couverture : qui ? Quand ? Comment ? (oui je sais, ça fait 3).

Le roman est court, le rythme est nécessairement rapide, et ECHENOZ choisit à dessein de pas parler de la guerre dans les tranchées, ce que je trouve particulièrement intelligent tant les récits de ces horreurs ont été écrits, maintes et maintes fois : p. 79 « Tout cela ayant été écrit mille fois, peut-être n'est-il pas la peine de s'attarder encore sur cet opéra sordide et puant ».

ECHENOZ nous livre plutôt la naïveté d'enfants mobilisés pour aller faire la guerre, ce qui reste très abstrait pour celui qui gravissait les collines douces de Vendée, afin d'aller lire dans l'herbe haute, qui reviennent (mais pas tous, il y a quand même de grosses pertes dans les tranchées) mais complètement modifiés (au sens propre et figuré). Là aussi ECHENOZ ne s'attarde pas sur les mutilations, il s'intéresse à mon sens davantage à la transformation, au passage d'un état à un autre. Des enfants qui deviennent adultes, diminués.

Pour finir, c'est la vie qui gagne, le quotidien, pour échapper à l'ennui qui vous gagne lorsque l'on retourne au pays mais que l'on est changé à vie.

Je n'ai rien à dire sur ECHENOZ, il est évident que c'est un virtuose de la langue française, qui manie une plume légère et pourtant recherchée. « 14 » se lit très vite, surtout grâce aux Éditions de Minuit qui publie des ouvrages toujours agréables à lire grâce à une présentation aérée et à une police de caractère très confortable.

Une agréable première fois.


(Emilia Sancti)

Sébastien SPITZER « Ces rêves qu’on piétine »


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En août 2017 sort le premier roman de Sébastien SPITZER aux éditions de l'Observatoire. Le thème qu'il choisit de traiter est ambitieux car nombre de romans, de documentaires, de témoignages ont vu le jour et continueront à voir le jour, il faut donc trouver un angle d'attaque qui soit original. Je parle ici de la Seconde Guerre Mondiale. L'auteur choisit de nous parler de Magda GOEBBELS, femme puissante du IIIe Reich, épouse du tristement célèbre Joseph GOEBBELS, en charge du ministère du Reich à l'éducation du peuple et à la propagande. Cette femme est un personnage très controversé dans la mesure où elle accomplit le tabou ultime, mettre fin à la vie de ses enfants, après les avoir utilisés comme outils de propagande à la faveur du national socialisme.

C'est précisément cet acte de barbarie qui fascine, interroge, et horrifie le grand public. C'est cet acte que des historiens ont essayé d'expliquer au regard de sa vie, et plutôt de ses choix de vie.

Sébastien SPITZER choisit de parler d'un moment clé de cette femme, la toute fin de sa vie, ce moment où elle s'enferme dans son bunker berlinois avec son mari, ses enfants, et le couple Adolf HITLER/ Eva BRAUN, la chienne Blondi, son chiot et les derniers soldats, garde rapprochée du Führer. On y croise aussi STUMPFEGGER, le médecin particulier d’HITLER qui délivre les doses létales de poison à Magda pour ses enfants (et qui fut en charge de donner les siennes à HITLER et sa femme).

En parallèle de ces quelques derniers jours de Magda et de sa clique, on peut suivre plusieurs personnages : Judah, Fela, Ava, qui fuient les dernières exactions, en détenant des lettres essentielles à la compréhension du récit dans son unité, et Richard FRIEDLÄNDER, le père « adoptif » de Magda GOEBBELS, père qu'elle renie de toute son âme car juif, qui fut raflé.

Le récit s'appuie sur de nombreux faits réels (la grange, la photographe américaine, bien sûr les derniers jours des dirigeants du Reich), néanmoins SPITZER a choisi de rajouter l'histoire des lettres de FRIEDLÄNDER à Magda, sa fille, qui lui raconte ce qu'il subit, qui l'appelle à l'aide (en vain) et qui finit par la détester. Ces lettres sont trouvées au camp où il a été déporté puis tué et furent continuées par les détenus, passées de mains en mains à chaque assassinat pour que la mémoire collective puisse continuer à s'écrire à travers les portraits individuels des condamnés. Les derniers à y apposer quelque chose furent Judah et Fela. Fela qui nous permet de découvrir une grande dame des camps, une sage-femme qui sauvait les nourrissons et leur jeune mère, Stanislava LESZCYNSKA, à Auschwitz.

C'est ce parti pris là, en choisissant d'apporter cet élément romancé et fictif à un ensemble de faits réels quoique romancés qui valurent à SPITZER les plus virulentes critiques. Je ne serai pas aussi vindicative, ce choix est très cohérent et c'est ce qui donne une unité indéniable au roman. De plus, comme il le dit lui-même dans la postface, les éléments relatés dans ses fausses lettres sont parfaitement vrais, ils sont inspirés de la vie des juifs avant les rafles, puis de leur quotidien dans les camps (le travail forcé, les maladies, les sélections). Ceci ne gêne en rien la lecture.

C'est, à mon sens, un bon roman, la langue est vraiment soignée, le vocabulaire surtout est précis, demandant parfois même de solliciter le dictionnaire (je confesse ne pas connaître le sens de tous les mots de la langue française, HONTE SUR MOI), ce qui est appréciable (j'ai honnêtement acquis 2 ou 3 nouveaux termes, je viens de retrouver emblave – je vous laisse le soin d'ouvrir vos dictionnaires – au fond de mon esprit, que je ne connaissais pas).

Ce qui m'empêche d'être totalement objective, c'est que des romans divers et variés sur tout thème de la seconde guerre Mondiale, j'en ai lu des caisses, et des caisses, et des caisses. Alors je n'ai rien appris de particulier (mis à part quelques mots de vocabulaire), et si le récit est plaisant (à prendre dans le sens de bien écrit) et se lit vite, je n'ai pas le sentiment d'avoir découvert la perle de l'année. Il a néanmoins le mérite de ne pas massacrer cette période de l'histoire en la livrant avec assez de pudeur et de respect pour les enfants, les femmes et les hommes qui se sont éteints tout au long de ces années brunes.

« Ces rêves qu'on piétine », c'est autant la désillusion d'une femme qui fut assoiffée de pouvoir que la désillusion de ceux qui y sont resté, que la désillusion de ceux qui sont revenus. J'apprécie beaucoup le titre qui a été choisi tant il se comprend de manière diverse après lecture.

Si les témoignages de rescapés de camps vous intéressent, je ne peux que vous conseiller les 3 ouvrages aux Éditions de Minuit de Charlotte DELBO sur l'avant, pendant et après les camps, riches d'enseignements et d'humilité.

https://editions-observatoire.com/

(Emilia Sancti)

samedi 7 avril 2018

Vincent ALMENDROS « Faire mouche »


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Le narrateur Laurent Lalèvre est fiancé à Constance qui est enceinte. Mais c'est avec Claire qu'il rend visite à sa famille qu'il n'a plus vu depuis un certain temps (voire un temps certain). Il y a longtemps qu'il a quitté la région, il revient en quelque sorte sur les propres pas de son enfance. Il se rend tout d'abord chez son oncle Roland qui lui-même vit avec la mère de Laurent, veufs l'un et l'autre, ils s'entraident dans leur quotidien.

Le père de Laurent est donc mort (empoisonnement ? C'était le frère de Roland). Mais c'est bien avant que Laurent était parti vivre chez ses grands-parents, en fait depuis que sa mère lui avait donné de l'eau de javel à boire. Laurent va voir cette petite famille (avec Claire donc, et non Constance) pour le mariage de sa cousine Lucie (fille de Roland) avec Pierre, un garagiste un brin beauf. C'est seul qu'il va chez les futurs mariés, Constance, enfin Claire, ne se sentant pas bien, dit-il, elle aurait même vomi. Et puis il y a Luc, le frère de Constance, la vraie, qui s'inquiète, il n'a plus de nouvelles, il appelle Laurent qui n'en a pas non plus. Quant à Lucie, la cousine, la presque épouse, elle intrigue.

Dite comme ça, la trame peut paraître bordélique, pourtant le tout est clair comme de l’eau de roche. Voilà un bon bouquin fort agréable à lire. Roman court, très court même, intimiste, l'écriture est d'une précision chirurgicale, très maîtrisée, met très bien en valeur le texte épuré. Chaque petit geste est scrupuleusement observé, analysé. Et l'auteur fait bien monter la sauce pour que l'on s'impatiente d'une réaction d'un protagoniste après une parole ou un non-dit. Les personnages, même si on les voit peu, ne sont pas caricaturaux ni bâclés, la recette prend sans problème.

Si vous calculez bien votre coup et que vous débranchez le téléphone, vous devriez pouvoir parcourir le roman en une soirée, et encore vous devriez pouvoir vous coucher tôt.

C'est sorti en cette année 2018 aux Éditions de Minuit, et ça vaut le voyage dans ce bled un peu paumé où les affaires de famille sont bien encombrantes.


(Warren Bismuth)

jeudi 5 avril 2018

Milena BOGAVAC & Jeton NEZIRAJ « Patriotic hypermarket »


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Une pièce de théâtre militant originale et dévastatrice. Vingt-sept témoignages bruts comme vingt-sept prises de vues. Voilà pour le format. Le contexte : le conflit du Kosovo (ex région autonome de la Serbie, elle-même ex partie de la Yougoslavie, le Kosovo ayant obtenu son indépendance en 2008). Vingt-sept témoignages de souvenirs à partir de 1989 de victimes ou responsables de cette guerre. D’un côté les albanais (souvent pauvres) qui peuplent en grande partie le Kosovo, de l’autre les Serbes, minoritaires, les uns détestant les autres. Le Kosovo alors occupé par l’armée de Slobodan MILOSEVIC est une poudrière. L’OTAN s’en mêle en le bombardant en 1999.

Les témoins vont se succéder pour raconter avec leurs mots, leurs larmes, mais aussi leurs sourires. Les voix sont diverses, aussi bien albanaises que serbes. On obtient une sorte de patchwork, vingt sept instantanés (comme le dit judicieusement le quatrième de couverture) tour à tour violents, désabusés, pleins d’espoir, des témoins sourient, il sont en vie. Certains récits sont poétiques ou allégoriques. Quelques dialogues viennent accentuer le sentiment de malaise, débat parfois stérile ou méprisant.

Ce « Patriotic hypermaket » est celui où l’on trouve de tout, souvent pour son grand malheur avec un Kosovo dénigré ou frappé, une autonomie contestée, et bien sûr la guerre en Yougoslavie qui échauffe les esprits. Le dernier instantané évoque l’avenir, un avenir sombre, sans échappatoire, une paix illusoire entre deux peuples qui se sont tellement haïs, tellement fait la guerre. Cette guerre ne revêt d’ailleurs pas que les habits des armes, des bombes, mais peut être « simplement » celle du quotidien, deux voisins qui se chicanent, grognent, se sentent le cul avant de se mordre.

Le Kosovo semblait l’enfant bâtard de la Fédération de Yougoslavie, mais même quand cette dernière éclate et tombe, il reste errant, livré à lui-même dans une situation de survie alarmante. Bref, cette pièce donne la parole à tous les acteurs, ce qu’ils ont vu, fait ou ne pas fait, leur quotidien (l’enfer incarné), la peur du lendemain. Quel lendemain d’ailleurs ? Juste quelques pages, souvent bouleversantes, et hop ! on passe le micro pour rendre compte de l’horreur, comme s’il n’était pas besoin d’en tartiner de longs chapitres pour expliquer, et puis les mots manquent, les témoins sont encore sous le choc, une vie de famille dynamitée, un avenir bouché, une paix impensable.

La préface de Bernard DREANO est une véritable mine d’informations. Encore une fois, en quelques pages seulement, la situation du Kosovo est exposée, sans trémolos ni langue de bois.

Pour offrir une vision plus juste au lectorat, définir au mieux cet enlisement, quoi de plus pertinent que de réunir une auteure serbe et un auteur kosovar ? C’est pourtant le cas ici pour une approche au cœur du conflit.

Ce sont (bien sûr ! serais-je tenté d’ajouter) les Editions L’ESPACE D’UN INSTANT qui nous font partager ce moment de mémoire collective sur une Histoire trop peu connue par nos contrées, un électrochoc en papier sorti en 2016.


(Warren Bismuth)


Kurt VONNEGUT Jr « Abattoir 5 ou la croisade des enfants »


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Je ne suis pas précisément en veine en ce début de printemps car voici encore un missile qui va être très compliqué à chroniquer. VONNEGUT a vécu en direct le bombardement de Dresde en 1945 et souhaite nous en causer par le biais d’un bouquin qu’il est en train d’écrire. Le même que celui qu’on est en train de lire. Il a du mal à rassembler ses souvenirs, et après quelques pages comme brouillonnées décide de nous conter la vie de Billy Pèlerin (Billy Pilgrim dans certaines traductions). Et là ça part dans tous les sens, accrochez vos ceintures.


Billy a assisté au bombardement de Dresde en 1945 (ça doit déjà vous rappeler quelque chose), il tente de faire partager ses souvenirs (il n’est pas le narrateur) alors qu’il est quasi quinquagénaire et que l’action se situe à la fin des années 60 (cela aura son importance) et qu’il officie dans l’optique. Nous allons le suivre dans les années 40 en pleine guerre mondiale, au front, puis revenir au présent, en cette fin de décennie numérotée 60. Puis Billy dérape et raconte son kidnapping par les extra-terrestres. Œuvre de science-fiction ? Je serais de répondre par la négative, pourtant il est référencé parmi les meilleures livres de la catégorie et considéré comme un classique du genre. Billy est définitivement traumatisé par ce qu’il a vu pendant la guerre, en particulier à Dresde, et il s’invente un sas de décompression par la création imaginaire d’un monde parallèle, la planète Trafalmadore, où les gens sont accueillants et chaleureux.

Nous avons là trois espaces temps pour un même roman, faut quand même bien se tenir au pinceau pour y retrouver ses repères. Sorti initialement en 1969, sa lecture est une triple ambivalence. Il y a d’une part le jeune soldat perdu de l’armée Etats-unienne en Allemagne, qui égrène ses souvenirs avec flou, par ailleurs pas toujours en rapport avec l’action, comme pour ne pas avoir à affronter l’indicible. D’autre part on voit évoluer l’opticien des années 60, meurtri et déjà épuisé par la vie. Mais il y a le « petit garçon » sur Trafalmadore, heureux et béat, friand d’anecdotes burlesques ou loufoques.

Roman inclassable, il reste très lisible grâce à l’écriture et l’univers si particulier de l’écrivain, tout en cynisme, en drôleries (m’est avis que Jim HARRISON s’est inspiré de sa patte), les situations absurdes sont pléthore. Les références à la science fiction et à ses auteurs sont nombreuses, le style étant évoqué comme une fuite de la réalité trop difficile à supporter. Si son écriture dans les années 60 me paraît importante à préciser, c’est que cet « Abattoir 5 » fleure bon le psychédélisme d’alors : visions déformées, anecdotes ressemblant à des hallucinations, mais aussi antimilitarisme virulent, anticléricalisme de fin de volume, rejet des institutions, et bien sûr désenchantement, désillusion pour un monde qui ne paraît pas à la hauteur.

« Abattoir 5 » sait aussi se faire historique avec cette précision : il y a eu presque deux fois plus de morts lors du bombardement de Dresde que sur Hiroshima la même année. Ce bombardement, même si VONNEGUT a du mal à trouver un fil directeur pour le narrer, il en est pourtant beaucoup question vu par les yeux de Billy (qui vous l’aurez compris est le double de VONNEGUT). Le négativisme, voire la misanthropie hautement cynique d’une partie de la narration se complète avec cette joie d’être entouré de Trafalmodoriens. Un bouquin d’une rare originalité où certain.e.s pourront se sentir décontenancé.e.s voire exclu.e.s. Sans doute qu’avec des produits hallucinogènes sa lecture en devient parfaite et que l’on parvient à ouvrir certaines portes qui semblent verrouillées. Il est à la fois historique et hors du temps, rationnel et totalement surréaliste, morbide et drôle. C’est un tout qui laisse pantois. Arrêtez-vous une seconde sur le titre « Abattoir 5 ou la croisade des enfants », l’ambivalence est déjà là. Pour finir, que l’on apprécie ou non les incessantes jongleries dans le temps et l’espace, il est indéniable que l’écriture de VONNEGUT est de haute voltige et qu’elle tient le récit d’une main de fer.

(Warren Bismuth)

mercredi 4 avril 2018

Jean TEULÉ « Entrez dans la danse »


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Il fallait que cela arrive, chroniquer un livre qui m'a profondément déçue.

Jean TEULÉ revient sur nos étals littéraires en ce début d'année, avec une nouvelle adaptation d'un fait divers méconnu. Le format est comme celui du précédent « Mangez-le si vous voulez », qui m'avait scotchée par sa violence, amplifiée par une narration minimaliste et la faible épaisseur du bouquin. Du concentré d'horreur. J'espérais secrètement la même chose avec cette nouvelle sortie.

Le récit se tient à Strasbourg, en 1519 et relate une curieuse épidémie de danse, qui atteindra une grande partie de la population (1600, voire 2000), menant ainsi les protagonistes à une mort certaine, d'épuisement.

Déjà lassée par ses récits romancés narrant la vie de certains personnages historiques (citons « Verlaine », « Le Montespan », etc.), voilà un bouquin de plus qui m'est littéralement tombé des mains. La forme narrative choisie plombe le livre, ce qui était assez remarquable dans « Mangez-le si vous voulez » est complètement noyé dans l'interprétation de l'auteur quant aux faits. La langue est lourde (voire carrément pâteuse), faite de circonvolutions inutiles qui à la fois perd et ennuie. Il y a une sorte de course à l'ignoble, les parents infanticides qui bouffent leur bébé, le caca des pestiférés/lépreux. Ça fatigue, surtout les anachronismes et le langage bien trop fleuri pour être crédible. On dira sans doute que je manque de fantaisie et que cela rend son récit fort truculent. Je ne suis pas convaincue par ce choix littéraire qui m'a personnellement perdue.

« Entrez dans la danse » nous permet de suivre différents personnages, Enneline, la première « contaminée » et son mari graveur, le maire de Strasbourg, l'Allmeister, qui assiste au carnage et qui doit essayer de trouver des solutions pour endiguer ce fléau que personne ne comprend, pas même l'Église. La toile de fond c'est la grande misère de cette population, en pleine sécheresse et donc touchée de plein fouet par la famine, l'absence d'hygiène qui entraîne des maladies diverses et variées mais toujours aussi virulentes.

J'ai néanmoins aimé me projeter dans la ville que j'ai quittée il y a peu, et si je critique de manière assez virulente le style, on ne peut nier la recherche de TEULÉ pour écrire ce roman, qui reste très bien documenté comme à son habitude.

Un livre qui disparaîtra de mon esprit dès que j'aurai fini d'écrire ces lignes.

Hopla !
 (Emilia Sancti)